1Le projet de recherche postdoctorale¹ dont est issu le présent article est né d’une interrogation, suscitée par la rencontre, au sein de l’abondante masse documentaire de la sous-série F/21 de l’administration des Beaux-Arts conservée aux Archives nationales, d’une mention de la Confédération des travailleurs intellectuels (CTI). J’examinais alors, dans le cadre de mes recherches de thèse de doctorat en histoire de l’art sur l’inspecteur des Beaux-Arts, historien et revuiste Armand Dayot (1851-1934)², les raisons de l’échec d’un projet d’« exposition internationale des Beaux-Arts » à Paris, proposé par Dayot en 1913, différé par la Première Guerre mondiale, relancé en 1921, et finalement abandonné en 1922³.

2Il s’agissait de comprendre les obstacles qui s’étaient dressés en travers de la route d’un inspecteur des Beaux-Arts réputé pour son opiniâtreté, et ce malgré de nombreux soutiens au sein de la presse, de l’administration des Beaux-Arts et du Parlement. L’opposition farouche des sociétés d’artistes était attendue, puisque le projet prévoyait l’installation de l’exposition internationale au Grand Palais, en lieu et place des salons annuels, rendez-vous immanquables de la saison artistique et principale vitrine commerciale de nombreux artistes. Début mars 1922, la société des Artistes français, dont le salon est traditionnellement accueilli au Grand Palais, adresse courriers et lettres de protestation à la direction des Beaux-Arts. Néanmoins, l’administration ne semble pas prête à céder. Déjà, en 1914, Dayot était en passe de vaincre la résistance de ces interlocuteurs traditionnels de l’administration des Beaux-Arts, à force d’arguments dénonçant des « querelles de coteries » soucieuses de satisfaire une « clientèle » de sociétaires au détriment des intérêts de l’art français⁴. Mais, en avril 1922, le couperet tombe : l’administration des Beaux-Arts reçoit la protestation officielle de la Fédération des sociétés françaises d’art pour le développement de l’art appliqué, vaste coalition de sociétés et d’associations représentant non seulement les principaux salons, mais également les actifs promoteurs de l’Exposition des arts décoratifs et industriels de 1925, menacée par ce projet concurrent⁵. Cette action collective produit son effet sur une administration habituée à négocier individuellement avec les différents acteurs de milieux artistiques par ailleurs relativement hétérogènes.

3Au sein de ce mouvement de contestation, c’est plus particulièrement le courrier de l’architecte et critique d’art Frantz Jourdain (1847-1935), sollicité en qualité de président du Salon d’automne, qui m’a interpellée. S’il accepte de souscrire à la protestation commune, Jourdain n’en sermonne pas moins ses homologues, qui n’ont pas pensé à solliciter leur nouveau et puissant syndicat, la CTI :

Permettez-moi maintenant de regretter notre manque absolu de discipline syndicaliste. C’est bien d’éparpiller nos efforts, il serait beaucoup plus sage, beaucoup plus pratique, beaucoup plus efficace de demander à la CTI dont aujourd’hui tous les salons font partie d’agir énergiquement auprès des pouvoirs publics. Le Comité a pu grouper cent cinquante députés, présidés par M. Viviani, qui ont pris l’engagement formel de défendre nos intérêts devant le Parlement. Mais ces députés ne peuvent être saisis que par la Confédération des Travailleurs Intellectuels⁶.

4La CTI, créée en mars 1920 à l’initiative de représentants de plusieurs associations scientifiques, littéraires et artistiques⁷, permet ainsi, comme l’indique la lettre qui vient d’être citée, à des professions pour la plupart non encore syndiquées de défendre leurs intérêts auprès des pouvoirs publics. Soucieuse d’incarner une troisième force syndicale, aux côtés des syndicats ouvriers et patronaux, cette confédération hétéroclite réunit des groupes socioprofessionnels variés, ayant en commun l’exercice d’une activité intellectuelle. En 1924, 127 groupements professionnels ont rejoint ce puissant syndicat, qui revendique, en 1930, 200 000 adhérents, répartis dans onze sections : artistes, médecins, professeurs, avocats, ingénieurs, auteurs, étudiants, fonctionnaires, journalistes, littérateurs et savants. Cette nomenclature pose la question du champ d’action de la CTI, qui définit rapidement le « travailleur intellectuel » comme « celui qui tire ses moyens d’existence d’un travail dans lequel l’effort de l’esprit, avec ce qu’il comporte d’initiative et de personnalité, prédomine habituellement sur l’effort physique ». Si la CTI a fait l’objet d’études historiques⁸, peu de travaux se sont intéressés à son influence et à son action au sein du champ artistique⁹. Pourtant, dès sa création, la Confédération accueille en son sein une « section des arts graphiques et plastiques » à laquelle adhèrent rapidement les principales sociétés et associations artistiques. En 1936, celle-ci se targue de compter 54 groupements représentant plus de 63 000 membres¹⁰.

5L’adhésion massive des sociétés et associations artistiques à la section des arts graphiques et plastiques de la CTI appelle de nombreuses questions. En effet, si le principe du syndicalisme est connu dans les milieux artistiques – comme en témoignent la création du syndicat de la Propriété artistique en 1896 ou celle du syndicat de la Presse artistique en 1899 –, il n’a jamais rencontré une adhésion à une telle échelle. Alors que la fin du xix^e siècle voit naître de nombreux syndicats, autorisés en France par la loi Waldeck-Rousseau de 1884, les artistes plasticiens se tournent tardivement vers l’action syndicale – plus tardivement, par exemple, que les membres de la Fédération des artistes musiciens, fondée en 1902 au sein de la Confédération générale du travail (CGT), bientôt suivie par la Fédération générale du spectacle (1909) et la Fédération des syndicats du spectacle (1914), qui intègrent dans leur rang des techniciens du cinéma puis de l’audiovisuel. Ce retard peut s’expliquer par le poids d’une conception de l’artiste héritée du xix^e siècle, qui consacre la figure de l’artiste moderne, isolé, absorbé dans son art, ignorant des théories et des mondanités – en un mot, indépendant. Néanmoins, la multiplication et le développement des sociétés artistiques dans la seconde moitié du xix^e siècle montrent que les artistes, s’ils revendiquent leur indépendance esthétique, ressentent également la nécessité de se regrouper pour défendre leurs intérêts économiques¹¹. L’adhésion à la CTI dans l’entre-deux-guerres répond-elle à des exigences du même ordre ? Ses résultats concrets (extension du droit de suite¹², obtention d’avantages fiscaux) pourraient le laisser penser. En cela, qu’apporte-t-elle de plus que, par exemple, l’Union syndicale des sociétés d’artistes peintres, sculpteurs, architectes, graveurs et décorateurs, créée en janvier 1918, et dont le principal fait d’armes est d’avoir œuvré pour la protection des sculpteurs au temps de la floraison des monuments publics commémoratifs ? Plus largement, l’adhésion massive des principales sociétés d’artistes à la CTI indique-t-elle un réel changement dans les mentalités, ou dans les structures économiques et sociales des milieux artistiques de l’entre-deux-guerres ? La lecture du bref courrier de Frantz Jourdain conservé aux Archives nationales est, en ce sens, bien à l’origine de ce projet de recherche car, si cette lettre confirme la CTI comme nouvel acteur des milieux artistiques français, elle souligne en même temps le principal obstacle à sa pertinence en ces mêmes milieux : « [leur] manque absolu de discipline syndicaliste ».

6Le présent article entend proposer des éléments de réponse à ces différentes questions. Il s’agit d’examiner non seulement les circonstances de l’adhésion des sociétés et associations artistiques à la section des arts graphiques et plastiques de la CTI, mais également ses éventuelles conséquences sur la vie artistique de l’entre-deux-guerres. Pour cela, et en l’absence d’archives de la CTI¹³, cette étude s’appuie essentiellement sur les différents périodiques publiés par la Confédération au cours des années 1920 et 1930 à destination de ses adhérents, et en particulier sur le Bulletin de la Confédération des travailleurs intellectuels¹⁴ (trimestriel, 1919-1938), la Feuille d’informations cétéistes (mensuel, 1937-1939) et Le Cétéiste (1929-1940). S’ajoutent à ces sources des ouvrages et articles publiés à la même époque qui permettent d’appréhender la réception de la CTI au-delà du cercle de ses militants, ainsi que des témoignages de contemporains. Parmi ces derniers, je me suis particulièrement intéressée au parcours et aux écrits de Frantz Jourdain, cheville ouvrière de la CTI, et de son fils Francis Jourdain (1876-1958), membre actif, dans les années 1930, de l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires (AEAR), section française de l’Union internationale des écrivains révolutionnaires (UIER) créée en mars 1932 sous l’égide du Parti communiste français. Cette histoire familiale, qui entremêle étroitement activité artistique et engagement politique, permet de mieux cerner, à l’échelle individuelle, les motivations et les enjeux de l’adhésion des artistes au principe de l’action syndicale. À partir d’une étude de cas (la branche artistique de la CTI), cet article, qui traite de la conception du rôle social et politique de l’artiste dans la première moitié du xx^e siècle, de ses possibles évolutions ou glissements, voudrait poser les bases d’une réflexion sur la singularité du positionnement de l’artiste au sein du syndicalisme intellectuel français de l’entre-deux-guerres.

La section des arts graphiques et plastiques de la CTI

7Qui sont les adhérents de la section des arts plastiques et graphiques de la CTI ? Lors de sa création en mars 1920, ils ne sont que six¹⁵ ; dans les années 1930, ils sont plus d’une quarantaine, parmi lesquels : les sociétés représentant les principaux salons annuels (société des Artistes français, Société nationale des beaux-arts, société du Salon d’automne, société des Artistes indépendants, puis le Salon d’hiver et l’association des Vrais Indépendants), les principales sociétés et associations d’architectes et d’urbanistes (société des Architectes diplômés par le gouvernement, Société nationale des architectes de France, Société centrale des architectes, Union syndicale des architectes français, société des Architectes modernes, Société française d’architectes, Société française des urbanistes), les sociétés et associations d’artistes décorateurs (société des Artistes décorateurs, chambre syndicale des Artistes décorateurs modernes), ainsi que des groupements qui défendent des intérêts variés¹⁶ (Société du droit d’auteur aux artistes, syndicat de la Propriété artistique). À ces membres actifs, s’ajoutent des membres adhérents : l’Association des anciens élèves de l’École nationale des arts décoratifs, la Société amicale des peintres et sculpteurs français, la Fédération des sociétés françaises d’art, l’Association des inventeurs et artistes industriels, etc.

8Cette liste vertigineuse est à l’image d’un paysage artistique morcelé. Dans l’entre-deux-guerres, les « artistes » ne constituent pas une catégorie socioprofessionnelle homogène. Leur éparpillement au sein d’une myriade de sociétés, groupements et associations défendant des intérêts divers est largement tributaire des mutations des structures de la vie artistique au xix^e siècle, parmi lesquelles la démocratisation de l’art et de l’accès au métier d’artiste, ainsi que la libéralisation des carrières. Après 1880 – et la délégation par l’État de l’organisation des salons annuels –, la multiplication des sociétés et associations reflète le pluralisme esthétique et professionnel des milieux artistiques, et illustre une volonté d’organisation à l’échelle interne, éventuellement en fonction d’associations circonstancielles avec d’autres corps de métier¹⁷. À la Belle Époque, malgré la concurrence du marché de l’art, ces sociétés conservent une importance capitale. Loin d’être de simples lieux de sociabilités, elles offrent à leurs adhérents une structure sociale et commerciale essentielle à leur subsistance, notamment par l’organisation d’expositions annuelles. C’est en effet à l’occasion de ces « salons » que les artistes peuvent présenter leurs travaux à un public nombreux, espérer se faire remarquer par des mécènes ou obtenir des commandes et achats de l’État. Durant l’entre-deux-guerres, quoique leur influence soit amoindrie par l’essor du « système marchand-critique¹⁸ », qui propose aux artistes d’autres moyens de reconnaissance, sociétés et associations n’en demeurent pas moins un rouage économique essentiel de la vie artistique. Néanmoins, leur adhésion rapide à la CTI est peut-être le signe de l’insuffisance de leurs moyens d’action traditionnels.

9Quelles sont les motivations de l’adhésion des sociétés artistiques à la CTI ? Les plus évidentes sont sans doute économiques et fiscales. Si l’action collective paraissait nécessaire à la Belle Époque, la Première Guerre mondiale la rend urgente. Au sortir du conflit, les artistes souffrent de graves difficultés matérielles et ont un besoin urgent de protection sociale et de moyens de subsistance, afin de reprendre leur activité. Cette question est d’autant plus épineuse que l’administration des Beaux-Arts, sous l’impulsion de son directeur Paul Léon (1874-1962), concentre ses efforts sur la protection et la restauration du patrimoine mutilé, au détriment d’autres de ses missions traditionnelles, notamment le secours aux artistes vivants et l’encouragement à la création par le biais de commandes. Les salons, désorganisés par la guerre, et par ailleurs victimes d’une obsolescence annoncée depuis longtemps par de nombreux critiques d’art, doivent se regrouper pour faire valoir leurs droits. Dans ces circonstances, la CTI offre un avantage de taille : le groupe parlementaire « cétéiste », qui obtient pour ses adhérents des avantages économiques et sociaux¹⁹. Dans ce domaine, la Confédération peut s’enorgueillir de son efficacité : dans les années 1920 et 1930, elle mène, sous l’impulsion de Frantz Jourdain, une active campagne pour le relèvement du taux du droit de suite et son extension aux ventes commerciales, et obtient la signature obligatoire des architectes sur les monuments publics, l’exonération de taxe sur les entrées des salons artistiques, l’abattement à la base de l’impôt pour les frais d’atelier, des réductions sur les chemins de fer pour les exposants, la réorganisation des expositions artistiques à l’étranger, la mise en place de règlements pour les concours, etc.²⁰.

10Mais il est sans doute une autre raison à l’adhésion des sociétés artistiques à la CTI, plus profonde, qui tient aux nouveaux besoins et sensibilités des milieux artistiques. L’organisation confédérative s’inscrit dans le prolongement d’une aspiration à l’unité exprimée au début du xx^e siècle. La Première Guerre mondiale accélère ce processus de regroupement, qui profite de ce que Kenneth Silver a appelé l’« esprit de corps²¹ », c’est-à-dire la suspension des querelles esthétiques, jugées néfastes à la cohésion nationale, au profit d’une attitude de consensus. Dès les premiers mois du conflit, les acteurs de la vie artistique manifestent une réelle volonté d’apaisement, que ce soit du point de vue politique ou esthétique. Prolongement de l’Union sacrée, « l’esprit de corps » se présente comme une réaction profonde à l’individualisme qui aurait, selon certains contemporains, mené à la division et à la guerre. À la faveur de cette « trêve » artistique, les artistes cherchent à redéfinir leur rôle dans la société civile, dans l’action collective, et dans l’histoire, et ce quelles que soient leurs orientations esthétiques²². En 1938, le peintre Marcel Gromaire (1892-1971), par exemple, rêve d’un artiste qui ferait « de plein gré et intérieurement le don de lui-même au génie de l’espèce, en consentant à se perdre en tant qu’être seul, pour se retrouver grandi par la multitude des forces éparses²³ ». Dans l’entre-deux-guerres, la querelle opposant à l’« individualisme » supposé des artistes les intérêts supérieurs de la « collectivité » s’intensifie, posant les bases d’un antagonisme entre une conception moderne de l’art, entendu avant tout comme une expérience individuelle, et un discours moderniste qui établit un nouveau rapport à l’histoire et à la tradition. Cette crise de l’individualisme ne concerne pas le seul champ artistique, mais également le champ littéraire, qui pose les termes du débat sur la liberté du créateur dans des termes très proches²⁴. Ainsi, si le réflexe corporatiste des artistes est le symptôme d’une crise, il semble que celle-ci soit autant économique qu’identitaire. Marie Carbonnel, étudiant la question de « la codification en “métier” » de la critique littéraire, formule l’hypothèse selon laquelle « la fondation d’un syndicat de critique littéraire correspond[rait] à l’un de ces “actes” reconstructeurs et qu’à ce titre, trois défis spécifiques l’attendent : il lui faut rassembler et solidariser les éléments d’un milieu hétérogène, garantir son autorité et son rayonnement à long terme, le doter de normes de fonctionnement²⁵ ». De même, l’adhésion à la CTI serait-elle un moyen, pour les artistes, de surmonter une crise identitaire ? Si la Confédération profite, à sa création, du phénomène de concentration observé au sortir de la guerre, il semble cependant qu’elle ne parvienne pas à créer une véritable solidarité entre des groupements auparavant concurrents, ni même à faire entendre sa voix dans les débats artistiques du temps.

11Enfin, les nombreuses adhésions des sociétés artistiques ne se seraient sans doute pas produites sans l’auteur d’une active campagne en leur faveur : Frantz Jourdain, membre fondateur de la CTI, président de la section des arts graphiques et plastiques, délégué général adjoint du bureau provisoire, trésorier général adjoint (1921-1922), délégué général adjoint (1923-1924), délégué général en 1925, puis délégué général suppléant jusqu’à sa mort en 1935. Architecte de métier – les grands magasins de La Samaritaine sont son œuvre la plus connue –, écrivain d’art, champion « de toutes les bonnes causes » selon l’intellectuel communiste Léon Moussinac (1890-1964), Frantz Jourdain est familier de l’action collective²⁶. Souvent en conflit avec sa profession sur des questions sociales – il pointe notamment la responsabilité des architectes vis-à-vis des ouvriers du bâtiment –, il s’engage très tôt dans l’action syndicale au sein de deux grandes organisations d’architectes : la Société centrale des architectes français et l’Union syndicale des architectes français. Partisan d’une architecture « sociale », il contribue en 1902 à la fondation de la Société des logements hygiéniques à bon marché et rejoint, à la fin du xix^e siècle, les rangs des promoteurs de « l’art social ». Le terme recouvre alors différents questionnements autour de la fonction de l’art dans une société postrévolutionnaire, industrielle et marchande. Frantz Jourdain s’investit dans de nombreux groupements intéressés par l’art social – la société de l’Art pour tous et la société de l’Art à l’école par exemple –, ou encore les universités populaires. Très bien intégré dans les réseaux artistiques, il contribue à la fondation et préside le syndicat de la Presse artistique (1899), et, à partir de 1903, le Salon d’automne. Soucieux de lutter en faveur de l’amélioration des conditions de vie des artistes, il milite activement pour la défense de leurs droits moraux, d’abord à travers la Société du droit d’auteur aux artistes (1910), dont il est le président, puis dans le cadre de la CTI.

12« Tout évolue, tout se transforme, tout s’humanise », écrit Frantz Jourdain en 1914, « et la caractéristique la plus nette peut-être de cette époque sera cette soif de justice, ce besoin du mieux qui apportent une lueur d’espérance aux déshérités, et un adoucissement aux vaincus de la vie »²⁷. L’architecte voit-il dans la CTI un nouveau modèle d’organisation susceptible de mieux servir la justice sociale et les intérêts des artistes ? Il s’y investit en tout cas sans réserve, sollicitant son vaste réseau au profit de la Confédération ; ainsi, les premiers adhérents de la section des arts graphiques et plastiques – principaux salons et groupements d’architectes – sont tous proches de Frantz Jourdain. Nombreux sont les indices qui attestent de l’ampleur de son engagement personnel au sein de la CTI, des grandes orientations aux menus détails, tels les avantages accordés au porteur de la carte individuelle de la CTI dans les années 1930 : entrées au théâtre, réductions pour l’abonnement à certains titres de presse, mais surtout, tant que Frantz Jourdain est secrétaire général, entrées gratuites aux vernissages du Salon d’automne et du Salon des indépendants, auxquels il est associé. Le constat de l’influence de Frantz Jourdain sur la section des arts graphiques et plastiques étaie l’hypothèse selon laquelle l’engagement des artistes au sein de la CTI témoignerait davantage de la fidélité à des réseaux de sociabilités établis avant guerre que d’une véritable adhésion au principe du syndicalisme intellectuel. Le poids des structures traditionnelles, ainsi que l’adoption de la forme confédérative, invitent à interroger la réelle originalité de ce syndicat, et son rôle effectif dans la création de nouvelles modalités d’organisation de la vie artistique. La CTI ne serait-elle que la nouvelle vitrine d’une organisation qui, dans le fond, reste attachée au modèle traditionnel des sociétés d’artistes ? Cette question nécessite de s’attarder sur le second volet de l’action de la Confédération qui, au-delà de la défense des intérêts économiques et sociaux de ses membres, entend promouvoir un véritable projet intellectuel.

Le rôle des artistes dans le « syndicalisme de l’Intelligence »

13Dès sa fondation, les promoteurs de la CTI affirment la singularité de ce nouveau syndicat, dont les ambitions excèdent la simple défense des intérêts économiques de leurs adhérents. Ils refusent également d’y voir un éphémère « effet de mode » inspiré par le succès du syndicalisme ouvrier : « Un mouvement si soudain et si rapide peut-il être autre chose qu’une mode et ne devons-nous pas douter de son avenir ? » s’interroge le critique littéraire Gaston Sauvebois (1880-1935) dans le Mercure de France. « Ou bien a-t-il des raisons profondes, une solidité réelle et ne va-t-il pas amener une transformation considérable dans la situation de l’intelligence ? Celle-ci ne se met-elle pas ainsi en mesure de jouer son rôle dans les grands événements qui se préparent au sein de la société ? »²⁸ Dans les années 1920, les partisans du syndicalisme intellectuel interrogent longuement ses liens avec son homologue ouvrier, et esquissent les futures étapes du syndicalisme de « l’Intelligence ». Sauvebois estime par exemple que si ce dernier n’est pas « supérieur » au syndicalisme ouvrier, il sera amené à l’orienter :

Et comme le syndicalisme ouvrier a pour but le développement de la richesse économique et la régularisation des fonctions du travail, c’est-à-dire des rapports entre la production et la consommation, le syndicalisme intellectuel a pour fin l’accroissement de la richesse intellectuelle et l’organisation de l’intelligence en vue de la coordination des différentes fonctions sociales ou, mieux encore, en vue de la direction générale de l’humanité²⁹.

14Signe de cette ambition universaliste, pacifiste et « humaniste », la CTI française est à l’origine de la création, en 1923, de la Confédération internationale des travailleurs intellectuels (CITI), qui entretient des liens étroits avec les institutions culturelles de la Société des Nations³⁰. Bien qu’elle se place dans une perspective réformiste, et non révolutionnaire, la CTI entend assumer, de manière collective, la mission dévolue aux intellectuels, à savoir la prise de position éthique et politique en qualité de « savants » qui s’octroient le droit de réfléchir sur des sujets excédant le cadre de leur discipline.

15Quelle place la CTI entend-elle accorder aux artistes dans ce (très vague) projet intellectuel ? Le Bulletin de la CTI rend compte à plusieurs reprises, dans les années 1930, d’un « programme artistique », parfois intitulé « projet d’expansion et de propagande artistiques françaises à l’étranger ». Ce programme ne se signale pas par son originalité ; il reprend les principales stratégies élaborées aux mêmes fins au sein de l’administration des Beaux-Arts : organisation d’expositions et de conférences, nationales et internationales, échanges artistiques avec l’étranger, traductions d’ouvrages, etc. Seul un projet de « Maison des travailleurs intellectuels », évoqué dans les années 1930, se distingue par sa relative nouveauté. Ce lieu, dont Frantz Jourdain propose d’être l’architecte, accueillerait non seulement les services de la CTI, mais également de grandes salles pour les réunions, fêtes, conférences et expositions organisées par la Confédération, ainsi que des studios, des bibliothèques, des locaux pour les sièges sociaux des groupements adhérents et des logements pour les travailleurs intellectuels de passage à Paris³¹. Le projet reçoit le soutien financier de la famille d’Ernest Cognacq, directeur de La Samaritaine, à hauteur de 10 000 francs³². Cette importante donation témoigne une nouvelle fois de l’influence de Frantz Jourdain, certainement à l’origine de ce projet qui apparaît comme une tentative originale de créer une « structure de sociabilité », selon les termes de Jean-Paul Bouillon³³. En effet, selon ce dernier, les innovations esthétiques des impressionnistes doivent moins à la création, en 1874, de la société du groupe – la nébuleuse « Société anonyme coopérative à personnel et capital variables des artistes peintres, sculpteurs, graveurs, etc. » –, qu’à leurs réunions régulières au café Guerbois. Une Maison des travailleurs intellectuels agirait ainsi comme une structure de sociabilité, plus propice aux échanges intellectuels que la CTI en elle-même, et davantage susceptible de faire émerger un véritable projet commun.

16À l’exception de ce projet, inabouti, de Maison des travailleurs intellectuels, les principales actions artistiques et culturelles envisagées par la CTI restent les expositions. À cet égard, les « trains expositions³⁴ », organisés par la section des arts graphiques et plastiques en 1934, 1935 et 1936, avec le soutien de Georges Huisman (1889-1957), directeur général des Beaux-Arts, sont symptomatiques de la permanence de modèles économiques traditionnels. Si le choix d’un train comme lieu d’exposition est inédit, et permet une forme originale de manifestation itinérante, accueillie dans une trentaine de villes, l’aspect de la sélection ressemble à celui des salons. À en juger par les intitulés et les descriptions des œuvres inscrites aux catalogues, il semble que les artistes-exposants aient considéré ce train comme un espace d’exposition parmi d’autres ; ainsi, ils ne proposent pas de pièces spécifiquement créées pour la CTI, ou en lien avec son projet intellectuel. Parmi les 266 œuvres présentées en 1934 et 1935, et jusqu’à 460 en 1936, on trouve essentiellement des paysages, portraits, scènes de genre, natures mortes, vases, bustes, etc., œuvres de petite taille destinées aux intérieurs bourgeois, comme l’indique la phrase, imprimée seule en gros caractères sur une pleine page, qui précède le catalogue des œuvres exposées : « Une maison sans tableaux est une maison sans joie. » Ces expositions paraissent d’autant plus sages que l’actualité artistique est marquée, à la même époque, par le Salon des « peintres révolutionnaires » organisé par l’AEAR en janvier 1934, puis par les débats animés par la Maison de la culture à l’occasion de « la querelle du réalisme »³⁵ en 1935-1936. L’exemple des trains expositions montre que la CTI s’appuie sur les cadres traditionnels de la vie artistique, à défaut d’en proposer de nouveaux.

17Sur le plan des idées, elle laisse la question de l’art social, dont Frantz Jourdain était pourtant l’une des figures de proue, à des organisations proches du parti communiste, parmi lesquelles l’AEAR qui, bien que moins fédératrice en raison de sa politisation explicite, prend une place considérable dans l’histoire du militantisme intellectuel dans l’entre-deux-guerres. Dans ces circonstances, il ne paraît guère étonnant que les artistes aient eu des difficultés à cerner l’intérêt du syndicalisme intellectuel par rapport aux structures traditionnelles, et ce malgré l’active campagne de Frantz Jourdain en ce sens dès les années 1920. En effet, si ce dernier s’engage à corps perdu dans la CTI, c’est parce qu’il lui semble que le syndicalisme offre de nouveaux moyens d’action aux artistes.

Les artistes et le syndicalisme : une difficile équation

18En 1931, dans un rapport sur la « Situation de l’Artiste, sa protection par l’action collective » présenté au Parlement, le peintre Louis Biloul (1874-1947), représentant la section des arts graphiques et plastiques de la CTI, revient sur l’apparente inadéquation d’un milieu soucieux de son indépendance à l’action syndicale :

À première vue, ces deux termes « règlement » et « artiste » sont contradictoires. D’une part, l’Art demande une indépendance absolue et ne saurait se plier à aucun règlement. D’autre part, le but de notre étude n’est certainement pas de savoir où commence et où finit l’Art […]. Nous voulons, par conséquent, au point de vue cétéiste, non pas envisager une réglementation de la profession d’artiste au sens strict du mot, mais étudier ce qui a été fait et ce qui reste à faire pour améliorer la situation de l’artiste en tant que Travailleur Intellectuel dans la société moderne³⁶.

19Le but des partisans de la CTI réunis autour de Frantz Jourdain n’est donc pas de réglementer la vie artistique mais de libérer les artistes des contraintes économiques imposées par le marché, et ce afin de servir le pluralisme et le libéralisme artistiques. Grâce au droit de suite par exemple, défendu dans ce texte, le peintre n’est plus démuni face au marchand, ou le sculpteur face à l’éditeur, possesseurs de l’œuvre. La CTI, sous l’impulsion de Frantz Jourdain, milite activement pour que ce droit soit étendu à toutes les ventes commerciales, et non plus réservé aux seules ventes publiques. La Confédération semble dans ce cas la plus à même de faire face à l’importante opposition du marché de l’art, et révèle l’étendue de son efficacité politique. Cette bataille, finalement remportée avec la loi du 11 mars 1957 sur la propriété littéraire et artistique – qui entérine l’extension du droit de suite à toutes les ventes où intervient un professionnel du marché de l’art –, montre que Frantz Jourdain conçoit la CTI comme une superstructure susceptible de défendre les intérêts des artistes, réunis sous une bannière professionnelle commune, en dehors de toute tutelle commerciale. Cet objectif – limiter et encadrer l’influence du marché de l’art sur la condition de l’artiste – est évoqué dès la constitution de la CTI. Dans un rapport sur les salaires des travailleurs intellectuels, Henri de Weindel attaque frontalement les pratiques mercantiles :

Des peintres, des sculpteurs, peut-on en parler ? Les Rodin, les Manet, les Cézanne, les Renoir, ont vendu jadis, et difficilement, d’impérissables chefs-d’œuvre pour 100 francs. À l’heure actuelle, de jeunes peintres, dont les frais de chevalet et de modèle représentent au moins 500 francs par mois, et qui ont autant de génie que leurs grands ancêtres, crèvent de faim devant des toiles qu’ils ne peuvent vendre, tant qu’un marchand de tableaux, flairant par hasard la bonne affaire, ne les a pas monopolisées³⁷.

20Mais encore faudrait-il, pour que les artistes défendent leurs intérêts professionnels, qu’ils se considèrent comme une profession. Or, la question du statut professionnel de l’artiste est problématique au sein de la CTI, plus timide à ce sujet que d’autres confédérations européennes. Dans un rapport sur l’« organisation des professions artistiques et [sur l’]institution du titre d’artiste licencié » présenté à la CITI en 1939, les représentants de la CTI belge déplorent que le métier d’artiste ne soit pas réglementé, et ce au détriment de la défense de leurs droits. Les responsables de cet état de fait sont une nouvelle fois clairement désignés : « La campagne des artistes belges [a] suscité des remarques ironiques et des protestations parmi ceux qui vivent de l’art sans être artistes, notamment de la part de quelques critiques d’art et des marchands³⁸. » Les auteurs du rapport citent notamment l’écrivain et critique d’art belge Charles Bernard (1875-1961), qui défend la primauté des « valeurs spirituelles » de l’art sur les intérêts professionnels des artistes. « On alla jusqu’à dire que l’art n’est pas une profession, mais un état psychique » précise le rapport. Ainsi, cette conception spiritualiste de l’art servirait les intérêts de ce que Cynthia et Harrison White appelleront, en 1965, le « système marchand-critique³⁹ ».

21En conclusion de son rapport, la CTI belge propose l’institution, dans les différents pays affiliés à la CITI, d’une licence d’artiste professionnel, délivrée « sans distinction des tendances esthétiques » par les associations professionnelles sous le contrôle de l’État. Ce dernier point ne peut obtenir l’assentiment du délégué de la CTI française : « la Confédération des travailleurs intellectuels de France, estimant que le syndicalisme doit être complètement indépendant, ne pourrait souscrire à ce que les associations professionnelles fonctionnent sous le contrôle du Gouvernement⁴⁰. » Cette impossibilité paraît plus grande encore dans le cas des artistes. Comment imaginer remettre en cause le principe de désengagement de l’État des questions artistiques, considéré comme une victoire par la génération de 1880 ? Par ailleurs, les débats font surgir une autre inquiétude du côté français : quels critères seraient retenus pour établir ce titre d’artiste professionnel ? Un cursus attesté par un diplôme de l’École des beaux-arts ? La validation par le système académique, dénoncé – dans la martyrologie de l’art moderne – comme l’ennemi mortel des talents les plus originaux ? En outre, le fait d’imaginer que les artistes puissent s’affilier, en « bloc », à un corps de métier remet en cause une définition de l’artiste établie depuis le xvii^e siècle ; l’Académie royale de peinture et de sculpture n’a-t-elle pas célébré l’autonomie rendue aux artistes vis-à-vis du système corporatiste par la devise libertas artibus restitua, « la liberté rendue aux arts » ?

22La réticence et les hésitations de la CTI française face à la réglementation du métier d’artiste soulignent à quel point le poids des représentations de l’artiste constitue un frein à leur engagement dans l’action syndicale. Dans son article, Louis Biloul rappelle le séisme provoqué par la fondation du syndicat de la Propriété artistique en 1896 – « Des artistes syndiqués, cela ne s’était jamais vu » – et évoque la défiance historique des artistes français vis-à-vis du syndicalisme :

L’artiste est un Travailleur Intellectuel. L’artiste est, faut-il le lui reprocher et n’est-ce pas une condition même de l’art, essentiellement individualiste. Il pense surtout à lui ou plutôt à ses œuvres.

Pendant longtemps, il n’a pas compris – le comprend-il d’ailleurs maintenant –, que l’artiste, si individualiste soit-il, ne peut, dans une société moderne, vivre plus seul et plus isolé que les autres Travailleurs Intellectuels. L’artiste a des droits dans la Société. L’art ne peut vivre s’il n’est protégé. L’artiste ne peut faire valoir ses droits et l’art ne peut être protégé qu’à la condition que les artistes s’unissent entre eux⁴¹.

23Qu’elle soit réelle ou supposée⁴², la réticence des artistes vis-à-vis de l’organisation syndicale pose la question de leur statut au sein de la société. Elle interroge notamment la supposée inadéquation de l’artiste – non en tant que profession, mais en tant que « figure » socialement construite – à l’action syndicale. Serait-il, par essence, « pas syndicable » (Francis Jourdain) ?

La « légende moderne » de l’artiste à l’épreuve de l’action syndicale

24Se remémorant dans son autobiographie, Sans remords ni rancune, les souvenirs de sa jeunesse libertaire, Francis Jourdain⁴³ évoque la distance sociale et professionnelle qui le séparait alors, en tant que peintre, des militants CGT, malgré ses sympathies et son intérêt pour la lutte syndicale : « N’étant pas syndicable, je ne pouvais assister que du dehors aux conflits que soulevaient ces difficultés et la multiplicité des tendances⁴⁴. » S’il ne trouve pas sa place dans l’action syndicale, Francis Jourdain continue de mêler activité artistique et activisme politique. Peintre de formation, le « Nabi social » renonce définitivement à la peinture en 1914 pour se consacrer aux arts décoratifs et à l’architecture d’intérieur. Trouve-t-il, dans l’exercice de ce métier qui valorise l’entreprise collective – d’autant plus dans l’entre-deux-guerres, qui met à l’honneur les « ensembliers » – et brouille les frontières entre art, artisanat et industrie, plus de liberté pour associer engagement politique et pratique artistique ? Quoi qu’il en soit, alors que ses peintures ne traduisent pas de préoccupations sociales manifestes, Francis Jourdain conçoit dès 1912, dans ses Ateliers modernes, le principe de meubles interchangeables à bas prix, aux lignes dépouillées, adaptés à la vie ouvrière. En 1929, il est l’un des membres fondateurs, avec Robert Mallet-Stevens (1886-1945) et René Herbst (1891-1982), de l’Union des artistes modernes (UAM), association à vocation sociale. Familier des réseaux anarchistes, dreyfusard, Francis Jourdain rejoint la Résistance sous l’Occupation, puis se consacre, à la fin de sa vie, à des travaux d’écriture et à des activités associatives – il est notamment, de 1948 à sa mort, président du Secours populaire.

25S’il ne suit pas son père à la CTI, Francis Jourdain est en revanche un membre actif – avec André Gide (1869-1951), Louis Aragon (1897-1982), Paul Vaillant-Couturier (1892-1937) ou Léon Moussinac – de l’AEAR. À l’instar de son père, il a à cœur d’articuler engagement politique et activité artistique. « Le citoyen en lui est égal à l’artiste » écrit l’écrivain et critique d’art Jean Cassou (1897-1986) à son propos en 1976. Pour la famille Jourdain, il n’y a aucune raison de distinguer l’artiste du citoyen. Père et fils refusent en effet avec constance de considérer les artistes comme une catégorie sociale à part, soumise à ses propres règles, et donc soustraite aux lois communes. En 1902, Frantz Jourdain dénonce parmi les « légendes modernes » le privilège accordé aux artistes, « sorte d’aristocratie féodale qu’il faut accepter en bloc, sous peine de passer pour un “bourgeois”, injure grave dont on ne se lave pas au dix-neuvième siècle⁴⁵ ». De même, en 1953, dans un passage qui évoque ce que Nathalie Heinich nommera le « mythe de l’artiste maudit », établi dans un « régime de singularité »⁴⁶, Francis Jourdain s’insurge contre l’impunité accordée aux artistes ayant fait, en novembre 1941, le voyage en Allemagne⁴⁷ :

Si l’infamie resta impunie, c’est en raison de la légende qui, depuis longtemps, place l’artiste dans une région privilégiée. L’artiste… Estaminet, mansarde ou belle étoile. Cravate lavallière, pantalon à la hussarde et bonne humeur. Fumée des pipes et petite fleur bleue, poussée entre les pavés dont, venus les temps de colère, sont faites les barricades. Misère, insouciance et générosité. L’artiste : un grand enfant. Mauvaise tête et bon cœur.

Cette image d’Épinal parfaitement ridicule, on se prend à regretter que celui qui l’inspira mette tant d’obstination à ne lui point ressembler. Mais la légende a la vie dure. On répète « Ah, ces artistes ! » et il y a bien une pointe de dédain dans l’indulgence qui leur est ainsi témoignée, mais moins de dédain que d’admiration et, pour tout dire, une secrète envie, la jalousie du privilège détenu par le satané original – ah, ces artistes ! – qui peut tout se permettre. […] Il n’y a aucune raison pour que l’artiste indigne profite d’on ne sait quel préjugé favorable. Il n’y a aucune raison pour que son indignité soit évaluée selon un étalon différent de celui qui permet de jauger le général ou le concierge⁴⁸.

26Forts de la conviction que l’artiste est un citoyen ordinaire, Frantz et Francis Jourdain n’ont semble-t-il pas de mal à voir en lui un « travailleur intellectuel », statut qui peut paraître a priori incompatible avec une définition de l’artiste conçu comme un grand individuel, non pas « travailleur » mais auteur, non pas « intellectuel » mais artiste, précisément.

27Francis Jourdain est d’ailleurs l’un de ceux qui donnent corps, au moins virtuellement, au travailleur intellectuel, pour lequel il imagine un logement. En 1937, il présente au pavillon de l’UAM un « logis type d’une travailleuse manuelle ou intellectuelle », espace de 14,5 m² entièrement équipé de meubles escamotables, pliables ou rabattables. De même, les combinaisons de meubles interchangeables ou superposables présentés par Maurice Dufrêne (1876-1955), Le Corbusier (1887-1965), Charlotte Perriand (1903-1999) et Pierre Jeanneret (1896-1967) au Salon d’automne de 1930 se prêtent parfaitement, selon le critique Ernest Tisserand (1880- ?), au logement du travailleur intellectuel car, à l’heure où sont envisagés des programmes de construction d’appartements pour travailleurs intellectuels, sur le modèle de ceux des appartements à loyers modérés, « l’écrivain, le professeur, le journaliste, ont besoin, pour travailler, de grandes surfaces murales pouvant recevoir des bibliothèques, des rayonnages, des cartonniers⁴⁹ […] ».

Les artistes et la CTI : une rencontre manquée ?

28Il est surprenant de constater que, à l’exception notable des artistes et architectes décorateurs, les artistes ne se sont pas emparés de la figure du travailleur intellectuel, qui – du moins d’après l’état actuel de mes recherches – n’a pas suscité beaucoup d’iconographie. Ainsi, on trouve très peu de représentations du syndicalisme ou du travailleur intellectuel, à l’exception d’affiches⁵⁰ et d’une fresque de Jean Burkhalter (1895-1982), membre de l’UAM. Réalisée pour le pavillon de la Solidarité nationale de l’Exposition internationale des arts et des techniques appliqués à la vie moderne de 1937, cette joyeuse fresque, intitulée Le syndicalisme intellectuel⁵¹, trouve une place de choix entre Le syndicalisme ouvrier de Fernand Léger (1881-1955) et L’assistance publique de Robert Delaunay (1885-1941). Elle dépeint l’union des professions intellectuelles dans une composition qui évoque moins l’unité que l’hétérogénéité. Au premier plan, un peintre travaille à sa toile, sur laquelle figurent des masques de théâtre ; l’arrière-plan est occupé par une vue d’architecture, tandis que sont représentés, au-dessus du chevalet, les arts dramatiques (sous les traits d’une comédienne), l’enseignement (une salle de classe), la musique et le spectacle vivant (une harpiste et ce qui semble être un jazz band), le cinéma (un vaste écran de projection), et enfin, en haut de la composition, l’ingénierie (un ingénieur ou architecte armé d’un compas) et les professions scientifiques (un chercheur penché sur un microscope, cerné de grenouilles). À l’inverse, l’emblème que conçoit Fernand Léger pour Le syndicalisme ouvrier frappe par son ordre et sa discipline : la composition – organisée autour d’un médaillon cerné d’un entrelacs serré de cordages nouant ensemble pelles et marteaux – représente des silhouettes de profils, superposées et uniformisées, le regard porté vers la gauche, réalisant l’unité symbolique de la classe ouvrière.

29Malgré la place avantageuse qui est accordée à la fresque de Burkhalter dans le pavillon de la Solidarité nationale, la CTI est déjà, en 1937, sur le déclin. Sur le front syndical, elle doit désormais affronter la concurrence de la CGT, renforcée par la réunification avec la Confédération générale du travail unitaire (CGTU) lors du congrès de Toulouse de mars 1936. Soucieuse de conserver son indépendance vis-à-vis du syndicalisme ouvrier, la CTI multiplie les appels à ses adhérents, rappelant sa vocation avant tout professionnelle, et non politique :

Nous avons fait connaître à tous, et nous répétons, que nous restons fidèles à la conception des fondateurs de la CTI en groupant les travailleurs vivant d’un travail dans lequel l’effort de l’esprit prime l’effort musculaire pour des buts définis, en limitant notre domaine à la défense professionnelle et en nous interdisant les domaines politique ou philosophique⁵².

30Ce faisant, la CTI semble abandonner les ambitions intellectuelles manifestées lors de sa création. Le respect de l’indépendance de ses membres la pousse, paradoxalement, à une forme d’apolitisme qui confine à la tiédeur. Sur le plan idéologique, après avoir bénéficié de « l’esprit de corps » des années 1920, la CTI pâtit-elle de « l’esprit des années 1930 » tel que décrit par Jean Touchard⁵³ ? Cette hypothèse reste à étudier. Les justifications successives de la CTI à la fin des années 1930 tendent en tout cas à démontrer qu’elle a désormais conscience des limites de son principe même d’existence : « La culture intellectuelle qui développe, avec leurs qualités et leurs défauts, l’indépendance de l’esprit et l’esprit d’indépendance, fait que le sens collectif des travailleurs intellectuels ne dépasse pas, en général, le stade de l’amicalisme et du professionnalisme⁵⁴. »

31Ce type d’argument, loin de constituer une défense efficace, semble au contraire justifier les critiques de la première heure. En 1922, un rédacteur du Mercure de France, agacé par l’engouement suscité par le syndicalisme intellectuel, s’interroge sur l’adéquation de l’organisation syndicale au travail intellectuel :

Que les ouvriers d’une usine se syndicalisent contre le patron pour obtenir réduction de travail ou augmentation de salaire, rien de plus compréhensible ; que tous les patrons se confédèrent contre tous les ouvriers pour résister à des exigences qu’ils trouvent abusives, rien de plus logique également ; […] mais le travailleur intellectuel à qui s’oppose-t-il ? tantôt au patron, tantôt au public, tantôt à l’ouvrier, tantôt à l’État, tantôt aux confrères ; en vérité, on ne voit pas ce qu’il y a de commun entre un syndicat de pharmaciens dirigé contre la concurrence déloyale, un syndicat d’ingénieurs demandant sa part au capital, un syndicat de magistrats luttant contre l’esprit politicien de leur ministre, un syndicat de peintres ferraillant contre les marchands de tableaux, un syndicat de médecins poursuivant les mauvais clients et se défendant contre les maîtres chanteurs, etc., etc.

Tout ceci est d’ailleurs du professionnel, très légitime, mais n’est que du professionnel, et il en résulte que le syndicalisme est loin de recéler dans son sein la pierre philosophale de l’avenir⁵⁵.

32Effectivement, si la CTI s’avère très efficace pour le volet professionnel de son action – l’obtention d’avantages sociaux et économiques pour ses adhérents –, elle peine à fédérer les artistes autour d’un véritable projet intellectuel. Ceux-ci, à l’exception de militants convaincus de l’intérêt de l’action collective, ne s’approprient pas ce nouvel outil syndical, qui n’apparaît que rarement dans les œuvres et les débats esthétiques du temps⁵⁶. Pourtant, la CTI ne renonce pas à intégrer dans ses rangs les artistes, auxquels elle adresse, en 1936, un appel désespéré :

Il serait trop long d’énumérer ici tout ce qui a été fait et obtenu par la CTI, mais l’heure est venue de vous dire que vous devez être animés de l’esprit syndical, que notre union totale doit se faire dans un large esprit d’impartialité au sein de la CTI et que c’est pour nous une question de vie ou de mort⁵⁷.

33Cet appel ne suffira pas à mobiliser les artistes autour de la CTI, qui voit son influence décroître après la Seconde Guerre mondiale⁵⁸. Néanmoins, la quasi-unanimité et l’enthousiasme qui ont présidé à sa création au début des années 1920, ainsi que l’intensité des débats organisés par l’AEAR sur le rôle social de l’art dans les années 1930, témoignent d’une véritable aspiration des artistes, dans l’entre-deux-guerres, à l’engagement intellectuel. Ainsi, s’il est difficile d’approuver le sénateur cétéiste Mario Roustan (1870-1942), alors ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, quand il estime, en 1931, que la CTI aurait donné aux intellectuels et aux artistes « le sentiment de leur cohésion » et « la conscience de la solidarité », il faut reconnaître avec lui que la constitution et le développement de ce syndicat intellectuel figurent, sans doute, « parmi les phénomènes les plus caractéristiques de l’après-guerre⁵⁹ », lui conférant une place non négligeable dans l’histoire – encore lacunaire – de l’inscription des artistes dans la vie intellectuelle française au xx^e siècle.