1Selon la formule célèbre de Vivien, le pouvoir politique est la tête, et l’administration le bras. Un bras parfois armé pour faire face à des menaces nombreuses et qui doit disposer pour cela d’instruments bien coordonnés.

2La France est, de longue date, exposée au terrorisme, expression de revendications multiples qui ont toutes pour point commun de menacer gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur (article 421-1 du Code pénal).

3Parce qu’il est le garant des libertés fondamentales (et de la sécurité indispensable à leur exercice), et parce qu’il peut être mis en danger dans ses fondements sous la pression d’attaques terroristes, l’État est contraint d’agir. Il le fait, d’une part, en adoptant des législations préventives et répressives1 ; d’autre part, en adaptant ses structures pour avoir les capacités de s’opposer aux périls.

4L’État se dote, par voie de conséquence, de moyens d’action juridiques et opérationnels. S’il est question d’organiser prioritairement les forces de sécurité intérieure, il convient aussi plus largement de structurer l’ensemble des administrations concernées. À ce titre, l’État est sous pression. En raison de la gravité des menaces, le cloisonnement n’est pas envisageable, pas plus entre les services d’un même ministère qu’entre les administrations relevant de différents ministères. La coopération entre les administrations est une nécessité quasi vitale pour l’État, lequel tire les leçons normatives et administratives2.

5Le ministère de l’Intérieur est au centre de toutes les attentions. Il administre, en effet, la police et la gendarmerie nationales. Il n’est pourtant pas le seul concerné. La lutte contre le terrorisme implique une mobilisation transversale des services de l’État dans ses différentes dimensions.

6L’administration centrale est la première mobilisée, en suivant une logique interministérielle. En plus du ministère de l’Intérieur, celui de la Défense participe activement aussi bien sur le territoire national qu’à l’étranger. D’autres ministères apportent leur contribution, plus ou moins directement. Celui des Finances lutte contre le financement du terrorisme et emploie la douane pour endiguer la circulation de marchandises illicites (armes, explosifs, matières dangereuses…), tandis que la Justice gère les aspects répressifs, voire le renseignement pénitentiaire, pour identifier ou gérer certaines menaces. D’autres, s’ils ne participent pas directement à la lutte contre le terrorisme, l’appréhendent à différents titres : les Transports, l’Industrie, la Santé, mais aussi les Sports et la Culture, au titre de l’encadrement des événements par exemple.

7Prolongement de l’administration centrale, l’administration déconcentrée relève, ensuite, d’une logique comparable. Représentants du gouvernement dans le département, les préfets sont en première ligne, sans être les seuls. Ils sont rejoints par d’autres préfets, de zone en particulier, et par différents services de l’État : procureurs, directeur des Finances publiques…

8Enfin, la dimension décentralisée de l’État est à prendre en considération. Les transferts massifs de compétences opérés au gré des différentes phases de la décentralisation font des collectivités territoriales et de leur administration des acteurs à part entière devant collaborer avec les services de l’État. Les communes sont prioritairement concernées. Elles disposent de moyens technologiques (vidéoprotection) et humains utilisables en renfort de ceux de l’État. Les policiers municipaux sont exposés à la menace autant qu’associés à la lutte, s’ils se trouvent être en situation de riposte par exemple. Les départements et les régions ne sont pas à l’écart. Les compétences sociales détenues par les premiers justifient leur participation, en particulier à travers la prévention de la radicalisation islamiste. Les secondes, en gérant notamment certains transports, ont leur rôle à jouer (en assurant leur surveillance, par exemple). Certains établissements publics sont eux aussi impliqués (la RATP, la SNCF).

9Une approche transversale caractérise la lutte contre le terrorisme, comme en témoigne le plan d’action contre la radicalisation et le terrorisme présenté par le Premier ministre, le 9 mai 2016. Elle est elle-même sous-tendue par des concepts relativement nouveaux.

10Depuis 2008, la sécurité nationale (article L. 1111-1 du Code de la défense) s’est substituée à la défense globale3. Érigée en stratégie, elle justifie l’adaptation de l’État aux défis qu’il est appelé à relever. Dans un registre plus particulier, la notion d’activités d’importance vitale (article L. 1332-1 du Code de la défense) favorise la collaboration des administrations entre elles et avec le secteur privé.

11Établir le constat d’une nécessaire collaboration des services de l’État est une chose, considérer que cette collaboration est suffisante en est une autre. La machinerie administrative est à ce point complexe que ces rouages ne s’imbriquent pas aisément les uns dans les autres. Si l’administration a su évoluer, le partenariat se heurte encore à des obstacles, d’ailleurs soulignés avec clairvoyance par la représentation nationale4.

12Ainsi, la coopération entre les administrations apparaît comme justifiant une vigilance accrue de l’État, qui se traduit par des adaptations continues de son administration (I). Pourtant, malgré les succès, il s’avère aussi que cette coopération est confrontée à des difficultés persistantes (II).

I) Des adaptations continues

13Depuis plusieurs années, l’État évolue au gré de son environnement. En matière de sécurité, il a su adapter l’administration centrale (A) comme les administrations territoriales (B).

A) Les adaptations de l’administration centrale

14La référence à la sécurité nationale exerce une influence aux plus hauts niveaux de l’État.

15Sous la V^e République, le président est à la fois le chef des armées et le détenteur d’une légitimité démocratique. En plus du Conseil des ministres, le Conseil de défense des débuts du régime est devenu le Conseil de défense et de sécurité nationale depuis 20095.

16En raison de sa dimension multiforme relevant de la sécurité intérieure et de la défense, ainsi que d’une dimension symbolique forte, la stratégie de lutte contre le terrorisme relève en toute logique du domaine présidentiel. En outre, la volonté de prévenir les actions terroristes motive une politique active de renseignement6, érigée en priorité de la sécurité nationale.

17Pour ces deux raisons, M. Nicolas Sarkozy est à l’origine d’une adaptation des outils de coordination placés sous l’autorité du président. Celui-ci préside depuis 2008 le Conseil national du renseignement, rattaché au Conseil de défense et de sécurité nationale (article L. 1111-13 du Code de la défense), et est assisté par un coordonnateur national du renseignement. Tout en confirmant la prééminence présidentielle, cela contribue à la modernisation des méthodes de travail et de coordination des différents services de renseignement (article D. 1128-8-1 du Code de la défense), pour qu’ils forment une véritable « communauté7 », à l’instar de ce qui existe depuis longtemps dans les pays anglo-saxons. L’efficacité de ces outils dépend néanmoins de la clarté des lignes fixées et de la volonté présidentielle de s’immiscer plus ou moins dans le sujet.

18La coopération opérationnelle a été confiée à deux structures. La première a été créée en juin 2015 (« Allat »). Elle rassemble la DGSE, la DNRED, la DPSD, la DRM, la DRPP, le SCRT et Tracfin (à terme, peut-être le renseignement pénitentiaire).

19L’autre (« Hermès ») fonctionne depuis octobre 2014. Elle est composée de la DRM, qui est à l’initiative de sa création, de la DGSE, de la DGSI, de la DNRED, de Tracfin et du commandement des opérations spéciales. Elle traite le renseignement nécessaire à la planification et à la conduite des opérations au Moyen-Orient.

20La V^e République ayant opté pour un exécutif bicéphale, le Premier ministre est aussi un acteur de premier plan. Juridiquement et en pratique, c’est lui qui agit à titre principal avec le gouvernement sur le fondement des articles 20 et 21 de la Constitution. Tout en dirigeant l’action des ministres, il utilise son pouvoir de police administrative générale.

21S’il peut coordonner l’action des ministères hors la présence du président, il s’appuie également sur deux structures dédiées aux questions de sécurité. L’une, l’Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice, a essentiellement une finalité scientifique en associant les ministères de l’Intérieur et de la Justice. L’autre est clairement tournée vers la coordination.

22Depuis les débuts de la V^e République, le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) a vocation à éclairer le gouvernement sur les questions stratégiques de défense. En 2009, l’adjonction de la sécurité nationale a changé l’angle de vue. Il contribue notamment à la planification des actions préventives (Vigipirate par exemple), ainsi qu’à l’élaboration et au suivi des réponses aux crises (via la cellule interministérielle de crise, même si elle est située au ministère de l’Intérieur). Le SGDSN est l’expression du caractère global de la sécurité nationale, en associant militaires et civils, ce qui répond bien aux exigences de l’antiterrorisme.

23Bien qu’intéressant la totalité des ministères, la coordination des services de sécurité sur le territoire national relève principalement du ministère de l’Intérieur et, dans un autre registre, du ministère de la Défense.

24À l’échelon des ministères, la Sécurité nationale se combine avec l’interministérialité. Pour garantir un fonctionnement cohérent des différentes administrations, les hauts fonctionnaires de défense ont vu leurs prérogatives élargies à la sécurité (articles R. 1143-1 à 8 du Code de la défense). Travaillant sous l’autorité directe du Premier ministre, ils sont en liaison permanente avec le SGDSN. Dépourvus de compétences opérationnelles, ils ont en revanche un rôle essentiel en matière d’animation et de coordination « au sein du département dont ils relèvent, [de] la politique en matière de défense, de vigilance, de prévention de crise et de situation d’urgence » (article R. 1143-5 du Code de la défense).

25Pour la lutte sur le territoire, le ministère de l’Intérieur est moteur. Sa lourdeur apparente n’est pas un obstacle à des évolutions motivées par un souci de performance. Le rattachement de la gendarmerie à l’Intérieur contribue, depuis 2009, à améliorer l’efficacité et l’efficience des deux forces nationales de sécurité8. Par exemple, les forces d’intervention de la police nationale travaillent en relation étroite avec le Groupe d’intervention de la gendarmerie nationale (GIGN) et les Pelotons de surveillance et d’intervention (PSIG), et ce encore davantage depuis les attentats de novembre 2015. Surtout, le renseignement a été repensé. Après la création ratée de la Direction centrale du renseignement intérieur (par regroupement des Renseignements généraux et de la Direction de la surveillance du territoire), et son remplacement par la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), il a fallu rebâtir un renseignement de proximité. Tel est le but du Service central de renseignement territorial (SCRT), créé en 2014 et rattaché à la Direction centrale de la sécurité publique (direction policière), ainsi que de ses prolongements déconcentrés9. À sa création, le SCRT n’avait pas dans ses attributions la lutte contre le terrorisme. Pour l’administration policière, cette compétence relevait de la DGSI et de la Direction centrale de la police judiciaire (DCPJ). Cette lacune a été corrigée par le décret n^o 2015-923 du 28 juillet 2015 qui modifie l’article 21 du décret n^o 2013-728 du 12 août 2013, portant organisation de l’administration centrale du ministère de l’Intérieur. Le texte de 2015 confirme la nécessaire « coordination » avec la gendarmerie, ce que son statut prévoyait déjà dans ses autres domaines de compétences.

26La coordination de la lutte contre le terrorisme fait partie de longue date des priorités du ministère. L’Unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT) existe depuis 1984 (arrêté du 8 octobre 1984). Placée auprès du directeur général de la Police nationale avec un effectif d’environ 60 personnes, elle est chargée de coordonner, d’animer et d’orienter l’action des services actifs de la police et du renseignement en matière de lutte contre le terrorisme. Elle favorise aussi la liaison avec les autres administrations impliquées directement ou indirectement dans la prévention ou la répression de ce phénomène grâce au partage d’informations opérationnelles.

27Son renforcement n’a pas été la voie suivie, dans un premier temps. Le ministre de l’Intérieur a préféré créer, en juin 2015, un état-major opérationnel pour la prévention du terrorisme afin, principalement, de décloisonner les services du ministère de l’Intérieur. Directement rattaché au cabinet du ministre, l’état-major est chargé de piloter la totalité du dispositif de détection et de suivi des individus radicalisés (en relation avec les préfets de département et les préfets de zone). Il associe en permanence et dans un même lieu les services de renseignement, de sécurité publique, de police et de gendarmerie ; il est destinataire de l’ensemble des informations transmises par chaque échelon départemental et zonal. La seule police bénéficie, depuis le 16 juin 2016, d’une cellule d’information chargée de faire le lien entre les différentes directions, comme la Direction centrale de la sécurité publique ou celle de la police judiciaire.

28De plus en plus sollicité pour des opérations extérieures de lutte contre le terrorisme, le ministère de la Défense est traditionnellement structuré pour permettre l’action des différentes forces armées (interopérabilité). Le chef d’état-major des Armées (CEMA) constitue une interface indispensable et subordonnée au ministre. À ce titre, le décret n^o 2013-816 du 12 septembre 2013 rappelle le principe essentiel de soumission des militaires au pouvoir civil10. Parallèlement, la mobilisation des armées sur le territoire national (Sentinelle) est un succès logistique, d’autant plus méritant qu’il s’inscrit dans la durée et à une intensité élevée depuis les attentats de Paris de janvier 201511. Cette posture de défense terrestre s’ajoute aux mesures prises au titre des postures permanentes de sûreté aérienne et de sauvegarde maritime qui traduisent le continuum défense/sécurité.

29La dimension interministérielle se manifeste, aussi et plus particulièrement, à travers le Comité interministériel de prévention de la délinquance, créé en 2006, et l’Académie du renseignement, créée en 2010.

30Les orientations du CIPPR ont évolué pour tenir compte des liens entre le terrorisme et la délinquance quotidienne. Le financement et l’équipement de terroristes peuvent passer par les voies d’une délinquance de droit commun (trafic de drogue, trafic d’armes, braquages…). Par ailleurs, la radicalisation islamiste est entrée dans son champ de compétence, d’abord sur le fondement d’une circulaire du 29 avril 201412, prolongée par une autre du 31 décembre 201413, puis par le décret n^o 2016-553 du 6 mai 2016 portant modifications des dispositions relatives à la prévention de la délinquance. En pratique, il a été décidé de réorienter l’utilisation d’une partie des crédits du Fonds interministériel de prévention de la délinquance en direction de la lutte contre la radicalisation.

31L’Académie a, quant à elle, vocation à former des personnels et en même temps à favoriser une meilleure connaissance entre des services rattachés à trois ministères différents14.

32La coordination centrale est indispensable à une approche globale performante. Elle doit, ensuite, être relayée par une coordination territoriale adaptée au terrain.

B) Les adaptations des administrations territoriales

33Ces adaptations concernent l’administration déconcentrée et l’administration décentralisée.

34Les préfets sont les premiers concernés par la coordination des administrations.

35Toujours responsables de l’ordre public dans le département, les préfets de département « animent et coordonnent l’ensemble du dispositif de sécurité intérieure » (article L. 122-1 CSI). À cette fin, ils ont des moyens de coordination variés, intéressant aussi le terrorisme. En plus de l’autorité acquise sur la police et la gendarmerie, au fil des années ont été créées différentes structures pour relayer les orientations gouvernementales élaborées notamment dans le cadre du Secrétariat général du Comité interministériel de prévention de la délinquance. Les autorités de l’État se retrouvent au sein du comité départemental de sécurité15 (ayant remplacé les conférences départementales de sécurité16) et de l’état-major de sécurité. Ces outils permettent, notamment, de rapprocher le préfet et le procureur17.

36Surtout, pour remédier aux effets contre-productifs d’une organisation éclatée (manque de dialogue, redondance, augmentation des coûts…), l’État est à la recherche de nouvelles formes de coopération, au nom de la transversalité et de la supposée simplification administrative. Afin de constituer des réseaux décloisonnant les ministères et les territoires, l’État s’affranchit du cadre communal ou départemental.

37Il a ainsi créé, par la loi du 18 mars 2003 (reprenant un dispositif créé par circulaire), les groupements d’intervention régionaux (GIR) pour lutter contre l’économie souterraine et certaines formes de criminalité entretenant parfois des liens avec le terrorisme (financement par le trafic de drogue notamment)18. Sous l’autorité d’un policier ou d’un gendarme, les GIR associent les services déconcentrés échappant à l’autorité du préfet (douanes, concurrence, direction départementale du travail, services fiscaux, consommation et répression des fraudes). Ils interviennent à la demande du préfet de département et du procureur de la République.

38Dans un autre registre, le préfet de département doit suivre les évolutions des menaces en tenant compte des phénomènes de radicalisation islamiste19. Après la création de la plateforme nationale de signalement de personnes radicalisées, le ministre de l’Intérieur et le garde des Sceaux ont demandé aux préfets de constituer un « réseau » de « référents de confiance » au sein des administrations et des partenaires de l’État dans chaque département afin de lutter contre la radicalisation violente et les filières djihadistes (circulaire du 25 juin 201420). Pour « améliorer la circulation et le partage d’informations », les préfets doivent inviter les « chefs de service des administrations et les responsables des organismes membres de l’état-major de sécurité à instituer au sein de leur administration un référent de confiance ». « Issu de l’encadrement », le référent est l’interlocuteur des « services [de la Direction générale] de la sécurité intérieure, de la police ou la gendarmerie ». Cela concerne les services académiques, bailleurs sociaux, organismes de formation… Parallèlement aux réunions de l’état-major de sécurité, le préfet constitue un groupe de travail dédié au suivi de la radicalisation. Ce dispositif s’ajoute aux cellules départementales de déradicalisation créées en avril 2014. Les informations recueillies sont transmises à l’UCLAT et aux autorités judiciaires.

39Ces dernières aussi font de gros efforts pour coordonner leur action et pallier un relatif éclatement. La difficulté en la matière est de répartir le suivi des dossiers entre la section antiterroriste du parquet de Paris et les parquets locaux. Une circulaire du 29 décembre 201421 du garde des Sceaux y contribue en identifiant différentes hypothèses (transfert total, cosaisine…). Parallèlement, chaque parquet est désormais doté d’un magistrat référent antiterroriste. Il est en charge du suivi des dossiers susceptibles d’entrer dans le champ de compétence de la section antiterroriste. Il participe aux réunions des cellules départementales rattachées à l’état-major de sécurité et est informé des signalements émanant du centre départemental d’assistance et de prévention de la délinquance.

40Échelon privilégié en matière de sécurité, le département n’est pourtant pas le seul. La coopération s’est aussi développée au niveau interrégional. En plus du préfet maritime22, le préfet de zone de défense et de sécurité dispose de prérogatives ayant sensiblement augmenté ces dernières années23. Alors que le préfet de zone dirige l’action des préfets de région et de département dans la mise en œuvre des mesures de défense non militaires, il a un rôle de coordonnateur en matière de sécurité. Sur le fondement de l’article R. 1311-7 du Code de la défense, le préfet de zone coordonne l’action des préfets des départements de sa zone dans une situation de crise ou d’événements d’une particulière gravité et lorsque cela dépasse le cadre d’un département. Par ailleurs, sur le fondement de l’article 2 de la loi du 18 mars 2003 pour la sécurité intérieure, il « coordonne l’action des préfets des départements de zone pour prévenir les événements troublant l’ordre public ou y faire face, lorsque ces événements intéressent au moins deux départements de cette même zone ». Le préfet s’appuie sur le comité de défense de zone (article R. 1311- 25 du Code de la défense), composé d’autorités militaires (armée et gendarmerie) et civiles (police, justice, éducation nationale, santé…) qui se placent sous son autorité en cas de crise.

41Le décret n^o 2014-96 du 6 mars 2014 a accentué le rôle de coordination de la zone en créant les secrétariats généraux pour l’administration du ministère de l’Intérieur (SGAMI) qui remplacent les secrétariats généraux pour l’administration de la police. Conformément à l’objectif de rationalisation du ministère de l’Intérieur, les SGAMI contribuent à mutualiser les fonctions de soutien des services et unités de la sécurité intérieure, et à faire de la zone l’échelon de droit commun pour la mise en œuvre des fonctions supports de la police et de la gendarmerie, sous l’autorité du préfet de zone de défense et de sécurité.

42Dans un État décentralisé, les administrations de l’État et celles des collectivités territoriales ne peuvent pas être simplement juxtaposées. À la jonction des deux domaines, le délégué aux coopérations de sécurité témoigne de l’intérêt du ministère de l’Intérieur pour les politiques de sécurité des collectivités territoriales24. Son action est avant tout dirigée vers les communes, qui disposent de deux éléments utiles à la sécurité en général et à la lutte contre le terrorisme en particulier : d’une part, les polices municipales et, d’autre part, les réseaux de vidéoprotection.

43Avec environ 20000 personnels, la majorité armée et tous très bons connaisseurs de leur environnement, les policiers municipaux constituent un atout. Les forces nationales de sécurité ont pris l’habitude de travailler dans un cadre structuré par des conventions de coordination modernisées en 2012 (articles L. 512-1 sq du Code de la sécurité intérieure)25. À la suite des attentats de janvier 2015, le gouvernement a avancé dans deux directions. La première consiste à mieux armer les policiers municipaux26. L’autre vise à améliorer la coordination opérationnelle grâce à un partage des réseaux de communication avec la police nationale et la gendarmerie27. Dans la lutte contre le terrorisme, les policiers municipaux sont mis au contact des forces nationales de sécurité, y compris les militaires intervenant dans le cadre de Vigipirate. Services de l’État et communes, par l’intermédiaire du préfet de département, sont alors amenés à coopérer dans des domaines très concrets (hébergement, identification des cibles potentielles, organisation des patrouilles…).

44Dans le prolongement des articles L. 511-5 et R. 511-12 sq du Code de la sécurité intérieure, le gouvernement a aidé les maires à répondre aux inquiétudes des agents, tout en améliorant les capacités de riposte en cas d’attaque. Dès la fin du mois de janvier 2015, il annonçait la mise à la disposition des communes de 4000 revolvers pour les policiers municipaux, et une aide à l’achat de 8000 gilets pare-balles. Ces orientations ont été mises en application par le décret n^o 2015-496 du 29 avril 2015 autorisant les agents de police municipale à utiliser, à titre expérimental, des revolvers chambrés pour le calibre 357 magnum.

45Tout en améliorant l’armement, la circulaire NORINTK1504906J du ministère de l’Intérieur en date du 23 mars 2015 a débloqué 2,4 millions d’euros du Fonds interministériel de prévention de la délinquance pour équiper les policiers municipaux en gilets pare-balles et terminaux portatifs de radiocommunication. Il s’agit de renforcer l’interopérabilité entre les acteurs de la sécurité, en permettant aux policiers municipaux d’utiliser les réseaux de la police et de la gendarmerie.

46En matière de vidéoprotection, la tendance est à l’extension des motifs justifiant son utilisation. L’article L. 251-2, 6^o du Code de la sécurité intérieure autorise les personnes publiques à installer des caméras sur la voie publique afin de prévenir des actes terroristes. Les communes sont les premières concernées, même si la lutte contre le terrorisme n’est pas la seule motivation de la vidéoprotection. En raison du maillage territorial existant, l’État a bien compris l’intérêt qu’il pouvait en retirer. Outre l’intervention du préfet de département au stade de l’autorisation, l’État a posé les bases d’un emploi mutualisé (et cofinancé). Les forces de sécurité intérieure en retirent de substantiels avantages. L’accès aux images leur est autorisé sur le fondement de l’article L. 252-3 du Code de la sécurité intérieure, y compris en cas d’urgence liée à l’exposition à un risque particulier de terrorisme. En pratique, il n’est donc pas rare de voir les centres de supervision urbains accueillir des gendarmes et des policiers, ou aménagés pour déporter les images vers les forces nationales. Les instruments de partenariat entre les communes et l’État (stratégies territoriales de sécurité, conseil local de sécurité et de prévention de la délinquance, convention de coordination) contribuent à une coproduction de sécurité entre l’État et les communes, ainsi qu’entre collectivités territoriales.

47Pour leur part, les départements disposent de compétences sociales leur permettant d’intervenir dans le champ de la prévention aux côtés des services de l’État. Tout en soutenant les initiatives de ce dernier en matière de déradicalisation, rien ne les empêche d’être à la manœuvre. Ainsi, le département des Alpes-Maritimes utilise pleinement ses prérogatives relatives à la protection de l’enfance. Les familles volontaires se voient proposer un soutien éducatif et une aide à la parentalité en mobilisant, au besoin, un mentor inspiré des expériences danoises28.

48La pression des menaces oblige l’État à évoluer. Pour autant, cela n’exclut pas des difficultés persistantes.

II) Des difficultés persistantes

49La coopération entre les administrations est nécessaire, sans être naturelle ou aisée. Elle se heurte à différents obstacles et subit les conséquences d’ambiguïtés institutionnelles (A) et d’incertitudes opérationnelles (B).

A) Les ambiguïtés institutionnelles

50La V^e République est certes durable, elle n’en est pas moins source d’interrogations. Si la dyarchie de l’exécutif n’est pas modifiable sans changer de régime, l’organisation ministérielle offre, quant à elle, davantage de possibilités d’évolutions.

51Malgré les avantages du fait majoritaire, véritable clé de voûte de la cohérence institutionnelle, le président et le Premier ministre agissent dans des sphères mal définies par la Constitution et fixées par la pratique29. Le fonctionnement du Conseil national du renseignement (CNR) illustre la difficulté de bien positionner un outil de coordination essentiel au sein de l’exécutif.

52Avant le CNR, le Comité interministériel du renseignement était placé sous l’autorité du Premier ministre, au sein du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN).

53L’ordonnance du 7 janvier 1959 confiait au Premier ministre le soin d’animer la coordination entre les différents services de renseignement et de sécurité ; puis le décret du 17 octobre 1962 a créé le Comité interministériel de renseignement, chargé de rédiger un plan gouvernemental de renseignement que le Premier ministre soumettait à l’approbation du président. Le dispositif, tombé en désuétude, a été ranimé par le décret du 20 avril 1989, élaboré par le cabinet de Michel Rocard, et qui reprenait les grandes lignes fixées dès 1962. Jean-Pierre Raffarin, en 2004, a également tenté de réactiver ce mécanisme.

54À l’inverse, le CNR marginalise le Premier ministre et souligne les ambiguïtés de la Constitution.

55Ainsi, il est prévu que la Délégation parlementaire au renseignement auditionne le coordonnateur national. Cette audition soulève une question constitutionnelle puisque, ce faisant, c’est l’irresponsabilité parlementaire du président qui est indirectement remise en question, et sa responsabilité politique plus exposée.

56En outre, la pratique a montré que les services pouvaient être tentés de passer par le secrétaire général de l’Élysée et l’état-major particulier, voire le conseiller diplomatique, plus que par le coordonnateur. Par voie de conséquence, en plus des limites juridiques, le coordonnateur serait davantage un conseiller du président qu’un véritable coordonnateur. Le fait de lui confier le pilotage d’un centre national de contre-terrorisme (D. n^o 2017-1095, 15 juin 2017) n’améliorera sans doute pas sa situation. Cette création crée, en outre, un risque de doublon avec le dispositif du ministère de l’Intérieur.

57Dès lors, le CNR ne devrait-il pas soit relever du Premier ministre plutôt que d’avoir seulement avec lui un lien formel par l’intermédiaire du SGDSN, soit être limité à la coordination politique pour laisser la coordination opérationnelle se dérouler dans un autre cadre ? À ce titre, la commission d’enquête parlementaire sur le terrorisme a plaidé pour la nomination d’un véritable directeur national du Renseignement ayant autorité sur une agence dotée de moyens substantiels et dépendant du Premier ministre, ce qu’a immédiatement écarté le ministre de l’Intérieur dans sa réponse aux députés Fenech et Pietrasanta le 12 juillet 2016, au nom de l’efficacité du dispositif existant et de la préservation des compétences présidentielles.

58Du temps où il était dans l’opposition, Jean-Jacques Urvoas plaidait pour un rééquilibrage entre le président et le Premier ministre30. Le président de la République exercerait toujours ses pouvoirs, mais la structure de coordination serait renforcée afin de gagner en autonomie. Quant au Premier ministre, il serait associé plus étroitement à la politique du renseignement. De la sorte, l’activité de renseignement disposerait, théoriquement, d’une administration dédiée et clarifiée, tandis que, en raison de son implication, le Premier ministre endosserait la responsabilité des décisions prises. La logique présidentialiste du régime serait partiellement tempérée, et la logique parlementaire davantage mise en avant. Sans emporter totalement la conviction, les risques de divergences ne disparaissant pas véritablement, la proposition a le mérite de mettre en évidence les ambiguïtés de la dyarchie.

59Les limites du bicéphalisme de l’exécutif se retrouvent dans le fonctionnement du SGDSN. Sans ignorer l’importance qu’il tient auprès du Premier ministre, force est aussi de constater qu’il reflète la place incertaine que ce dernier joue dans certains domaines.

60Or la lutte contre le terrorisme, entre sécurité intérieure et sécurité extérieure, est justement placée au centre d’une zone d’incertitudes. Le SGDSN doit se positionner par rapport au Conseil de défense et de sécurité nationale, donc composer avec l’administration présidentielle. Cela conduit le professeur Olivier Gohin à qualifier le SGDSN de « greffier-archiviste » du Conseil de défense et de sécurité nationale31.

61Globalement, de qui le ministre de l’Intérieur doit-il recevoir ses instructions, du président ou du Premier ministre ? La réponse à cette question a varié. Alors qu’un Conseil de sécurité intérieure avait été placé sous l’autorité du Premier ministre de 1986 à 2001, il est ensuite passé sous celle du président en 2002, avant d’être intégré dans le Conseil de défense et de sécurité nationale en 2009.

62L’organisation des ministères, aussi traditionnelle soit-elle, n’est pas exempte de défauts. À cet égard, le concept de sécurité nationale n’a pas encore produit d’effets en profondeur sur l’organisation ministérielle.

63La sécurité nationale permet de changer la grille de lecture des menaces en dépassant la distinction traditionnelle entre la sécurité et la défense. Elle permet d’appréhender la sécurité dans sa complexité, en particulier lorsqu’il s’agit du terrorisme.

64Pourtant, l’administration ne change pas. Sa structuration traduit toujours une conception classique : au ministère de l’Intérieur, la sécurité sur le territoire face à des menaces variées de basse intensité (délinquance quotidienne) ou de haute intensité (terrorisme) ; au ministère de la Défense, la protection du territoire contre des menaces qui sont de moins en moins étatiques et de plus en plus terroristes, ainsi que les interventions extérieures. Cette configuration n’est pas un obstacle insurmontable à la coopération, force est pourtant de constater qu’elle traduit une vision surannée de l’appareil administratif.

65Plus que des aménagements ponctuels en direction d’une meilleure coopération des administrations, c’est une refonte dont l’État aurait besoin pour prendre en compte l’intensité d’une menace terroriste durable. Comme un observateur avisé le remarque, « dans le contexte de la lutte contre le terrorisme […], la distinction entre la sécurité et la défense perd de sa consistance et […] la conjonction des politiques de sécurité et de défense prend alors toute sa pertinence32 ».

66Aucun obstacle juridique n’existe, la création, la suppression et les attributions des ministères relevant du décret. Pourquoi, dès lors, ne pas aller jusqu’au bout de la logique consistant à dépasser les distinctions organiques au profit des rapports fonctionnels ? Les enjeux de la sécurité nationale en général et la lutte contre le terrorisme en particulier mobilisent civils et militaires, tant pour la prévention, la répression que pour l’assistance éventuelle aux populations. Un ministère de la Sécurité nationale pourrait être chargé de la sécurité intérieure, y compris la défense du territoire. Un ministère des Armées serait chargé des seules interventions militaires extérieures et de la dissuasion nucléaire. Le ministère de l’Intérieur serait centré sur le suivi des cultes et de l’organisation territoriale.

67De manière plus novatrice, il est parfois proposé de réunir la Sécurité et la Justice pour réduire les antagonismes33.

68Cependant, les esprits ne sont vraisemblablement pas prêts à accepter une organisation aussi radicalement différente. Au sein même des ministères concernés, les services ayant encore des difficultés à coopérer, il est difficilement concevable de bouleverser leurs repères pour avoir une véritable administration transversale mieux à même de relever les défis contemporains. En plus des ambiguïtés institutionnelles, cela met d’ailleurs en évidence des incertitudes opérationnelles.

B) Les incertitudes opérationnelles

69Ces incertitudes se retrouvent à tous les niveaux, de l’administration centrale ou déconcentrée aux échelons décentralisés.

70Le fait d’appartenir au même ministère n’est pas le gage d’une bonne coopération.

71Au sein du ministère de l’Intérieur, la frontière est parfois ténue entre concurrence et coopération. Malgré les avancées obtenues, l’intégration de la gendarmerie au ministère de l’Intérieur ne se fait pas sans accrocs. Même entre les services de police, les relations de travail sont de qualité inégale. Les mémoires publiées par des personnes ayant connu de l’intérieur les « querelles de chapelle » aux conséquences graves en témoignent34.

72Tirant les leçons des attentats de novembre 2015, le ministère de l’Intérieur a présenté, le 19 avril 2016, un plan national de lutte contre le terrorisme, visant à mieux coordonner les forces d’intervention de la police (RAID) et de la gendarmerie (GIGN). Elles pourront être placées sous un commandement susceptible de changer en cours d’opération, sans se préoccuper des traditionnelles zones géographiques d’intervention. En cas d’urgence absolue, et sur décision du préfet, le service le plus proche interviendra. Il reste à savoir comment, en pratique, ces nouvelles instructions seront accueillies et vécues. In fine, cela repose la question d’une force unique ou, au moins, d’un commandement unifié.

73De plus, lorsqu’ils existent, les outils de coopération ont une efficacité limitée. Est-il judicieux d’empiler les structures les unes sur les autres selon la pratique bien connue du « millefeuille » ?

74Plutôt que de créer un état-major auprès du ministre, une réforme de l’UCLAT aurait sans doute été plus pertinente. Retirée au directeur général de la Police nationale, elle aurait été rattachée au ministre et consolidée par l’attribution de moyens supplémentaires, tandis que ses compétences auraient été redéfinies pour être plus opérationnelles.

75Cela aurait évité la multiplication de structures gourmandes de moyens et chronophages pour les personnes concernées (en général assez peu nombreuses sur ce genre de sujets). La coopération ne s’impose pas aisément. Comme l’a relevé le préfet Olivier de Mazières, chargé de l’état-major opérationnel du ministère de l’Intérieur, il est souhaitable d’améliorer le décloisonnement entre les services d’un même ministère avant d’envisager d’élargir la formule à d’autres35. À l’écoute des critiques formulées, le ministre de l’Intérieur, Gérard Collomb, a annoncé, le 26 juillet 2017, la fusion de l’UCLAT et de l’EMOPT.

76Les difficultés d’accès par certains services à des fichiers sont une autre illustration des limites de la coopération. Comme le relève le rapport de l’Assemblée nationale sur les filières djihadistes36, certains fichiers administratifs (celui des déplacements internationaux par exemple) sont accessibles aux services spécialisés de renseignement (article D. 1122-8-1 du Code de la défense)37, sans l’être à d’autres services. Ils sont pourtant tout aussi intéressés (le SRCT, la direction du renseignement de la préfecture de police et la gendarmerie). L’article L. 863-2 du Code de la sécurité intérieure issu de la loi n^o 2015-912 du 24 juillet 2015 relative au renseignement tend à corriger cette situation en autorisant les échanges d’informations entre les services de renseignement, y compris ceux ne faisant pas partie du premier cercle défini par le Code de la défense.

77Un observateur avisé a également relevé, à juste titre, l’inexistence d’un service dédié à la lutte contre le terrorisme. Il est vrai que la DGSI a une compétence transversale, tout en étant profondément marquée par une culture du contre-espionnage et policière, assez peu propice à la coopération avec d’autres services38, y compris la gendarmerie39. Pour remédier à cette situation, l’État n’envisage cependant pas une nouvelle réforme en profondeur, il préfère des moyens souples, comme une cellule de partage d’informations sur des cibles identifiées (Allat).

78Parallèlement, le renseignement territorial n’est-il pas lui aussi à repenser pour rationaliser l’action de services éclatés entre la gendarmerie (Sous-Direction de l’anticipation opérationnelle) et la police au sein de laquelle les services sont déjà multiples ?

79Difficile au sein d’un même ministère, la coopération l’est encore plus entre des ministères différents.

80Entre l’Intérieur et la Justice, la coopération a parfois été freinée. Des avancées ont cependant été obtenues dans le cadre de la loi n^o 2015-912 relative au renseignement. En plus de la création d’un fichier judiciaire national automatisé des auteurs d’infractions terroristes accessible aux forces de sécurité intérieure, mais uniquement dans le cadre d’une procédure judiciaire (article 706-25-9 du Code pénal), l’article 20 du texte (article L. 234-4 CSI) prévoit un accès élargi au fichier des antécédents judiciaires (TAJ) dans des conditions fixées par décret en Conseil d’État, notamment en matière de lutte contre le terrorisme.

81Sur le terrain, les forces civiles et militaires doivent être coordonnées. Si à Paris la préfecture de police a un rôle très structurant, les préfectures de département sont-elles aussi efficaces ? Des cultures opérationnelles différentes et l’existence d’une double hiérarchie peuvent impliquer des difficultés d’emploi40. En plus de celles inhérentes au partage de renseignements, le droit en vigueur laisse planer de sérieuses incertitudes. L’article D. 4122-1, f du Code de la défense dispose que tout militaire peut être appelé à « prêter main-forte aux agents de la force publique si ceux-ci requièrent régulièrement son aide ». Mais rien n’est précisé en ce qui concerne la transmission, la vérification et l’exécution de l’ordre41. La participation des armées à un tel niveau et sous la forme de Sentinelle suscite de plus en plus d’interrogations justifiées42. Davantage qu’un partenariat avec les forces de sécurité, l’opération Sentinelle est parfois considérée comme une utilisation contre-productive des militaires devenus les supplétifs des policiers et des gendarmes. Ils le sont au même titre que les agents privés de sécurité, incapables de réagir aux attentats de novembre 2015 car employés sans cohérence. En refusant de faire évoluer le droit qui leur est applicable, le gouvernement ne tire pas les conséquences de la « guerre » qu’il a mise en avant. Comment expliquer que les soldats n’aient pas les mêmes prérogatives de contrôle des bagages et de palpation qu’un agent privé ? Par ailleurs, de sérieuses difficultés de partage d’informations, de planification et de coordination d’opérations ont pu être soulignées43.

82La loi n^o 2015-912 du 24 juillet 2015 relative au renseignement laisse, par ailleurs, planer quelques incertitudes quant au renseignement.

83La multiplication des techniques de renseignement, combinée à l’existence de deux cercles de services constitutifs de la communauté du renseignement, favoriserait des demandes de surveillance non concertées.

84De son côté, le renseignement pénitentiaire est à construire. La loi relative au renseignement n’a pas concerné l’Administration pénitentiaire44. Si l’utilité d’une meilleure connaissance des comportements en prison pouvait motiver le renforcement des moyens de contrôle des détenus, cette évolution s’est heurtée à l’opposition de la ministre de la Justice de l’époque. Selon elle, un développement du renseignement pénitentiaire aurait brouillé la distinction entre le ministère de l’Intérieur et celui de la Justice.

85Jean-Jacques Urvoas était, quant à lui, sur une ligne opposée. Après avoir été insérés dans la loi n^o 2016-731 du 3 juin 2016 renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant l’efficacité et les garanties de la procédure pénale, les services compétents de l’Administration pénitentiaire sont restructurés et incités à travailler avec d’autres services. Il reste à savoir comment. Les différences d’approche entre les ministères peuvent constituer un obstacle à une réelle coopération entre les administrations.

86Les difficultés se retrouvent aux échelons déconcentrés. Les administrations des différents ministères ont chacune leur modèle d’organisation selon une déclinaison locale ou fonctionnelle (justice et police, police et gendarmerie, police selon les services…). Il a été remarqué que, par exemple, la surveillance du littoral n’intéresse pas moins de trois intervenants spécialisés (douane, marine nationale et gendarmerie). Qu’en est-il de l’efficacité opérationnelle ?

87Dans sa dimension décentralisée, la coopération en matière de lutte contre le terrorisme est aussi délicate.

88Y compris en matière de lutte contre le terrorisme, l’État est de plus en plus tenté de s’appuyer sur les services propres à certains établissements publics. La SNCF et la RATP disposent, en effet, de moyens humains significatifs en matière de sécurité. D’abord employés afin de prévenir une délinquance du quotidien, la loi n^o 2016-339 du 22 mars 2016 les place explicitement sur le terrain de la lutte contre le terrorisme dans les transports en commun45. À cette fin, elle consolide le cadre d’intervention des agents, qui se rapprochent de plus en plus des forces étatiques de sécurité intérieure (armement, intervention en civil).

89Pourtant, l’État refuse encore de franchir un pas supplémentaire en leur reconnaissant la qualité d’agent de police judiciaire, les habilitant à procéder à des contrôles et vérifications d’identité46.

90Dans le cadre de la décentralisation territoriale47, les relations entre l’État et les communes méritent attention. En plus de la dimension politique du sujet, l’État est contraint de ménager les policiers municipaux, qui sont des renforts dont il ne peut pas se passer, parce qu’ils permettent de redéployer les forces de sécurité nationale sur leur cœur de métier.

91Néanmoins, la mise en avant des polices municipales en les armant davantage a été faite sans répondre à la question centrale de leur positionnement dans l’offre de sécurité. S’agit-il d’une police de proximité à finalité préventive, d’une police quasi répressive bien que dépourvue de pouvoirs d’enquête, d’une police d’appoint de l’État partiellement judiciarisée ou d’une police du maire ?

92Dans ces conditions, les contours de la coopération ne sont-ils pas troublés par un manque de vision d’ensemble à l’origine de profondes inégalités entre les communes ?

93Les réponses à ces questions pourraient être apportées par une nouvelle loi sur les polices territoriales, déposée le 26 avril 2013 et adoptée par le Sénat le 16 juin 2014, sans suite depuis.

94Enfin, la réussite des coopérations dépend beaucoup des pratiques et de l’implication des participants. La coopération ne se décrète pas, elle se vit.

95Aux incertitudes psychologiques des relations interpersonnelles s’ajoutent des obstacles juridiques. La question des conditions du partage d’information est souvent sensible. Si elle ne pose pas de difficulté juridique entre des administrations habituées à travailler sous couvert du secret de la défense nationale, elle est délicate à appréhender entre des administrations n’ayant pas toutes la même conception du secret professionnel et la même culture.

96La lutte contre la radicalisation pourrait se heurter à des blocages déjà rencontrés dans le domaine de la délinquance des mineurs. Dans les deux cas, la participation de travailleurs sociaux et des personnels éducatifs est, par exemple, déterminante. Pourtant, certains d’entre eux sont très réticents à coopérer avec les forces de sécurité en craignant de violer leur secret professionnel.

***

97En définitive, l’État a fait de la coopération en matière de lutte contre le terrorisme avec autant de détermination que de tâtonnements.

98Il a donné l’impression de préférer des réformes ponctuelles s’ajoutant les unes aux autres, sans remettre en cause les racines plus profondes d’un cloisonnement que les terroristes ont, quant à eux, abandonné depuis longtemps en mêlant de multiples activités criminelles et en abolissant les frontières de leur combat.

99Ces travers se retrouvent lorsque le regard se tourne vers la coopération européenne, sans laquelle la lutte contre le terrorisme est très fragilisée.