1Les actes terroristes commis sur le terrain économique n’ont pas généré de définition d’ordre juridique. Il existe une définition de violence économique (sous forme de jurisprudence) en termes de création de dépendance économique, mais elle n’a pas de rapport avec la problématique terroriste sur le terrain économique. La question du financement du terrorisme1 est un champ de connaissances à part entière qui relève du domaine géopolitique et du droit. Je concentrerai ma contribution sur l’expression du terrorisme sur le terrain économique.

2Il n’existe pas de définition sur un terrorisme de nature économique. On peut cependant qualifier d’actes terroristes sur le terrain économique les actions armées (attentats à l’explosif, usage d’armes contre des personnes physiques, enlèvements) contre des cibles choisies dans un cadre économique (dirigeants d’entreprise, bâtiments). L’objectif de l’action terroriste est l’expression d’un rapport de force à vocation politique ou sociétale. Le terrorisme est donc avant tout un moyen d’action pour arriver à une fin et non une fin en soi.

3Les actions terroristes menées sur le terrain économique ont surtout été significatives lorsqu’elles ont été le support d’une cause politique. Les actions terroristes menées dans un cadre sociétal sont plus rares et relèvent le plus souvent de pratiques d’intimidation et de chantage.

I) Le terrorisme dans l’usine

4L’expression du terrorisme sur le terrain économique a eu un écho particulier en Europe au cours des années 1960-1970-1980. L’usine était à cette époque le lieu d’affrontement principal, dans la mesure où les groupes révolutionnaires d’extrême gauche cherchaient à s’implanter en priorité dans le milieu ouvrier. Le recours à l’action violente à partir des tensions sociales nées dans l’usine a été théorisé en France après mai 1968 par la mouvance maoïste. Des groupes gauchistes italiens se sont inspirés de ces textes pour élaborer une démarche dont l’amplitude a été beaucoup importante et a pesé sur la vie politique de l’Italie pendant une quinzaine d’années.

A) France

5L’expérience maoïste de la Gauche prolétarienne (GP) a servi d’incubateur à la propagation d’une conception violente du militantisme révolutionnaire sur le terrain économique. Entre 1969 et 1977, les militants maoïstes de la GP2 ont organisé des opérations assimilées parfois à des actes terroristes (sabotage de grues sur les chantiers de Dunkerque, enlèvement d’un cadre de Renault, tentative d’enlèvement d’un membre de la famille de Wendel, attentats à l’explosif contre des sièges de société ou contre des organismes impliqués dans l’encadrement administratif des immigrés). Dans ce cas de figure, le recours à la violence armée a été analysé comme une manière de durcir le rapport de force avec le pouvoir dans le but d’entretenir une certaine image de justiciers auprès de la frange la plus pauvre de la classe ouvrière. La catégorie des ouvriers spécialisés (OS), au sein de laquelle les travailleurs immigrés étaient fortement représentés, était peu syndicalisée. Les maoïstes légitimaient leur recours à la violence en réponse à la « violence patronale » (cadences et conditions de travail) et à l’incapacité des syndicats traditionnels de s’y opposer de manière efficace. Les affrontements à l’intérieur et à l’extérieur de l’usine Renault-Billancourt ont abouti à l’assassinat du militant maoïste Pierre Overney en 1972 et de son auteur, Jean-Antoine Tramoni, membre de la sécurité de Renault. Cet engrenage a pris fin en raison de l’intervention efficace des forces policières et de l’incapacité des maoïstes à relancer une implantation en usine après la dissolution du mouvement par ses dirigeants historiques en 1974.

B) Italie

6Le terrorisme sur le terrain économique a été pratiqué par les fractions de l’extrême gauche qui sont passées à la lutte armée. En comparaison avec la situation française, l’expérience des Brigades rouges (BR) en Italie relève d’un ordre de grandeur incomparable. La situation sociale était beaucoup plus explosive qu’en France et avait une histoire très différente en raison du nombre d’attentats commis sur le sol italien, mais aussi en raison de l’implantation des BR dans certains grands centres industriels de l’Italie du Nord. Les brigadistes articulaient la production de connaissances, diffusée par l’intermédiaire de la revue Contro-Informazione, et la propagande armée qui en découlait. La revue relatait notamment les contextes de crise sociale qui donnaient lieu à des actions punitives menées contre le personnel d’encadrement des entreprises où les BR avaient des sympathisants. La technique de propagande armée était censée appuyer des réalités de terrain (grèves, séquestration de cadres, sabotages dans les ateliers, actions armées contre des personnes de l’encadrement ou des syndicalistes hostiles). Ce terrorisme d’usine, si on le qualifie ainsi, n’a jamais atteint le niveau de violence que les BR ont manifesté en portant leur stratégie d’affrontement au cœur de l’État (enlèvement de magistrats, attentats contre des policiers, des politiques, des journalistes, enlèvement puis exécution d’Aldo Moro). La consultation des textes rédigés a posteriori par des militants3 démontre que l’action de l’État a été décisive pour stopper l’action terroriste sur le terrain économique. Comme le rappelle un texte du Sénat français4 sur les repentis face à la justice pénale, le décret-loi Cossiga du 15 décembre 1979, converti en loi du 6 février 1980, a joué un rôle décisif dans le processus de déconstruction du terrorisme. Cette mesure offrait d’importantes réductions de peine aux terroristes qui acceptaient de fournir à la justice ou à la police des informations sur leur organisation. Une telle disposition a abouti à l’élimination de la direction ouvrière des BR5 lors d’une descente des forces de sécurité dans une planque des BR à la suite d’une dénonciation du premier repenti, Patrizio Peci.

II) Le terrorisme contre l’entreprise

7À la fin des années 1980, le terrorisme sur le terrain économique perd sa dimension politique. Les pratiques violentes sur le terrain économique se diversifient en fonction du contexte et d’une expression de refus exprimée par des personnes radicalisées issues de la société civile. Le cas du Japon illustre cette particularité contextuelle. La fin de la guerre froide remet en cause l’accord implicite passé entre les autorités japonaises et les organisations criminelles pour lutter contre la renaissance du mouvement communiste à la fin des années 1940. Les yakuzas mobilisaient leurs hommes de main pour en faire une force dissuasive lors des conflits sociaux les plus menaçants. En contrepartie, les autorités japonaises étaient moins intrusives pour réprimer leurs activités illégales. La disparition du risque communiste a mis fin à cette alliance de circonstance. Les yakuzas ont dû rechercher d’autres sources de revenus illégaux, car leurs activités criminelles ont de nouveau été réprimées par la police japonaise. Ils ont exploité les contradictions du monde de l’entreprise. Le Japon avait fait en sorte que le capital étranger ne prenne pas de parts significatives dans les groupes industriels locaux. Les yakusas ont exploité cette contradiction en essayant de faire chanter certains responsables de ces entreprises. Le vendredi 26 juin 1992, 1824 entreprises nipponnes, soit la quasi-totalité des sociétés cotées en Bourse, ont décidé de tenir leurs assemblées d’actionnaires au même moment sous la protection de la police. Depuis cette date, l’événement s’est répété durant les années 1990. Profitant de la loi du silence imposée aux actionnaires, les manipulateurs de l’information fabriquée par les officines privées de renseignement ont exercé des pressions sur les dirigeants des sociétés les plus exposés par leur vie privée ou leurs difficultés financières. Près de 40 % des entreprises nipponnes ont été touchées par ce type de chantage. Durant la même période, le journal Le Monde a rendu compte d’assassinats et de tentatives d’assassinat contre des chefs d’entreprise.

8En Europe, la pratique du terrorisme sur le terrain économique est restée très limitée. Le contexte de tension concurrentielle a généré des « faits divers » qui n’ont pas eu d’effet de récurrence particulier. Cela a été par exemple le cas en Alsace, avec l’aéroport de Strasbourg qui a dérangé certains intérêts à cause de la création d’une navette routière qui le reliait au trafic aérien allemand. Au cours des années 1990, une série d’attentats (tirs à l’arme automatique et lancer de grenades) ont eu lieu contre des navettes reliant l’aéroport de Strasbourg et celui de Francfort. Les auteurs allemands de ces attentats ont été arrêtés et condamnés.

9Depuis trente ans, des petits groupes radicalisés6 agissant au nom de causes diverses (dénonciation du consumérisme, défense de l’environnement, défense des animaux) mènent parfois des actions de nature terroriste. Ces groupes ont surtout été très actifs aux États-Unis. Ils figurent sur la liste des organisations terroristes tenue à jour par le Département de la justice américaine. Des actions de ce type ont été menées en Europe, mais elles n’ont pour l’instant qu’une résonance très limitée.

III) La réponse de l’État

10Dans le cas du terrorisme de nature politique, l’État a répondu en France par les moyens de la justice ordinaire, mais aussi en activant une juridiction spéciale, la Cour de sûreté de l’État. Il s’est appuyé sur certains relais médiatiques (comme les quotidiens France Soir et L’Aurore), pour stigmatiser certains individus en les assimilant à des personnes dangereuses présentées comme des « ennemis publics ». L’État a exercé une certaine influence sur la qualification d’un acte assimilé au terrorisme en dosant l’usage de certains termes qui étaient « lâchés » à des journalistes selon la résonance de l’acte terroriste. Dans les formes de terrorisme de nature sociétale, la réaction de l’État a été moins cadrée et a pu même donner lieu à des incohérences. Dans le jugement de l’affaire de Tarnac (sabotage des lignes TGV en 2008) en août 2015, la juge d’instruction a renvoyé les inculpés devant un tribunal correctionnel en rejetant la qualification d’« entreprise terroriste » réclamée par le parquet.

11Le cas de l’Italie mérite d’être souligné, compte tenu de son amplitude. Entre 1969 et 1989, 12960 épisodes de violence ont été répertoriés en Italie, faisant 380 morts, dont 128 par des groupes d’extrême gauche qui ciblaient des individus et 143 par l’extrême droite impliquée dans des attentats aveugles, comme celui de la Piazza Fontana à Milan ou de la gare de Bologne. Plus de 4000 personnes ont été emprisonnées dans les prisons italiennes durant cette période pour des faits de violence et de terrorisme. Ces chiffres sont d’autant plus intéressants lorsqu’on les compare avec les chiffres du terrorisme islamique en Europe. Force est de constater que les réseaux affiliés à Daesh ou Al-Qaïda n’ont jamais eu cette amplitude, cet enracinement militant et cette capacité de frappe sur des objectifs ciblés (personnalités politiques, représentants de l’administration, du monde économique et de la société civile). Il est intéressant de noter la capacité de résilience de l’appareil d’État italien si souvent décrié, ainsi que la résistance de la société civile à la pression médiatique et aux faits quasi quotidiens de la violence politique.

IV) Par ailleurs, la notion de « terrorisme d’État » existe-t-elle du point de vue économique ?

12Au cours de la Première Guerre mondiale, l’Allemagne a tenté de mener des actions de terrorisme contre des cibles économiques (attentats contre des navires et des usines) sur le sol américain avant que ce pays ne lui déclare la guerre. Wolfgang Kreiger7, professeur à l’université de Marbourg, souligne la stratégie de terrorisme d’État que les services de renseignement allemands ont tenté d’initier contre l’infrastructure industrielle nord-américaine à partir de 1916 :

« Après le torpillage du Lusitania en 1916, qui conduit à l’expulsion des attachés militaires allemands, des réseaux allemands subsistent et se montrent de plus en plus agressifs sur ordre direct de Berlin. Un officier supérieur des SR est envoyé aux États-Unis en 1916, parvient à s’implanter au Mexique, depuis lequel il organise des grèves et des sabotages contre les usines américaines d’armement. En juillet 1916 cela aboutit à l’explosion de Blechstrom, en face de New York City ; en 1939 la Commission mixte reconnaît l’Allemagne coupable de ce sabotage, mais les 50 millions de dollars de dédommagement ne seront réglés qu’entre 1954 et 1979 en raison de la Seconde Guerre mondiale. »

13En temps de paix, le « terrorisme d’État » est un moyen d’action qui peut être utilisé en cas de litige entre des États sur des contrats sensibles. Les rapports compliqués entre la France et l’Iran à propos du dossier Eurodif8 ont donné lieu à toute une série d’actions de nature terroriste de la part de l’Iran contre des cibles françaises (prise d’otages au Liban, attentats sanglants sur le territoire français entre 1985 et 1986).

14En ultime hypothèse, le terrorisme de nature économique pourrait gravement affecter le fonctionnement d’un État en cas d’attentat de nature biologique ou nucléaire. Aucune organisation terroriste n’a su développer jusqu’à présent des capacités de nuisance telles qu’elle pourrait paralyser sérieusement l’activité économique d’un pays ou d’une partie de son territoire.