1L’enseignement et les processus d’éducation sont entrés dans le domaine de l’histoire dans les années 1960, au moment où la nouvelle histoire redéfinit les champs de notre discipline1. Les historiens s’y sont attachés en vertu de sa profonde dimension sociale et de sa place dans les processus de transmission des normes sociétales et comportementales2. L’éducation se révèle être un acte de communication ayant pour objectif de transmettre des valeurs, des compétences et des représentations du monde3. Ainsi – parce qu’elle inculque les limites et les hiérarchies du groupe – elle apparaît comme un facteur essentiel de la constitution des identités, de l’articulation des rapports sociaux et de la reproduction sociale4. Or nous savons qu’au xvi^e siècle c’est principalement à la cour royale que s’établissent puis se diffusent les normes de comportement nobiliaires. La cour des rois de France s’impose tout à la fois comme un lieu de résidence, un centre de gouvernement et un foyer culturel qui élabore sa propre civilisation. Elle crée tout autant qu’elle assure le rayonnement de l’image et de la culture du prince, ainsi que des façons d’être et de paraître5. D’ailleurs, Daniel Roche s’interroge sur la création et la diffusion d’une culture noble du cheval de la Renaissance au xix^e siècle en France à partir de l’espace curial6. En son sein, l’écurie royale, dirigée par le grand écuyer de France, est responsable de la formation militaire des pages. Ces jeunes nobles hébergés et nourris par le roi sont destinés à devenir les futurs cadres de la prestigieuse gendarmerie d’ordonnance. L’étude de l’éducation qu’ils reçoivent à la cour ne paraît donc pas dénuée de sens pour tenter de reconstituer une culture nobiliaire de la guerre. En effet, la formation qui leur est dispensée détermine leur rapport à la guerre parce qu’elle leur inculque les savoir-faire techniques et tactiques nécessaires à son exercice ; mais aussi les représentations nobles de la guerre : c’est-à-dire des manières de la penser dans le champ social ainsi qu’une certaine idée du pouvoir. L’écurie diffuse chez les pages, et plus largement dans l’ensemble de la noblesse, une culture équestre de la guerre.

2L’étude du système d’éducation curiale nécessiterait de s’attacher aux savoirs et à leur théorisation ; aux méthodes et aux rythmes de transmission ; à ses acteurs tout autant qu’à ses contenus7. J’ai, ici, délibérément fait le choix de me concentrer sur les contenus et les pratiques éducatifs, car en croisant les sources théoriques avec celles de la pratique que sont les comptes de l’écurie du roi et les sources littéraires, il est possible de mettre en évidence l’articulation entre théorie éducative et réalité de la formation au sein de l’écurie8. Ces considérations prennent une dimension particulière dans la société d’Ancien Régime qui réserve à la noblesse la fonction guerrière, et encore plus dans ce long xvi^e siècle qui semble parcouru de tensions, d’ambiguïtés, voire de paradoxes. Une tension, d’abord, entre le début du processus d’institutionnalisation de l’armée, la volonté du pouvoir de mettre en place un corps d’officiers spécialisés et soumis à son autorité, et la place de la guerre dans la culture de cette noblesse qui continue de se légitimer par la guerre. François Billacois rappelait ainsi qu’« en tant que guerrier, leur vertu native, cultivée par une éducation appropriée et exaltée par le sentiment de l’honneur, fait des nobles des préposés au combat, des spécialistes de l’art militaire9 ». Des ambiguïtés ensuite avec la « Révolution militaire ». Les historiens soulignent, à ce titre, à la fois la disparition des pratiques chevaleresques de la guerre et la persistance d’une culture chevaleresque dans l’éducation, la morale et les relations de pouvoir10.

3Doit-on expliquer ce paradoxe par de simples survivances, ou par les visions fantasmatiques d’une noblesse déclinante ? Est-il envisageable que l’écurie dispense à ceux que la nature destine à devenir l’élite militaire du royaume une éducation surannée en décalage avec les pratiques de la guerre du xvi^e siècle ? Il semble, bien au contraire, que l’écurie entretienne, dès le xvi^e siècle, un système éducatif en accord avec deux de ses missions fondamentales : préparer à la guerre et conserver l’image chevaleresque du monarque. L’écurie trouve ainsi sa place entre la culture chevaleresque et les pratiques de la guerre moderne. En ce sens, elle donne naissance à une première forme d’institutionnalisation des savoirs de la guerre, où s’articule savoir-faire techniques et idéal social, avant même l’avènement des académies militaires du xvii^e siècle. L’écurie participe ainsi à la construction d’un être social à la fois capitaine et noble, susceptible de faire vivre l’idéal social chevaleresque.

4André Corvisier, dans son article « Formation des militaires », opérait une distinction fondamentale entre l’apprentissage des arts martiaux – maniement des armes, préparation des corps – et la formation morale au métier de soldat – discipline et valeurs collectives11. J’ai choisi ici, tout en conservant cette distinction, de ménager une place indépendante à la question de l’apprentissage par l’expérience à laquelle Michel de Montaigne était particulièrement sensible et dans laquelle réside, pour la formation des jeunes pages du xvi^e siècle, toute l’essence du métier de cavalier lourd12.

Les savoir-faire du corps : un apprentissage des arts martiaux

5Les traités militaires sont assez prolixes sur le contenu de la formation, fondée essentiellement sur la répétition d’exercices. Nicolas Machiavel synthétise l’utilité de ces exercices autour de trois impératifs : endurcir le soldat, l’instruire dans le maniement individuel des armes, lui apprendre l’exercice collectif de l’art de la guerre13. Ces nécessités pragmatiques et impérieuses sont une constante de l’éducation militaire de l’Antiquité jusqu’à nos jours14. À l’autre extrémité du siècle, Salomon de La Broue, écuyer du duc d’Épernon puis du roi, décrit les pratiques éducatives ayant cours à l’écurie15. La formation qu’il décrit, dans ce domaine, s’organise autour d’exercices strictement physiques, de la pratique des armes et d’une préparation à l’art équestre de la guerre.

6La formation des jeunes pages s’attache d’abord à endurcir les corps. Dans cet objectif, ils doivent apprendre à courir, à sauter par-dessus des fossés, à escalader des murs et s’adonner à des jeux physiques et violents. La Broue préconise ainsi la pratique du jeu de paume, de la lutte ou de jeux de force, « car ce sont des exercices qui fortifient le corps & le courage, & qui d’ordinaire plaisent à la jeunesse16 ». Robert de La Marck, seigneur de fleuranges, arrivé à la cour de Louis XII à l’âge de huit ou neuf ans et mis en page auprès du jeune François d’Angoulême, rapporte les activités, à la fois ludiques et pédagogiques, qui se pratiquaient alors : tir à l’arc, chasse, exercices d’artillerie et assauts collectifs de petits châteaux ou bastions à l’épée17. Le panorama des exercices qui se pratiquaient au sein de l’écurie peut être complété par la traduction du Epitoma rei militaris de Végèce par Nicolas Wolkyr. Outre le saut, l’escalade, le jet de toutes sortes d’objets et la nage, il recommande d’exercer les jeunes « en portant faictz charge et pesanteur », ou encore, à l’exemple des Anciens, en leur faisant utiliser des armes deux fois plus lourdes que celles en usage au combat18. Tous ces exercices sont destinés à développer les capacités strictement physiques des jouvenceaux, à leur permettre d’agir en situation et à préparer leur corps à supporter les maux de la guerre. Ils doivent être pratiqués quotidiennement pour maintenir les chairs dans de bonnes dispositions.

7Les pages doivent également acquérir les savoir-faire techniques nécessaires à la pratique de la guerre, notamment le combat individuel et l’équitation. La pratique de la lutte était déjà l’un des aspects de cette préparation. L’écuyer est ainsi responsable de leur apprendre à « tirer les armes ». Dans ce domaine, le xvi^e siècle semble caractérisé par une remarquable stabilité tant dans les exercices que dans l’encadrement. Jehan Petit est ainsi escrimeur des petite et grande écuries pendant près de vingt ans, de 1588 à 160719. Les escrimeurs et tireurs d’armes ne font leur apparition dans les comptes de l’écurie qu’à partir de 1588. Mais cela ne signifie pas qu’un tel enseignement ait été absent auparavant. D’abord parce que nous ne disposons pas de comptes entre 1560 et 1588, et ensuite parce que des exercices d’escrime sont décrits bien auparavant. Les armes pesantes, décrites par Nicolas Wolkyr, devaient servir à l’exercice du « pal », ou « palamail », qui consistait à assaillir un pieu profondément planté dans la terre, comme s’il s’agissait d’un véritable ennemi, selon un ordre précis : d’abord à la tête, « droit à la face », puis sur les flancs, et enfin à hauteur de genoux comme si l’on voulait lui trancher les jarrets20. Cet exercice, décrit ici en 1536, l’était déjà dans l’Art de la guerre publié pour la première fois en 1521, et le fut encore dans l’Art militaire à cheval de Johan Jaccobi von Wallhausen, paru en français en 1616. L’intérêt des jeunes nobles pour la pratique de l’escrime est bien connu. Ces derniers vont s’y instruire en Italie avant l’arrivée des maîtres italiens en France et d’abord à la cour21. Dans le cadre de l’écurie, l’escrime civile, qui est indéniablement liée à une pratique noble du duel et à la valeur de l’honneur, semble néanmoins rejoindre l’escrime militaire. Dès 1536, Nicolas Wolkyr préconise, à l’exemple des Romains, d’apprendre aux jeunes à férir non pas de taille mais d’estoc : « Pour autant que le coup de taille de quelle impetuosité et effort quil viengne ne tue pas souvent. […] mais au contraire la poincte […] est mortelle22. » C’est à un véritable art de tuer que les pages semblent devoir être formés, loin des considérations courtoises aux travers desquelles les guerres du Moyen Âge et, aussi bien souvent, celles d’Italie continuent d’être perçues. L’apprentissage de l’escrime est du moins à la fin du siècle accompagné de celui de la danse. Il est utile pour la pratique tout autant de l’escrime que de la guerre à cheval, à « cause que c’est un exercice qui donne quelque grace & asseurance, qui s’estend en toutes les autres dexteritez que le cavalerier peut acquerir23 ».

8L’écurie est, en effet, surtout le lieu de la transmission des savoir-faire équestres. Il s’agit d’y préparer les pages à servir dans les compagnies d’ordonnance. L’écuyer est par conséquent responsable d’enseigner aux pages à monter, à voltiger, et de leur apprendre tout ce que doit savoir un cavalier pour remplir son office à la guerre. Il est pourtant symptomatique de constater que, si les traités militaires de la première partie du xvi^e siècle sont très prolixes sur la formation des fantassins, ils demeurent discrets sur la question de l’instruction des cavaliers. Nicolas Wolkyr n’y consacre qu’un unique chapitre24. Le programme d’entraînement qu’il décrit fait alterner les exercices sur chevaux de bois et sur chevaux vivants, les exercices désarmés puis en armes. Il faut ainsi leur apprendre à monter et descendre de cheval, à chevaucher seul et en groupe ; puis à faire sauter, charger et volter leurs chevaux ; et enfin à chevaucher avec l’épée et la lance « affin que au tumulte et trouble de la bataille et conflict ilz montassent hastivement sans demeure, veu que si soigneusement estoient exercitez en temps de paix25 ». Dans ce domaine également, l’éducation semble caractérisée par la stabilité26. En 1599, l’écurie commande à « Eustache Sandrier, maistre menuisier, […] deux chevaux de bois qu’il a faict et fournis pour servir a faire voltaiger les pages de la grande et petite escuiries27 ». Les chansons de geste imprimées tout au long du xvi^e siècle sont bien plus loquaces sur le contenu de l’éducation équestre. Doolin de Mayence apprend ainsi avec son père à monter et à charger à l’épée et à la lance28. Galien « avant deux moys apres [qu’il soit arrivé à la cour] commenca a suyvir joustes et tournois et si bien chevauchois que cestoit merveilles de le veoir29 ». Ces jeux à cheval apparaissent plus tardivement dans l’éducation du jeune seigneur de la Marck. Ce n’est qu’une fois « un peu plus grand [que le jeune adventureux, François d’Angoulême et les autres jeunes gentilhommes] commencèrent eulx armer, et faire joustes et tournois de toutes les sortes qu’on se pouvoit adviser30 ». L’art de la lance semble demeurer tout au long du siècle un des piliers de l’éducation au sein de l’écurie. En 1588 et 1590, cent écus sont dépensés « pour lachapt des mordz dorez, fers de lances, piques et aultres choses qui se prendront pour plaisir, essay, joustes et tournois31 ».

9Cet apprentissage connaît, cependant, sous l’influence des académies d’équitation italiennes dans la seconde moitié du siècle, une évolution caractérisée par un recul de la violence et une théorisation plus poussée. Les nouveautés qui sont alors introduites dans la pratique de l’équitation nobiliaire, tel le carrousel, sont souvent présentées comme une manifestation du recul de son caractère militaire au profit du paraître. Pourtant, les théoriciens soulignent que fonctions guerrière et sociale ne sont pas antinomiques. En 1552, Federico Grisone, écuyer et gentilhomme de l’académie de Naples, publie son Ordini di cavalcare. Traduit dès 1559 en français, l’ouvrage connaît un franc succès et est réédité une dizaine de fois avant 161032. Il y développe l’idée d’un « art martial d’excellence » qui s’acquiert en trois temps : instruction du cavalier, dressage du cheval et formation du couple homme-cheval. Federico Grisone sépare dans sa réflexion l’équitation civile, faite de pesades, cabrioles et courbettes, de l’équitation militaire, centrée sur les passades, les manèges et les tournois33. L’équitation qu’il préconise et qui est développée au sein de l’écurie semble faire le lien entre utilité guerrière et bienséance gentilhommesque. De même Salomon de La Broue intitule de façon symptomatique l’un de ses chapitres : « Des actions et gestes bien seans au chevalier, en exerçant le cheval au manege de combat34 ». Le recul de la violence des tournois au profit de la parade peut ainsi être réinterprété à la lumière de la volonté sociale de mettre la noblesse à l’abri des violences inutiles. Ce recul est parallèle au processus de pénalisation du duel qui est perçu comme une saignée pour le second ordre35. Car l’escrime de la lance, telle qu’elle apparaît à la fin du xvi^e et dans le premier xvii^e siècle, est avant tout un art de donner la mort. Ainsi, Wallhausen décrit les différentes manières d’abaisser la lance afin de gérer la gravité de la blessure infligée. Il préconise par exemple, dans le cadre d’une charge contre d’autres cavaliers, de viser la visière de l’ennemi ou la tête de son cheval avec un mouvement ascendant de la lance afin de rendre le coup plus violent36.

10Les méthodes de combat à cheval font aussi l’objet d’un processus de réflexion déjà constaté pour les « savoirs du corps » ou l’instruction de l’infanterie au travers du drill37. Marqués par la redécouverte de l’Antiquité et par le développement des représentations mathématiques du monde, certains tentent de théoriser la charge à la lance. Salomon de La Broue et Pierre de La Noue sont attentifs à la correspondance des proportions de la lance et du cavalier ; à la résistance de l’air sur les mouvements du cavalier et de son arme ; à l’angle formé par la lance et la ligne de visée aux différents moments de la charge38. Aussi, l’écurie diffuse-t-elle un art équestre de la guerre qui, tout en conservant la valeur symbolique de la charge chevaleresque, est baigné de ces nouvelles façons de penser la guerre. Ainsi, le compte de 1607 comporte une ligne destinée « a Gilles Alain, professeur de mathematiques pour enseigner les paiges des deux écuries39 ». Ce qui est en jeu, une nouvelle fois, est bien plus une modification du rapport à l’apprentissage de la guerre qu’une démilitarisation. La « géométrisation » ne marque pas tant une réduction en art de la pratique de la guerre à cheval, déjà effective au Moyen Âge, que la volonté de faire du cavalier un technicien de la guerre, un « maistre parfait » dans la « science des armes », ou encore un « docteur du champ40 ». Ces réflexions sont cependant moins avancées que pour l’infanterie. Les lacunes des connaissances dans le domaine de la physique dynamique sont probablement à l’origine du fait que la charge n’est théorisée que dans sa dimension individuelle41. L’équitation dispensée au sein de l’écurie à la fin du siècle apparaît comme une passerelle entre le monde du guerrier et celui du courtisan.

11La formation dispensée dans le cadre de l’écurie semble assez proche des idées développées dans les sources théoriques. Elle reproduit encore largement l’éducation nobiliaire médiévale fondée sur le modèle chevaleresque42. La cour accueille de très jeunes enfants comme l’atteste le modèle développé par François de La Noue qui propose de les y recevoir dès l’âge de cinq ans43. Les sources littéraires font reculer l’âge d’entrée à la cour de quelques années. La chanson de Galien Rhétore y décrit l’arrivée de son héros à l’âge de sept ans44. Robert de La Marck, quant à lui, affirme avoir intégré l’entourage de François d’Angoulême pendant sa neuvième année45. Pourtant, la formation strictement militaire des jeunes pages ne semble pas débuter avant quatorze ans. Cet âge est celui que les traités militaires préconisent d’attendre pour leur faire débuter l’entraînement guerrier46. Le jeune La Marck essuie un refus de la part de Louis XII lorsqu’il lui demande d’entrer à son service à son arrivée à la cour. Ce n’est qu’après avoir vieilli que les jeux violents deviennent à proprement parler militaires. Et Galien ne débute sa formation chevaleresque qu’à l’âge de quatorze ans. Cette formation qui dure, pour ce jeune homme hors du commun deux années entières devait probablement s’étaler sur quatre à cinq ans47. Puis, une fois formés, les jeunes sont envoyés pour servir dans les compagnies d’ordonnance comme le jeune Souppetz qui reçoit du roi 9 livres 16 sols tournois pour paiement de ses gages avant d’être mis hors de pages « et envoyé en ses ordonnances48 » en janvier 1560. Huit autres pages le suivent cinq mois plus tard.

12Cela dénote un fonctionnement cyclique de l’écurie. Les comptes de l’année 1497-1498 sont à ce titre les plus éloquents. Ils comptabilisent quarante-trois pages au mois d’octobre 1497. Quatorze d’entre eux quittent l’écurie avant le mois de mai, soit un tiers. Il s’agit probablement, comme le laisse supposer le compte de 1560, des pages sortants conservés comme pages extraordinaires le temps de trouver une place dans une compagnie d’ordonnance. Dix-huit autres disparaissent des « livrées et dépenses de bouches » entre le mois de mai et celui de juillet, période privilégiée de recrutement dans la gendarmerie. Il s’agit certainement ici des pages ayant terminé leur formation pendant l’année. Les dix derniers pages sont présents dans les comptes de l’ensemble de l’année et semblent y rester pour l’année suivante afin d’y parfaire leur éducation. Parallèlement, les mois de juin, juillet et août voient l’arrivée de dix-neuf nouveaux pages venant prendre les places laissées libres par leurs aînés. Les effectifs se stabilisent ensuite pour atteindre trente-huit en novembre 149849. Le fonctionnement est identique en 1560. En juillet, « ung autre grand paige dicelluy seigneur nommé Vaspasian de Hanoilleres mis hors de paige le vingtiesme jour de cedit mois et que ledit seigneur a ordonné estre mis en ses ordonnances », est remplacé le jour même par « ung autre paige dudit seigneur nommé Pierre Bosse nouveau venu50 ». Déjà en avril, le dénommé Montereau est « sorty hors de paiges le premier jour de ce moys et est entré en son lieu Rochefort51 ».

13La durée de la formation et le fonctionnement cyclique de l’écurie impliquent la présence de pages d’âges et de compétences différents. Salomon de La Broue recommande ainsi aux écuyers d’adapter leur enseignement et de choisir les chevaux pour les jouvenceaux en fonction de leur taille et de leur force52. Cela marque l’existence d’une progression, c’est-à-dire au moins d’un embryon de réflexion globale sur la formation. Jusqu’en 1560, cette progression apparaît, dans les comptes, en deux phases. Dans un premier temps, les pages sont instruits aux savoir-faire techniques et aux valeurs morales au sein de l’écurie. Lorsque leur formation est suffisamment avancée, ils sont envoyés sous la responsabilité du grand écuyer au sein de sa compagnie d’ordonnance pour y parfaire leur connaissance du métier d’homme d’armes. En 1508, Galleazzo Sanseverino, chevalier de l’ordre du roi, chambellan et grand écuyer de France, dépense pour les mois de mai, juin et juillet la somme de cent cinquante-cinq livres tournois pour l’entretien de deux pages et de leurs grands chevaux qui le suivent dans la campagne de Milan et d’Asti53. Une fois leur formation sur le terrain complétée, ils sont mis hors de pages et placés comme hommes d’armes ou archers dans une compagnie.

14Le système devient plus clair après l’édit d’Henri III qui institutionnalise, en 1582, la distinction entre la grande écurie et la petite écurie54. Il apparaît alors organisé non plus en deux mais en trois, voire quatre phases distinctes. En 1588, trois mille trois cent six écus sont dépensés « pour la nourriture et despence de quarante paiges qui sont en toutes les escuries dudict sieur assavoir seize en la grande escurie dix huict en la petite, quatre a la suite de Monseigneur le Grand et deux au haras a raison de quatorze solz pour chacun par jour comprins laugmentation55 ». La distinction entre grande écurie et petite écurie est déjà présente dans les comptes de 1560 et montre que les deux annexes de l’écurie développent des formations distinctes56. Au sein de la petite écurie, responsable des activités quotidiennes de déplacement et de transport du roi, les pages suivaient un entraînement physique et un premier apprentissage de l’équitation57. Une fois aguerris, ils passaient dans la grande écurie qui gérait les activités militaires et cérémoniales de la cour58. Là, ils apprenaient l’équitation militaire, les exercices de guerre et le dressage. Il est, à ce titre, symptomatique de constater que les achats de mords, de licols et d’étriers concernent la petite écurie comme la grande, alors que ceux d’éperons sont réservés à la grande écurie59. Les exercices traditionnels de chevalerie continuent d’y être pratiqués, comme le montrent commandes de bagues, poteaux et les faquins pour les exercices en 1599 et 160760. Enfin, les plus expérimentés étaient envoyés dans la compagnie de « Monsieur le Grand ». Encore en 1607, le sieur de Bellegarde, gentilhomme de la chambre du roi, grand écuyer de France et lieutenant général du roi aux gouvernements de Bourgogne et de Bresse, se fait rembourser la somme de sept mille deux cents livres pour l’entretien de dix-huit pages qui sont à sa suite61.

« La formation et la direction des esprits62 » : les savoir-faire de l’esprit

15L’instruction des jeunes pages ne se contente pas de les former aux arts martiaux. Un ordre d’Henri IV rappelle que le grand écuyer doit veiller à ce « que les pages soient bien instruits a la vertu et aient des maistres propres a ce faire63 ». L’écurie est donc également responsable de la formation des pages aux savoir-faire de l’esprit. L’écuyer Salomon de La Broue donne pour object à cette éducation des esprits de transmettre tout à la fois les valeurs de la guerre et celle de la noblesse. Ses réflexions peuvent être synthétisées en trois axes : une instruction au courage et à la discipline, une préparation spirituelle au sacrifice de sa vie et une formation en lien avec les structures sociales et culturelles64.

16L’éducation culturelle des jeunes nobles commence dès leur enfance dans le cadre de la famille. Ils y apprennent les valeurs fondamentales de la noblesse, comme la vénération des ancêtres ou l’importance de l’honneur. Une fois dans le cadre de l’écurie, leurs précepteurs, tout en respectant le cadre nobiliaire, doivent leur inculquer une hygiène de vie qui leur permette par la suite d’être acceptés par le monde de la cour et reconnus dans l’exercice de leurs fonctions militaires. Cette éducation est pour Paul Hay Du Chastelet, qui écrit dans la seconde moitié du xvii^e siècle, la voie par laquelle « les gens de guerre sont instruits à vouloir bien faire, à estre juste, à craindre la honte, à aimer la gloire à reverer les Capitaines, & en obeïssant aux commandemens qu’ils en reçoivent, à mépriser les perils, surmonter les difficultez les plus apres ; & en suite pour finir leurs travaux, à vaincre leurs ennemis65 ». Salomon de La Broue estime de la sorte que l’écuyer doit veiller à ce que les pages apprennent la propreté, la sobriété, la politesse et l’humilité. Les repas doivent avoir lieu à l’écurie et être pris en silence et dans la sobriété. Il convient également de leur faire détester les vices tels que le blasphème, le mensonge, la dissimulation, les jeux, la gourmandise, l’ivrognerie ou encore la paillardise. Cette discipline du corps et de l’esprit est ressentie comme un moyen pour accéder à la gouvernance de leurs passions, car ce n’est que maîtres de leur esprit et de leur corps qu’ils peuvent développer les qualités nécessaires pour obtenir l’estime de la cour. Mais ce n’est aussi qu’à cette condition qu’ils seront jugés aptes à conduire les hommes66.

17L’éducation morale des pages doit également les préparer à côtoyer la mort et à accepter le risque d’y laisser la vie. Il s’agit, ici, d’obtenir leur participation à un système qui leur demande l’engagement perpétuel de leur vie. Cette adhésion ne peut être obtenue que si les formes de compensation – récompenses matérielles et spirituelles – leur fournissent des raisons suffisamment fortes de consentir ce sacrifice67. Aussi, le service armé du roi se doit-il d’être une voie de réalisation sociale. Les distributions de charges, de pensions ou de pécules pour rétribuer les belles actions de guerre doivent permettre d’accroître la fortune et de garantir la survie économique lorsque la vieillesse met un terme au service actif68. Les prouesses, elles, doivent apporter la renommée et l’honneur, qui ne sont pas sans répercussion sur l’ascension sociale. Enfin, les traités militaires présentent l’image de la guerre comme une propédeutique du salut. Le métier des armes y apparaît comme le sacrifice consenti de la noblesse pour la survie de l’ensemble du corps social. Nicolas Wolkyr, dans sa traduction de Végèce, est, à ce propos, le plus éloquent :

Or y a il deux sortes des Chevaliers, ascavoir Spirituels & corporels, qui tous deux ont leur origine & institution fort ancienne & bien haulte, ascavoir de ce grand Dieu des batailles, lequels comme oultre sa Chevalerie celeste, il a constitué son peuple pour Chevaliers, qui combattent le Royaulme du diable, leur baillant pour chef son propre fils : ainsi a il aussi ordonné Les Roys, Princes & Seigneurs, pour estre chevaliers corporels, ceints du glaive, afin que comme vrays nourriciers de son Eglise, ils s’employent a la defense d’icelle contre tous les efforts des ennemis exterieurs, ascavoir du diable & de ses membres & supposts69.

18Outre que cette idéologie véhicule les représentations du pouvoir justifiant la supériorité sociale de la noblesse, la vie du combattant y apparaît, dans la tradition chrétienne et à l’imitation du Christ, comme une voie de réalisation permettant de gagner l’éternité. Le métier des armes est présenté comme un moyen d’atteindre une perfection humaine qui ne manquera pas d’être récompensée dans l’au-delà. Il est symptomatique de constater que Salomon de La Broue insiste pour que les pages soient élevés dans la crainte de Dieu et qu’ils soient menés chaque matin à l’église. De la même manière pour le théoricien de la noblesse, Louys Ernaud, le recul de la pratique de la guerre dans la noblesse est une des causes de sa décadence dans le second xvi^e siècle70

19Ce dernier exemple révèle toute la dimension sociale de l’éducation des pages pour lesquels l’éducation militaire équestre est non seulement un instrument d’apprentissage mais de distinction et de reproduction sociale. Il prépare les pages à endosser les fonctions ancestrales de leur groupe familial dans l’objectif non pas tant de favoriser l’ascension sociale, mais de reproduire un ordre jugé immuable71. L’instruction guerrière véhicule l’image d’une hiérarchie sociale que la transmission des valeurs morales permet de reproduire et de renforcer. Jérémie Billon assure ainsi que « les travaux, les périls de la vie, & les services que les soldats font à la patrie les fait meriter par dessus tout autre72 ». La pratique du métier des armes est plus que jamais un argument qui justifie la supériorité sociale de la noblesse. Ce discours est validé par la monarchie qui crée la Charité chrétienne du faubourg Saint-Marcel en 1606 « en faveur des pauvres Gentilshommes, Capitaines & soldats estropiez, viels, & caducs ». Ainsi, Henri IV reconnaît le mérite des gens de guerre et tente d’institutionnaliser la prise en charge de ceux qui ont consenti le sacrifice de leur vie pour le bien commun73. Toutefois, si l’instruction rend lisible cette hiérarchie hexogène à la noblesse, elle transmet également une hiérarchie endogène. La Broue insiste sur la nécessité de faire découvrir aux pages les impératifs de la notion de service, le sens de l’obligation et de la révérence à leurs supérieurs légitimes. Chaque page doit apprendre à tenir son rang et à ne pas l’outrepasser, dans le respect de la discipline militaire et de la hiérarchie naturelle de la société. En intégrant et en respectant les lignes de rupture de cet ordre, les pages contribuent à rendre visible à tous l’ordre social. C’était aussi le sens de la phrase de Nicolas Wolkyr lorsqu’il assurait que le chevalier terrestre était l’alter ego séculier du Christ. De même l’auteur de la compilation connue sous le nom de Code du roy Henry III indique que la survie et la réhabilitation de la noblesse passent nécessairement par la pratique des exercices traditionnels de la guerre, la mise en place d’un cursus honorum de la carrière militaire et la restauration de la discipline militaire74.

20Si l’instruction militaire des jeunes pages contribue à la reproduction sociale de tout un ordre, elle participe également à assurer la pérennité des lignages familiaux. En effet, la transmission des vertus et de l’honneur militaire, au sein de l’écurie, préconisée par Henri IV et Salomon de La Broue, endosse aussi cette dimension75. La formation permet de corriger les manques de la nature76. Car si la noblesse est le vecteur particulier de la compétence et de la vertu militaires, il n’en reste pas moins qu’il est rare qu’elle engendre la perfection. Guillaume Drevyn reconnaît ainsi que « peu de gens sont hardy par nature mais par art et par aprenture deviennent hardy et couraigeux77 ». Aussi, le caractère naturel de la peur est-il reconnu de façon unanime. Blaise de Montluc, lui-même, avoue qu’« il n’est pas mal seant d’avoir peur quand il y a grande occasion [… ]78 ». Cependant, si la peur est naturelle, il ne convient pas à l’homme de guerre de succomber à son emprise. Plus exactement, il convient de faire preuve de courage, c’est-à-dire d’arriver à surmonter sa peur dans les situations de stress important. Ici réside toute la différence entre la peur et la couardise. Pour Raymond de Fourquevaux, l’exercice permet de contrôler sa peur, voire de corriger la couardise en rendant hardi : « Car en ce que nature deffault de soy, l’industrie y peult supplir & l’exercice [… ]79. » L’instruction permet donc aux jouvenceaux d’aguerrir leur nature guerrière afin de rendre visible leur vocation naturelle à faire la guerre et de justifier leur position de pouvoir dans la société80. En apprenant et en manifestant la vertu de courage – c’est-à-dire la capacité d’entreprendre avec bravoure des prouesses viriles –, les jeunes pages s’intègrent à la vie militaire et sociale par l’action81. Dans ce cadre, la maîtrise de l’acte guerrier permet de manifester ses vertus et sa noblesse :

Parmy le musc de la poudre à canon, toute couverte des parfums aromatiques que porte la fumee des arquebusades, sur la poincte des espees & des picques, l’ame genereuse s’exerce, elle prend sa mesure, elle s’exerce a ceste rigoureuse eschole elle apres une divine maistrise, elle gaigne la ses ordres perdurables, non pas une, ni trois, ni quatre, ains mille fois tout autant qu’il en est besoing pour le bien commun ceux qui ne se mesure point à ceste aulne ne sont que des ombres frivoles, & (si je le puis ainsi dire) des fantosmes de la vraye vertu [… ]82.

21Pour mettre en œuvre ce programme, l’écuyer doit disposer de façon mesurée de la douceur et de la contrainte en fonction du naturel des pages83. Il est assisté dans ce domaine par un ou plusieurs précepteurs. Si cette fonction n’apparaît qu’à partir du compte de 1560, il est néanmoins difficile d’y voir son apparition, d’abord parce que l’absence d’une ligne comptable spécifique pour les années précédentes ne signifie par forcément son inexistence ; et ensuite parce que les comptes n’ont pas été conservés entre 1532 et 1560. Il pourrait s’agir plus d’une institutionnalisation du statut de précepteur de l’écurie que d’une simple apparition de cette charge. D’ailleurs, il a été démontré que l’alphabétisation des capitaines de la fin du Moyen Âge était probablement plus importante que nous le pensions et que l’analphabétisme était un frein aux carrières militaires84. Le compte de 1560 nous apprend ainsi l’existence de deux précepteurs, l’un pour la grande écurie, le second pour la petite85. Leurs fonctions sont autant techniques que spirituelles. Philippe Dumoncel, précepteur de la petite écurie, est rétribué « tant pour ses peines et sallaires davoir montré aux paiges dudit seigneur par chacun jour que pour leur avoir fourny dancre pappier plumes et autres choses necessaires pour leur estude et avoir dict la messe tous les jours86 ». Les pages apprennent les rudiments de la lecture, de l’écriture et des mathématiques. Cela leur est nécessaire pour l’exercice des responsabilités militaires : donner des ordres et en recevoir, délivrer des sauf-conduits, passer des contrats, contrôler les montres, les soldes et prendre des décisions tactiques. Philippe Dumoncel est encore présent en 1588, près de trente ans plus tard, ce qui confirme la remarquable stabilité déjà soulignée du personnel d’encadrement. Il est alors secondé par un certain Mathurin de Hanart, précepteur des pages de la grande écurie, dont les attributions sont moins précises « pour ses gaiges et pour fournir de livres et papiers87 ».

22Le support de prédilection de l’apprentissage de la lecture et de l’écriture est le livre imprimé. Les ouvrages sont choisis en fonction de leur valeur morale et militaire. Salomon de La Broue indique ainsi : « Une ou deux heures du jour [l’écuyer] les fera lire en quelque beau livre, qui leur apprenne à preferer l’honneur de Dieu, l’honnesteté & la vertu à toutes les choses du monde88. » Il est difficile de connaître exactement la nature des ouvrages qui étaient proposés aux pages de l’écurie. Les comptes sont muets à leur sujet. Néanmoins, les récits laissés par certains capitaines peuvent combler en partie cette lacune. Pierre de Bourdeille, seigneur de Brantôme, recommande la lecture des panégyriques, des mémoires des grands capitaines, ou encore des chroniques et des annales, sans opérer de distinction de valeur. Il avoue ainsi avoir lui-même lu les vies de Bayard laissées par le loyal serviteur et Symphorien Champier, ainsi que la Vie de Gonzalve de Cordoue de Paulo Jovio, les Mémoires de Philippe de Commynes et de Blaise de Montluc, les Annales et chroniques de France, ainsi que la Chronique de Savoie de Guillaume Paradin ou encore le Temple de bonne renommée de Jean Bouchet89. Il présente ces ouvrages comme autant d’invitations à la contemplation des modèles de valeurs, de morale et de vertus pour tous les jeunes90. François de Rabutin – homme d’armes de la compagnie d’ordonnance du duc de Nevers pendant les campagnes du règne d’Henri II, et dont les ambitions littéraires sont bien moindres que celles d’un Brantôme – dit avoir été baigné des grandes chroniques, des commentaires de Jules César, ou encore des traités militaires de Vitruve et de Végèce91. Quoi qu’il en soit, il est probable que l’éducation morale par les livres se fait au travers d’une sélection éclectique d’ouvrages choisis non pour leur véracité mais pour les valeurs qu’ils véhiculent.

23Il est pourtant bien certain que l’éducation militaire ne peut être considérée comme complète sans l’expérience du combat. « Parce que comme l’épée, pour le bien tranchante qu’elle soit en la main du soldat, ne blesse point s’il ne la sçait employer92 », l’art de la guerre s’apprend aussi le « cul sur la selle93 ».

Les savoir-faire de corps : communauté, expérience et intégration

24L’apprentissage technique et moral dispensé dans l’écurie est complété par l’apprentissage du métier de cavalier lourd au sein des compagnies d’ordonnance. L’âge théorique de l’intégration des pages au sein de la gendarmerie pour y parfaire leur éducation guerrière est fixé par l’ordonnance du 27 juillet 1498 à quinze ans. Il est relevé à dix-sept ans par une ordonnance de François I^er datée de 152694. Il est pourtant reconnu qu’adolescents et enfants plus jeunes y étaient présents. Et pour Paul Hay Du Chastelet, l’intégration des jeunes dans les garnisons doit se faire vers l’âge de quinze ou seize ans et leur intégration au service pas avant dix-sept ans95. La formation des pages s’étalerait par conséquent sur une dizaine d’années, si l’on considère l’âge d’arrivée à la cour vers huit ou neuf ans, dont deux à trois ans au sein des compagnies d’ordonnance. Cette dernière étape est tout aussi essentielle que celles qui la précèdent. Elle permet aux jouvenceaux d’entretenir et de développer leurs compétences individuelles, et de s’aguerrir aux exercices collectifs de la gendarmerie. De nombreux actes royaux rappellent que les compagnies d’ordonnance sont non seulement une force d’intervention mais aussi une institution d’entraînement et de formation96. En témoigne également la composition d’une lance de gendarmerie au moment de la création des compagnies d’ordonnance en 1445. En effet, on y trouve un homme d’armes, deux archers, un coutilier, un valet et un page. En témoigne encore l’ordonnance de 1498 sur la police des gens d’ordonnance qui impose aux hommes d’armes et archers d’apprendre à tirer à l’arc aux jeunes pages : ou encore à « tout ce qui se doit faire & advenir aux armees & batailles97 ».

25De même, l’ordonnance de police générale du royaume de mai 1579, faisant suite aux états généraux de 1576, indique que les gendarmes en garnison devront s’exercer au moins deux fois par semaine. Le programme d’entraînement est clair et reprend trait pour trait celui dispensé dans l’écurie : tirer les armes, dresser les chevaux, s’exercer à la guerre à cheval98. Ce programme est réaffirmé avec force dans l’ordonnance de 1584, dont l’article XIII indique que : « Seront tenus les Chefs, Hommes d’armes & Archers, pendant le séjour de leur garnison, faire exercice de deux ou trois jours l’un, assavoir, courre la bague, ou combattre à l’épée à cheval & à pied, tirer des armes, voltiger, & autres exercices propres & convenable à leur profession, afin de les rendre d’autant plus capable d’icelle99. » Il s’agit, néanmoins, de savoir si ces injonctions étaient suivies d’effets. Les témoignages sont rares, mais existent. Ambroise Paré a ainsi été témoin des exercices des compagnies d’ordonnance lorsqu’il les accompagna en Basse-Bretagne en 1543 : il affirme les avoir vu s’exercer à la bague, à l’épée avec tant d’ardeur « qu’il y en avoit tousjours quelqu’un qui avois quelque chinfreneau, et tousjours avois quelque chose à m’exercer ». La violence y est telle « qu’il n’y eust quelqu’un qui eust un bras ou une jambe rompue, ou l’espaule, ou hanche demise100 ». Outre que cela confirme l’idée que les jeux à cheval et les voltes ont une utilité guerrière tout autant que civile, cela montre la persistance d’une conception et d’usages chevaleresques de la guerre.

26La charge de cavalerie lourde possède d’ailleurs une dimension rationnelle bien plus développée qu’on ne le pense souvent. Nicolas Wolkyr assure que rien n’est plus utile à la guerre que de disposer de « chevaliers » capables de tenir leur rang et d’observer les ordres, car l’individualisme dans la charge nuit au collectif101. Ces préoccupations sont également celles du pouvoir, qui rappelle l’importance de l’exercice collectif. Henri II en 1549, Charles IX en 1577, Henri III en 1579 puis en 1584 y sont sensibles. L’article 25 de l’ordonnance du 7 octobre 1568 rappelle qu’il est « ordonné que les compaignies de chascun regiment de cavallerie marcheront tous ensemble, & avec l’ordre qu’elles devront garder en combattant, afin que chascun soit accoustumé à tenir son reng, & faire ce qu’il appartiendra102 ».

27Ce mode d’instruction qui reprend l’éducation dispensée à la cour nous rappelle que le passage par l’écurie royale n’est pas la seule voie d’accès aux compagnies d’ordonnance. Les grandes familles possèdent leur propre écurie. Pierre Du Terrail, seigneur de Bayard, a ainsi fait ses premières armes dans l’écurie du duc Charles de Savoie avant de passer, en 1490, au service de Louis de Luxembourg, comte de Ligny, qui le prend comme page puis l’intègre comme homme d’armes dans sa compagnie d’ordonnance en 1493103. Certains jeunes accèdent à la gendarmerie grâce à leurs relations familiales, amicales ou de clientèle. Blaise de Montluc entre en 1521 comme archer dans la compagnie de son cousin monsieur de Lescun104. Plus tard il confie son fils à l’âge de douze ans au capitaine de Charry et assure qu’il « n’eusse sceu luy donner un meilleur précepteur que celuy là pour luy apprendre ce qu’est que la guerre105 ». En 1553, monsieur de Vassé avait pris son fils comme lieutenant de sa compagnie et le confia à Montluc pour la défense du château de Saint-Damian afin qu’il parfît sa formation au commandement106.

28Cette instruction, fondée sur l’exemple et l’exercice, laisse une large place à l’oralité. Le contact avec les hommes d’armes expérimentés, les jeux, les conversations font vivre les savoir-faire, la mémoire et la culture de la gendarmerie107. Au contact de leurs nouveaux compagnons, les pages et les autres jouvenceaux se frottent à la culture d’un groupe soudé par l’expérience de la guerre et de la mort. Ils en apprennent les règles de comportement, les usages et les codes. Cet apprentissage a autant pour fonction de les perfectionner dans l’art de la guerre que de les intégrer au monde auquel ils aspirent parfois de toute leurs forces108. Ce phénomène est déjà présent alors que les pages évoluent dans le contexte curial. Il est pourtant difficile d’en mesurer l’importance. Les écrits laissés par les militaires nous permettent néanmoins d’en imaginer le contenu. « Les vies… » de Pierre de Bourdeille montrent que la mémoire des hommes et des événements anciens reste vivace à la cour. À l’occasion du récit de la vie du maréchal de Gié, Pierre de Rohan, qui avait mené l’avant-garde à la bataille de Fornoue, Brantôme révèle la présence d’un débat à la cour concernant l’opportunité de ses actions dans la bataille. Il assure avoir « ouy dire à feu M. de Guise le grand [Henri de Guise tué à Blois] en discourant de ce subjet une fois avec le bonhomme M. de La Brosse et autres capitaines109 […] ». Ce qui importe, ici, n’est pas tant le contenu du débat que le fait que la bataille de Fornoue (6 juillet 1495) et les belles actions qui y furent réalisées continuent d’être un sujet de discussion, dans la seconde moitié du xvi^e siècle, près de soixante-dix ans plus tard. Il est probable que ces discussions entre capitaines aient été suivies par des pages qui se forment ainsi à la tactique et constituent un capital culturel en lien avec leur fonction future.

29Ce temps d’instruction au sein des compagnies d’ordonnance est aussi celui des premiers combats. Il apparaît comme un rite initiatique lors duquel le jeune doit faire ses preuves. Ses premiers pas à la guerre sont observés de tous les gens de guerre d’expérience. En démontrant son courage, sa hardiesse et sa bravoure, le jeune cavalier révèle sa nature profonde. Sa capacité d’action manifeste ses vertus, prouve sa noblesse et s’intègre par l’action au monde de la gendarmerie. À l’issue de ces premières expériences, le jeune espère obtenir la reconnaissance de ses pairs et être intégré de manière définitive au sein du groupe des hommes d’armes. L’épreuve du feu prend, ici, une dimension anthropologique. C’est l’occasion d’éveiller l’intérêt de ses congénères pour obtenir, une fois sorti de pages, une place d’homme d’armes dans une compagnie et manifester son potentiel de commandement. Lors de sa première campagne, Blaise de Montluc dit avoir cherché à se trouver dans tous les lieux où il pensait pouvoir « acquerir de la reputation, à quelques pris que ce fust ». Ainsi, au cours de ses dix premiers jours de service, il perd cinq chevaux et est capturé par les Impériaux. Malgré cette perte économique importante, le gain symbolique est essentiel pour la suite de sa carrière. La fougue qu’il manifeste lors de cette première expérience du combat lui attire l’« amitié de ceux de sa compagnie » qui l’aident pour la remonte et pour payer sa rançon. Il conclut le récit de cette expérience en s’adressant à tous les jeunes qui le liront dans le futur :

Que ceux qui désirent avec les armes acquerir de l’honneur facent resolution de fermer les yeux à tous perils et hazards aux premieres rencontres où ils se trouveront ; car c’est sur eux qu’on jette les yeux, pour voir s’ils ont rien de bon au ventre. Que si au commencement ils font quelque acte signalé, pour monstrer leur courage et leur hardiesse, cela les marque pour jamais et les fait recognoistre110.

30L’éducation dispensée au sein de l’écurie est et demeure tout au long du xvi^e siècle une formation aux savoir, valeurs et savoir-faire du corps, de l’esprit et de corps. Elle conserve jusqu’au début du xvii^e siècle au moins le fonds traditionnel de l’éducation chevaleresque. Elle se donne pour objet d’endurcir les corps, de préparer à l’exercice des armes et au service à cheval, ainsi que de transmettre un ensemble de valeurs de corps destinées à permettre l’intégration des plus jeunes et à garantir leur adhésion au système social et militaire en vigueur dans la gendarmerie. La stabilité des programmes, des exercices, des méthodes et des personnels entretient le lien entre la noblesse et la culture chevaleresque.

31Il s’agit, pourtant, d’une culture chevaleresque revisitée au prisme de la première modernité. Elle connaît une évolution parallèle au mouvement de construction et d’affirmation de l’État moderne. Son cadre de diffusion, l’écurie, s’institutionnalise. L’édit de 1582, s’il rend plus visibles les processus d’enseignement en rationalisant l’organisation de l’écurie, semble moins inventer que reconnaître un système qui existait de fait depuis la fin du xv^e siècle. On assiste ainsi au cours du siècle à l’apparition de nouveau corps de métier au sein de l’écurie : tireur d’armes, escrimeurs, précepteurs… Mais il semble s’agir plus d’un développement des services internes de la grande écurie que de l’apparition de services qui devaient être assurés auparavant par les écuyers. Cette spécialisation de l’éducation, dont les différentes composantes sont de plus en plus assurées par des professionnels, est parallèle au mouvement de réduction en art de la pratique équestre de la guerre et plus généralement à l’affirmation du mouvement de « mathématisation » de la vision du monde.

32L’affirmation de la dimension technique de la formation des pages semble moins être une remise en cause du caractère guerrier de l’éducation que révéler une évolution des perceptions et du rapport à la guerre. Les escrimes de la lance et de l’épée conservent leur dimension martiale et demeurent des arts de donner la mort. La violence n’est pas écartée, même si la volonté plus générale de mettre la noblesse à l’abri se manifeste dans le recul relatif de certains jeux, comme la joute, au profit de manifestations techniques telles que la course à la bague ou encore les carrousels.

33L’acquisition de ces compétences équestres de la guerre apparaît également comme une nécessité sociale. Au-delà d’être un simple métier apportant les ressources nécessaires à la vie matérielle, le service à cheval assume des dimensions sociales multiples. Son apprentissage participe ainsi au maintien et à la reproduction des familles nobles, de la gendarmerie et plus généralement de la noblesse. Il permet également d’affirmer la distinction du commun et de justifier les positions de pouvoir dans la société du xvi^e siècle. Il ouvre, à la fois, une voie de réalisation à la noblesse et celle de la reconnaissance aux individus dont les vertus, encore largement chevaleresques, manifestent la nature. Cette éducation est aussi un pan de la politique de réforme du second ordre prêchée par les traités de noblesse et mise en œuvre par la monarchie. Au courage, à la hardiesse et au culte des anciens s’agrègent, depuis la fin du Moyen Âge, une discipline de plus en plus marquée et une soumission à l’autorité militaire et monarchique plus soutenue.

34L’éducation transmet donc des savoirs et des savoir-faire, un art de la guerre, une morale, des coutumes et des normes de comportement en lien avec le service guerrier à cheval. Ces éléments forment une véritable culture équestre de la guerre et participent à l’élaboration d’un être social – à la fois capitaine et guerrier, chevalier et gentilhomme – prêt à donner naissance au gentilhomme du xvii^e siècle.

Théorisation du déplacement de la lance dans l’espace pendant la charge selon Salomon de La Broue