Mémoire sur la fourniture du pain de guerre par les munitionnaires
p. 375-390
Texte intégral
1Le carton 1 M 1789 du Service historique de la Défense rassemble sept mémoires concernant divers sujets et attribués au comte de Langeron. Ces documents évoquent des questions de justice militaire, d’administration des troupes ou encore de fourniture des vivres aux soldats. Celui ici présenté, daté du 28 novembre 1764, s’inscrit dans un des débats essentiels de cette époque : la question de savoir s’il convient de maintenir les contrats passés avec des compagnies financières sous-traitantes pour fournir les vivres aux armées ou s’il faut gérer cette question en régie directe1.
2Né en 1720, son auteur, Charles Claude, comte puis marquis de Langeron (1720-1792), est lieutenant-colonel du régiment de Condé en 1743, brigadier en 1747, maréchal de camp en 1758 et enfin lieutenant général en 1762. Gouverneur des ports et châteaux de Brest entre 1776 et 1787, il devient commandant en chef des troupes de Franche Comté en 1788 jusqu’en 1790. Il meurt en 1792, alors âgé de 72 ans. Homme de terrain, Langeron est aussi un homme de réforme et l’auteur de nombreux mémoires. Dans les années 1770, il travaille notamment à ce titre auprès de Louis de Monteynard, appelé par Louis XV comme successeur du duc de Choiseul au département de la Guerre. Il participe alors aux réflexions sur les réformes à engager dans l’armée. Cette double compétence, à la fois pratique et théorique, justifie en 1764 son intervention dans le débat sur la question des vivres.
3Son mémoire intervient au cours d’une période de paix pour le royaume. La guerre de Sept Ans s’est achevée par le traité de Paris du 10 févier 1763, par lequel la France a cédé la plus grande partie de ses colonies nord-américaines, des Caraïbes et indiennes à l’Angleterre. Madame de Pompadour, qui jouait un grand rôle dans les prises de décisions du souverain, est morte depuis le 15 avril 1764. Les récoltes des années 1760 à 1763 ont par ailleurs été abondantes, ce qui a entraîné la mise en vente par les boulangers d’un pain de bonne qualité et bon marché. Dans ces conditions, l’idée est défendue que le soldat pourrait trouver dans le commerce un pain meilleur marché que celui fourni par le roi.
4Dans ce contexte propice est cependant signé par le contrôleur général L’Averdy2 l’édit du 19 juillet 1764 qui autorise le libre commerce des grains dans le royaume, à l’exception de Paris et de sa généralité, et qui allège les charges de ce commerce à l’exportation. Une telle mesure est d’une très grande importance, tant pour la population civile qui s’inquiète, que pour l’armée qui doit acheter ou faire acheter le grain pour nourrir ses soldats. D’autant qu’elle intervient au moment d’une mauvaise récolte qui provoque l’augmentation du prix du pain. Ce renchérissement passe dans la majorité de la population pour l’effet de la libération du commerce des grains. Des émeutes éclatent dans de nombreuses provinces du royaume dès 1764, et dureront plusieurs années. Ces débordements violents expliquent certainement la crainte, évoquée à deux reprises dans un texte pourtant relativement court, que les soldats mécontents ne se joignent à des émeutiers civils et ne fassent cause commune avec eux. Une telle éventualité ne manquerait pas de poser de graves problèmes de maintien de l’ordre dans le royaume, et plus particulièrement, celui du choix des unités à utiliser pour juguler les désordres.
5Rédigés au moment de ces premières émeutes, le mémoire du comte de Langeron s’interroge sur la pertinence de signer avec les munitionnaires des contrats permanents pour qu’ils fournissent du pain de munition aux troupes, y compris en temps de paix.
6Ce pain de munition est un pain de conservation qui, selon les époques contient une majorité de blé (de 50 à 75 %, avec le son), du seigle, et parfois de l’orge (tamisé). C’est un pain dur qui s’amollit lorsque l’on verse de la soupe dessus (la nourriture du soldat aux xvie, xviie et xviiie siècles se compose essentiellement d’une soupe épaisse contenant viande, légumes et surtout féculents – à partir du xixe siècle, elle contient naturellement beaucoup de pomme de terre). Depuis la Renaissance, il est fabriqué de manière quasi industrielle et distribué aux troupes par les munitionnaires. Ces financiers, seuls ou regroupés en compagnies, passent des contrats (appelés traités) avec les représentants du roi3, par lesquels ils s’engagent sur les quantités et les prix des denrées à fournir aux armées. Ils livrent ensuite ces dernières aux unités en période de campagne, et durant le temps de paix remplissent des magasins situés dans des villes ou des places proches des frontières, au plus près des théâtres habituels d’opérations4.
7Face à cette manière ordinaire de procéder se pose une double question. D’une part est-il souhaitable de maintenir ces contrats de fournitures pour l’ensemble du royaume ? Et d’autre part, si le principe de ces contrats est maintenu, faut-il qu’ils perdurent également durant le temps de paix ?
8Sur ces deux points, la réponse de Langeron est positive. Les contrats collectifs passés avec une ou plusieurs compagnies, toujours les mêmes, sont en effet pour lui une garantie de sérieux et de fiabilité. Ces compagnies jouent par ailleurs selon lui un rôle financier essentiel, dans la mesure où elles évitent au trésor royal de débourser de trop grandes sommes au moment des guerres. De fait, durant ces périodes, les dépenses sont particulièrement importantes et les fonds du royaume ne peuvent toutes les supporter. Insistant sur cette dimension positive, Langeron répond ainsi par la même occasion à l’idée couramment répandue, qui veut que les munitionnaires qui traitent avec le pouvoir royal la fourniture aux armées et qui manipulent des fonds très importants sont foncièrement malhonnêtes. Au contraire, souligne-t-il, leurs profits sont modérés au regard de la capacité d’expertise et de crédit qu’ils mettent au service de l’État.
9À ce titre, il convient de noter qu’un grand nombre de ces sociétés, malgré des associations commerciales et financières, des assurances réciproques et d’autres formes d’aval, font souvent faillite après quelques années d’exercice ; l’une des raisons de ces banqueroutes résidant dans la complexité du système de recouvrement des fonds auprès du trésor royal qui passe par l’assignation5. D’autre part, l’État rembourse très souvent sa dette envers ces fournisseurs sous forme de billets à ordre qui ne sont pas toujours négociables dans le royaume. Les financiers doivent alors chercher à négocier leurs titres sur des places étrangères et supporter les coûts des changes et des agios bancaires. De tels risques justifient en dernier lieu les profits de ces compagnies.
10Au demeurant, Langeron n’hésite pas à évoquer les services rendus par les munitionnaires durant la guerre de Sept Ans et surtout celle de Succession d’Autriche pour justifier sa position. Une argumentation qu’il complète d’ailleurs par des exemples plus anciens, qui témoignent de sa connaissance de l’histoire de France, sans doute due en partie à la mémoire collective de sa famille dont nombre de membres furent officiers supérieurs.
11Ainsi se prononce-t-il ultimement en faveur du maintien de l’entreprise qu’il propose d’étendre aux périodes de paix et à tout le royaume.
12Malgré leur intérêt, les arguments de Langeron ne furent pourtant pas entendus. Dès 1765, le service des vivres aux armées est en effet placé en régie directe. Il faut ainsi attendre 1771, et l’arrivée de Monteynard au pouvoir, dont les liens avec Langeron ont été soulignés, pour qu’il soit de nouveau fait appel aux sociétés financières pour traiter des vivres aux soldats.
Mémoire d’observations sur la question de savoir s’il convient de faire cesser ou continuer la fourniture de pain de munitiona
13[Page 1] Plus d’une fois depuis la guerre de 17336 cette matière a été mise en délibération et a paru mériter la plus grande attention, tant de la part des ministres, des généraux, que du Conseil du roy. Le résultat a toujours été qu’il falloit laisser subsister la fourniture du pain de munition. En effet, elle n’a pas discontinuée [sic] depuis 30 ans dans touttes les provinces de la frontière des Flandres [et] d’Allemagne. Et depuis la paix de 17487, elle a généralement été établie dans les provinces méridionales du Dauphiné, Provence, Languedoc et Roussillon. Avant cette époque, elle n’avoit ordinairement lieu pour ces dernières provinces que dans les places du Haut Dauphiné et à Antibes.
14La même question se renouvelle encore aujourd’huy, parce qu’en plusieurs places de la frontière de Flandres et d’Allemagne [Page 2] pendant le cours de cette année, le soldat auroit pu se procurer du pain de boulanger au prix, même au dessous, de la retenue de 2 sols qu’il est d’usage de faire sur les soldes pour la ration d’une livre et demy8.
15Le vœu de beaucoup de militaires, et en général des troupes, pour la cessation du service des vivres a été porté à un tel point qu’il paraît inévitable de rendre compte à nouveau des motifs qui peuvent déterminer à faire cesser ou continuer cette fourniture, afin de mettre Sa Majesté et son Conseil en état d’en décider9.
Motifs pour la cessation du service des vivres
Il est certain que touttes les fois que la récolte est bonne, le soldat peut trouver quelques œconomies à ne pas être assujetty au pain de munition, surtout dans les provinces de la frontière des Flandres et de l’Allemagne, et que pour le même prix il peut se procurer du pain de qualité plus agréable que celle de munition10.
Que l’assujettissement à cette fourniture [Page 3] dans le cas où le soldat peut en avoir de meilleure sans excéder les 2s de retenue est un sujet d’indisposition de sa part, qui pourroit exciter les troubles s’il n’étoit pas retenu dans la plus grande discipline, ou au moins peut-être une raison d’augmenter la désertion.
Il n’est pas douteux aussy que le roy, dans quelques cas, trouveroit de l’avantage à ne pas faire fournir le pain de munition, parce que lorsque la livre de pain commun de boulanger ne vaut que 16 deniers, ce qui feroit 24 deniers pour la ration d’une livre et demy, le prix des marchés du munitionnaire doit être nécessairement un peu plus haut, attendu que les frais d’un service qui exige des approvisionnemens d’avance, de grands établissements multipliés et souvent au dessus de la proportion de la fourniture réelle d’une place, ces frais, dis-je, sont plus considérables que ceux d’un boulanger ordinaire, d’où résulte une plus value à la charge de Sa Majesté.
On croit encore pouvoir ajouter qu’à moins de l’événement d’une récolte médiocre, la plus value que l’on accorderoit aux troupes [Page 4] au delà des 2s seroit en général moindre que celle qu’il faudroit donner à un entrepreneur, par la même raison qui vient d’être ditte.
Le party de supprimer la fourniture du pain de munition quant à présent pourroit être regardé comme un moyen de rétablir ce service dans la suite, lorsque le besoin l’exigera, avec plus d’œconomie et de faire cesser les persécutions et les tourmens qui se renouvellent et s’augmentent chaque jour.
On peut mettre au nombre des inconvéniens la conservation des munitionnaires des vivres en temps de paix, parce qu’étant inévitable de leur confier le même service pendant la guerre, ils peuvent mésuser de l’utilité dont ils deviennent alors en fesant la loy à un ministre d’une manière très désavantageuse pour les intérêts du roy.
Enfin, ces mêmes munitionnaires, sous le prétexte de la fourniture aux troupes, jouissant de la liberté d’acheter partout des bleds et d’en faire des magasins, peuvent avec grand avantage, et au plus grand préjudice de la subsistance des peuples, faire un commerce particulier.
16[Page 5] Voila en général les raisons qui semblent devoir déterminer à faire cesser la fourniture du pain de munition pendant la paix, mais il est question à présent d’examiner si elles sont également fondées et si elles doivent prévaloir sur les avantages de la conservation de ce service.
Motifs pour laisser subsister les services des vivres
17Lorsque l’on a pensé que la fourniture du pain de munition devoit se continuer pendant la paix, on a considéré :
181° La nécessité d’accoutumer le soldat à un genre de nourriture qui devenoit indispensable pendant la guerre.
192° D’avoir toujours des magasins et des dispositions de service qui pussent mettre en état, non seulement de rassembler des troupes pour des camps de discipline et de manœuvres militaires pendant la paix, mais aussy pour entreprendre la guerre au premier moment avec le secret que l’objet politique exige souvent, et enfin pour, à la faveur de ces magasins, se mettre sur le champ en deffense contre [Page 6] les entreprises des ennemis. À cette occasion, il n’est pas inutile de rappeler deux faits très importants et très récents qui serviront à prouver ces vérités.
20Le premier que sans l’établissement du service des vivres des provinces méridionales, on n’auroit pu faire en 1756 aussy promptement, aussy secrètement et avec autant de succès l’expédition de Minorque11.
21Le second que sans les magasins des vivres qui existoient le premier de janvier 1757 dans les provinces et à la frontière de Flandres et d’Allemagne, il eût été impossible d’exécuter dès le mois de mars la résolution définitive qui fut prise au mois de février de la même année d’envoyer 100 mil hommes en Allemagne12. Et il en eût coûté certainement (comme on le prouva alors) trois ou quatre millions de plus pour suppléer, beaucoup plus tard, aux magasins qui se trouvoient formés.
223° On a eu en vue de mettre la subsistance [Page 7] du soldat à l’abry de l’effet des mauvaises récoltes et d’avoir au besoin des ressources pour les peuples, comme on l’a souvent éprouvé. On pensa qu’il étoit de la plus grande importance de se ménager des moyens de maintenir l’obéissance, surtout dans les provinces frontières, et que le plus grand de tous les maux seroit que le même motif, tel que celuy de la faim, réunit les troupes et les peuples, parce que sûr des premiers, la révolte des autres étoit moins à craindre et pourroit être réprimée13.
23Que si l’indisposition des troupes contre la fourniture dans les années d’abondance pouvoit avoir quelques inconvénients, ils seroient bien plus grands et plus difficiles à remédier dans les années de disette.
244° On réfléchit que si dans les bonnes récoltes il pouvoit en coûter quelque chose de plus au roy pour le soutien du service des vivres, il étoit seur [sic] que lors des médiocres ou des mauvaises, le pain de munition étoit moins cher que ne le seroit celuy de boulanger, à cause des précautions prises toujours à l’avance, et que jamais les magasins du munitionnaire n’étoient épuisés. En sorte [Page 8] que d’un côté les avantages de ces précautions pour les cas de mauvaise récolte et pour les opérations militaires imprévues devoient amplement balancer l’excédent des dépenses des tems ordinaires
255° Loin que l’on regardât comme un inconvénient de conserver pendant la paix des sujets en état d’entreprendre le service des vivres pendant la guerre, on se rappelât [sic] les grandes difficultés qu’avoit éprouvé le rétablissement de ce service pour la guerre de 173314.
26En effet, on auroit de la peine à se persuader l’avantage que l’on pourroit trouver à ne pas avoir des hommes instruits, éprouvés, et à confier un service aussy important à cette espèce d’hommes avides d’affaires, qui avec l’apparence de procurer le bien en entreprenant à tout prix, finissent par ruiner l’État par leur ignorance, leur mauvaise administration et mettent les armées du roy dans le plus grand péril. On pourroit en citer bien des exemples dans les différents genres de subsistances, mais on se bornera à rappeller [sic] l’époque du service des vivres d’Italie [Page 9] de 174415 et à rapporter une anecdote intéressante du ministère de Monsieur de Louvois :
En 169116, ce ministre avoit fait un marché à 44d la ration pour le service des vivres du Piémont avec Monsieur Dupille17, seul munitionnaire des vivres de terre et de mer. Une compagnie se forma à Paris pour le même objet, elle étoit composée de 10 ou 12 des plus fameux financiers du royaume, du nombre des quels étoit Monsieur Orry le père18. Ils présentèrent une soumission à 36d à Monsieur de Pontchartrain19, qui porta ses plaintes au roy sur le marché fait par Monsieur de Louvois à Monsieur Dupille. Cette nouvelle compagnie fut agrée [sic]. Monsieur de Louvois envoya des ordres à tous les commissaires des guerres de rendre compte de ce qui seroit remis dans les magasins. L’époque où l’armée devoit entrer en campagne (circonstance très importante) avoit été déterminée dans le plus grand secret, mais presque au moment de son ouverture, Monsieur de Louvois se vit obligé d’annoncer au roy que le projet ne pouvoit plus avoir [Page 10] d’exécution, parce que les magasins n’étoient pas approvisionnés (on croit qu’il s’agissoit du siège de Cony20). L’on fit arrêter à Grenoble Monsieur Carlier21, l’un des intéressés. On l’emmena enchaîné à Paris. Il fallut forcer nature par des commandemens de voitures dans toutes les provinces. Malgré cela, il y eut quelques retardements. Monsieur de Louvois mourut la même année. Heureusement pour cette compagnie, qui se trouvant en perte, obtint au bout de 6 ou 7 ans la liberté de compter de clerc à maître22. Monsieur Orry, chargé de ce travail, parvint à faire constater la ration de painb, qui coûta au roy 90d au lieu de 36d, prix du marché. Le service fut mal fait par défaut d’intelligence et d’harmonie, et Monsieur de Louvois avoit prouvé au roy que Monsieur Dupille auroit exécuté son traité à 44d 23.
27Si donc, au lieu de se livrer à la fausse idée que des munitionnaires conservés pendant la paix peuvent faire la loy [Page 11] au moment du besoin d’une manière désavantageuse aux intérêts du roy, on veut réfléchir sans prévention et avec connoissance de cause sur l’étendue et l’importance des services que la compagnie des vivres de Flandres et d’Allemagne a rendus pendant la dernière guerre, sur la manière dont elle s’est conduite dans les moments où elle pouvoit le plus faire valoir son utilité, on verra que l’honneur [et] le bien du service du roy ont été les principales bases de sa conduite, et que dans les occasions les plus importantes, elle a justifié que tous les hommes n’étoient pas également propres pour asseurer [sic] la subsistance des armées24.
28Qu’en comparant le prix des marchés de cette guerre avec les précédentes et fesant attention à la différence des événements militaires, à la nature des pays, au discrédit et à la forme des payemens, jamais le roy n’en a fait de plus avantageux.
29On verra que cette compagnie n’a pas cessé de se mettre sous la main du gouvernement, en prenant toujours les précautions nécessaires pour le service [Page 12] de l’année suivante avant d’avoir fait son marché, parce qu’elle a eu pour principe de justifier la réalité du prix des achapts [sic] faits.
30On reconnaîtra que si pour suppléer au discrédit général et venir au secours de la finance de la manière la plus utile, elle n’avoit pas fait plus de 6 millions de fonds, soutenu chaque année un crédit de plus de 12 millions, si elle ne s’étoit pas abstenue de toute répartition en argent, même pour intérêts des fonds d’avance et droits de présence, elle n’auroit jamais pu se mettre dans les grandes avances où elle a été, se contenter comme elle l’a fait de rescriptions25 à très longs termes pour tenir lieu du comptant et encore moins recevoir sur le pied26 entier de leur création près de 50 millions d’effets royaux qui perdoient sur la place, lorsqu’il luy ont été assignés, depuis 30 jusqu’à 60 pour cent27.
31On verra, et au besoin on pourra justifier, que si le gouvernement avoit exigé des mêmes munitionnaires [p. 13] de faire le service des vivres absolument gratuitement, mais à la condition comme de raison d’être dispensés de faire aucun fonds d’avance n’y d’employer son crédit − le roy s’engageant de payer comptant la dépense réellec −, il est certain que la perte que l’État auroit faite pour se faire une ressource en argent des 50 millions d’effets royaux que le munitionnaire a reçus sur le pied de leur valeur entière auroit été plus grande que le bénéfice de cette affaire ne peut être, quoy que l’objet total de cette entreprise montera au delà de 160 millions depuis 1755.
32On regardera comme constant que si cette compagnie n’avoit pas été aussy accréditée et aussy animée de zèle et de confiance, il auroit été moins surprenant qu’elle eût été en perte qu’en bénéfice, parce qu’il eût suffi qu’au défaut de fonds et de crédit, elle eût été obligée de vendre les effets royaux qui luy ont été assignés pour courir le risque d’être ruinée, de faire manquer le service et pour augmenter le discrédit [Page 14] public, au point d’ôter toutte ressource à la finance.
33On concluera de ce détail que les bénéfices qu’elle peut avoir faits proviennent uniquement de son administration et non des prix qui luy ont été accordés, que l’État en a ressenty les premiers et les plus grands avantages, que toutte autre compagnie moins intelligente, moins zélée et moins accréditée auroit pu se ruiner et ne pas faire aussy bien le service du roy, que ces bénéfices, tels qu’ils soient, étant beaucoup au dessous des 50 millions d’effets royaux reçus en payement sur le pied entier de leur création, comme on l’a dit, n’ont pu causer aucune gêne dans les finances de Sa Majesté, puisque non seulement la portion de ces effets, qui représente les fonds d’avance et les avantages de l’affaire, ne sera remboursable que dans un très long espace d’années, mais qu’il en est de même du surplus de ces effets, qui ont servi à payer les [Page 15] dépenses réelles du service28.
34En sorte que l’épreuve que l’on vient de faire sert aisément à justifier que loin que des munitionnaires conservés pendant la paix puissent imposer au gouvernement des lois désavantageuses aux intérêts du roy dans le moment du besoin, c’est se ménager une ressource certaine que de les soutenir, de les accréditer et de leur donner une consistance qui leur mérite la confiance du public. En effet, si on vouloit se jetter dans la discution [sic] et l’examen de ce qui s’est passé au commencement de ce siècle et pendant le dernier, on verroit que la mauvaise administration des vivres, la variation trop continuelle des compagnies, leur peu de crédit et peut être leur défaut de zèle et de confiance, a coûté des sommes énormes à l’État, qu’il a fallu employer touttes sortes de moyens onéreux aux provinces pour approvisionner les magasins et que cependant le sort de tous ces munitionnaires a été d’être ruinés, que loin que les personnes chargées de cette espèce de subsistance à quelque titre que ce soit puissent faire des loix, [Page 16] elles se trouvent toujours à la mercy du gouvernement, à cause du retard des payements, et exposées aux dangers inséparables des évènements et de la prolongation de la guerre.
35On finira cet article en observant que les hommes de tous états sont susceptibles de sentimens d’honneur et de bons citoyens, et que touttes les fois qu’un supérieur voudra distinguer, récompenser le mérite et les préférer à toutte autre considération, il sera toujours certain de la fidélité et du zèle des sujets qu’il employera
366° Quand [sic] à l’abus que l’on suppose que des munitionnaires puissent faire de la liberté qu’ils ont d’achepter des grains dans tout le royaume pour en faire un commerce particulier, on avance avec la certitude de le prouver que depuis le rétablissement permanent du service des vivres, et notamment depuis 174429, il seroit impossible de rapporter un seul fait n’y même d’établir un [Page 17] soupçon apparent que le munitionnaire ou ses commis ayent achepté ou employé un sac de grains pour un objet étranger au service des vivres.
37Leur scrupule à cet égard a été porté au point que lorsque sur la demande de Messieurs les gouverneurs et les intendants (ce qui est arrivé plus d’une fois depuis 20 ans), ils ont été autorisés par le ministre à venir au secours des peuples des frontières, jamais ils n’ont voulu faire porter du grain sur les marchés et n’ont consentis [sic] à en céder de leurs magasins qu’à la condition de le remettre aux magistrats des villes pour le faire vendre, à la charge par eux de remplacement en nature après la récolte et non autrement.
38Plus d’une raison ont déterminé une conduite aussy sage de la part des munitionnaires. Ils connoissoient en général le danger du commerce des bleds, la rigueur des loix s’ils avoient abusé de la liberté de faire des magasins pour les troupes et ils savoient que le soupçon seul d’une manœuvre aussy odieuse pouvoit donner lieu aux [Page 18] plus grands troubles dans une année de disette, par ce que les troupes et les peuples auroient cru avoir le même droit sur les magasins des vivres. Ce motif est encore si fort aujourd’huy, quoy que le commerce des bleds soit libre à tous les sujets du roy, qu’il faudroit, si l’on pouvoit imaginer qu’une compagnie des vivres eût en vue de faire ce commerce, le luy deffendre expressément et prononcer même les peines les plus rigoureuses contre ceux qui seroient capables de s’écarter de cette deffense.
39Les détails dans lesquels on vient d’entrer contiennent les principales raisons qui ont fait prévaloir le sistème de continuer la fourniture du pain de munition à la supression [sic], et l’on croit qu’elles eussent acquis une nouvelle force si la liberté du commerce des bleds au dedans et au dehors du royaume avoit pu faire craindre que l’effet de cette nouvelle loy ne pût d’abord donner lieu à des augmentations [Page 19] promptes et inatendues [sic].
40Il est d’autant plus apparent que cette circonstance eût mérité attention, que jusques alors on a jugé nécessaire et indispensable, pour entretenir l’abondance dans les provinces frontières, de faire les deffenses les plus expresses de laisser sortir aucuns grains par mer ou par terre dans l’étendue des païs de la frontière de Flandres et d’Allemagne, de la mer au Rhin, à l’exception seulement des étrangers qui ont des dixmes ou rentes en grains en Alsace ou qui y possèdent des terres, et c’est une des conditions des marchés des vivres.
41On ajoute pour le moment présent que le prix des bleds renchérit chaque jour dans touttes les provinces de la frontière, soit de Flandres, d’Allemagne ou du Midy.
42Qu’il y a tout lieu de croire que ce renchérissement augmentera, en fesant attention pour la partie de Flandres et d’Allemagne que le sac de grains vaut aujourd’hui 40 et 50 sols de plus qu’à pareille époque de [Page 20] l’année dernière.
43Que les grains sont plus chers dans les Pays Bas, nottamment à Mons, de 3 et 4lt par sac que dans le Hainault et la Flandres.
44Qu’ils sont également plus chers dans le pays de Trèves, et en descendant que dans les Évêchés et la Lorraine, ce qui a déjà donné lieu à des spéculateurs de proposer à des fournisseurs du munitionnaire de leur livrer 20 mille sacs de froment pour les faire sortir du royaume par la Mozelle.
45Il en est de même dans le Palatinat, ce qui fait augmenter le prix des grains de la Basse Alsace.
46La Suisse pourra épuiser la Haute Alsace.
47Les achepteurs se sont répandus dans la Franche Comté où ils font des enlèvements pour les provinces méridionales et l’Italie.
48Ces circonstances réunies pourroient sans doutte faire craindre que le prix [p. 21] des bleds n’excédât avant la récolte prochaine les bornes que l’on s’est proposé uniquement pour faciliter aux peuples le payement de leur imposition, et on pourroit au moins en conclure que les troupes auroient beaucoup de peine à vivre l’année prochaine au moyen de leur solde, même pour les provinces de la frontière de Flandres et d’Allemagne.
49Enfin, on observe que si à titre d’essay, ou pour tout autre motif, on vouloit mettre une interruption momentanée à la fourniture du pain de munition, cette interruption ne manqueroit pas de donner des droits aux troupes qui pourroient exciter leur mécontentement et la révolte si après le service rétably par des circonstances forcées, il se présentoit dans la suite des positions qui permissent au soldat de vivre au moyen de sa solde. Dès lors, tout deviendroit inégal, incertain, et la volonté des troupes décideroit celle du gouvernement ou on courroit les risques de plus grands malheurs.
50[Page 22] Cet exposé paroit suffisant pour mettre Sa Majesté et son Conseil en état de décider s’il convient de laisser subsister ou de faire cesser la fourniture de pain de munition.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 SHD, GR 1 M 1789, Langeron (attribué à), Mémoire d’observations sur la question de savoir s’il convient de faire cesser ou continuer la fourniture de pain de munition, 1764.
2 François de L’Averdy, marquis de Gambais (1724-1793), il participe, comme contrôleur général des finances, au gouvernement dominé par la personnalité du duc de Choiseul entre 1763 et 1768.
3 C’est en général le secrétaire d’État (ou ministre) de la guerre qui signe ce type de contrat, mais celui-ci peut déléguer cette responsabilité à un collaborateur très proche (c’est le cas de Louvois avec Saint Pouange au xviie siècle) ou avec un maréchal. Lors de l’assignation du roi par le financier pour se faire rembourser, le conseil vérifie la validité des délégations des signataires.
4 Les premiers magasins ont été créés par Louvois lorsqu’il était ministre de la guerre de Louis XIV.
5 Cette procédure oblige le financier à prouver sa créance, ainsi que sa bonne foi devant le Conseil des finances.
6 Guerre de Succession de Pologne (1733-1738).
7 18 octobre 1748, traité d’Aix-la-Chapelle qui met fin à la guerre de Succession d’Autriche (1740-1748).
8 Lorsque le pain et le reste de la nourriture du soldat sont fournis par les services d’intendance, il est retenu sur la solde de chaque soldat une somme forfaitaire variable selon les époques. Au moment où ce mémoire est rédigé, le montant de cette retenue est de deux sols par jour.
9 Le service des vivres sous l’Ancien Régime recouvre la fourniture aux armées de denrées (essentiellement pain et viande) par les munitionnaires, qui sont des financiers ayant passé un contrat avec l’État.
10 Les différences de qualité et de goût entre le pain de munition et le pain frais de boulangerie sont telles que le soldat ne peut que préférer acheter son pain en ville.
11 L’un des premiers faits d’armes de la guerre de Sept Ans : opération navale franco-espagnole victorieuse contre l’île de Minorque (10 avril-28 juin 1756), pour venger l’arraisonnement (juin 1755) de deux navires de commerce français, par des bâtiments anglais, dans les eaux de Terre-Neuve.
12 L’auteur fait ici référence à l’armée levée sous les ordres du maréchal d’Estrées et envoyée en Westphalie.
13 Apparaît ici la crainte d’une collusion entre des émeutiers civils et des soldats qui empêcherait les armées de rétablir l’ordre.
14 En 1714, après la guerre de Succession d’Espagne, les entreprises de munitionnaires des armées de Flandre, d’Allemagne et ensuite d’Italie, furent dissoutes, laissant de très lourdes et nombreuses dettes à leurs créanciers, ce qui contribua à désavouer ce type de compagnie. Lors de la guerre de Succession de Pologne, le besoin d’organiser la logistique des armées se heurta à cette mauvaise image des munitionnaires, tant dans les milieux gouvernementaux que dans ceux des financiers bailleurs de fonds.
15 Épisode de la guerre de Succession d’Autriche au cours de laquelle les troupes françaises et espagnoles attaquèrent les positions autrichiennes en Italie et dans le sud de la France (Nice et Villefranche). Durant cette période (1744-1746), le service des vivres s’avéra catastrophique. Il est finalement entièrement réorganisé par Belombre en 1747 : T. Claeys, Les institutions financières en France au xviiie siècle, Paris, L’Harmattan, 2011, t. 1, p. 515.
16 En mars 1691 reprennent les hostilités françaises contre la Ligue d’Augsbourg (guerre de la Ligue d’Augsbourg qui se déroule entre 1688 et 1697), Louis XIV, à la tête d’une partie de l’armée (l’autre partie tenant la frontière Est), envahit la Flandres, mais la campagne s’enlise dans une série de longs sièges et le roi quitte l’armée. Par ailleurs, la France doit tenir un front sur l’Italie, où se trouvent également des troupes espagnoles.
17 Il s’agit de Jacques André Dupille, ou Du Pille, principalement fournisseur de la marine, grâce à ses relations avec Colbert, mais parfois aussi munitionnaire aux armées. Il est le premier d’une famille de financiers liée aux fournitures de l’armée. Il est mort après une faillite retentissante en 1701.
18 Jean Orry (1652-1719) : lié par son mariage avec Louvois, il fournit les chevaux pour les travaux de l’aqueduc de Maintenon (1685). Au cours de la guerre de la Ligue d’Augsbourg, il entre dans la compagnie des munitionnaires de l’armée d’Italie, comme l’indique Langeron. Durant la guerre d’Espagne, il est chargé d’étudier les finances de ce royaume qui doit échoir à Philippe V. Il est le père de Philibert Orry (1689-1747), qui sera ministre des finances de Louis XV. Voir A. Dubet, Jean Orry et la réforme du gouvernement de l’Espagne (1701-1706), Clermont Ferrand, Presse universitaire Blaise-Pascal, 2009.
19 Louis Phélypeaux comte de Ponchartrain (1643-1727) : a succédé à Claude Le Peletier comme contrôleur général des finances à partir de 1689 et prit la charge de secrétaire d’État à la Marine à partir de 1690.
20 Il s’agit de la ville de Cuneo, en Piémont, assiégée en juin dans le cadre de la campagne menée contre Victor-Amédée, duc de Savoie, qui vient de rejoindre les alliés contre Louis XIV. L’incompétence des commandants français, les difficultés logistiques de l’armée et l’arrivée de renforts autrichiens conduisent à l’échec de l’opération.
21 Pierre Carlier, agent de change à Lyon, qui deviendra fermier général sous la Régence.
22 « Compte de clerc à maître est celui où le comptable porte en recette tout le bénéfice qu’il a pu faire dans sa commission, & en dépense tous les frais qu’il a été obligé de faire et les pertes qu’il a essuyées. Les fermiers du roi sont toujours reçus à compter de clerc à maître du produit de leurs baux et ne sont point tenus d’en payer le prix au-delà du bénéfice qu’ils en ont retiré, ou pu retirer » : D. Diderot, J. d’Alembert (dir.), Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Stuttgart et Bad Cannstatt, F. Frommann Verlag, 1988 [1re édition en 1751-1780], t. 3, p. 781.
23 La seule allusion retrouvée concernant le sieur Dupille est une phrase dans une lettre adressée le 9 mars 1691 par Louvois à Louis XIV, dans laquelle le ministre écrit : « J’ay travaillé aussy à vérifier une infinité de choses que le sieur Dupille a mal exécutées », SHD, GR A1 1025, Lettre de Louvois du 9 mars 1691, 303.
24 Dirigée par les frères Pâris, la compagnie des vivres de Flandre et d’Allemagne mise en place pour la guerre de Succession d’Autriche s’est distinguée par sa bonne administration, au point qu’elle fut chargée de remettre sur pied les services des vivres de l’armée d’Italie défaillants : T. Claeys, Les institutions…, op cit., t. 1, p. 514 et suiv., et M. Stoll, « Une commission extraordinaire du conseil : le bureau des vivres (1690-1787) », dans B. Barbiche, Y.-M. Bercé (dir.), Études sur l’ancienne France offertes en hommage à Michel Antoine, Paris, École des chartes, 2003, p. 389-407, voir p. 398.
25 « Rescription : ordre, mandement que l’on donne par écrit à un correspondant, commis, facteur, fermier, &c de payer une certaine somme à celui qui est le porteur de ce mandement. Les rescriptions ne sont ordinairement que d’un supérieur sur son inférieur, ou d’un créancier sur son débiteur » : D. Diderot et J. d’Alembert (dir.), Encyclopédie…, op. cit., t. 14, p. 167.
26 « Sur le pied » : locution très utilisée aux xviie et xviiie siècles signifiant : « sur la valeur de, selon, de la manière de, comme... ».
27 Selon Lee Kennett, ce montant aurait été en fait de 39 millions : L. Kennett, The French Armies in the Seven Years’War, Durham, Duke University Press, 1967, p. 111.
28 L’exemple de Dupille, évoqué plus haut, peut illustrer ce propos : le règlement de la succession entre la veuve du financier et l’État n’a été réglé qu’en 1717, soit 16 ans après la mort de cet homme : AN, E 197/562.
29 En 1741, Breteuil, secrétaire d’État de la Guerre, choisit de faire assurer la fourniture des armées de Flandre et de Bohême par le biais d’une régie. Ce système échoue cependant, ce qui conduit d’Argenson à rétablir le principe de la ferme à partir de 1744, sous l’influence en particulier des frères Pâris : Y. Combeau, Le comte d’Argenson (1696-1764), ministre de Louis XV, Paris, Mémoires et documents de l’École des chartes, 1999, p. 287.
Notes de fin
a En marge : « 28 novembre 1764 ».
b En marge : « Il est à remarquer que le marc d’argent, qui vaut aujourd’huy 48lt, ne valoit alors que de 27 à 28lt ».
c En marge : « ce payement comptant n’auroit pas dispensé de faire des avances considérables par ce qu’un service de cette espèce ne peut jamais s’asseurer au jour le jour, touttes les dispositions en tous genres, soit d’approvisionnements ou d’équipages devant être faits [sic] avant l’ouverture de la campagne, ce qui aurait exigé une nouvelle gêne et une plus grande dépense pour la finance ».
Auteur
Ancien commissaire divisionnaire et titulaire d’une maîtrise de droit public. Depuis sa retraite, il a entrepris des études d’histoire, obtenant licence et master à l’université Paris-Est (anciennement Marne-la-Vallée). Depuis 2009, il prépare une thèse à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne sous la direction d’Hervé Drévillon intitulée : Gilbert Colbert de Saint Pouange et l’administration des armées de Louis XIV.
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