1L’image de l’OTAN constituée dans les démocraties populaires – suivant la logique de la guerre froide – peut paraître très simple, même simpliste : l’Alliance atlantique est un pacte exclusivement militaire. Mais pour avoir une approche plus réaliste, il est nécessaire de nuancer cette constatation trop schématique1.

2Durant la guerre froide, les relations Est-Ouest ne sont pas restées inertes, il y a eu des hauts et des bas, des moments « doux » et des moments « chauds ». Même si la position de l’URSS et du pacte de Varsovie ne change pas, l’environnement international subit des bouleversements souvent brutaux – en premier lieu dans le monde afro-asiatique – qui ont des répercussions sur la politique étrangère à mener à Moscou.

3On peut résumer l’essentiel de l’image formée sur l’OTAN dans les démocraties populaires durant la guerre froide jusqu’à l’effondrement du système communiste, comme suit :

• jusqu’au début des années 1960 – parfois même au-delà –, elle se présente à l’Est comme un pacte d’agression et de guerre prêt à attaquer l’URSS et les pays du bloc communiste ;

• à partir des années 1960, début de l’ère de la Détente, l’OTAN reste qualifiée comme pacte militaire, mais sans la stigmatiser comme toujours agressive (sauf durant les crises, à l’instar de celle des euromissiles) ;

• dans les années 1980, après l’avènement de Gorbatchev à la tête du parti communiste soviétique, on commence à la considérer à l’Est comme une alliance politique aussi ;

• l’OTAN est identifiée dans les démocraties populaires avec les États-Unis, pendant toute la durée de la guerre froide ;

• elle est amalgamée – politiquement, idéologiquement – avec l’Occident, les États-Unis, le capitalisme, l’impérialisme. Elle n’est pas mentionnée séparément, mais comme instrument – en premier lieu militaire – de la politique globale de l’Occident, en l’occurrence des États-Unis. Dans les documents officiels des congrès du parti communiste soviétique le mot « OTAN » ne se trouve pas jusqu’à la fin des années 1950, ni dans ceux du xix^e (1952), ni dans ceux du xx^e (1956) ;

• ses activités sont vues au prisme de l’état des relations Est-Ouest (question de la sécurité européenne, etc.) ;

• en arrière-plan de tous les problèmes de portée internationale, de toutes les situations de crise, le bloc communiste voit l’OTAN (les colonialistes et les néocolonialistes sont soutenus par l’OTAN, etc.)2.

4Les réactions soviétiques à la constitution de l’OTAN sont développées dans le Mémorandum du 31 mars 1949 : la constitution de l’OTAN exprime la volonté des puissances anglo-saxonnes de dominer le monde3. La presse soviétique présente l’OTAN comme instrument américain de soumission de l’Europe de l’Ouest4.

5Staline juge tous les problèmes de sécurité de l’URSS à travers la question allemande. Il a une doctrine continentaliste : pour lui il n’y a pas – ou peu – d’intérêt aux affaires extérieures à l’Europe. Après sa disparition, la doctrine soviétique commence à subir un changement radical, et elle sera à vocation globaliste (engagement dans le tiers-monde : Suez, Congo, etc.), mais le problème allemand reste la préoccupation fondamentale. C’est la raison pour laquelle Moscou pose, en avril 1954, la question de son adhésion au Traité atlantique qui est toujours perçu comme un pacte d’agression. C’est une organisation fermée (à l’Union soviétique) qui refuse de tenir compte du danger d’une éventuelle agression allemande5.

6Cette démarche de Moscou est un acte de propagande certes, mais elle comprend aussi une part réelle de sa politique étrangère : l’expression de la volonté de participer au règlement de la question allemande. Les Soviétiques, suivant une tradition valable depuis Pierre le Grand, veulent être présents comme acteurs partout où les Puissances décident sur les questions de grande portée internationale, surtout si celles-ci concernent leur sécurité. L’année suivante, en 1955, c’est l’adhésion de la RFA à l’OTAN qui provoque la constitution du pacte de Varsovie. Cet événement consacre la coupure militaire en deux de l’Europe. Au printemps de 1955, une campagne de propagande frénétique est déclenchée dans les démocraties populaires, présentant la RFA comme État successeur de l’Allemagne hitlérienne, visant comme autrefois à envahir toute l’Europe6.

7Dès le début des années 1960, le dégel s’amorce dans les relations Est-Ouest, le processus de Détente – malgré les crises (Berlin, Cuba) – se développe doucement. Les grandes questions de la sécurité et de coopération européennes et du désarmement deviennent les sujets du dialogue soviéto-américain. Ces deux superpuissances sont incarnées par l’OTAN et le pacte de Varsovie. Il y a des tentatives de la part de chacun des deux de créer les conditions favorables à un rapprochement entre Est et Ouest.

8Le pacte de Varsovie lance en juillet 1966, l’idée de la Conférence sur la coopération et la sécurité européennes ; mais l’appel de Bucarest – mal préparé, plein de généralités et ayant plutôt des aspects de propagande – reste sans réponse. En revanche, l’appel de Budapest le 17 mars 1969 – après d’intenses consultations intenses auprès des États européens et des États-Unis – est bien élaboré et déclenche le processus d’Helsinki. Il contient une seule condition : la reconnaissance des frontières européennes, ce qui concerne – implicitement – la reconnaissance de la RDA. L’appel exprime l’intention de Moscou de s’entretenir avec l’Occident, dont également l’OTAN.

9Dans ces mêmes années-là, une proposition similaire vient directement de l’OTAN dont le président de l’Assemblée, M. Dubé, propose dans une lettre adressée en février 1967 aux présidents de l’Assemblée nationale de chacun des pays du pacte de Varsovie « des entretiens officieux avec les représentants des Assemblées des pays de l’Est… afin de créer des conditions favorables à une détente7 ».

10À la fin de l’année 1967, le rapport Harmel propose aussi que l’Alliance atlantique prenne un aspect politique, en vue « de justifier l’Alliance par des considérations autres que militaires8 ». Il y a donc une convergence d’intérêts à lancer un dialogue entre l’Est et l’Ouest pour créer une atmosphère de paix durable en Europe. M. Dubé n’a pas obtenu de réponse à sa lettre. Les Polonais et les Roumains ont été prêts à y répondre positivement, tandis que les autres pays communistes étaient hésitants – et embarrassés –, mais plutôt contre. La position hongroise était de ne pas refuser catégoriquement la proposition, ne dire ni oui, ni non, en fait d’ajourner la réponse9.

11Dans la presse hongroise il n’y a pas un mot sur cette tentative de prise de contact, la population n’en est pas informée. La réaction publique du pouvoir est du style communiste contemporain : la presse écrite évoque des arguments pour présenter l’OTAN comme un pacte exclusivement militaire dirigé par Washington ; l’Alliance atlantique n’a pas changé et n’en a pas l’intention. « Parler de l’OTAN politique, c’est de la démagogie10. »

12Le processus d’Helsinki, dont une des conditions du lancement a été la participation des États-Unis et du Canada, posée par les pays de l’Europe occidentale, apporte un peu d’apaisement dans les relations Est-Ouest, mais à la fin de la décennie la tension monte (intervention soviétique en Afghanistan, crise des euromissiles).

13Avec l’avènement de Gorbatchev, l’environnement politique change radicalement et devient favorable au développement du dialogue entre les pays de l’OTAN et du pacte de Varsovie. La perestroïka et la glasnost contribuent à détendre les relations internationales, permettant à la jeune élite émergente à l’Est d’approcher de manière plus réaliste, sans contrainte idéologique, les problèmes internationaux.

14Un signe spectaculaire de ce changement est la visite de la délégation de 18 membres du Conseil atlantique en Hongrie en février-mars 1988, dirigée par son président Ton Frinking. La visite a été proposée par l’OTAN et approuvée par le Bureau politique, la plus haute instance du parti communiste hongrois, à l’unanimité sans débat11. Officiellement, c’est le Parlement hongrois qui adresse l’invitation au Conseil atlantique. C’est la première prise de contact officielle entre les Assemblées des deux organisations, le pacte de Varsovie et l’OTAN. La délégation passe une semaine en Hongrie et rencontre des personnalités politiques : le Premier ministre, le ministre des Affaires étrangères, le président de l’Assemblée nationale, les membres du Bureau politique. Les entretiens portent sur les problèmes politiques, économiques, culturels de la Hongrie et des pays communistes. Tous les membres de la délégation de l’OTAN sont très satisfaits de la visite : « Il y a trente ans, une telle visite eût été inimaginable », ainsi s’exprime M. Bandson, le président de la commission de l’Est européen du Conseil atlantique auprès de l’ambassadeur de Hongrie à Bruxelles, le 17 mars 198812.

15La réussite de cette visite soulève parmi les membres de la délégation la possibilité d’une éventuelle invitation du ministre hongrois des Affaires étrangères à prononcer un discours au Conseil atlantique. Et le projet devient réalité : le secrétaire d’État aux Affaires étrangères, un des pionniers des réformes radicales en Hongrie, Gyula Horn, est invité à intervenir à la session du Conseil atlantique qui se tient à Hambourg en novembre 1988. Une seule voix, celle du Luxembourg, s’élève contre l’invitation en disant que l’« ouverture est trop rapide13 ».

16Dans sa conférence, G. Horn critique le pacte de Varsovie, le non-respect des droits de l’homme dans les pays communistes, la politique du dictateur roumain envers les minorités nationales, en premier lieu contre les presque deux millions de Hongrois14. La presse hongroise ne donne pas d’information sur cet événement qui montre le manque d’élaboration structurée en matière de politique étrangère à suivre.

17La chute du Mur, l’effondrement des régimes communistes, la disparition de l’ennemi, poussent l’OTAN et en général l’Ouest, à repenser sa stratégie. Et cette nouvelle situation géopolitique pose la possibilité réelle de créer une identité européenne de sécurité et de défense. Face à ces moments euphoriques à l’Est comme à l’Ouest, les acteurs, les décideurs sont hésitants, choqués par le changement brutal. Ils cherchent leur place dans la nouvelle situation internationale bouleversée. Mais certains prennent tout de suite l’occasion de lancer des propositions téméraires. En février 1990, G. Horn, dans son intervention aux débats de l’Association hongroise des politologues, déclare qu’on peut imaginer l’inimaginable : l’adhésion de la Hongrie à l’OTAN politique. Il propose la transformation radicale du pacte de Varsovie en une organisation politique consultative sans armée commune, qui établirait des relations étroites avec l’OTAN. À la question « Quand envisagez-vous cette adhésion ? », il répond : « Dans un avenir non lointain15. »

18La déclaration provoque un véritable scandale : le pacte de Varsovie existe (comme organisation militaire, il commence à être dissout en février 1991 et le sera totalement en juillet 1991), l’Armée rouge est toujours en Hongrie, l’appareil du parti communiste n’est pas entièrement détruit. La réaction à l’Ouest est très prudente, elle est considérée comme la proclamation d’une intention d’indépendance. Elle exprime l’irréversibilité du processus de rupture avec le système communiste, avec Moscou et l’ancrage définitif dans le monde occidental16.

19Le Premier ministre hongrois József Antal – le premier élu librement en avril 1991 – déclare au quotidien Le Monde : « Je suis partisan de la présence américaine en Europe mais dans ces moments-ci, il serait irréaliste que les pays ex-socialistes adhèrent à l’OTAN maintenant17. » Il préfère comme beaucoup d’autres hommes politiques de la région, mettre en place un système de sécurité européenne à partir du processus d’Helsinki.

20À l’Ouest, on n’envisage pas non plus l’élargissement à l’Est, par crainte de la réaction de la Russie18.

21À l’Est – en tout cas c’est vrai pour la Hongrie – lors du changement du régime, la classe politique comme la population pensent en premier lieu à l’Europe (ce qu’exprime le slogan diffusé par tous les partis, et très populaire : « Retour à l’Europe »), c’est-à-dire concrètement à l’Union européenne considérée comme un modèle de la société du bien-être, de la consommation, et moins comme un modèle de démocratie ou comme cadre d’un système éventuel de sécurité.

22En terme sécuritaire dans les pays d’Europe centrale et orientale, il n’y a pas de forte confiance envers les puissances de l’Europe de l’Ouest, et cela en raison d’un certain héritage historique. En Hongrie, les souvenirs du traité de Trianon et de l’écrasement de l’insurrection de Budapest en 1956, restent dans l’imaginaire des Hongrois comme leur abandon par l’Europe de l’Ouest. Il y a même un moment en Hongrie lors de l’effondrement du régime communiste, où se pose sérieusement la question de la neutralité, dans la tradition de 1956.

23Dans les autres pays de l’Europe centrale et orientale, le poids du passé est aussi pris en compte. Les souvenirs de Munich (dislocation de la Tchécoslovaquie) ou de la Seconde Guerre mondiale (« drôle de guerre ») restent des événements tragiques et tristes dans la mémoire des populations. Donc, dans l’Est européen, on fait davantage confiance aux États-Unis que dans l’Ouest. Cette confiance exprime aussi une certaine continuité de l’image de l’OTAN formée durant la guerre froide : l’Alliance atlantique, garantie de la sécurité de l’Europe devant la menace soviétique, a été identifiée aux États-Unis.

24Cette identification se manifeste au grand jour en 2003, à propos de la guerre en Irak : « les nouvelles démocraties » soutiennent les États-Unis contre « la vieille Europe ». La lettre des Huit, dont font partie les pays d’Europe centrale et orientale récemment admis dans l’Union européenne, constate qu’« une des garanties de notre liberté est le lien transatlantique19 ». C’est une position très nette : sans les États-Unis – donc si elle est du ressort exclusif de l’Union européenne – la sécurité des gouvernements signataires ne leur paraît pas garantie, non plus que leur ancrage définitif dans l’espace de la liberté et de la démocratie. Est-ce un geste antieuropéen ? Nous ne le pensons pas. La prise de position des Huit a été sur-dramatisée20. L’idée de la lettre est une initiative commune des deux Premiers ministres espagnol (José Maria Aznar) et britannique (Tony Blair). Le Premier ministre hongrois Péter Medgyessy, a été aussi consulté lors de la rédaction de la lettre. Celui-ci n’est pas contre une politique de défense européenne : « La PESC [politique étrangère et de sécurité commune] est une nécessité, déclare-t-il, mais il faut en débattre21. » Car, constate-t-il, il n’y a pas eu de dialogue avec les pays candidats de l’Est. Durant les négociations d’adhésion, il a été réclamé de s’adapter aux acquis communautaires, mais les entretiens n’ont pas porté sur la politique de défense et de sécurité.

25Cette friction entre l’Est et l’Ouest de l’Europe montre le manque d’une conception européenne de la politique de défense et de sécurité. Elle aurait cependant été une bonne occasion de relancer le débat. D’autre part, cette friction montre aussi très nettement que les pays de l’Europe centrale et orientale ne veulent pas considérer la PESC sans une participation active des États-Unis, ce qui n’exclue pas une approche différente – voire concurrente – au cas par cas, comme ce fut le cas pour l’Irak. Ces pays-là prennent comme un seul ensemble les États-Unis et l’Europe, le monde euro-atlantique. Et en matière de la politique de défense et de sécurité, ils y voient – avec un peu d’exagération – une certaine complémentarité : le Vieux Continent est plutôt un espace politique tandis que le monde outre Atlantique serait plutôt la branche militaire. Cet ensemble euro-atlantique incarne et défend les mêmes valeurs communes, comme par exemple les droits de l’homme. L’Union européenne et l’OTAN composent les deux faces de la même médaille, et le débat entre ces deux composantes va cristalliser la spécificité de la PESD.