1En quoi les notions de citoyenneté, service civique, service public peuvent-elles contribuer à la lutte contre le terrorisme ? Ces trois termes renvoient à des concepts ou des réalités fort différents. La menace terroriste a néanmoins contribué à les faire converger en encourageant l’expression de la citoyenneté dans une finalité de service public, à travers le service civique ou la redécouverte des réserves opérationnelles et citoyennes.

2Dès le mois de janvier 2015, devant les manifestations massives qui ont suivi les attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher, il est apparu que l’engagement citoyen et le service civique étaient susceptibles de constituer une réponse aux violences dont la France était le théâtre. Cette offre citoyenne, inédite par son ampleur, a pu désemparer les pouvoirs publics, contraints d’inventer une manière de la canaliser. Le gouvernement s’est appuyé sur des dispositifs existants, structurés et organisés sous des bannières nouvelles. Cet engagement s’est tout d’abord traduit par la montée en puissance de réserves opérationnelles désormais regroupées sous l’appellation de « garde nationale ». La deuxième réponse imaginée a été de donner une nouvelle dimension au service civique en le prolongeant d’une « réserve civique » au périmètre élargi.

3La caractéristique commune de ces dispositifs est de reposer sur le volontariat. On ne peut comprendre ce choix pour un engagement volontaire sans se référer aux débats qui ont accompagné la disparition de la conscription il y a désormais vingt ans. La suspension du service militaire obligatoire en 1997 constitue en effet la matrice du débat sur les rapports entre citoyenneté et sécurité nationale.

I) De la fin de la conscription…

4Entre l’instauration de la conscription obligatoire, par la loi Jourdan-Delbrel de 1798, et la suspension du service militaire par la loi du 28 octobre 1997 portant réforme du service national, la contribution citoyenne à la défense nationale se concevait presque exclusivement par la participation au service national et son prolongement, le cas échéant, par des périodes de réserve. Le service militaire avait été conçu dans sa forme moderne au début de la III^e République, à une époque où il fallait, pour reprendre l’expression du président Jacques Chirac, « opposer des poitrines à d’autres poitrines ». En cohérence avec cette approche, la réserve se présentait comme un vivier de masse en permanence renouvelé par la conscription, puisque les hommes âgés de moins de trente-cinq ans ayant achevé leur service national étaient versés dans la réserve, immédiatement mobilisable pour être envoyée au combat en renfort des troupes actives. La professionnalisation des armées a renouvelé la réflexion autour de deux questions devenues distinctes :

• de quelle manière concevoir l’existence de réserves opérationnelles mobilisables en appui des effectifs permanents ? (A)

• comment assurer la persistance d’un « esprit de défense », peut-être moins sacrificiel, mais traduisant un engagement individuel au profit de valeurs qui le dépassent ? (B)

A) Concevoir l’existence de réserves opérationnelles mobilisables en appui des effectifs permanents

5La première question n’a pas suscité de réelles difficultés, du moins dans un premier temps.

6En 19991, a été engagée une remise à plat de la réserve militaire2. La disparition du vivier et la professionnalisation de l’armée imposaient un renouvellement des modalités de recrutement des réservistes mais aussi de leur doctrine d’emploi. Ceux-ci constituent désormais de « véritables professionnels à temps partiel, sachant qu’en cas de menace sur la vie de la Nation tout citoyen pourrait être mis à contribution, en fonction de ses capacités, tel que rappelé lors des journées d’appel à la défense3 ». La réserve militaire, dont les effectifs ont été alors considérablement réduits, se subdivise désormais en une réserve opérationnelle d’engagement directement mobilisable, constituée de volontaires civils ayant reçu entraînement et formation spécifiques, à laquelle s’ajoutent une réserve de disponibilité, constituée d’anciens militaires, et une réserve citoyenne, dont l’objet est d’entretenir l’esprit de défense et le renforcement du lien entre la nation et les forces armées.

B) Assurer la persistance d’un « esprit de défense » traduisant un engagement individuel au profit de valeurs qui le dépassent

7Ces années marquent également le renoncement au maintien d’une forme civile du service national, puis la création, en 2010, du service civique. L’option du maintien d’une forme civile, obligatoire de service national a été rapidement écartée, pour des raisons essentiellement conjoncturelles. Pour parvenir à l’objectif affiché de nouvelle organisation de la défense nationale, l’abandon de toute forme d’incorporation paraissait indispensable, y compris si celle-ci se rattachait à un service civil devenu obligatoire. L’armée avait en effet l’intuition, probablement juste, qu’elle serait toujours sollicitée dans la gestion et l’animation d’un service civil s’il subsistait de manière obligatoire. Elle risquait dès lors de perdre une partie des bénéfices attendus de la réforme destinée précisément à la libérer de ce poids.

8L’époque était aussi plus lucide sur la réalité de la conscription, que les thuriféraires contemporains perdent souvent de vue. La lecture des débats parlementaires4 permet de se remémorer que le service militaire avait progressivement perdu son double rôle de lien entre les armées et la nation, et de brassage social, puisque entre un quart et un tiers de chaque classe d’âge n’effectuait pas de service national.

9Le service civil court obligatoire n’était pourtant pas dépourvu de partisans, tels que, par exemple, le président de l’Assemblée nationale de l’époque, Philippe Séguin. Des considérations pragmatiques l’ont toutefois emporté : un service d’une durée inférieure à six mois était à la fois très onéreux et d’un intérêt limité pour les intéressés. Un obstacle juridique a également pesé en défaveur du service civil obligatoire. La Constitution empêche en effet d’imposer, par voie législative5, un service contraignant qui ne serait pas justifié par des considérations liées à la défense nationale. L’article 4 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales qui prohibe le travail forcé est également susceptible de constituer un obstacle conventionnel à l’instauration d’un service civique obligatoire.

10Le volontariat s’est ainsi imposé, essentiellement par défaut, pour succéder au service militaire. On discerne déjà à cette époque une ambiguïté sur la finalité assignée à ce nouvel engagement. Il est envisagé alternativement et cumulativement comme un complément mobilisable pour appuyer les forces opérationnelles (logique de « réserve »), mais aussi comme un levier de socialisation. Les deux logiques sont philosophiquement opposées, voire contradictoires : dans la première approche, des jeunes apportent une contribution à la collectivité, alors que, dans la seconde, c’est plutôt la collectivité qui rend service aux jeunes. Cette ambiguïté caractérise toujours le système actuel.

11La même hésitation accompagnera la naissance du service civique, conçu comme un engagement volontaire par la loi n^o 2010-241 du 10 mars 2010.

12L’idée d’instaurer une période de service obligatoire pour les jeunes a rebondi au cours de l’année 2008, au moment de la création du service civique. Le moment était propice : la professionnalisation des armées était suffisamment consolidée pour ne pas être fragilisée par un tel débat, tandis que les émeutes dans les banlieues en 2005 avaient ravivé, avec une acuité particulière, la question du rapport à l’autorité d’une partie de la jeunesse.

13Les partisans du service civique obligatoire insistaient sur la nécessaire restauration de la notion d’autorité, dont la disparition dans les cercles familiaux et scolaires pouvait avoir des effets délétères sur certains jeunes. Ils mettaient également en avant l’importance de la réintroduction d’une logique de réciprocité de devoirs pour contrebalancer celle, dominante, de reconnaissance constante de droits-créances de l’individu sur la société. Ils voyaient également dans le service civique obligatoire un moyen de renouer avec la logique de creuset, rendant possible un brassage social que la société contemporaine n’autorise plus guère.

14Le scénario d’un service civique obligatoire a été analysé de manière détaillée par le rapport remis par Luc Ferry6, qui préconise de s’en tenir à un service volontaire. Les raisons de ce choix sont multiples. Elles relèvent autant de considérations pragmatiques (un coût jugé exorbitant7, le risque de peser sur le bénévolat, et l’emploi déjà malmené par une crise persistante) que d’un choix de conviction consistant à ne pas imposer une obligation qui serait inévitablement perçue comme une brimade par la jeunesse. L’absence d’exemple étranger de service civique obligatoire déconnecté de la défense a également incité à la prudence.

15La vague terroriste à laquelle la France est confrontée depuis janvier 2015 a fait rebondir le débat, sans toutefois réellement le renouveler. Le caractère volontaire du service civique a été confirmé. Sans être tout à fait consensuelle, cette approche est aujourd’hui dominante dans le débat public.

II)… Aux projets de garde nationale et réserve civique

16L’accentuation de la menace terroriste crée, du point de vue de l’engagement citoyen, deux types de besoins différents :

• une demande opérationnelle de relais des forces armées et des forces de sécurité intérieure pour occuper l’espace public afin de restaurer un sentiment de sécurité, auquel s’ajoute, en cas d’attaques, l’appui aux équipes de secours ;

• la recherche d’un engagement citoyen au profit de valeurs collectives pour cimenter le sentiment national et l’attachement aux principes républicains.

17C’est ce qui a conduit à la montée en puissance des réserves opérationnelles et à la création d’une garde nationale (A), puis la création de la réserve civique (B).

A) La montée en puissance des réserves opérationnelles et la création d’une garde nationale

18Si les attentats terroristes de 2015 ont contribué à la mise en exergue des réservistes par nécessité opérationnelle ou opportunité politique, la mobilisation de forces de réserve pour affermir les moyens permanents de l’action publique est un phénomène déjà bien ancré. Dès 2008, un article de Laurent Derboulles livrait ses « réflexions sur un phénomène récent : l’essaimage des réserves dans l’action publique8 ». Il expliquait la diffusion de ce dispositif d’inspiration militaire aux différentes composantes civiles de l’ordre public (police nationale, sécurité civile et sécurité sanitaire) par la recherche d’une efficience publique qu’autorise leur souplesse d’emploi.

19D’obligation légale, le service dans la réserve devient un volontariat de service que la montée en puissance du théâtre intérieur va rendre indispensable. En 1995, lorsque la professionnalisation des armées est décidée, l’engagement opérationnel s’envisageait presque exclusivement sous la forme d’opérations extérieures. Avec le déploiement de l’opération Sentinelle, le territoire national redevient, pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale, si l’on exclut la guerre d’Algérie, le premier théâtre d’opération de l’armée de terre, qui y consacre pas moins d’un huitième de son potentiel. Il est devenu, dans ces conditions, crucial de disposer d’une réserve opérationnelle rassemblant des citoyens volontaires pleinement intégrés dans le dispositif militaire, en mesure de fournir aux forces d’active les renforts nécessaires pour accroître leur capacité dans les différentes fonctions et remplir des missions sur le territoire national en appui du personnel d’active, qui reste fortement sollicité sur les théâtres d’opérations extérieures. La loi de programmation militaire 2014-2019 prévoit ainsi de porter le nombre de réservistes opérationnels de la défense à 40000.

20Ce mouvement s’est prolongé par l’annonce de la création d’une garde nationale par le président de la République lors de son discours devant le Congrès réuni à Versailles trois jours après les attentats du 13 novembre 2015. Sous ce vocable seront rassemblés les réservistes opérationnels (de premier niveau) de la police, de la gendarmerie, de l’armée. Ce modèle s’inspire d’exemples étrangers, tels que la National Guard, qui compte plus de 460000 réservistes aux États-Unis. Il renoue surtout avec la Garde nationale de 1789, création révolutionnaire représentant « une des possibles incarnations du citoyen-soldat et une des voies que peut emprunter la réalisation du devoir de défense9 ». Le 13 juillet 1789 était créée ce qui n’était qu’une « milice bourgeoise », destinée à conforter et protéger l’Assemblée, venant de se proclamer nationale et constituante, de l’ennemi intérieur et extérieur, mais aussi de protéger les bourgeois des pillages et émeutes. Cette Garde nationale se distingue alors nettement de la logique réserviste. Il ne s’agit pas d’un corps militaire, mais plutôt de ce que Jacques de Guibert, dans son ultime ouvrage, De la force publique, décrivait comme l’incarnation de la « force du dedans », qu’il distingue soigneusement de la « force du dehors ». Cette Garde nationale, composée de citoyens actifs, devait rester rigoureusement indépendante de l’armée professionnelle et exclusivement dédiée au maintien de l’ordre intérieur pour sauvegarder la liberté publique et les lois. Par réalisme face à la menace extérieure, ou par conviction (Robespierre souhaitait ainsi que la Garde nationale remplace à terme l’armée permanente), son rôle a évolué jusqu’à ce qu’elle devienne une force d’appoint dans la défense des frontières et un vivier dans lequel puisse puiser l’« armée nouvelle ».

21Les contours de la garde nationale voulue par le président de la République doivent être encore précisés, mais il serait souhaitable qu’elle ne s’émancipe pas de cette matrice originelle. Elle ne doit pas constituer, à proprement parler, une force militaire, susceptible d’être projetée sur tout théâtre d’opération. Il devrait plutôt s’agir au contraire d’une force civile, armée, destinée à maintenir une forme de vigilance citoyenne en permettant à des civils de participer à la défense commune.

B) L’engagement citoyen au profit des valeurs collectives : la création de la réserve civique

22La réserve citoyenne, dans l’esprit du président de la République, consistait à créer une « armée de citoyens sans armes, prêts en quelques heures à venir pendant une crise pour aider une administration ou une association10 ». Cette idée a germé quelques jours après les attentats de janvier 2015 et la grande mobilisation citoyenne du 11 janvier, afin d’en préserver l’« esprit ». Elle a fait l’objet d’une mise en perspective accompagnée de préconisations dans le rapport Pour que vive la fraternité/Propositions pour une réserve citoyenne, remis en juillet 2015 au président de la République11, qui a lui-même trouvé une traduction juridique dans le projet de loi « Égalité et citoyenneté » présenté en Conseil des ministres le 13 avril 2016. Désormais dénommée « réserve civique », cette nouvelle forme d’engagement est ouverte à tous les citoyens qui souhaitent s’engager au service de l’intérêt général et apporter ponctuellement leurs compétences à une mission de service public ou d’intérêt collectif. La réserve civique générale, qui se présente comme un guichet unique, fédérera plusieurs réserves citoyennes existantes (défense, police, réserves communales de sécurité, éducation nationale), conservant leurs spécificités.

23Une fois inscrites en tant que réservistes, les personnes intéressées pourront être affectées, en fonction de leurs souhaits, de leurs savoir-faire et de leur disponibilité, sur différents types de missions ponctuelles. Celles-ci pourront être proposées par l’État, des collectivités territoriales, des établissements publics ou des organismes sans but lucratif de type associatif pour répondre à un besoin spécifique. Les réservistes s’engageront, tout comme les organismes d’accueil, à respecter la charte de la réserve civique qui garantira le cadre de ce dispositif. Ils ne pourront en aucun cas être rémunérés ou gratifiés pour cette action.

24Est ainsi ménagée la possibilité de s’engager, de manière désintéressée, au service de la République et de ses valeurs. Cette finalité proprement républicaine de l’engagement distingue la réserve civique de l’engagement associatif. Celui-ci, s’il n’exclut naturellement pas une part de dimension civique, se fait avant tout au profit d’une cause propre à la structure d’accueil. La réserve civique procède d’une inspiration différente : elle invite à surmonter, au nom de la défense de valeurs collectives, une défiance parfois perceptible chez nos concitoyens vis-à-vis de l’État, des institutions et, d’une manière générale, des pouvoirs publics. Seuls des événements aussi dramatiques que ceux qui ont endeuillé la France pouvaient permettre ce renversement de l’acception contemporaine de la notion de « démarche citoyenne », qui jusqu’alors se construisait plutôt en réaction à toute forme d’institutionnalisation de l’engagement.

25L’apport de la réserve civique à la lutte contre le terrorisme n’en demeure pas moins ambivalent. Elle s’inscrit dans une logique d’exemplarité et de résilience qui acquiert tout son sens par le contraste avec le barbarisme combattu. Mais elle peut aussi, sans que cette finalité soit nécessairement contradictoire avec la précédente, contribuer à lutter contre les facteurs de ce terrorisme – dont le caractère endogène n’a échappé à personne – par une action tournée vers des populations fragilisées ou particulièrement perméables (en milieu scolaire par exemple). Considérée comme un prolongement ou une consolidation du service civique, la réserve peut aussi constituer un levier d’intégration républicaine, par exemple pour des jeunes issus de quartiers difficiles. La clef de son succès passera par la clarification ou la conciliation harmonieuse de ces objectifs.

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26On constatera, en conclusion, que la contribution citoyenne à la lutte contre le terrorisme emprunte des formes multiples. Le foisonnement des dispositifs, qui confine à la dispersion, ne contribue pas à la lisibilité du système. La dichotomie que nous proposons autour de l’apport ponctuel de forces opérationnelles (réserves opérationnelles et garde nationale), d’une part, et engagement citoyen (service et réserve civiques), d’autre part, nous paraît toutefois constituer une structuration propre à éclairer les ressorts d’un système en pleine construction.