1Depuis le mois de novembre 2015, la France vit sous le régime de l’état d’urgence. Étonnant ! Les gens sortent, manifestent, font grève… Est-ce cela l’état d’urgence ? N’est-ce que cela, l’état d’urgence ? Ou bien est-ce que de manière « délicieuse » le pays glisserait progressivement d’un État de droit à un État sécuritaire ? C’est la thèse défendue notamment par Agamben et d’autres philosophes, qui considèrent que la France serait en train de passer lentement d’une société démocratique à une société de sécurité, d’un État de droit à un État de sécurité, et que cet État de sécurité aurait des propriétés totalement différentes de celles de l’État de droit. C’est précisément le fait de ne pas s’en apercevoir qui serait le plus dangereux pour la qualité de nos démocraties. La raison d’État aurait été remplacée par la raison de sécurité et, sans s’en apercevoir, la France serait passée d’un État de droit à un État de sécurité.

2Comment un juriste peut-il s’introduire dans cette controverse ? Tout simplement en revenant, au moins au départ, sur les définitions possibles de l’État de droit. Lorsqu’il est soutenu que nous ne serions plus aujourd’hui dans un État de droit, mais dans un État de sécurité, quel est notre point de départ ? Quelle est notre définition de l’État de droit ? Les juristes se chamaillent depuis un certain temps sur la bonne définition de l’État de droit ou sur la définition qu’il convient de retenir pour le raisonnement. Il y a au moins trois définitions de l’État de droit. Une définition kelsenienne : l’État ne peut être qu’État de droit puisque c’est lui qui produit la norme, et l’État de droit est un système normatif produit et appliqué par les autorités habilitées à remplir ces différentes tâches, donc tout État est nécessairement État de droit. Pour d’autres, l’État de droit, c’est l’État sous lequel les différentes autorités – la police, l’administration, la justice – ne définissent pas elles-mêmes leurs propres règles de fonctionnement, mais voient leur programme déterminé par la loi, dès lors l’État de droit, c’est l’État légal, l’État de la loi. Il y a une troisième définition, celle selon laquelle l’État de droit n’est pas l’État de n’importe quelle loi. L’État de droit, c’est l’État d’un droit particulier, l’État des droits de l’homme, qui conduit par conséquent à soumettre la loi elle-même, et donc le législateur, au respect de la Constitution, et donc des principes énoncés dans les Déclarations des droits. Quand Agamben parle du passage de l’État de droit à l’État de sécurité, de quel État de droit parle-t-il ? S’il s’agit de la deuxième définition – l’État de droit est un État légal –, l’État de sécurité est un État légal, puisque c’est la loi qui l’impose. Il n’y a donc de controverse et de discussion possibles qu’à partir de la dernière définition, c’est-à-dire la définition de l’État de droit comme étant l’État d’un droit particulier, celui des droits de l’homme, qui soumet la loi elle-même au respect de la Constitution. Qu’en est-il du débat si l’on se réfère à cette dernière définition de l’État de droit ? La thèse soutenue ici est que l’État de droit est un État de tension entre sécurité et liberté. Par conséquent, il n’est pas pertinent d’opposer État de droit et État de sécurité. L’État de droit est un État qui met en tension sécurité et liberté dans deux directions : les principes de sécurité et de liberté (I), et les institutions de sécurité et liberté (II).

I) Les principes de sécurité et de liberté

3Sur le premier point : l’État de droit comme mise en tension des principes de sécurité et de liberté. Quel est l’élément « sécurité » de l’État de droit ? L’origine ! Au départ de l’État, il y a la sécurité. L’État se constitue comme ce qui apporte la sécurité. Chez Hobbes, l’état de nature est sans juge, sans police, sans loi, et il faut sortir de l’état de nature pour apporter de la sécurité. Par conséquent, à l’origine de l’État, il y a cette crainte de la mort, et on construit l’État pour apporter de la sécurité : la sécurité physique, puis, progressivement, la sécurité alimentaire, la sécurité sanitaire, la sécurité internationale. L’État de droit se présente comme un État qui vise à offrir un espace de sécurité, comme un État de sécurité. La même idée se retrouve chez tous les philosophes contractualistes, mais il serait sans doute possible de remonter très loin dans le temps. À l’origine du monde, c’est le chaos, qui est un gouffre sans fond, donc sans direction, qui n’a pas de sens, donc sans signification. L’histoire de l’humanité depuis le chaos, c’est précisément de mettre de l’ordre dans le chaos. Les religions sont des instruments qui proposent de mettre de l’ordre dans le chaos, les rituels sont une manière de mettre de l’ordre dans le chaos. Aujourd’hui, les juristes sont peut-être les chamanes contemporains qui visent par le droit à mettre de l’ordre dans le chaos de la famille, dans le chaos de l’économie, dans le chaos de la finance, dans le chaos social. L’idée que l’introduction du droit serait antinomique de l’État de sécurité est donc discutable : l’État de droit est conçu et se conçoit au départ comme un État de sécurité.

4Mais, et en même temps, l’État de droit est aussi l’État des libertés. L’État de droit se construit comme État. Dans État de droit, il y a État et il y a droit. L’État se construit comme un État de liberté. Pour Locke, c’est clair : les individus ont des droits à l’état de nature, et le pouvoir politique est là pour garantir les droits que les hommes avaient dans l’état de nature et qu’ils n’auraient pas pu protéger s’ils étaient restés dans l’état de nature. On trouve la même idée chez Rousseau ou chez Hobbes, qui écrit qu’avec l’État « il s’agit de fonder, de permettre la prospérité, le commerce, la science et les arts ». Constituer l’État, c’est permettre le « bonheur de tous », formule reprise dans la Déclaration de 1789.

5L’État de droit est donc un État qui met en tension ces deux éléments : la sécurité et la liberté. Et au cœur de cette tension, la peur, comme l’a très bien observé Patrick Boucheron. D’un côté, diffusion du sentiment de peur dans la société, donc demande de sécurité et d’État, et, d’un autre côté, diffusion de la culture du droit dans la société, et donc demande de libertés. Ce qui est en jeu aujourd’hui au sein de l’État de droit, c’est le rapport de force entre peur et liberté, entre la généralisation pernicieuse de la peur et la revendication audacieuse des droits.

II) Les institutions de sécurité et liberté

6Sur le second point : l’État de droit est aussi une mise en tension des institutions de la sécurité et de la liberté. La première institution qui est mise en tension est l’institution de la loi. La loi est l’institution qui est censée apporter la garantie des libertés (article 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen). La décision n^o 2015-727 DC du 21 janvier 2016 du Conseil constitutionnel sur le principe de clarté et d’intelligibilité de la loi dit de manière très nette que la loi doit être rédigée « en termes suffisamment clairs et précis pour permettre la détermination des auteurs d’infractions et exclure l’arbitraire ». Autrement dit, ce que demande l’État de droit comme institution, c’est une loi claire, une certitude législative. Or, aujourd’hui, l’article 4 de la loi du 20 novembre 2015 énonce que peut être arrêtée « toute personne […] à l’égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics ». La tension est entre la certitude et l’incertitude. L’incertitude conduit à la peur, donc à un renforcement des éléments « sécurité » de l’État de droit, alors que la certitude législative est une garantie de l’élément « liberté » de l’État de droit.

7La deuxième institution qui est en tension, c’est celle de la garantie des droits, et en particulier de la garantie juridictionnelle des droits. Dans l’État de droit, la garantie des droits est de la compétence de l’autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle. L’indépendance de l’autorité judiciaire est un élément constitutif de la dimension « liberté » de l’État de droit. Or, actuellement, le Conseil d’État se voit confier le contrôle des décisions administratives de rétention et d’expulsion. Le glissement vers le juge de l’administration, quelle que soit la manière dont on tourne les choses, non seulement renforce les pouvoirs de l’administration, mais en plus fait contrôler les décisions de l’administration par le juge de l’administration. Il y a là une tension qui se manifeste clairement dans la querelle entre le premier président de la Cour de cassation et le vice-président du Conseil d’État. Ce n’est pas simplement une querelle d’hommes, pas simplement une querelle d’institutions, derrière il y a précisément cette tension entre les deux éléments constitutifs de l’État de droit, sécurité et liberté. Plus on donne du pouvoir au Conseil d’État et à l’administration, plus on renforce l’élément « sécurité » de l’État de droit, et, au contraire, plus on maintient et on renforce l’indépendance de la justice et du pouvoir judiciaire, plus on va vers l’élément « liberté ». Dans la loi du 3 juin 1958 qui posait les principes devant guider le constituant dans la rédaction de la Constitution de 1958, il est dit : « L’autorité judiciaire doit demeurer indépendante pour être à même d’assurer le respect des libertés essentielles telles qu’elles sont définies par le préambule de la Constitution de 1946 et par la Déclaration des droits de l’homme à laquelle il se réfère. » À la limite, il n’y avait pas besoin de Conseil constitutionnel, l’autorité judiciaire était habilitée à faire le contrôle des lois à partir de la Déclaration de 1789 et du Préambule de 1946.

8La thèse selon laquelle on glisserait d’un État de droit vers un État de sécurité est discutable parce que l’État de droit est lui-même un État qui met en tension les deux éléments qui le constituent, la sécurité et la liberté. Aujourd’hui, le rapport de force entre ces deux éléments bouge en faveur de l’élément « sécurité » et, si les juristes doivent avoir un rôle public, il consiste à freiner ce glissement et à peser en faveur de l’élément « liberté » pour que l’État ne devienne pas ce monstre froid critiqué par Nietzsche.