1Lorsque, le 26 mars 1784, le bailli de Suffren jeta l’ancre à Toulon au retour de sa campagne des Indes, les Provençaux firent un accueil triomphal au plus illustre de leurs compatriotes. Il fut ensuite reçu par le roi à Versailles et ovationné à l’Opéra de Paris ; les Pays-Bas, de leur côté, le remercièrent d’avoir défendu le cap de Bonne-Espérance contre les Anglais en lui offrant une épée en or et diamants, son buste par Houdon et une dotation perpétuelle d’excellent vin de Constance, dont les mauvaises langues affirment qu’elle ne fut pas étrangère à l’apoplexie qui l’emporta en 1788. Mais Suffren se survécut, comme l’attestent les huit bâtiments de combat ayant porté son nom de 1791 à nos jours : c’est assez dire que les dirigeants successifs ont voulu en faire un exemple. Jusqu’à la création de l’École navale en 1830, l’un des enjeux de cette exemplarité a été le processus de recrutement et de formation des officiers de marine. Décrire ce qu’était ledit processus sous l’Ancien Régime est un préalable nécessaire à notre démonstration. Nous verrons ensuite en quoi la trajectoire de Suffren servit les desseins réformateurs de la monarchie, puis examinerons les usages de l’icône suffrénienne de la Révolution à 1830.

Les officiers de marine au xviii^e siècle

Genèse du Grand Corps

2Quand Richelieu puis Colbert entreprirent de créer une marine d’État, ils se heurtèrent à cette difficulté que la noblesse française n’avait pas de traditions maritimes ; il leur fallut donc recruter des officiers parmi les pêcheurs, marchands et flibustiers. Mais, dans le même temps, ces ministres encouragèrent l’aristocratie à se maritimiser. Par la force des choses, les premières générations de nobles qui répondirent à l’appel se trouvèrent dépendantes des compétences pratiques de gens qui leur étaient socialement inférieurs. L’insistance mise par l’État sur la formation théorique – cartographie, hydrographie, artillerie, architecture navale, etc. – fut une manière de rétablir l’équilibre, puis de le renverser en faveur des gentilshommes : « Le capitaine doit entendre la sphère et la carte de navigation afin qu’un pilote ne puisse lui en faire accroire », écrivait en 1643 le jésuite et hydrographe Fournier1. En marine donc, le savoir livresque n’entra pas en concurrence avec la naissance, mais au contraire la conforta, du moins dans un premier temps.

3Le mouvement se cristallisa en 1683, lorsque la monarchie structura sa propre pépinière d’officiers en sus de celle que constituaient déjà les métiers de la mer. Ces gardes de la marine (ou gardes-marine) furent choisis par le roi à partir de listes établies par les intendants de province et le gouverneur de Bretagne, qui ne devaient proposer « que des gentilshommes reconnus pour tels sans contestation2 ». Les gardes-marine étaient répartis en trois compagnies sises à Brest, Rochefort et Toulon, ports de guerre par excellence, donc ports aristocratiques. Ils y suivaient un enseignement scientifique principalement confié aux jésuites, comme dans l’armée de terre, et devant être complété par des périodes d’embarquement sur des frégates ad hoc. D’emblée cependant, des difficultés budgétaires vinrent limiter ce volet pratique de la formation.

4Fermeture sociale et manque d’expérience à la mer, telles furent dès lors les caractéristiques du Grand Corps. Que les plus fameux capitaines de Louis XIV soient issus de la pêche, comme Jean Bart, de la course, comme Duquesne et Duguay-Trouin (tous trois nés roturiers), ou de l’ordre de Malte, comme le maréchal de Tourville, n’empêcha pas le pouvoir de marginaliser ces filières au bénéfice des gardes-marine. À partir de Seignelay, la carrière d’officier de vaisseau devint une véritable planche de salut pour toute une petite noblesse impécunieuse : contrairement à l’armée de terre en effet, la marine ignorait la vénalité des charges.

5La situation empira après la mort de Louis XIV. L’anglophilie du Régent, l’aspiration générale à la paix et le poids de la dette publique entraînèrent une spectaculaire décrue navale : d’une centaine de vaisseaux en 1700, la flotte tomba à trente en 17243. Comme par ailleurs le Grand Règne avait laissé pléthore de gardes-marine, leurs perspectives d’avancement devinrent de plus en plus incertaines : au lieu des deux ou trois ans d’études envisagés par Colbert, les impétrants durent en moyenne passer dix ans à quai avant d’être nommés enseignes de vaisseau. Nulle surprise dans ces conditions que les vocations aient chuté : alors que neuf cent quatre-vingt-quinze gardes-marine avaient participé à la bataille de La Hougue en 1692, ils n’étaient plus que cent quatre-vingt-seize en 17434. Nulle surprise encore qu’on ait pu douter de leur valeur.

De mauvais marins ?

6Selon Michel Vergé-Franceschi, l’incompétence de nombreux officiers a grandement contribué aux revers essuyés par la marine française au milieu du xviii^e siècle. De cette incompétence, les exemples ne manquent certes pas. En 1758, au cours d’une messe célébrée sur un vaisseau de monsieur de La Clue-Sabran, la salve d’artillerie saluant l’élévation de l’hostie ne fut pas tirée à blanc, mais à pleine charge, d’où plusieurs tués sur le vaisseau voisin. L’année suivante, ce même La Clue-Sabran fut battu à Lagos par seize vaisseaux anglais pour n’avoir eu avec lui que sept de ses douze vaisseaux, les cinq autres l’ayant quitté avant le combat faute d’instructions précises ou par suite d’une incompréhension de ses signaux. Toujours en 1759, le maréchal de Conflans perdit sept de ses vingt et un vaisseaux aux Cardinaux : deux d’entre eux ne le furent pas du fait de l’ennemi, mais parce que, ayant ouvert les sabords de leur batterie basse en pleine tempête, ils embarquèrent tellement d’eau qu’ils chavirèrent d’un coup.

7Au plan tactique d’autre part, Mahan a dénoncé le parti-pris défensif d’officiers français surtout préoccupés de « sauver leurs navires5 », donc enclins à refuser le combat ou à se battre de trop loin pour qu’il fût conclusif. Les Anglais attribuaient cette timidité au recrutement de leurs adversaires, « cadets de famille » pour qui la marine n’était pas une vocation mais une situation, et qui craignaient « la fumée et la poudre6 ». Tout autre était le système anglais qui, dit Mahan, n’hésitait pas à promouvoir des hommes issus des « rangs les plus obscurs du peuple7 », pourvu qu’ils fussent bons marins et eussent l’esprit offensif.

8Le Grand Corps était également miné par de multiples actes d’insubordination liés aux querelles de préséance. C’était un mal endémique dans la noblesse, mais en l’occurrence avivé par l’aigreur que suscitaient des années d’attente à terre. Une sourde tension opposait notamment les rejetons de l’aristocratie maritime aux gardes-marine ayant pour pères des officiers de l’armée de terre ou des robins. Les chevaliers de l’ordre de Malte passés par les gardes-marine n’étaient guère mieux vus, car leur double cursus apparaissait comme une concurrence déloyale : alors que l’avancement de leurs camarades stagnait quand la France était en paix, les Maltais guerroyaient en tout temps contre les Barbaresques, accumulant ainsi expérience et promotions. Beaucoup d’entre eux étaient originaires de Provence, vu les liens historiques et géographiques entre ce pays et l’ordre8. À cet égard, la rivalité entre Maltais et non-Maltais recoupait largement l’opposition entre marine du Levant et marine du Ponant, laquelle tenait à la fois aux différences nautiques de leurs théâtres d’opération et aux différences ethniques de leurs équipages.

9En revanche (mais le service y perdait autant), les officiers du Grand Corps savaient faire bloc contre les supérieurs étrangers à leur coterie que leur donnait à l’occasion Versailles. Louis de La Rochefoucauld, duc d’Anville, en fit l’amère expérience en 1746, lorsqu’il se vit confier le commandement d’une escadre chargée de prendre Annapolis. Ce lieutenant-général des galères n’avait pas l’expérience des vaisseaux, dont la manœuvre était bien plus complexe. Ses capitaines se gardèrent bien de la lui apprendre. Ils le laissèrent accumuler tant d’erreurs de navigation que l’escadre, encalminée pendant trois semaines, fut décimée par le scorbut, puis disloquée lors d’une tempête avant de voir la plupart de ses unités capturées par les Anglais. A fortiori, le Grand Corps, auquel étaient réservés les uniformes à parements rouges, méprisait-il les officiers bleus, auxiliaires généralement issus de la marine marchande et commissionnés le temps d’une campagne, bien que nombre de ces derniers fussent nobles.

10M. Vergé-Franceschi concède cependant qu’il serait caricatural d’imputer les défaites de la période aux seules carences du Grand Corps9. Pour Jean Meyer, ces défaites s’expliquent avant tout par les contraintes naturelles pesant sur la France. Le manque de marins, tout d’abord : pays essentiellement agricole, elle n’en avait qu’environ soixante mille contre plus de cent mille en Angleterre10. Le coût des forces terrestres ensuite, nécessairement prioritaires pour la France et ne laissant guère à la marine que le quart du budget de défense total11 ; puissance insulaire, l’Angleterre n’avait pas à supporter un tel fardeau. Mahan a lui aussi souligné ce poids des données géopolitiques12. Concrètement, elles se sont traduites au xviii^e siècle par une constante supériorité numérique de la Royal Navy : cent vingt vaisseaux contre quarante-cinq français au début de la guerre de Succession d’Autriche, cent quarante-deux contre soixante-trois au début de la guerre de Sept Ans13.

11Dans ces conditions, on voit mal comment la marine française aurait pu privilégier l’offensive. Insistons-y, car le point est essentiel : depuis Mahan au moins, la plupart des jugements portés sur elle sont faussés par un point de vue navaliste, c’est-à-dire une tendance à faire de la stratégie navale une catégorie autosuffisante et à juger la valeur d’une flotte au nombre de navires ennemis qu’elle a coulés. Or, comme l’a lumineusement démontré Corbett, « la stratégie navale n’existe pas en tant que telle » mais est un volet de la stratégie générale14 ; ce qui est déterminant donc, ce ne sont pas les coups portés à la flotte de guerre adverse, mais la capacité à maintenir ouvertes les routes maritimes. Évaluée à cette aune et compte tenu d’un rapport de force très défavorable, la marine française s’est honorablement sortie de la guerre de Succession d’Autriche : on citera en exemple la bataille du cap finisterre (1747), défaite tactique incontestable puisque monsieur de L’Étenduère s’y fit prendre six de ses huit vaisseaux – le contraire eût été surprenant face à vingt vaisseaux ennemis – mais nette victoire stratégique puisque le convoi de deux cent cinquante-deux bâtiments qu’il avait mission de protéger échappa aux Anglais. Il y a là une vaste révision historiographique à mener, bien entamée déjà par l’amiral Caron15. Quant à la guerre de Sept Ans, elle n’aurait peut-être pas été si désastreuse pour la France si l’Angleterre, piétinant le droit des gens, n’avait envoyé les amiraux Boscawen et Hawke rafler trois cents navires marchands français avant l’ouverture officielle des hostilités : ce « Pearl Harbour commercial16 » priva d’emblée la marine royale de six mille réservistes, soit son dixième le plus expérimenté17. Enfin, la relecture de l’histoire navale britannique à laquelle s’est livré Nicholas Rodger tempère beaucoup le mythe d’une Royal Navy incomparablement plus efficace que la marine française ; jusque vers le milieu du xviii^e siècle, sa supériorité a surtout été d’ordre quantitatif18.

12Cela étant, il faut bien reconnaître que le Grand Corps ne donnait pas satisfaction, puisque le point fut admis par la monarchie elle-même. Encore faudrait-il savoir si ce ne fut pas pour elle une façon de se défausser de ses responsabilités dans le déclin de la marine française, conséquence inéluctable des arbitrages budgétaires et diplomatiques rendus après 1715 ; mais cette question sort de notre optique. Aussi affecterons-nous de prendre pour argent comptant les arguments que le pouvoir fit siens dans le débat sur le recrutement et la formation des officiers de vaisseau.

Les tentatives de réforme

13En vertu du fameux « complexe de Polybe », une défaite majeure suscite généralement le désir d’imiter les méthodes du vainqueur19. Tel fut le cas en France à partir de 1763 : on se mit à vanter les avantages du système britannique dans lequel un Boscawen, embarqué à quinze ans, était devenu capitaine de vaisseau à vingt-six, soit respectivement neuf et vingt ans plus tôt qu’un La Clue-Sabran20. On imputa aussi la supériorité de la Royal Navy à ce qu’elle vivait en osmose avec la marine marchande, vivier de compétences pratiques ; Michel Vergé-Franceschi rapproche cette évolution des conceptions pédagogiques développées par Rousseau dans l’Émile (1762), avec sa revalorisation de l’expérience face aux connaissances abstraites21. C’est également à partir de cette époque que parurent les premières biographies des grands marins roturiers de Louis XIV, Duguay-Trouin (1761), Duquesne (1766) et Jean Bart (1783). Enfin, l’on se scandalisa de l’indiscipline qui sévissait dans les escadres.

14Non seulement le Grand Corps avait déçu à la mer, mais sa supériorité scientifique elle-même n’avait pas résisté aux logiques clientélistes et à l’oisiveté qui le caractérisait : Bigot de Morogues, auteur en 1763 d’une Tactique navale remarquée, n’était pas issu des gardes-marine mais de l’armée de terre, comme Bougainville, mathématicien réputé avant même de s’illustrer par son tour du monde en 1766-1768, qui plus est robin d’origine, ou Borda, entré à l’Académie des sciences à vingt-trois ans et chargé en 1771 d’importantes expériences sur le calcul des longitudes…

15Aussi Choiseul avait-il entrepris dès 1763 de réformer les gardes-marine, les soumettant au régime de l’internat pour les obliger à travailler et confiant la refonte du programme d’études à l’illustre mathématicien Bezout (rupture d’autant plus nette que les jésuites furent expulsés du royaume en 1764). Mais cette réforme tourna court : selon un rapport rédigé vers 1770, les critères d’âge – quatorze ans minimum – et de connaissances fixés pour l’admission aux gardes-marine étaient bafoués, car « les parents trouvent toujours le moyen d’en imposer [aux examinateurs] ». Par conséquent, « la plupart [des gardes] n’ont fait que des études très faibles » et n’ayant pas le niveau requis pour suivre le programme, « ils ne cherchent guère qu’à s’amuser ». En second lieu :

Fort peu de gardes ont été embarqués avant d’être enseignes. D’ailleurs, quand ils sont sur les vaisseaux, ils n’y apprennent presque rien. On nomme […] des pilotins qui doivent leur donner des leçons, mais il est rare que ces pilotins soient respectés des gardes, [qui] se regardent comme officiers, et rarement ces leçons ont produit quelque chose22.

16Bezout, en 1771, dénonçait pour sa part l’engorgement persistant d’une filière servant surtout à caser fils et neveux, avec pour conséquence l’interminable durée de cette formation initiale où « la satiété des mêmes études […] devient un poison » engendrant l’« inertie », mère de « tous les vices23 ».

17D’où, sous Bourgeois de Boynes, ministre de la Marine de 1771 à 1774 et robin haï par le Grand Corps, une volonté de réforme beaucoup plus radicale. Elle s’exprima d’abord par la suppression des gardes-marine de Rochefort en 1771 et un durcissement des conditions d’accès au grade d’enseigne (dix-huit mois de navigation sanctionnés par un examen très strict), avec création en 1772 d’une escadre d’évolution ad hoc. L’année suivante, les deux autres compagnies de gardes-marine furent dispersées entre Brest, Rochefort et Toulon, mais aussi Saint-Malo, Bordeaux, Bayonne, Le Havre et Marseille, ports marchands, tandis qu’était créée une École de la marine royale significativement établie au Havre. Cette école se vit affecter deux bâtiments légers afin que la pratique accompagnât la théorie. Point capital, les jeunes gens qui y furent reçus étaient qualifiés d’« élèves de la marine » et, tout nobles qu’ils fussent, astreints à partager la rude existence des matelots qu’ils avaient pour instructeurs. « C’est en pratiquant que l’on acquiert les bonnes connaissances, écrivait Boynes, moyen sûr pour former de vrais marins et surtout en les assujettissant dans le commencement à des choses dures et pénibles24. » Tout cela fut très mal pris par l’aristocratie maritime, un ancien élève écrivant même que le but du ministre était de « dégoûter la noblesse du service de la marine25 ». L’école n’attira en tout et pour tout que trente-trois postulants, et la mort en mer de l’un d’entre eux, victime d’un mal de gorge, effraya tant les parents que Sartine, le successeur de Boynes, la supprima en 1775. On en revint au système précédent, avec maintien toutefois de l’accent mis sur l’escadre d’évolution.

18Au plan tactique enfin, l’esprit réformateur se traduisit par les ordonnances de 1765. Celles-ci rappelaient que la seule manière de faire manœuvrer une escadre avec ensemble était que chaque capitaine maintînt son vaisseau dans le sillage du précédent. C’était là chose connue et théorisée depuis le père Hoste, jésuite et chapelain de Tourville, dont l’Art des armées navales paru en 1697 resta la base de la tactique navale jusqu’au xix^e siècle. Mais certains officiers préféraient quitter la ligne de bataille pour courir sus à l’ennemi, ou au contraire s’en écarter au moment du combat pour manifester leur ressentiment contre un supérieur honni. Aussi les ordonnances de 1765, en précisant qu’« aucun vaisseau de ligne ne rompra l’ordre […] si le général n’en fait le signal26 », sonnaient-elles comme un rappel à l’ordre par lequel la monarchie réaffirmait sa logique propre – la subordination au service de l’efficacité – contre celle de la noblesse – l’indépendance au service de l’honneur… C’était hélas un vœu pieux, car la difficulté à comprendre les signaux optiques ou sonores dans le chaos des batailles offrait un alibi commode aux récalcitrants. On n’exagère donc pas en parlant de crise de la marine à l’époque où Suffren y servit.

Suffren en son temps

L’ascension

19Pierre-André de Suffren naquit en 1729 dans une famille d’origine italienne ou peut-être judéo-italienne anoblie au xvi^e siècle, selon un cursus très fréquent en Provence. Il était le troisième des quatre fils du marquis de Saint-Tropez, qui eut en outre quatre filles (sans compter six autres enfants morts en bas âge). L’aîné des frères entra dans l’armée, le deuxième dans les ordres ; les deux derniers furent marins, situation bien enracinée dans leur parentèle puisque leur grand-mère Suffren, née Castellane, était entre autres la petite-nièce de Forbin, le plus illustre capitaine provençal de Louis XIV. Par ce lignage, mais aussi par la noblesse relativement modeste de sa lignée paternelle et son rang de naissance dans une fratrie nombreuse, Pierre-André avait le profil type du futur officier de vaisseau. Son père, premier consul d’Aix et procureur du pays de Provence, était toutefois robin, comme les quatre générations de Suffren qui l’avaient précédé : il fallait remonter à la cinquième, celle de l’anoblissement, pour trouver un homme d’épée27. Quant à sa mère, elle sortait – si l’on ose dire – de la marine marchande, étant fille du grand armateur et négociant marseillais Jean-Baptiste Bruny ; ce dernier avait été anobli par la « savonnette à vilains », expression d’autant plus juste en l’occurrence qu’il avait notamment investi dans le savon de Marseille. Ajoutons que le futur bailli fut fait chevalier de Malte dès ses huit ans, soit six ans avant son admission aux gardes-marine de Toulon, et l’on comprendra qu’il n’ait été pour le Grand Corps qu’un demi-enfant du sérail.

20Sa bonne étoile voulut qu’il y entrât en 1743, époque où, on l’a vu, les gardes-marine étaient peu nombreux, et quelques mois avant le début de la guerre de Succession d’Autriche. Jointes à son incontestable valeur, ces circonstances expliquent la rapidité de son avancement : ayant subi le baptême du feu dès 1744, il fut nommé enseigne en quatre ans seulement, là où la précédente génération avait dû attendre ce grade pendant quinze à dix-sept ans28. De la marine d’alors, il connut la misère et la grandeur, ayant pris part à la lamentable expédition d’Anville contre Annapolis et au magnifique combat de L’Étenduère devant le cap finisterre, au terme duquel il tomba entre les mains des Anglais. Libéré à la paix d’Aix-la-Chapelle (1748), Suffren partit servir à Malte, formation empirique s’il en fût puisque la « petite guerre » contre les corsaires musulmans impliquait présence continuelle à la mer et action décentralisée. Il revint sous le pavillon du roi à la veille de la guerre de Sept Ans, échappa de justesse aux rafles de Boscawen, fut nommé lieutenant de vaisseau en 1756 et capturé en 1759 dans la piteuse affaire de Lagos. Heureusement, un échange de prisonniers mit fin à cette seconde détention dès 1760.

21Après 1763, Suffren resta au service du roi et eut son premier commandement en 1764. Capitaine de frégate en 1767, il fut nommé capitaine de vaisseau par Boynes en 1772. Le courant réformateur qui présidait alors aux destinées de la flotte souhaitait manifestement pousser la carrière de cet officier atypique, comme il encourageait celles de Morogues, Estaing ou Bougainville. Il faut dire que Suffren, excellent épistolier, avait de bonne heure suppléé son manque d’appuis à la Cour en bombardant les ministres de la Marine de rapports et mémoires sur les sujets les plus divers, techniques navales, tactique, stratégie, économie, diplomatie. Il démontrait ainsi que sa vaste expérience de la mer et du monde compensait avantageusement la brièveté de son passage aux gardes-marine. Nul doute que cette « formation à l’anglaise », selon l’expression très juste de l’amiral Monaque29, ait été fort appréciée à l’heure du « complexe de Polybe ». Suffren ne dissimulait d’ailleurs pas son admiration pour les méthodes d’outre-Manche : « Il n’y a que les campagnes longues qui puissent fournir de bons équipages, écrivait-il à Boynes en 1773, les Anglais, qui laissent des bâtiments armés des années entières, ont bien des avantages sur nous à cet égard. » Et de sabrer un de ses subordonnés, auquel « son application pour les sciences abstraites […] a valu un avancement prématuré. Il serait à désirer qu’il eût fait autant de progrès dans la pratique30 ».

22Suffren se rêvait-il en refondateur de la formation navale ? On peut le supposer, puisqu’il avait sollicité en 1772 le commandement des gardes-marine de Toulon, soulignant son désir de se « dévouer entièrement à l’éducation de la jeunesse, l’espérance de la marine31 ». Ses mœurs réputées sulfureuses semblent avoir fait obstacle à cette ambition32, mais Sartine, en 1776, l’affecta à l’escadre d’évolution, ce qui était une autre manière d’exploiter sa fibre réformatrice. Vint la guerre d’Amérique. Suffren s’illustra dans l’escadre d’Estaing, déplorant au passage le manque d’agressivité de son supérieur. Celui-ci ne l’en recommanda pas moins en haut lieu, d’où l’importante mission que lui confia bientôt monsieur de Castries, ministre de la marine.

La campagne des Indes

23En mars 1781, Suffren quittait Brest à la tête de cinq vaisseaux. Il devait escorter des transports de troupes jusqu’au cap de Bonne-Espérance, colonie hollandaise qu’il s’agissait de défendre contre la Royal Navy. Sans ce relais en effet, point de liaison possible avec les Indes. Or, Versailles voulait prêter main forte à Haïder-Ali, rajah de Mysore entré en guerre contre les Anglais. Le but n’était pas de reprendre les positions perdues dans cette partie du monde en 1763, mais de faire diversion au bénéfice du théâtre américain. Aussi Suffren, après avoir débarqué les troupes françaises au cap, devait-il se mettre à la disposition de monsieur d’Orves, qui commandait les bâtiments basés à l’île de France (actuelle île Maurice).

24Ne pouvant ici relater la campagne en détail, nous la résumerons en un triptyque : demi-échec tactique, fortes tensions humaines, succès stratégique. Tactiquement, Suffren ne mena guère que des combats indécis. Le 16 avril 1781, il surprit au mouillage de La Praya une escadre anglaise en route pour le cap mais, surpris lui-même, il ne put combattre qu’avec deux de ses cinq vaisseaux et dut rapidement décrocher. Le 17 février 1782, avec onze vaisseaux (dont six hérités d’Orves, obligeamment décédé), il affronta neuf vaisseaux ennemis au large de Sadras, mais cinq de ses vaisseaux restèrent passifs. Il en fut à peu près de même devant Provédien le 12 avril, à Negapatam le 6 juillet et à Trinquemalé le 3 septembre. À Gondelour en revanche, où Suffren n’avait que quinze vaisseaux contre dix-huit, l’escadre combattit avec ensemble et força les Anglais à se replier (20 juin 1783). Toutefois, ils n’avaient pas été mis hors d’état de nuire lorsque la nouvelle de la paix arriva.

25De l’avis général, à commencer par celui de Suffren, ces demi-échecs s’expliquent par le climat exécrable qui régnait dans l’escadre et qui se solda par deux purges : après Negapatam, l’amiral cassa quatre de ses onze capitaines ; il en accula quatre autres à la démission après Trinquemalé. Reste à savoir qui, du chef ou des subordonnés, était en tort. Les admirateurs du premier voient en lui la victime de cabales fomentées par des jaloux, des lâches et des incapables. Ses contempteurs en font au contraire un impulsif se ruant sur l’ennemi sans avoir expliqué ses intentions, un individualiste s’affranchissant inconsidérément de la ligne, et un caractériel rejetant la responsabilité de l’insuccès sur ses subordonnés. Notre propre conviction est que les deux explications se complètent plus qu’elles ne s’opposent ; c’est du moins ce que suggèrent les témoignages de messieurs Trublet de Villejégu et Barbier de La Serre, sur lesquels nous reviendrons.

26Stratégiquement en tout cas, la campagne avait rempli ses objectifs. Pour indécise qu’ait été l’attaque de La Praya, elle avait plongé les Anglais dans la stupeur et les avait empêchés de rallier le cap avant Suffren. Par la suite, l’inlassable énergie de ce dernier et sa capacité à motiver ses équipages lui avaient permis de tenir la mer dans les pires conditions. Ç’avait d’ailleurs été l’une des pommes de discorde avec certains officiers qui, alléguant la nécessité de ménager personnel et matériel, auraient voulu relâcher davantage à l’île de France ; mais Suffren avait jugé indispensable de croiser le plus possible au large de l’Inde pour conforter l’alliance avec Haïder-Ali et prêter main forte au corps expéditionnaire français. Au total, il avait immobilisé une forte escadre anglaise loin des eaux américaines, contribuant ainsi à la victoire de la France.

Les dessous d’un bras de fer

27Revenons sur les purges de 1782, car elles sont essentielles pour notre propos. La Varende, qui bénéficiait là-dessus de traditions orales pieusement conservées dans sa famille, tend à y voir la conséquence d’une très vieille antipathie entre Suffren et une majorité du Grand Corps. Il l’impute à deux causes : d’une part l’inimitié entre Provençaux et Bretons, d’autre part la bâtardise sociale de Suffren33. Nous ne croyons guère à la première explication. Il existait bel et bien un clivage ethnique dans la marine d’Ancien Régime, où l’on évitait de mélanger matelots du Ponant et du Levant, attendu que les uns et les autres ne parlaient pas la même langue ; mais ce clivage ne jouait pas chez les officiers, tous francophones en sus de leur idiome maternel34. Que cela n’ait pas effacé les différences de tempérament, on le conçoit volontiers. Elles ne semblent pourtant guère avoir joué dans l’affaire de 1782. Parmi les quatre officiers cassés par Suffren, il y avait certes trois Bretons, messieurs Bidé de Maurville, de Cillart et Bouvet de Maisonneuve ; mais le quatrième larron, monsieur de Forbin, était provençal : c’était le propre cousin de l’amiral. De même, deux des quatre démissionnés, messieurs de Tromelin et de La Landelle-Roscanvec, étaient-ils bretons ; mais les deux autres, messieurs de Saint-Félix et Morard de Galles, étaient respectivement du Lauragais, terre d’oc, et du Dauphiné, qui relève de l’aire linguistique dite franco-provençale. La surreprésentation des Bretons parmi les sanctionnés se réduit donc à peu de chose. Elle est en outre compensée par le fait que Suffren eut de bonnes relations avec trois autres Bretons, messieurs Bouvet le fils, de Rosily et Trublet de Villejégu.

28La seconde explication, celle d’un Suffren en complet décalage avec le Grand Corps, doit être relativisée, car deux officiers rouges au moins, messieurs de Rosily et Barbier de La Serre (originaire du Lot), figurèrent parmi les partisans du bailli. En fait, la vindicte de ce dernier s’est surtout abattue sur les capitaines qu’il avait hérités d’Orves, auxquels il semble avoir reproché entre autres leur implication dans le trafic colonial de l’île de France. Cette dérogation à l’éthique nobiliaire était d’autant plus choquante à ses yeux que ces mêmes individus méprisaient en lui le petit-fils de négociant : « Entrer dans un club longtemps convoité est une double épreuve quand on s’aperçoit que l’on ne vous y attendait pas et que les maîtres du club ne correspondent pas à l’image que l’on cultivait », écrit Jean K. Paulhan35.

29Mais il reste indéniable que la mise à pied d’un Bidé de Maurville, huitième du nom dans la marine, et a fortiori d’un Forbin avait une dimension révolutionnaire dont Suffren tira grand orgueil : « L’ordonnance ne donne pas ce droit […]. Personne ne l’a fait avant moi36. » L’opinion publique ne s’y trompa guère, qui commenta tant et plus un épisode survenu durant la bataille de Negapatam : monsieur de Cillart, officier rouge commandant le Sévère, ayant baissé pavillon devant l’ennemi, c’étaient deux officiers bleus, messieurs Dieu et de Rosbo, qui l’avaient hissé à nouveau et avaient évité la capture du bâtiment. Suffren sollicita la croix de Saint-Louis pour le premier et un brevet d’officier à demeure pour le second. Bleus aussi le Languedocien Villaret de Joyeuse, le Provençal Ganteaume, les Bretons Bouvet le fils et Trublet de Villejégu, tous prisés de Suffren…

Le symbole de la réforme

30Les biographes du bailli n’ont pas manqué de souligner l’ambiguïté de l’accueil que lui fit la monarchie à son retour. D’une part monsieur de Castries le loua d’avoir « fait sentir […] que les Anglais n’étaient pas invincibles », porta à son crédit le « ton de supériorité que la marine de France a repris dans l’opinion de toute l’Europe37 », et fit créer pour lui une charge honorifique de vice-amiral des mers de l’Inde. De l’autre, il lui refusa le maréchalat au motif que « les principes d’une administration éclairée imposent l’obligation de laisser toujours quelque chose à désirer à l’homme dont il importe de tirer de nouveaux services38 ». Selon l’amiral Caron, la véritable explication de ce refus était ailleurs : le ministre estimait que les résultats de la campagne, limités par les demi-échecs tactiques de Suffren, ne méritaient pas le bâton de maréchal et il s’irritait de l’engouement suscité par le bailli dans l’opinion39. De fait, cet engouement fut extraordinaire. Avant même le retour de Suffren par exemple, une manufacture de Nantes imprima une toile célébrant ses victoires40. Mais, répétons-le, on l’admira tout autant et peut-être davantage d’avoir durement sévi contre l’indiscipline du Grand Corps.

31Sous ce dernier rapport en fait, la position de Suffren était elle aussi des plus ambiguë. Son dédain pour le combat en ligne, du moins avant Gondelour, allait en effet à contre-courant des ordonnances de 1765. Sa propension au combat rapproché l’apparentait à ceux qui, dans l’armée de terre, soutenaient le primat du choc sur le feu, tel à la génération précédente le chevalier de Folard41. Or le feu, dont l’efficacité dépendait de la discipline collective, relevait d’une logique fondamentalement étatique, la noblesse se reconnaissant davantage dans le caractère héroïque du choc. En ce sens, Suffren incarnait paradoxalement les travers qu’il avait sanctionnés lors des purges de 1782. Sans doute la « petite guerre » maltaise l’avait-elle prédisposé à une forme d’action individualiste, mais il ne faut pas abuser de cette explication ou de cette excuse, puisque Tourville, qui contribua plus que tout autre à imposer le dogme de la ligne, était lui aussi chevalier de Malte.

32On comprend mieux, dès lors, l’attitude de la monarchie envers Suffren. Lui octroyer le maréchalat, c’eût été désavouer trop ouvertement le Grand Corps, donc favoriser une contestation qui pouvait devenir dangereuse (on notera d’ailleurs que le bailli s’affilia à la Société olympique, une loge maçonnique également fréquentée par Philippe d’Orléans42…). Pour la même raison, le pouvoir s’abstint de divulguer le rapport d’un témoin anonyme dénonçant la trahison de certains officiers de Suffren et soulignant la « nécessité de réformer un corps qui méconnaît la subordination au point de sacrifier la gloire et le bien de la patrie aux jalousies particulières dont il est sans cesse travaillé43 ». Mais d’un autre côté, il n’est pas douteux que Castries ait exploité le prestige de Suffren, comme d’ailleurs celui d’Estaing, pour imposer ses projets réformateurs au Grand Corps.

33Ceux-ci, de fait, gagnaient du terrain. En 1783, c’est-à-dire avant même la fin de la campagne des Indes mais après l’affaire de Negapatam et la première purge de Suffren, Monge, fils d’un marchand forain, avait été nommé examinateur des gardes-marine, au grand scandale de ces derniers. L’année suivante, un roturier et fils de capitaine marchand, Thévenard, fut promu chef d’escadre. Mais surtout, l’ordonnance du 1^er janvier 1786 supprima les gardes-marine. Nul ne put désormais devenir aspirant sans avoir subi un examen théorique très rigoureux, suivi par une formation pratique à bord de corvettes d’instruction basées à Brest, Rochefort et Toulon. Les élèves y accomplissaient les mêmes tâches que les matelots, sur lesquels ils n’avaient pas autorité, et étaient passibles de renvoi s’ils ne donnaient pas satisfaction. L’étape suivante mêlait formation théorique et formation pratique. Enfin, au terme de six ans de navigation, l’on pouvait postuler au grade de lieutenant de vaisseau44.

34À l’accent mis sur la pratique répondait un souci méritocratique appuyé. L’ordonnance prévoyait le recrutement de mille quarante futurs officiers de marine (autant qu’en Angleterre), dont six cent quatre-vingts n’auraient pas de preuves de noblesse à fournir. Sur les trois cent soixante autres places, cent seulement seraient réservées aux rejetons du Grand Corps, qui ne représenteraient donc plus qu’environ 10 % du total. Ils prépareraient le concours dans deux collèges spécialisés établis à Vannes et Alais, localisation visant évidemment à soustraire le corps enseignant aux groupes de pression des ports militaires45.

35Suffren n’eut aucunement part à cette réforme, sans doute parce que Castries ne voulait pas s’embarrasser d’un collaborateur réputé pour son caractère difficile, ni ce dernier se consacrer à un travail essentiellement bureaucratique. Mais l’ordonnance était conforme à ses vues, et sa correspondance montre l’intérêt qu’il lui portait46. Malheureusement, elle buta sur la réaction nobiliaire dès le départ de Castries en 1788 : le Grand Corps obtint de son successeur La Luzerne que les bons résultats en mathématiques valussent exemption de temps à la mer et que la proportion de trois cent soixante nobles pour six cent quatre-vingts roturiers devînt six cents pour quatre cents47. Par une curieuse coïncidence, c’est également en 1788 que mourut Suffren. Il eut d’imposantes funérailles en l’église du Temple, quartier général de l’ordre de Malte à Paris. Mais la volonté réformatrice dont il avait été le symbole, loin de disparaître avec lui, s’exaspérait en cette veille de Révolution.

Le destin posthume de Suffren

Révolution et Empire

36En 1791, Louis XVI donna le nom du bailli à un vaisseau de ligne, ce qu’il n’avait fait jusque-là que pour honorer les plus illustres marins de Louis XIV : c’était mettre Suffren à égalité avec eux, voire au-dessus, compte tenu de la date très récente de sa mort. Cet hommage doit être rapproché d’une loi votée le 15 mai de la même année et s’ouvrant sur ces mots non équivoques : « Le corps de la marine [le Grand Corps] est supprimé. » Aux gardes-marine succédaient des écoles d’hydrographie et de mathématiques établies dans les principaux ports du royaume, gratuites et ouvertes à tous, sous réserve d’avoir treize ans et de réussir le concours d’entrée ; on pouvait postuler au grade de lieutenant de vaisseau après quatre ans de navigation48.

37L’année suivante, Monge devenait le premier ministre de la Marine de la République. Il aurait pu assurer la continuité entre la volonté réformatrice de l’Ancien Régime finissant et celle du nouveau, n’eût été l’anarchie dans laquelle s’enfonçait le pays : bientôt la sélection des officiers dépendit de leurs appuis dans les clubs révolutionnaires. En 1793, le tombeau de Suffren au Temple fut violé et sa dépouille jetée aux ordures. Les vandales visèrent-ils particulièrement une figure encensée par la monarchie, fut-elle la victime collatérale d’une opération tournée contre l’ordre de Malte, ou le pillage fut-il le vrai motif de l’affaire ? Nous l’ignorons. Le fait d’avoir servi sous Suffren n’empêcha certes pas Villaret de Joyeuse de commander l’escadre de Brest en pleine Terreur, mais son ami Trublet de Villejégu fut pour sa part arrêté et destitué, cependant que trois des capitaines jadis acculés à la démission par le bailli, Tromelin, Saint-Félix et Morard de Galles, se posaient en victimes de l’arbitraire et devenaient amiraux de la République ! En 1794 enfin, l’équipage du Suffren se mutina et le vaisseau fut rebaptisé le Redoutable. Ironie de l’histoire, c’est de sa hune qu’un tireur d’élite abattit Nelson onze ans plus tard…

38Lorsque survint la bataille de Trafalgar cependant, le bailli était sorti du purgatoire. En 1801 avait été lancé un deuxième Suffren et en 1802 était parue l’Histoire de la campagne de l’Inde de Trublet de Villejégu, dédicacée à Bonaparte. Les déboires de l’ancien officier bleu sous la Terreur expliquent sans doute son ralliement au Consulat (il devint d’ailleurs adjoint au maire de Rennes en 1803). Ce régime, de son côté, était friand de tels ralliements, d’où une lettre du ministre de la Marine reproduite dans l’ouvrage de Trublet et attestant qu’il paraissait « sous [les] auspices » du Premier consul49. On a donc affaire à un propos semi-officiel.

39Trublet s’adresse d’abord aux officiers de marine, qui doivent prendre Suffren « pour modèle50 ». Mais il affirme aussi que les exploits des grands capitaines sont la « propriété des Français », auxquels ils doivent inspirer une « noble émulation51 ». Ce postulat reflète fidèlement le programme de Bonaparte : réconcilier l’ancienne France et la nouvelle autour des valeurs nationales. Aussi Suffren est-il présenté comme un trait d’union entre les « grands Hommes qui ont illustré les derniers temps de la Monarchie » et les « Héros qui ont signalé le premier âge de la République52 ». L’allusion est explicitée à la fin du volume par un éloge appuyé de Bonaparte et de Moreau.

40Si Trublet flétrit ceux qui ont comploté contre Suffren, il se refuse à les nommer, par égard pour les « Familles respectables auxquelles ils appartiennent53 ». L’évocation de leurs méfaits enveloppe toutefois une critique du Grand Corps : « Plusieurs Officiers souffroient impatiemment les privations des aisances de la vie et des jouissances de la Société […], plus accoutumés à usurper la considération et à jouir des prérogatives attachées à leur état, qu’aux fatigues et périls54. » Trublet n’est pas plus tendre avec certains officiers de terre qu’il a croisés aux Indes : « Ces Importans [fatiguaient] par leur villité, les Cours, de grades et de titres, dont le moindre scandale [était] la dépense qu’ils [occasionnaient]55 ! »

41Ailleurs, Trublet oppose les capitaines de vaisseau et de frégate : on ne demande aux premiers que de rester dans la ligne de bataille, là où les seconds, souvent détachés de l’escadre pour des missions d’éclairage ou de guerre au commerce, doivent « joindre à l’activité et l’intelligence […], la vigilance dans les croisières, la connaissance la plus parfaite de la manœuvre, l’habileté dans l’exécution, la bravoure, le sang-froid dans l’attaque, l’adresse à éviter le combat contre un ennemi évidemment supérieur56 ». Or, sous l’Ancien Régime, les vaisseaux étaient l’apanage du Grand Corps, les frégates revenant généralement aux officiers bleus. La critique des tactiques d’escadre a donc une signification sociopolitique implicite, mais qui a été explicite chez les Jacobins et le redeviendra dans les années 1880 avec la Jeune École française de stratégie navale57.

42L’étonnant, dès lors, est que Trublet ne nomme jamais le Grand Corps ni ne précise que Dieu, le héros de Negapatam, était officier bleu. Faut-il y voir la marque d’un esprit trop généreux pour incriminer en bloc ceux qui lui sont socialement supérieurs, ou le calcul d’un homme qui, espérant reprendre rang dans la marine, épouse la politique d’apaisement menée par le Premier consul ? Peut-être l’un et l’autre. Trublet, en tout cas, apparaît plus soucieux d’objectivité que prisonnier de ses passions. Ainsi son admiration pour Suffren ne lui masque-t-elle pas les fautes qu’il a pu commettre : après la bataille de Trinquemalé, il témoigne :

Il fit éprouver son ressentiment […] à ceux même qui n’avoient rien négligé pour venir partager ses dangers […]. Résumons toutes les circonstances de ce combat si malheureusement entamé, plus malheureusement suivi, et nous verrons toutes les probabilités se réunir pour écarter jusqu’à l’ombre de trahison58.

43À lire Trublet, on comprend pourquoi nombre d’anciens officiers de la marine royale se rallièrent au Consulat puis à l’Empire, auxquels ils fournirent les trois quarts de leurs amiraux et le quart de leurs capitaines de vaisseau59. On comprend aussi que le mouvement ait surtout concerné d’anciens officiers bleus, dont des vétérans de la campagne des Indes comme Villaret de Joyeuse, Bouvet ou Ganteaume60. Ce point eût réjoui Suffren, qui eût également approuvé l’orientation résolument pratique de la formation navale souhaitée par Napoléon : le décret du 27 décembre 1810 créait deux écoles spéciales de marine embarquées sur le Tourville, à Brest, et le Duquesne, à Toulon. Mais comme le blocus anglais ne leur permettait guère de s’aventurer hors des rades, l’insistance sur la navigation resta largement lettre morte. Il semble en outre que l’Empereur se soit plu à opposer le génie de Suffren à la médiocrité de ses amiraux, ce qui ne pouvait que décourager ces derniers. On connaît sa célèbre exclamation : « Oh ! Pourquoi cet homme n’a-t-il pas vécu jusqu’à moi ? J’en eusse fait notre Nelson, et les affaires eussent pris une autre tournure61. » C’était parfaitement injuste, dans la mesure où les piètres performances de la marine impériale reflétèrent avant tout le primat accordé à l’armée de terre et l’incapacité de Napoléon à saisir les principes de la stratégie navale62.

De la Restauration à la monarchie de Juillet

44Au début de la Restauration, monsieur du Bouchage, ministre de la Marine, soumit à Louis XVIII un rapport soutenant que « l’éducation pratique et l’éducation théorique des jeunes gens qui se destinent au service de la marine ne peuvent marcher simultanément. La première exige un collège spécial, la seconde des bâtiments armés exprès63 ». L’ordonnance du 31 janvier 1816 consacra cette opinion en remplaçant les écoles embarquées de Brest et de Toulon par un collège royal de la marine établi… à Angoulême, dont le duc, neveu de Louis XVIII, était amiral de France. Dans ces conditions, commente aimablement Victor Hugo, « il était évident que la ville d’Angoulême avait toutes les qualités d’un port de mer, sans quoi le principe monarchique eût été entamé64 ». Ce collège ne recrutait pas sur concours public mais par réseau : ses statuts donnaient priorité aux fils d’officiers de mer ou de terre et aux fils de magistrats qui, « ayant servi le Roi avec zèle et probité, auraient transmis les mêmes principes à leurs enfants65 ». Ses cadres et enseignants furent eux aussi choisis d’après des critères essentiellement politiques. Quelque chose y subsistait pourtant de l’esprit réformateur d’un Choiseul, puisqu’on avait soigneusement évité de l’implanter dans un port de guerre. Mais le plus intéressant dans notre optique est la personnalité de son gouverneur, le contre-amiral honoraire Barbier de La Serre.

45Cet ancien garde-marine, nous l’avons dit, avait servi sous Suffren aux Indes ; ayant émigré en 1791, il avait publié à Londres des Essais historiques et critiques sur la marine de France (1813). Il y dresse de Suffren un portrait fort équilibré. Sans dissimuler les déboires que lui valurent son impulsivité, son individualisme et son « imprévoyance66 », il le loue de s’en être progressivement corrigé :

Le Bailli […], qui avoit débuté dans la marine, dans un temps où ce corps avoit peu d’instruction, mais où l’on se rappeloit encore tous les détails des combats de mer qui avoient eu lieu sous Louis XIV, attribuoit en partie les revers que les escadres françaises avoient éprouvés depuis, à l’introduction de la tactique, qu’il considéroit comme le voile de la timidité. Cependant son combat de La Praya, ayant commencé à lui faire connoître que l’ordre et la méthode avoient leur utilité, il les employa dans la suite ; mais plus en homme de génie, qu’en officier instruit67.

46D’autre part, La Serre impute une partie des revers de Suffren à la conduite honteuse de quelques capitaines qui, ayant des « intérêts pécuniaires » à l’Ile de France, « désiroient que des avaries forçassent l’escadre d’y relâcher68 ».

47Passant du particulier au général, La Serre s’interroge ensuite sur les insuffisances des cadres d’Ancien Régime : « Lorsque quelques officiers font des fautes, elles peuvent leur être personnelles, mais quand un grand nombre y participent, cela provient évidemment d’un vice d’instruction ou de discipline, et l’un et l’autre émanent du gouvernement69. » Il en déduit quelques principes de base pour la formation du futur officier : ce dernier doit embarquer « avant que les plaisirs de la société aient fait assez d’impression sur son esprit pour lui occasionner des regrets », et son apprentissage « doit être assez pénible pour y faire renoncer celui qui embrasseroit cette profession avec indifférence70 ». À cet égard, les corvettes d’instruction du système de 1786 étaient une « mesure extrêmement judicieuse71 ».

48Les conclusions de La Serre, d’autant plus à l’aise pour critiquer le Grand Corps qu’il en était, contrairement à Trublet, sont très suffréniennes. Elles ont dû influencer dans une certaine mesure l’ordonnance de 1816, aux termes de laquelle deux corvettes d’instruction furent basées à Rochefort. La même année, Trublet fut promu contre-amiral honoraire, signe parmi d’autres d’une tendance bien décrite par La Varende : « Jamais la gloire de Suffren n’atteignit autant d’éclat que sous la Restauration. Le régime s’y complut, à la recherche de héros monarchiques qui pussent balancer l’immense gloire napoléonienne72. » Rien d’étonnant donc que, « à Angoulême, tout [fût] sous son patronage73 ». Mais les résultats ne furent pas à la hauteur de cette figure tutélaire : selon Pech de Cadel, « jamais […] les mots de tribord et de bâbord [ne frappaient] les oreilles des élèves, […], jamais ils [ne voyaient] l’ombre seulement d’un mât, d’une voile ou d’un canon74 ». En effet, la pénurie de numéraire et de cadres empêcha régulièrement les croisières d’instruction : bien des aspirants passèrent directement des bancs de l’école aux bâtiments de combat, où ils eurent de facto rang d’officiers. À nouveau la marine devenait rente de situation, avec les conséquences qu’on imagine sur le comportement des élèves d’Angoulême. Le nombre de candidats, d’ailleurs, ne tarda pas à fléchir, tant à cause de la mauvaise réputation du collège que du discrédit général entourant une flotte tombée de quelque quatre-vingts vaisseaux de ligne en 1792 à une quarantaine après la seconde abdication de Napoléon75 et ayant accumulé les défaites durant cette même période.

49Dans un tel contexte, l’invocation rituelle de Suffren ne pouvait guère être qu’un cache-misère. Telle est bien la fonction de l’Essai historique sur la vie et les campagnes du Bailli de Suffren, publié en 1824 par l’encyclopédiste Hennequin, dont le seul apport personnel est de conter la réception de son héros à Versailles en insistant sur l’accolade que lui donna « Monsieur (aujourd’hui Louis XVIII)76 » et sur le compliment que lui tourna le jeune duc d’Angoulême. On ne trouve bien sûr pas sous sa plume la critique du Grand Corps qu’instruisaient implicitement Trublet et explicitement La Serre. S’il ne cache pas que certains officiers de Suffren se sont déshonorés, il tait leurs noms pour ne vexer personne et traite leurs écarts de conduite comme des fautes personnelles, non comme l’expression de tensions sociopolitiques. Tout est fait en un mot pour accréditer une vision idyllique de l’institution, au sein de laquelle, moyennant le châtiment de quelques brebis galeuses, régnait l’harmonie : « M. de Suffren était aimé et honoré comme un père de tous ceux qui servaient sous ses ordres77. »« Ses manières, aisées et polies avec ses égaux, devenaient douces et affectueuses pour ses inférieurs […] ; aussi la confiance qu’il était parvenu à leur inspirer allait-elle jusqu’à l’enthousiasme78. » Citons en contrepoint le portrait du bailli brossé par Las Cases qui, officier de marine avant la Révolution, avait rencontré des vétérans de la campagne des Indes : « M. de Suffren, très dur, très bizarre, extrêmement égoïste, mauvais coucheur, mauvais camarade, n’était aimé de personne », bien qu’il fût « admiré de tous79 ».

50L’année même où paraissait la fade hagiographie d’Hennequin, s’ébauchait pourtant un tournant majeur. Parallèlement à une crue des budgets navals qui permit entre autres le lancement d’un troisième Suffren (le précédent avait été victime des coupes claires imposées par les coalisés à la chute de l’Empire), fut institué un concours public d’entrée à Angoulême avec des examinateurs venus de Polytechnique. Mais le manque de cadres restait tel qu’il fallut ouvrir en 1826 un concours direct, au terme duquel les admis embarquaient sur le vaisseau Orion, à Brest, où leur était dispensée une formation théorique complétée par des croisières sur corvettes d’instruction. Les élèves d’Angoulême réclamant de pouvoir passer ce concours, le collège fut logiquement transformé en école préparatoire de marine. Il disparut le 7 décembre 1830, soit peu après la création de l’École navale par Louis-Philippe (1^er novembre 1830). Recrutant sur concours public, gratuite, combinant formation théorique et formation pratique, cette dernière peut être regardée comme l’aboutissement des projets réformateurs lancés quelque soixante-dix ans plus tôt.

51Au terme d’un ouvrage par ailleurs remarquable, l’amiral Caron juge l’action de Suffren « très décevante80 ». L’amiral Monaque salue au contraire le bailli comme un « grand stratège81 ». De fait, on voit mal comment refuser ce titre à un homme qui, dans des circonstances très difficiles, remplit les objectifs stratégiques à lui assignés. Mais le verdict de l’amiral Caron a le mérite de souligner le hiatus entre les résultats tactiquement modestes de la campagne des Indes et le mythe auquel elle a donné lieu. Au fond, pense l’impitoyable historien, Suffren doit sa popularité à ce qu’il a « donné du rêve » aux Français « en faisant flotter le pavillon fleurdelisé sur les côtes du Coromandel82 ». Sans nier cet aspect des choses, il faut relativiser son caractère spontané, tant la gloire du bailli a été prise en main par le pouvoir : l’Ancien Régime s’en est servi pour régénérer la marine, l’Empire pour refaire une marine, la Restauration pour idéaliser l’ancienne marine. L’icône a donc successivement incarné le changement nécessaire, la réconciliation nationale et la tradition monarchique. Mais si sa signification politique a évolué, ses implications pour le recrutement et la formation des officiers ont connu une grande permanence : en Suffren se sont reconnus les adversaires du Grand Corps, tel qu’il s’était figé au xviii^e siècle, et les partisans de l’équilibre entre théorie et pratique. La Restauration elle-même ne dérogea pas entièrement à la règle. D’une part en effet, elle prit pour critère d’admission à Angoulême la fidélité monarchique plus que l’appartenance à l’ancienne aristocratie maritime, même si les deux se recoupaient largement ; de l’autre, elle en revint assez vite au système du concours public ; enfin, le cursus mis en place en 1816, d’inspiration suffrénienne via La Serre, comprenait un volet pratique dont seules les difficultés de l’heure empêchèrent la mise en œuvre. Il semble à cet égard que les tensions politiques et sociales dont a régulièrement pâti la marine française ne puissent être disjointes des contraintes géostratégiques qui ont tout aussi régulièrement limité son format. Comme l’a bien compris la Jeune École en effet, la rareté des commandements a aiguisé la compétition dont ils étaient l’enjeu non seulement entre individus, mais entre clans, ordres et classes83. Contre-épreuve : les projets réformateurs n’ont débouché qu’en période de relance navale. Dans cette perspective, l’imposant volume de la Royal Navy pourrait contribuer à expliquer la plus grande stabilité sociopolitique dont elle est volontiers créditée.