1Répondant à l’appel à projets qui avait été lancé par le CNRS à la suite des attentats du 13 novembre sur la question du terrorisme, la recherche qui a été menée, dont l’ouvrage restitue les acquis, entendait envisager celle-ci sous l’angle du droit public, et plus précisément encore du point de vue de l’État.

2La première exigence était de tenter de cerner le phénomène du terrorisme : il s’agissait de dégager, par-delà les formes différentes qu’il a prises au cours de l’histoire, un ensemble de traits communs et spécifiques.

3Cette clarification ne relève pas de l’évidence : le phénomène prend en effet de multiples facettes, si tant est que la qualification de terrorisme soit avant tout un « procédé de disqualification » (Henry Laurens). L’État lui-même n’est-il pas une source possible de terrorisme ? Ne peut-il pas être conduit lui aussi à recourir à la force pour terroriser la population1 ? La question du « terrorisme d’État » a pu ainsi être posée notamment dès l’instant où l’État a recouru, directement ou indirectement (voir l’exemple du GAL en Espagne), à certains moyens d’action pour lutter contre le terrorisme. Pour prendre en compte ces différentes facettes, ainsi que la diversité des acteurs concernés, Antoine Mégie propose d’utiliser la notion plus large de « scène terroriste ».

4Si l’on met de côté la question du « terrorisme d’État », le terrorisme, arme des faibles, apparaît comme une stratégie utilisée par certains acteurs pour atteindre des objectifs politiques : promouvoir une cause, mettre en cause une politique, s’attaquer à l’État lui-même. Pour Pierre Bourdon et François Blanc, la « destruction de l’État » serait l’objectif, certes plus ou moins lointain mais cependant essentiel, du terrorisme. Cette vision est sans doute trop restrictive, le terrorisme ne s’attaquant pas seulement à l’État, mais plus largement à la « société » ou à sa « Constitution » (François Saint-Bonnet), c’est-à-dire à l’ordre social et politique dans son ensemble.

5Cette stratégie, qui se développe sur des terrains divers, économique aussi (Christian Harbulot), vise délibérément à créer un climat de terreur parmi la population (pour Guy Haarscher, le terrorisme, c’est une « émotion ») par la combinaison de plusieurs éléments2 : le recours à des moyens d’action spectaculaires (assassinats, attentats…), prohibés par les conventions internationales ; le caractère indiscriminé et arbitraire d’une violence aveugle dont n’importe qui peut devenir à tout moment victime ; la théâtralisation de cette violence par l’utilisation de la caisse de résonance des médias.

6Ainsi conçu, le terrorisme n’est pas un phénomène nouveau : on a pu dire qu’il était « ancré dans l’histoire des sociétés et des constructions étatiques3 » ; Henry Laurens parle d’une « matrice coloniale et balkanique », et souligne l’importance de la « question d’Orient » dans la genèse du terrorisme. Il a recouvert des réalités différentes selon l’évolution des configurations politiques, comme le montre l’histoire politique française (François Saint-Bonnet) : aux formes anciennes de terrorisme pratiquées au xix^e et au début du xx^e siècle a succédé un terrorisme lié aux guerres révolutionnaires et aux luttes de libération nationale ; et, alors qu’il était traditionnellement cantonné dans les frontières des États, comme en témoigneront encore l’ETA en Espagne et l’IRA en Irlande, il prendra une dimension internationale dans le cadre du conflit au Proche-Orient.

7Des formes de terrorisme radicalement nouvelles, indissociables du processus de mondialisation, se sont cependant développées, dont les attentats du 11 septembre constituent le point de départ et l’illustration emblématique (le « concept 11 septembre », dont parlait Derrida), puis ceux du 13 novembre (points de visibilité du « nouveau terrorisme ») : ce basculement est net pour des pays comme l’Italie et l’Espagne, mais aussi l’Allemagne et la France qui avaient déjà dû faire face au terrorisme (« euro-terrorisme » évoqué par Christian Harbulot) ; on est notamment passé en Espagne d’un « terrorisme local et foncièrement politique » à un « terrorisme international et à première vue non politique » (Carolina Cerda-Guzman). Qu’il se présente comme un terrorisme déterritorialisé et décentralisé (Al-Qaïda) ou s’appuyant sur une base territoriale (Daesh), cet « hyperterrorisme4 » n’hésite pas à frapper dans le monde entier, en cherchant à faire le maximum de victimes ; ravivée en permanence par quelques attentats spectaculaires, la menace terroriste est désormais latente et omniprésente, chacun craignant d’être pris un jour pour cible, au prix d’un état d’anxiété collective permanent.

8Ces formes nouvelles constituent un véritable défi pour les États en ébranlant les fondations sur lesquelles repose leur institution : n’est-ce pas en fin de compte la remise en cause du monopole étatique sur la violence, la « privatisation de la violence politique » (Henry Laurens) ?

9Elles poussent d’abord au dépassement du cadre étatique : l’État ne saurait faire face à lui seul à un terrorisme désormais mondialisé ; face au terrorisme, la réponse ne peut être qu’internationale (Guillaume Le Floch). Les attentats du 11 septembre 2001 ont ainsi entraîné l’adoption par le Conseil de sécurité des Nations unies de résolutions affirmant que les États sont résolus à combattre la menace terroriste « par tous les moyens » (résolution 1368 du 12 septembre 2001) et leur demandant de « collaborer d’urgence » pour prévenir et réprimer les actes de terrorisme (résolution 1373 du 28 septembre 2001). De même, le Conseil de sécurité adoptera le 20 novembre 2015 une résolution autorisant « toutes les mesures nécessaires » pour lutter contre l’État islamique, qualifié de « menace mondiale et sans précédent contre la paix et la sécurité internationales ».

10Cette coopération reste cependant aléatoire et fonction des rapports entre les grandes puissances. L’Union européenne, en revanche (Emmanuelle Saulnier-Cassia), joue un rôle important dans la lutte contre le terrorisme, au prix d’un partage complexe de compétences avec les États (voir la décision-cadre de 2002, complétée en 2008, et la proposition de directive de décembre 2015 visant à renforcer et à actualiser ce cadre), et des dispositifs de coopération ont été mis en place à cet effet (Europol, Eurojust) (Christian Vigouroux). Il reste que c’est, comme le soulignent Pierre Bourdon et François Blanc, d’abord sur l’État que repose la charge d’organiser la lutte contre le terrorisme.

11Cette lutte implique l’adaptation des principes d’organisation et de fonctionnement de l’État : l’État ne peut sortir indemne du défi qu’il est tenu d’affronter ; la lutte contre le terrorisme implique une série d’inflexions, dont le colloque a permis de prendre la mesure. Ces inflexions ne sauraient manquer d’avoir un impact sur la construction même de l’État. Et c’est cet aspect que le colloque entendait aborder.

12Ces inflexions se traduisent, semble-t-il, par deux mouvements qui ne sont contradictoires qu’en apparence : d’une part, un mouvement d’autonomisation de la lutte contre le terrorisme au sein de l’organisation étatique ; d’autre part, un mouvement de diffusion de la logique sous-jacente à la lutte contre le terrorisme, qui tend à agir plus en profondeur sur la configuration étatique. Georges Haddad évoquait, en ouvrant le présent colloque les 27 et 28 juin 2016, la « théorie des singularités », pour relever qu’il serait impossible de revenir en arrière, à la situation d’avant le terrorisme.

13Ce sont ces deux aspects qui seront successivement évoqués :

• L’État face au terrorisme : une configuration spécifique (I) ;

• Les effets induits : l’État reconfiguré (II).

I) L’État face au terrorisme : une configuration spécifique

14La question du terrorisme est désormais abordée en termes similaires par les États : le terrorisme est considéré comme un phénomène spécifique qui ne saurait être combattu par les moyens d’action habituels, utilisés en matière de protection de la sécurité et de l’ordre publics. Ce mouvement de convergence est puissamment renforcé par les dispositifs adoptés au niveau international (les diverses conventions sectorielles adoptées en matière de terrorisme, en l’absence de convention générale, voir Guillaume Le Floch) et au niveau régional (les textes adoptés au niveau européen dans le cadre du Conseil de l’Europe et de l’Union européenne). Emmanuelle Saulnier-Cassia souligne l’importance de la décision-cadre adoptée en 2002, puis modifiée en 2008, qui a conduit les États qui en étaient dépourvus à adopter une législation antiterroriste spécifique, contribuant par là même à l’harmonisation des législations des États membres.

15L’idée selon laquelle il convenait de réserver un sort particulier au problème du terrorisme s’est imposée progressivement dans tous les pays : le point de départ résultera en France de l’adoption, suite aux premières vagues d’attentats terroristes, de la loi du 9 septembre 1986, premier texte spécifique relatif à la « lutte contre le terrorisme et aux atteintes à la sûreté de l’État », qui définit la notion de terrorisme, en tire une série de conséquences procédurales et soustrait ces affaires à la compétence des juges ordinaires ; après que la loi du 22 juillet 1992 a inséré les actes de terrorisme dans le nouveau Code pénal pour en faire des infractions spécifiques et plus sévèrement sanctionnées, une série de lois sont venues renforcer la répression du terrorisme.

16Cette configuration comporte quatre aspects.

A) Le terrorisme est d’abord identifié comme phénomène spécifique à travers un processus de qualification juridique

17Cette qualification, évoquée au cours de la première demi-journée du colloque, est caractérisée par un certain flou (trouble « grave » à l’ordre public, climat de « terreur »), ce qui rend difficile le contrôle juridictionnel, ainsi que par une tendance à un constant élargissement. Par-delà certaines variantes, inévitables compte tenu du pouvoir discrétionnaire dont disposent les États (Guillaume Le Floch), cette définition repose dans tous les cas sur les mêmes éléments communs, comme le montrent les différents droits évoqués : français (Olivier Kahn), italien (Karine Roudier), espagnol (Caroline Cerda-Guzman) : la combinaison d’éléments objectifs (les actes commis) et subjectifs (l’intention poursuivie, notamment la destruction ou la déstabilisation de l’État).

18Après avoir considéré en des termes pratiquement identiques comme terrorisme toute action « visant à intimider gravement une population, ou à contraindre indûment un gouvernement ou une organisation internationale à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte quelconque, ou à gravement déstabiliser ou détruire les structures fondamentales politiques, constitutionnelles, économiques ou sociales d’un pays ou d’une organisation internationale », la convention du 16 mai 2005 du Conseil de l’Europe, complétée par le protocole additionnel du 22 octobre 2015, et la directive-cadre de l’Union européenne du 13 juin 2002 procèdent ensuite à une énumération des actes incriminés5. La démarche est identique dans le Code pénal français : l’article 421-1 qualifie en effet d’« actes de terrorisme » un ensemble d’infractions dès l’instant où « elles sont intentionnellement en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur » ; et les articles suivants sont venus créer, au fil des lois ultérieures, un ensemble d’infractions spécifiques liées à cette définition (terrorisme écologique, participation à un groupement terroriste et incitation au recrutement, financement d’une entreprise terroriste, provocation directe à des actes de terrorisme et apologie de ces actes).

B) La lutte contre le terrorisme passe par l’adoption d’un régime dérogatoire au droit commun

19En France, les linéaments de ce régime dérogatoire ont été posés en 1986 (extension de la garde à vue, aggravation des peines, autorisation des perquisitions domiciliaires, etc.) ; ils ont été progressivement consolidés au fil des lois ultérieures6.

20Les attentats du 11 septembre ont constitué cependant un tournant : le thème de la « guerre contre la terreur », lancé par G. W. Bush, mais qui sera repris par le président français le 16 novembre 2015, implique que le terroriste soit considéré comme un « ennemi » qu’il faut combattre, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur, en utilisant toutes les armes possibles ; la lutte contre le terrorisme justifie l’adoption de législations dérogeant à l’État de droit au nom de la sécurité. Le Patriot Act en sera l’illustration emblématique7 : des lois comparables ont été adoptées dans la plupart des pays libéraux fin 2001, notamment au Canada, au Royaume-Uni, en Allemagne et en France, les dispositifs retenus étant ensuite sans cesse renforcés.

21Un nouveau durcissement des législations s’est produit à partir de 2013, consécutivement à l’apparition du nouveau terrorisme djihadiste se réclamant de l’État islamique. On retrouve dans tous les textes alors adoptés les mêmes dispositions essentielles : interdiction de sortie du territoire et contrôle des retours, renforcement du dispositif répressif par la création de nouveaux délits, extension des moyens donnés aux services de renseignement et recours à de nouvelles technologies de surveillance, contrôle des sites Internet, etc. Les dernières lois adoptées en France en sont l’illustration : loi du 13 novembre 2014, renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme8, complétée par celle du 24 juillet 2015 relative au renseignement ; loi du 3 juin 2016, ayant repris certaines des dispositions appliquées dans le cadre de l’état d’urgence9 ; enfin, loi du 21 juillet 2016, adoptée suite à l’attentat de Nice du 14 juillet qui, prorogeant l’état d’urgence, tend aussi au « renforcement de la lutte antiterroriste10 ».

C) La lutte contre le terrorisme comporte des exigences spécifiques qui lui donnent une place à part au sein de l’État

22D’abord, est-il besoin de le relever, elle confère des responsabilités particulières à l’exécutif, seul capable d’évaluer l’importance des menaces et de concevoir une stratégie cohérente pour y faire face : le poids du Parlement s’en trouve par là même affaibli et son pouvoir de contrôle limité. Cette place éminente occupée par l’exécutif en ce qui concerne la lutte contre le terrorisme est assortie, comme le relève Xavier Latour, d’« ambiguïtés institutionnelles » : renforcement de l’autorité du président de la République, certes, mais le Premier ministre, assisté du SGDSN, est un acteur de premier plan, et le ministre de l’Intérieur joue un rôle moteur sur le plan opérationnel, via l’état-major opérationnel de prévention du terrorisme (EMOPT) mis en place le 1^er juillet 2015.

23Ensuite, elle implique la création de services opérationnels spécialisés dans la lutte contre le terrorisme, notamment en matière de renseignement. Max Torossian évoque les conditions de création de la DGSI, ses fonctions et la position qu’elle occupe dans un ensemble complexe : les services en ce domaine sont multiples ; d’où la nécessité d’un échange d’informations, qui ne va pas de soi, et d’une coordination, via notamment la « communauté du renseignement ».

24Les tensions et rivalités entre ministères (la gravité des menaces impliquant un processus de mobilisation transversale impliquant un ensemble de ministères), mais aussi entre les services d’un même ministère, sont légion (Xavier Latour parle d’« incertitude opérationnelle ») : elles imposent la mise en place à tous les niveaux, tant au plan national qu’au plan local, de dispositifs de coordination ; les résultats obtenus n’ont pas été à la hauteur des ambitions, débouchant sur des propositions de réorganisation en profondeur, comme le suggérait la commission d’enquête parlementaire le 5 juillet 201611. La lutte contre le terrorisme tend à devenir un secteur d’action publique spécifique, comportant des enjeux organisationnels qui lui sont propres et impliquant un financement approprié, cette lutte pesant de manière croissante sur le budget (Christophe Pierucci) : à la suite de l’attentat de Nice du 14 juillet 2016, l’idée a été lancée de renforcer les moyens d’action mobilisés pour lutter contre le terrorisme en faisant appel à une « garde nationale » de réservistes.

25Enfin, l’efficacité de la lutte contre le terrorisme suppose le recours à des dispositifs de nature préventive, situés dans une large mesure en marge du droit, ou relevant tout au moins d’un « droit souple », mais impliquant la mobilisation d’un ensemble de ressources humaines et financières : « dispositif permanent de vigilance, de prévention et de protection face à la menace terroriste », le plan Vigipirate, sous ses différentes formes, en est l’illustration (Thomas Boussarie, Lilian Dailly).

D) La spécificité de la lutte contre le terrorisme est encore illustrée par le recours à des mesures d’exception dérogeant aux règles normales régissant le fonctionnement de l’État

26Les actions terroristes n’ont pas été au départ combattues par des mesures d’exception : les attentats que la France a connus dans les années 1980 et 1990 n’ont pas entraîné le recours à l’état d’urgence, pas plus que les premières menaces sur le sol américain. Néanmoins, les formes nouvelles prises par le terrorisme à partir des années 2000 ont souvent conduit les pays, mais pas la Belgique, qui ont été ainsi frappés à y recourir, même si ces mesures sont inadaptées au phénomène du terrorisme (François Saint-Bonnet) : après les attentats du 11 septembre, le Congrès a accordé, par le Patriot Act du 26 octobre 2001, des pouvoirs d’exception au président et aux services de sécurité ; de même, en France, les attentats qui se sont produits dans la nuit des 13-14 novembre 2015 ont entraîné le recours à la loi précitée de 1955 par l’instauration de l’état d’urgence sur l’ensemble du territoire.

27S’ils étaient censés n’avoir qu’une vocation temporaire, en permettant de faire face à la situation créée par des attentats d’une exceptionnelle gravité, ces dispositifs ont vu leur durée de vie prolongée au motif de la persistance des menaces : le Patriot Act a été prorogé à deux reprises en 2005 et 2011, ce qui a permis de renouveler l’ensemble des dispositions prises après les attentats et de pérenniser la plupart de celles qui avaient un caractère temporaire ; en France, l’état d’urgence a été prorogé par six lois successives (20 novembre 2015, 19 février 2016, 20 mai 2016, 21 juillet 2016, 19 décembre 2016 et enfin 11 juillet 2017 – dans l’attente de l’adoption de la nouvelle loi de portée générale). Tout se passe comme si, la menace terroriste étant appelée à durer, les mesures d’exception avaient vocation à se perpétuer : le Patriot Act, adopté comme texte d’exception, est ainsi devenu, au terme des prolongations successives et sous réserve de quelques adaptations, le cadre législatif applicable aux menées terroristes ; en France, la sortie de l’état d’urgence, annoncée par le président de la République le 14 juillet 2016, a été immédiatement remise en cause par l’attentat de Nice qui s’est produit le même jour. Même si le Conseil d’État a rappelé dans son avis du 18 juillet, comme il l’avait fait dans ses avis précédents des 2 février et 28 avril, que « les renouvellements de l’état d’urgence ne sauraient se succéder indéfiniment », les menaces durables ou permanentes devant être « traitées, dans le cadre de l’État de droit, par des moyens permanents », la permanence du terrorisme pousse à la pérennisation des mesures d’exception12, au besoin par leur intégration dans le droit commun.

28La lutte contre le terrorisme tend ainsi à passer par des voies spécifiques situées en marge du modèle étatique classique dont elle ne modifie pas, en apparence, les équilibres essentiels. Cette vision serait cependant trop simple : les modalités adoptées ne sauraient manquer d’avoir une incidence sur le modèle d’État.

II) Les effets induits : l’État reconfiguré

29Le terrorisme constitue une menace globale s’attaquant non seulement aux fondations de l’État en tant que garant de la sécurité des personnes et des biens, et détenteur du monopole de la contrainte, mais encore à l’existence même de la société. Face à cette menace d’une particulière gravité, les gouvernants sont conduits à recourir à des dispositifs spécifiques, dérogeant à certains au moins des principes sur lesquels repose l’institution étatique. La mise en place de tels dispositifs est porteuse d’un ensemble d’effets de portée plus générale : d’une part, parce que ces dispositifs sont voués à être durables, compte tenu du caractère permanent ou latent de la menace terroriste, devenant ainsi un élément constitutif de l’architecture étatique ; d’autre part, parce que, dans la « guerre contre le terrorisme », c’est l’État dans son ensemble et le corps social tout entier qui vont se trouver mobilisés.

30La lutte contre le terrorisme contribue à redéfinir les contours de l’État.

A) L’exigence de lutte contre le terrorisme est porteuse d’un effet de diffusion

31Elle influe sur le contenu d’autres politiques publiques, par exemple l’enseignement, comme l’a montré la mobilisation de l’école sur les valeurs de la République et l’institution de la « réserve citoyenne » (Laurence Marion) ; l’indicateur budgétaire atteste que les activités concernées par le problème du terrorisme sont de plus en plus nombreuses (Christophe Pierucci). Elle n’est pas sans incidences sur les équilibres institutionnels : les déplacements induits par la lutte contre le terrorisme ont un impact plus général (rapports au sein de l’exécutif, relations entre administration et justice, compétences respectives du juge administratif et du juge judiciaire…).

B) La lutte contre le terrorisme conduit à mettre l’accent sur l’impératif sécuritaire

32La menace terroriste donne en effet une nouvelle portée au sentiment d’insécurité qui tend à prévaloir dans les sociétés contemporaines, en créant un contexte de risque13 ou d’« incertitude » (Dominique Rousseau) : frappant de manière aveugle, indiscriminée et imprévisible, le terrorisme cristallise et condense les peurs collectives ; et l’État apparaît comme l’ultime rempart pour faire face à cette menace.

33L’aiguillon du terrorisme constitue un puissant vecteur d’extension des responsabilités de l’État sur le terrain de la sécurité : celle-ci est désormais conçue de manière élargie, couvrant aspects internes et externes, et s’étendant aux risques de toute nature auxquels les individus se trouvent exposés14. La relation entre l’État et le corps social s’en trouve profondément modifiée : chargé de répondre à la demande insistante de sécurité et de gérer les peurs collectives, l’État voit ses actions dotées d’un bien-fondé de principe ; et le ressort de la peur sera utilisé, notamment à l’occasion des attentats terroristes, comme vecteur de mobilisation afin de renforcer le consensus autour des gouvernants. L’État sécuritaire irait ainsi de pair avec la « dépolitisation » de citoyens voués à la passivité et prêts à renoncer à une part de leur liberté pour échapper à l’insécurité15.

34Cet État sécuritaire dispose d’une dynamique propre de développement qui tend à contredire certaines exigences de l’État de droit.

C) La lutte contre le terrorisme contribue à infléchir le système de l’État de droit

35La lutte contre le terrorisme conduit, on l’a vu, à apporter deux types d’exception au système de l’État de droit : d’une part, l’application durable de règles juridiques dérogatoires pour faire face à des périls permanents ; d’autre part, la mise à l’écart temporaire de certains principes juridiques en vue de surmonter des situations de crise grave.

36La législation antiterroriste qui existe désormais dans tous les pays apparaît comme un droit d’exception : la dangerosité supposée des individus, reposant sur un jeu de présomptions, l’atteinte portée à certains droits fondamentaux (comme la protection de la vie privée, la liberté de communication ou de circulation), les dérogations apportées aux règles de la procédure pénale mettent en cause certains principes de l’État de droit16. Analysant le contenu des différents avis rendus par la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) en matière de terrorisme, Catherine Teitgen-Colly rappelle que celle-ci avait été amenée à critiquer une « législation antiterroriste dérogatoire, au contenu difficilement saisissable et parfois excessivement liberticide » (avis du 25 septembre 2014). Or ce régime dérogatoire du droit commun déborde le seul contexte du terrorisme pour s’appliquer à d’autres situations, comme par exemple la criminalité organisée : l’exception tend ainsi à se banaliser, en étant progressivement intégrée dans le droit commun, voire à devenir la règle.

37Quant aux mesures d’exception, elles posent un défi plus redoutable encore au regard du système de l’État de droit. La question de la compatibilité de cet « état d’exception » et de l’État de droit a été posée de manière récurrente dans la pensée politique : le recours à de telles mesures pour lutter contre les nouvelles formes de terrorisme a donné à la question une nouvelle actualité.

38La question de la compatibilité de ces dispositifs avec l’État de droit a été posée au juge. Aux États-Unis, la Cour suprême est venue sanctionner certaines dérives, d’abord en reconnaissant aux « ennemis combattants » détenus à Guantanamo le droit de contester leur détention devant un tribunal (28 juin 2004), puis en invalidant les tribunaux militaires d’exception mis en place pour les juger (29 juin 2006), « les lois et la Constitution étant conçus pour rester en vigueur en des circonstances extraordinaires ». En France, tandis que le Conseil constitutionnel, sans remettre en cause le bien-fondé du recours à l’état d’urgence puis sa prorogation, a censuré certaines dispositions de la loi relative aux perquisitions (19 février 2016), le juge administratif censurait diverses mesures d’assignation à résidence. Le débat le plus significatif en France a porté sur le projet, finalement abandonné, de constitutionnalisation de l’état d’urgence : alors que, pour ses adversaires, une telle inscription dans la Constitution était antinomique avec le système de l’État de droit17, elle était nécessaire pour l’encadrer aux yeux de ses partisans.

39Le recours à des mesures d’exception pour lutter contre le terrorisme n’est pas sans incidences sur la configuration de l’État de droit : la menace terroriste étant appelée à durer, celles-ci ont vocation à se perpétuer18, comme on le verra en France après le nouvel attentat du 14 juillet 2016, au risque de glisser vers un « état d’exception permanent » ; et ces mesures tendent irrésistiblement, ainsi que l’ont montré les conditions d’application de l’état d’urgence, à déborder le seul cadre de la lutte contre le terrorisme pour s’appliquer à des mouvements sociaux (assignations à résidence au moment de la COP 21, interdictions de manifester contre le projet de la loi travail en mai et juin 2016).

40Le débat politique qui s’était engagé après l’attentat de Nice du 14 juillet 2016 témoigne assez des menaces que le terrorisme fait peser sur l’État de droit : le strict respect de l’État de droit a pu être présenté au cours du débat sur la loi du 21 juillet comme une « argutie juridique », interdisant le développement d’une action réellement efficace contre le terrorisme ; l’impératif de sécurité imposerait de s’affranchir de certaines contraintes juridiques. Le terrorisme a donc pour effet d’ébranler le jeu de croyances qui entouraient traditionnellement l’État de droit. On ne saurait pour autant déduire, avec Giorgio Agamben, que l’État de droit tendrait à faire place à un « État sécuritaire » : l’État de droit a été en effet toujours caractérisé par une tension entre les idées de sécurité et de liberté (Dominique Rousseau) ; il s’agit seulement de préserver cet équilibre en luttant contre les dérives possibles. Catherine Teitgen-Colly, soulignant que la lutte contre le terrorisme devait être menée avec tous les moyens compatibles avec un État de droit, rappelle que la CNCDH s’est efforcée de fixer un cadre, d’établir un ensemble de « principes directeurs ». Et, de même, Christian Vigouroux insiste sur l’idée que la démocratie devait répondre au terrorisme « avec ses armes », ce qui amène à porter un regard critique sur certaines des mesures prises.

D) La lutte contre le terrorisme pousse à étendre le contrôle social

41La loi « renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme » adoptée fin 2017 comporte ainsi un ensemble de mesures de nature préventive (institution de périmètres de protection, mesures individuelles de surveillance, visites et saisies…), visant un public défini en termes larges (« toute personne à l’égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace d’une particulière gravité pour la sécurité et l’ordre public ») et décidées par l’autorité administrative (ministre de l’Intérieur ou préfet).

42La menace terroriste conduit en effet l’État à adopter une démarche proactive, visant à prévenir le risque d’attentat.

43Cette démarche se traduit par l’introduction dans le droit pénal d’incriminations nouvelles (provocation aux actes de terrorisme, apologie du terrorisme, préparation à la commission d’un acte de terrorisme…) ainsi que par l’extension des mesures de police de nature préventive (interdiction de sortie du territoire, blocage de sites Internet prônant le terrorisme, assignation à résidence…). La lutte contre le terrorisme contribue ainsi au mouvement plus général d’infléchissement du droit pénal, par l’accent mis non plus sur la notion de « culpabilité », mais sur celle de « dangerosité19 » : l’objectif est de prévenir les comportements « à risque », en cernant, par une approche « probabiliste » reposant sur un faisceau d’indices, des individus présumés dangereux, et en prenant les mesures appropriées pour les empêcher de commettre des infractions ; reposant sur une logique d’« anticipation », la réaction pénale s’élargit de l’« infraction commise » à l’« infraction redoutée ».

44Par ailleurs, au nom de la lutte contre le terrorisme, a été mise en place une surveillance de masse (Catherine Teitgen-Colly), s’étendant à l’ensemble de la population et poussant très loin la logique intrusive. L’essor des technologies numériques a donné à cette logique de surveillance une portée nouvelle : celles-ci permettent en effet non seulement de collecter une masse toujours plus importante de données, mais encore d’opérer les croisements nécessaires en vue d’extraire des informations pertinentes. Les communications électroniques, échangées par Internet ou par téléphone mobile, sont devenues un des points d’application privilégiés de cette surveillance.

45Sur la base de la section 215 du Patriot Act, autorisant au nom de la lutte contre le terrorisme la collecte et le stockage de ces communications sans mandat judiciaire, avait été mis en place aux États-Unis un système d’interception des données mises en ligne de très grande ampleur : ce système de collecte massive, automatique et indiscriminée de données a été remis en cause, suite aux révélations d’Edward Snowden, par le Freedom Act adopté le 2 juin 2015, les autorités ne pouvant plus avoir accès aux métadonnées stockées par les opérateurs que ponctuellement et en justifiant d’un lien avec le terrorisme ; mais la limite ainsi posée reste fragile et plus formelle que réelle. Des programmes comparables ont été mis en place ailleurs, notamment en France : la loi sur le renseignement du 24 juillet 2015 est venue, au nom de la lutte contre les menaces terroristes, étendre les possibilités de recueil des métadonnées auprès des fournisseurs d’accès, tout en renforçant les pouvoirs du Premier ministre et en limitant la portée des recours juridictionnels ; quant à l’article 15 de la loi du 21 juillet 2016, il élargit la capacité de collecte de données de connexion dans le cadre d’enquêtes liées au terrorisme en l’étendant à l’entourage des suspects20.

46Le dispositif spécifique construit en vue de lutter contre le terrorisme occupe donc une position non pas périphérique ou marginale, mais bel et bien centrale dans l’État et ne saurait dès lors manquer d’influer sur la configuration étatique : l’impératif sécuritaire, désormais mis en avant, conduit à infléchir le système de l’État de droit et pousse à étendre le contrôle exercé par l’État sur les comportements sociaux. La menace terroriste a ainsi généré un mouvement d’adaptation en profondeur de l’État, qui risque d’avoir des effets durables.