1L’on doit à l’ardeur et la ténacité de Pierre Bourdon et François Blanc le présent ouvrage. Le triste et douloureux contexte dans lequel s’est formée leur idée d’initier et de mener une recherche collective autour de l’État et du terrorisme, soit les terribles attentats commis sur le sol français en 2015, pouvait être perçu par d’aucuns comme une simple opportunité de recherche ; pourtant, il leur a fallu vaincre la difficulté qu’il y avait de travailler en quelque sorte « à chaud » sur une telle thématique, laquelle imposait de dépasser, aussi, la seule actualité et ses diverses répercussions. On se réjouit par suite de la publication des travaux qu’ils ont conduits et qui ont été présentés lors d’un colloque qui s’est tenu à l’université Paris 1 (Panthéon-Sorbonne) en juin 2016.

2Le présent volume ne clôt certainement pas la recherche, et c’est heureux sur le plan scientifique. C’est pourquoi l’on s’autorise à énoncer sinon quelques pistes pour la poursuivre – les études réunies suffisent déjà à en ouvrir un certain nombre –, du moins une approche complémentaire possible. Le point de vue adopté, qui envisage l’État comme étant tout à la fois cible du terrorisme et acteur de la lutte contre le terrorisme, laisse en effet à l’écart, et nécessairement, l’approche des rapports de l’État et du terrorisme au prisme des victimes des actes terroristes. Or, si l’État constitue un levier important de la mise en œuvre de la Solidarité nationale, les victimes et leurs proches peuvent aussi se heurter à l’appareil étatique.

Solidarité nationale

3Au nom de la solidarité nationale, qui constitue l’un des moteurs de réalisation de l’unité nationale face au terrorisme, l’État prend en charge l’aide aux victimes, comme ces dernières, le plus souvent constituées en associations, participent à la lutte contre le terrorisme en œuvrant pour que vérité et justice soient faites sur les attentats terroristes.

4Dès après les attentats de 1986, le législateur est en effet intervenu pour mettre en place un fonds de garantie permettant une indemnisation des victimes d’actes de terrorisme1. Puis ont été institués en 1999 un Conseil national de l’aide aux victimes placé auprès du garde des Sceaux2, en 2004 un secrétariat d’État à l’Aide aux victimes rattaché à la Chancellerie, pour ne citer que deux exemples qui attestent de ce que l’aide aux victimes apparaît comme un enjeu politique3. Mais c’est surtout après la vague d’attentats qui a submergé la France depuis 2015, au cours desquels 255 personnes ont perdu la vie – 238 en France, 17 autres ressortissants français dans un attentat commis à l’étranger – et près de 4000 ont été blessées4, qu’une politique d’aide aux victimes a été résolument mise en œuvre, qui est appelée à durer.

5Elle s’est notamment traduite, sur le plan des structures étatiques, par la mise en place en février 2016 d’une structure ministérielle dédiée, placée sous l’autorité du Premier ministre, le secrétariat d’État à l’Aide aux victimes5, suivie de la création des comités locaux d’aide aux victimes et des espaces d’information et d’accompagnement des victimes d’actes de terrorisme, du Comité interministériel de l’aide aux victimes et du secrétariat général à l’Aide aux victimes6. Elle s’est aussi exprimée dans l’action, à travers la solidarité humaine, par des mesures nombreuses et disparates : l’adoption en 2017 du livre blanc Aide aux victimes qui rappelle que « la mission de l’État est claire : aider les victimes à se reconstruire pour retrouver le goût de vivre », la tenue en janvier 2017 d’une conférence internationale pour l’aide aux victimes de terrorisme, ou encore la mention sur les actes de décès de « victime du terrorisme » en témoignent. L’aide aux victimes se traduit enfin par une préoccupation d’accompagnement des victimes au cours de l’enquête judiciaire, reconnue par le procureur général François Molins comme étant d’une « importance capitale en matière de terrorisme7 ».

6Des efforts considérables ont été produits dans la prise en charge des victimes du terrorisme et de leurs proches, qui viennent relayer les initiatives associatives. À ce titre, on doit citer ici, en raison notamment de son action « fédérative », l’Association française des victimes de terrorisme (AFVT), constituée par des proches des victimes de l’attentat du DC 10 d’UTA en 1989 au-dessus du désert du Ténéré, qui a vocation à « soutenir, orienter et accompagner les victimes du terrorisme ». Elle inscrit explicitement sa mission « dans la stratégie de défense et de prévention élaborée par l’État8 ». L’AFVT est présente dans de nombreux dossiers de terrorisme en qualité de partie civile. Indispensable au deuil et à la reconstruction, obtenir la vérité constitue un enjeu majeur ; cependant, les victimes et leurs associations peuvent avoir à affronter le Silence d’État, voire le blocus de l’État.

Silence d’État

7Les médias se sont fait récemment l’écho de la difficulté rencontrée par les victimes dans la recherche de la vérité, dans deux affaires qui attestent de ce que la marche de la justice peut s’exposer au silence d’État.

8Le 2 novembre 2013, Ghislaine Dupont, grand reporter et conseillère éditoriale de Radio France internationale (RFI), et Claude Verlon, technicien de cette même radio, ont été assassinés au Nord-Mali à la veille d’une émission spéciale sur la réconciliation nationale9. Revendiquée par AQMI, leur exécution a eu lieu près de Kidal, là où stationnaient les militaires de l’opération Serval, des forces spéciales, l’armée malienne et un contingent de la Minusma. Les deux envoyés spéciaux de Radio France internationale étaient arrivés à Kidal le jour de la libération des otages d’Arlit. Depuis lors, l’enquête judiciaire semble avoir manqué d’une collaboration de la justice malienne, mais, surtout, les proches s’inquiètent d’apprendre par voie de presse l’élimination de certains chefs djihadistes, soupçonnés d’avoir commandité ces exécutions, compromettant l’arrestation des tueurs, et par suite leur jugement et la mise au jour de la vérité, et ce quand bien même ils obtiennent l’assurance, renouvelée10, des plus hautes autorités de l’État que tout est mis en œuvre pour « que la vérité soit établie par la Justice11 ». Une enquête d’Envoyé spécial, menée sur les otages d’Arlit, diffusée le 27 janvier 2017 sur France 2, et intitulée « Otages d’État : pourquoi la France a retardé leur libération ? », a conduit à mettre en évidence un lien entre les négociations pour libérer les otages et l’enlèvement et la mort des envoyés spéciaux de RFI. Pour Michel Despratx et Geoffrey Livolsi, les auteurs de cette enquête, réalisée dans des conditions qui auraient été particulièrement difficiles12, Ghislaine Dupont et Claude Verlon auraient été enlevés par Al-Qaïda en représailles au versement incomplet de la rançon pour la libération des otages d’Arlit, contredisant la version officielle d’un enlèvement crapuleux et isolé. Pour savoir ce qui s’est réellement joué le 2 novembre 2013 à Kidal, les proches des victimes mènent leur combat sur le plan judiciaire, mais, malgré l’opiniâtreté des juges d’instruction, ce combat peut être contraint par ce que certains analysent comme un blocus de l’État.

9Les suites données à l’attentat de Karachi13 s’inscrivent dans une telle veine. Le 8 mai 2002, une voiture piégée lancée contre un bus de la Direction des constructions navales faisait quinze morts, dont onze salariés français, et en blessait douze autres. Tous travaillaient à la construction d’un des trois sous-marins Agosta vendus en 1994 au Pakistan par la France. L’enquête menée a conduit à révéler l’affaire dite de Karachi, relative au financement occulte présumé de la campagne présidentielle d’Édouard Balladur en 1995. Elle « s’est orienté à partir de 2009 vers l’hypothèse d’une vengeance ourdie contre Paris après la décision de Jacques Chirac en 1996 d’arrêter le versement des commissions – légales à l’époque – à des responsables pakistanais14 ». Or, quinze ans après, et alors que des hommages sont rendus aux victimes, celles-ci « dénoncent un enterrement judiciaire15 », et, en signe de protestation, leurs familles décident de boycotter la cérémonie officielle16 : « Globalement, les familles sont confrontées à l’échec flagrant de l’autorité judiciaire dans la recherche de la vérité17. »

10Envisagés du point de vue des victimes, les rapports entre l’État et le terrorisme ne se cantonnent donc pas à une simple question d’humanisme. Ils mettent aussi en cause le fonctionnement même de l’État face au terrorisme.

11Dans une lettre ouverte adressée deux ans après la mort de sa fille au président de la République, « écrite par une mère endeuillée et âgée, [qui] vous parviendra pleine d’émotion mais aussi de ressentiment », Marie-Solange Poinsot, mère de Ghislaine Dupont, l’exprime avec justesse : « Le temps s’écoule mais ni la douleur ni la colère ne se tarissent. Je ne doute pas que vous compreniez la première mais souhaite que vous entendiez la seconde. Deux engagements ont été pris au niveau de l’État, qui n’ont pas été tenus. Vous-même, dès le lendemain matin, m’assuriez que Ghislaine était l’“honneur de la France” et que tout serait mis en œuvre pour éclairer cette tragédie. Depuis, l’une de vos conseillères s’est engagée à faciliter une rencontre avec l’état-major des armées pour m’expliquer, ainsi qu’aux proches réunis en association, ce qui s’est passé ce 2 novembre 2013 entre l’alerte (peu après 13 heures) et la découverte (14 h 30) des deux cadavres. Promesse sans suites. Ce silence persistant m’est intolérable voire suspect18. »

12Mai 2017