1En prenant l’édition de bronzes comme spécimen, l’ambition de cet article est de comprendre comment ont pu se construire, voire se négocier, les notions d’originalité et d’authenticité à un moment où, avec l’avènement de la production industrielle et de la reproduction mécanique, celles-ci se sont instituées comme les deux concepts fondateurs de l’œuvre d’art moderne.

2L’édition de sculptures en bronze au xix^e siècle en constitue un terrain d’élection, car elle et ses acteurs sont constamment tiraillés entre adoption et rejet. Au cours de mon travail de thèse de doctorat, consacrée à un syndicat de fabricants de bronzes fondé à Paris au début du xix^e siècle¹, j’ai pu constater que les modèles de sculptures circulaient énormément et que cette circulation n’était pas sans susciter des conflits liés à des questions d’originalité et d’authenticité. De ce constat est née l’hypothèse directrice de la présente recherche : la circulation des modèles, tout particulièrement lors de leur revente, a un rôle moteur dans la création au sein de la fabrique parisienne.

Le problème de la technique : entre reproduction et création

3L’édition de sculptures en bronze au xix^e siècle a tout d’un « monde » à la manière dont Howard Becker les décrit². La métaphore cosmologique révèle toute son efficacité en se déployant et met en évidence le fonctionnement en réseau de la fabrication du bronze. De la conception du modèle à sa mise au point, jusqu’à l’application de la patine, une chaîne³ complexe d’opérateurs est nécessaire pour créer une statuette ou un objet ; cet enchaînement complexifie l’identification du « créateur » et induit l’idée d’une création partagée comme principe directeur⁴.

4Tout d’abord, il convient de rappeler que le début du xix^e siècle constitue un tournant dans la production de sculptures en bronze, presque un changement de paradigme. En effet, l’amélioration des techniques de fonte⁵ – dont on sait ce qu’elles doivent à la Révolution et à ses guerres⁶ –, et surtout la mise au point et le perfectionnement de machines⁷ permettant la réduction mécanique ont fait basculer la sculpture dans le monde de l’édition⁸. Ce ne sont ni des jouets ni des gadgets que leurs inventeurs présentent à l’Exposition des produits de l’industrie et à l’Académie des sciences⁹. Ces instruments – car c’est avant tout leur caractère scientifique, du moins mathématique, qui est mis en avant –, et leurs inventeurs avec eux, ouvrent une brèche féconde dont les conséquences esthétiques et conceptuelles trouvent leur aboutissement au xx^e siècle. À l’instar des questionnements que suscite la photographie dans les mêmes années, l’édition en bronze conduit à se demander quelle place ces reproductions occupent dans le champ de l’art.

5Dans le sillage des Lumières, la période révolutionnaire a marqué l’affirmation des identités et des individualités. Dans le domaine artistique, l’une des manifestations de ce phénomène se lit dans le travail législatif en faveur de la reconnaissance d’une propriété artistique, d’un droit d’auteur. Selon Bernard Edelman, « le droit d’auteur, en son principe, se présente comme un moment spécifique de la montée de l’individualisme juridique¹⁰ », un moment que Michel Foucault avait déjà mis en évidence dans son article « Qu’est-ce qu’un auteur ? » :

[le droit d’auteur] constitue le moment fort de l’individualisation dans l’histoire des idées, des connaissances, des littératures, dans l’histoire de la philosophie aussi, et celle des sciences… Comment l’auteur s’est individualisé dans une culture comme la nôtre, quel statut on lui a donné, à partir de quel moment, par exemple, on s’est mis à faire des recherches d’authenticité et d’attribution, dans quel système de valorisation l’auteur a été pris, à quel moment on a commencé à raconter non plus la vie des héros mais des auteurs. Comment s’est instauré cette catégorie fondamentale « l’homme et l’œuvre » – tout cela mériterait, à coup sûr, d’être analysé¹¹.

6La reconnaissance d’une propriété artistique individuelle apparaît alors comme une nécessité ; mais là où elle ne peut s’appliquer, elle signale un flou dont les conséquences apparaissent immédiatement. Quelle filiation accorder à des œuvres nées presque sans mère, ou d’une mère qui serait la technique ? Renvoie-t-elle toujours à l’artiste qui a conçu l’œuvre originale et qui, par délégation, en accepte encore la charge ? Les fabricants ont tôt fait de clarifier les choses en mettant en place, dès la fin des années 1830, un système de contrat par lequel l’artiste cède, pour une durée et un montant déterminés, l’exploitation de son œuvre¹².

7Qu’en est-il des œuvres qui appartiennent au domaine public ? Leur reproduction passe non seulement pour acceptable, et est d’autant plus enviable qu’elle apparaît comme la transposition mathématique, donc objective et irrécusable, de l’œuvre originale. Elle permet d’offrir à tout un chacun, ou presque, les bénéfices de la fréquentation des œuvres d’art¹³. Certainement parce qu’elles mettent très directement les fabricants en concurrence, ce sont ces productions plus que toutes autres qui déplacent progressivement le débat du domaine technique et scientifique, qui constituait le gage de qualité et de valeur même de ces objets, vers le plan esthétique. Se développe l’idée que la reproduction ne doit pas être servile, qu’elle ne doit pas être une vile imitation, mais le témoignage des capacités du fabricant à « traduire » l’œuvre initiale dans une version réduite certes, mais non amoindrie¹⁴. En somme il s’agit de faire œuvre, non de création, mais de recréation. Or, dans ce système de fabrication très divisé et hiérarchisé, la participation du fabricant s’avère bien difficile à qualifier, voire même à identifier. Nombre d’entre eux, comme le dénoncent les critiques du temps¹⁵, ne mettent absolument pas la main à la pièce. C’est en réaction que naissent les revendications des fabricants sur la paternité, et son corollaire, l’originalité, des pièces sorties de leurs ateliers. L’argument est le suivant : quand bien même la reproduction procède d’une œuvre aussi célèbre que la Vénus de Milo, les opérations par lesquelles elle passe de son état initial à sa forme nouvelle demandent un savoir-faire qui justifie la reconnaissance d’un droit en tant que créateur. On observe le même stratagème de revendication en ce qui concerne les objets qui sont créés par les artistes dits industriels, ou sculpteurs-ornemanistes : conçus pour les fabricants, leur création est directement attribuée¹⁶ à ces derniers. Mais cette appropriation n’est pas sans contestations. L’une des manifestations les plus visibles en est le mémoire présenté par une délégation d’artistes industriels et de fabricants au prince-président Louis Napoléon en 1852¹⁷. Toutefois, il faut attendre la fin du siècle et la loi de 1902 sur la propriété des dessins et des modèles pour que le statut de créateur de ces « auxiliaires » soit légalement reconnu.

8Ce phénomène a des conséquences juridiques. En effet, la volonté des fabricants de se faire reconnaître non seulement comme concepteurs, mais aussi comme créateurs d’une œuvre d’art, permet de comprendre leur détermination à faire relever leurs productions de la loi de 1793 sur la propriété artistique. Les traces de cette bataille se trouvent dans les archives de la Réunion des fabricants de bronze¹⁸.

La Réunion des fabricants de bronze contre la contrefaçon

9La Réunion des fabricants de bronze est un groupement professionnel fondé à Paris en 1818 à l’initiative de plusieurs professionnels qui avaient déjà mis en commun leurs forces dans un procès de contrefaçon¹⁹. Cette affaire inaugurale manifeste vivement ce que sera le rôle de la Réunion tout au long du siècle : celui de départager les litiges qui sont portés à son appréciation et lutter contre la contrefaçon en promouvant et encourageant de bonnes pratiques au sein d’une profession dont elle aspire à devenir le cadre nécessaire depuis l’abolition des corporations. Dans cette perspective, elle participe également à la mise en place des premiers dispositifs contractuels entre artistes et fabricants. Le fonctionnement de la Réunion est à mi-chemin entre la corporation – dont elle reprend nombre des prérogatives – et le syndicat – dont elle est une forme de préfiguration. Son organisation, très hiérarchisée, avec à sa tête un président secondé d’un bureau, correspond point par point, pour ce qui concerne son activité de tribunal arbitral, à ce que préconise, voire ambitionne, la Chambre de commerce : à partir des années 1830, celle-ci cherche en effet à s’appuyer sur les chambres syndicales pour résoudre les conflits au sein de chaque corps professionnel²⁰. Cette justice entre pairs, qui se développe essentiellement à Paris, permet d’éviter le recours au tribunal de commerce tout en confiant la résolution des conflits à des experts dont la parole est plus facilement écoutée et acceptée²¹.

10La Réunion a consigné dans des procès-verbaux l’ensemble de ses discussions et délibérations, en séances publiques ou lors de celles réservées au seul bureau chargé de sa gestion, depuis sa fondation en 1818 jusqu’au xx^e siècle. Ces documents, conservés à Paris aux Archives nationales, retracent l’ensemble des décisions et arbitrages rendus. Entre 1839 et 1870, plus de 550 conflits sont portés à l’appréciation des fabricants. Tous ne portent pas directement sur de la contrefaçon, mais une grande majorité concerne la propriété des modèles. Les modalités de création décrites expliquent en partie le caractère potentiellement conflictuel des productions en bronze. À cela s’ajoute un marché concurrentiel qui favorise la contrefaçon. Dans une industrie qui demande des coûts de production importants, la création de modèles originaux est un investissement conséquent. Elle implique une véritable prise de risque par le fabricant car nul ne peut a priori préjuger de la réussite ou de l’échec commercial d’un modèle.

11Pour s’éviter ces frais, et peut-être même plus encore pour s’assurer du succès d’un modèle, certains fabricants jouent le jeu de la copie, selon deux tactiques principales. La première, la plus aisée mais aussi la plus facilement détectable, est la copie par surmoulage. Le contrefacteur prend une empreinte sur un modèle à partir de laquelle il réalise un nouveau moule d’où sont tirés des exemplaires identiques au premier si ce n’est qu’ils accusent une légère différence de taille et surtout une perte dans la finesse des détails. La seconde tactique consiste à concevoir un modèle en s’inspirant d’un autre. Sans être parfaitement identique – les fabricants jouent essentiellement sur la pose et les accessoires –, le nouveau modèle entretient une familiarité telle avec « l’original » qu’il peut facilement induire un acheteur en erreur ; et c’est d’ailleurs cette difficulté qui est mise en avant lors de l’arbitrage de tels litiges. Ce dernier cas de figure est très intéressant quand on le replace dans le contexte de l’élaboration de la propriété artistique, et encore plus dans celui d’une réflexion sur les limites et les commencements de la création artistique que sous-tend la question du droit d’auteur. En effet, la copie a toujours été un facteur de développement de la création, en particulier dans les industries d’art²². Si la copie servile est préjudiciable, l’imitation peut se faire recréation et permettre un renouvellement des formes.

La dispersion des modèles aux enchères

12Les dépouillements des archives de la Réunion des fabricants de bronze ont révélé un aspect particulier de cette question de la propriété des modèles en mettant en évidence plusieurs cas où l’origine du litige résidait dans l’achat qui avait été fait d’un modèle lors de ventes publiques. En effet, si l’industrie parisienne est florissante dans la première moitié du xix^e siècle²³, comme toute activité attractive, les succès sont aussi variables et nombre de fabricants font également faillite. Dans ce cas, une vente du fonds de l’entreprise ou de l’atelier est organisée au cours de laquelle sont cédés à la fois des pièces terminées mais également les modèles et les tirages qui ont pu en être faits. Ainsi, le principal – pour ne pas dire l’unique – motif évoqué pour justifier la vente est la cessation de commerce ; ce qui s’avère être parfois incorrect ou incomplet, le simple fait qu’un même fabricant puisse organiser plusieurs ventes à quelques années d’écart suffit à s’en convaincre²⁴. Vendre une partie de son fonds de modèles peut être pour un fabricant une manière de remettre à flot une entreprise exsangue.

13Cette pratique, par la circulation des modèles dans un réseau fermé de fabricants qu’elle entraîne, m’est apparue comme pouvant constituer le ressort d’une économie créatrice permettant d’interroger à la fois les processus de création et les notions de propriété artistique et d’originalité. Que révèle cette circulation « interne » des modèles des fabricants ? Comment l’inscrire au sein des modalités de création ? Quelle réalité économique recouvre-t-elle ?

Fig. 1 : [Anon.], Catalogue des surmoulés bronze… Vente… de M. Becar… 29 nov. 1850…, Paris, [1850]

14Si ces ventes aux enchères apparaissaient comme un nœud dans la circulation des modèles, encore fallait-il trouver une manière de les appréhender. Deux sources sont apparues comme indispensables. Il s’agit d’une part des catalogues publiés à l’occasion de ces ventes et qui en présentent les objets (fig. 1). Ce sont des documents très intéressants, quoique pouvant paraître quelque peu austères dans leur présentation puisqu’ils ne se composent que d’une énumération de lots, sans reproduction ni description. Catalogues qu’il ne faut pas confondre avec les documents commerciaux conçus dans une visée publicitaire, ceux-ci étant souvent richement illustrés. Ces catalogues fournissent notamment des renseignements sur la vente et son organisation, dans un contexte et à une période où l’hôtel Drouot n’existe pas encore²⁵. Les ventes sont alors soit directement effectuées dans les locaux des fabricants, soit rue des Jeuneurs²⁶. Le fait qu’elles soient organisées au sein même des ateliers confirme leur caractère très spécialisé : ces ventes ne s’adressent pas aux amateurs, mais aux professionnels qui viennent acquérir des modèles pour accroître leur propre fonds, le renouveler ou l’enrichir de pièces qui peuvent apparaître comme désirables. Le second type de sources est constitué par les procès-verbaux qui sont dressés au moment de la vente aux enchères (fig. 2 et 3). Ce sont des documents extrêmement riches et précieux qui viennent compléter les informations contenues dans les catalogues. En effet, les procès-verbaux rappellent le contexte de la vente, répètent la désignation des objets, mais surtout donnent les résultats de la vente, c’est-à-dire les prix d’adjudication avec les noms des adjudicataires.

Fig. 2 : Procès-verbal de la vente Schalemberg, 1853, Archives de la ville de Paris

Fig. 3 : Procès-verbal de la vente Schalemberg, 1853, Archives de la ville de Paris

15Le passage des catalogues de vente aux procès-verbaux a été permis par l’identification d’un commissaire-priseur comme l’interlocuteur privilégié des fabricants de bronze. Son nom apparaît dans les procès-verbaux de la Réunion : Benoît Antoine Bonnefons de Lavialle. Dans le cadre de cette recherche, je me suis limitée à l’étude du fonds des procès-verbaux de ce dernier, lequel est conservé aux Archives de la ville de Paris²⁷. Les résultats et les conclusions obtenus ne sauraient donc être exhaustifs, mais ils revêtent néanmoins un caractère exemplaire en vertu de la place que tient ce commissaire-priseur²⁸ dans l’industrie du bronze.

16Benoît Antoine Bonnefons de Lavialle prête serment le 12 octobre 1806 et reprend l’office de Jean-Nicolas Viollet-le-Duc²⁹, office qu’il occupe jusqu’en 1855, date à laquelle Charles-Joseph Pillet³⁰ lui succède. L’analyse succincte de l’ensemble du fonds des procès-verbaux révèle que le commissaire-priseur tend à se spécialiser dans les ventes d’objets d’art et de mobilier bien qu’il s’occupe aussi d’autres types de ventes, volontaires ou judiciaires, parfois prestigieuses³¹. Ses apparitions dans les archives de la Réunion des fabricants de bronze témoignent de son implication dans ce milieu. En effet, en 1845, il demande à ce que son nom soit inséré dans l’almanach de la Réunion³² et verse, en accompagnement de sa requête, 20 francs à la bienfaisance du groupement³³. Sa demande est acceptée lors de l’assemblée générale du 27 octobre, en considération des « services que M. Bonnefons a déjà rendu et rendra encore à la fabrication des bronzes³⁴ ». Toutefois, en 1855, quand il se retire après avoir cédé sa charge à Pillet, il refuse de continuer à verser sa cotisation à la bienfaisance, mettant ainsi un terme à toutes formes de relations avec la Réunion³⁵.

Analyse des procès-verbaux _{de ventes aux enchères}

17L’analyse statistique du nombre de ventes effectuées durant l’office de Bonnefons, si elle ne peut être réellement extrapolée à l’ensemble de la fabrique de bronzes, constitue néanmoins une sorte de sismographe qu’il est pertinent de placer en regard de ce que l’on sait de la « santé » économique de cette industrie. Entre 1818 – date de la première vente organisée par Bonnefons – et 1855, 143 ventes sont organisées pour 117 fabricants. Comme le montre le graphique (fig. 4), le nombre de ventes par an suit une courbe ascendante jusqu’au début des années 1840 – on relève un pic en 1838 avec 12 ventes et 10 ventes en 1842 – pour progressivement redescendre au cours des années 1840 et surtout 1850.

Fig. 4 : Nombre de ventes aux enchères de fonds de fabricants de bronzes organisées par Bonnefons de Lavialle par année entre 1818 et 1855

18Les deux premières décennies du siècle sont une période de mise en place de l’industrie du bronze sous une forme « moderne ». Le Premier Empire est à cet égard un moment particulièrement favorable pour les industries manufacturières³⁶. L’absence de vente avant la date de 1818 n’a donc rien d’étrange. Toutefois, il faut également envisager l’hypothèse selon laquelle Bonnefons n’est à cette époque pas connu des milieux du bronze. Il faut attendre le début des années 1830 pour voir le principe des ventes s’instituer et se développer pleinement dans les années 1840. Au cours de cette période seules deux chutes de leur nombre sont à constater. S’il est difficile d’expliquer la première en 1844, la seconde en 1848 s’interprète aisément par les événements politiques contemporains, la remontée du nombre de ventes dès l’année suivante pouvant être vue comme leur écho. Quant à la stabilité, voire le recul, des ventes dans les années 1850³⁷, elle peut s’expliquer par des raisons conjoncturelles : le marché du bronze est bien installé et bénéficie d’un accroissement des exportations grâce aux expositions universelles. Pourtant, un facteur générationnel pourrait jouer contre cela : des fabricants qui avaient profité de l’essor de la période impériale ou des débuts de la Restauration pour fonder ou développer leur fabrique arrivent logiquement au mitan du siècle en fin de carrière. Mais sur ce dernier aspect, il serait nécessaire de procéder à une vérification au cas par cas pour voir dans quelle mesure les entreprises sont directement reprises – par une veuve, un fils, un associé – ou sont fermées, leur fonds pouvant alors faire l’objet d’une vente. Sans avoir procédé au décompte total des ventes effectuées par Bonnefons de Lavialle, je peux dire que celles de bronzes ne constituent qu’une petite partie de son activité, en regard des ventes de tableaux par exemple.

19Les procès-verbaux offrent plusieurs voies d’entrée pour leur analyse, qu’il est également pertinent de croiser. Tout d’abord, la lecture attentive des colonnes indiquant les adjudicataires est très instructive. Alors que l’on pourrait s’attendre à trouver dans ce marché de seconde main essentiellement les noms de petits fabricants, peu ou pas connus, venant se fournir en modèles à un prix qu’on imagine plus modeste, force est de constater que tout ou presque ce que Paris compte de fabricants y prend part. Les ventes ne sont pas l’apanage des plus faibles, et tous viennent y chercher des modèles pour des raisons qui nous restent à présenter.

20Concernant les aspects économiques, on s’aperçoit en examinant les montants des recettes générées que ces ventes pouvaient être de très belles réussites. Ce constat en appelle un autre : les fabricants sont prêts à dépenser des sommes importantes pour acquérir certains modèles. L’exemple de Romuald-Jean-Baptiste Béguin³⁸ lors de la vente après décès du sculpteur et bronzier Théodore Gechter organisée en 1845 par Bonnefons de Lavialle est tout à fait éclairant³⁹. Lors de cette vente le fabricant Béguin achète 48 lots pour 11 389 francs, ce qui en fait l’acquéreur le plus important. L’étude des achats effectués par Béguin est très instructive⁴⁰. Il peut tout aussi bien acquérir un ou plusieurs surmoulés d’un modèle comme un modèle à proprement parler, lequel peut être également accompagné d’un ou plusieurs surmoulés. Surtout, même en procédant à des achats en aussi grand nombre, il n’est jamais le propriétaire de tous les surmoulés existants. Il y a presque toujours un partage entre plusieurs fabricants, que ce soit d’un modèle et des surmoulés ou seulement des surmoulés puisqu’il arrive que le modèle ne soit pas vendu. L’absence d’indication claire quant aux droits de reproduction attachés à ces objets complexifie encore les rapports entre les nouveaux propriétaires d’une œuvre désormais éclatée par la vente. En effet, alors que dans l’atelier les différentes versions d’un modèle constituent une série, presque une famille dans laquelle chacune a une place identifiée – on pourrait même parler de place hiérarchisée entre le modèle mère, les tirages et les surmoulages –, elles peuvent devenir autant de nouvelles matrices une fois dispersées par la vente, c’est-à-dire se trouver au début d’une nouvelle série d’ouvrages chez leur nouveau propriétaire. Lors de la vente Gechter sont par exemple proposés plusieurs exemplaires de son Cromwell à cheval. « Vitos », dont on peut postuler qu’il s’agit plutôt du fabricant Vittoz⁴¹, acquiert le modèle pour la somme de 650 francs. Béguin achète un surmoulé pour 135 francs, de même que « Ingafin »⁴² et « Bingo », qu’il faut peut-être identifié comme le fabricant Raingo⁴³, pour 145 francs chacun.

Négociations de la propriété artistique

21Si l’on peut facilement comprendre les motivations poussant à l’achat d’un modèle, d’autant plus si celui-ci est connu et reconnu, celles menant à l’acquisition des surmoulés sont plus problématiques ou, du moins, soulèvent de nombreuses interrogations. En effet, ce sont ces objets qui sont souvent à l’origine de conflits concernant leur propriété. Dès lors, on peut se demander quel intérêt peuvent trouver les fabricants à acheter des pièces dont la propriété pourra être litigieuse, surtout si les conditions ou les restrictions de reproduction ne sont pas précisées au moment de la vente. Certes, des indications peuvent apparaître, comme dans la vente Gechter où le lot n^o 26, un modèle de pêcheur, acquis par Béguin pour 200 francs, porte la mention « modèle propriété », ce qui semble sous-entendre que le modèle est vendu en propriété exclusive et que Béguin est, désormais, le seul autorisé à produire et commercialiser des éditions. On peut aisément penser que cette pratique – la cession des droits de reproduction avec le modèle – est la plus évidente, car elle correspond aux procédures actuelles. Sauf qu’elle se heurte à des habitudes d’atelier et de création bien plus anciennes que l’apparition de la notion de propriété artistique. Si chacun est d’accord pour en reconnaître la nécessité – dans les discours dont témoignent les archives de la Réunion des fabricants de bronze –, la mise en pratique et le respect de ces règles se heurtent presque toujours aux habitudes de reprise fortement ancrées chez les fabricants.

22Deux pratiques semblent particulièrement contrevenir à la propriété artistique, tout en pointant du doigt la manière dont sont diffusés les modèles. La première est inhérente à la structure et au fonctionnement de la fabrique qui est à elle seule un espace de circulation des modèles, non seulement entre les mains de ses différents opérateurs, mais aussi dans le temps. Au mois de juillet 1863, le fabricant Brocheton porte plainte devant le tribunal arbitral de la Réunion contre son collègue Lelièvre pour la contrefaçon « d’une bande en cuivre estampée et découpée formant galerie ⁴⁴ », qu’il avait achetée en 1847 à une vente du fonds du même Lelièvre. Or, ce dernier explique dans sa défense qu’il tient cette matrice de son beau-père. De là, on peut supposer qu’aux considérations commerciales pouvant expliquer la raison pour laquelle Lelièvre n’a finalement pas cessé d’exploiter ce modèle s’ajoute une dimension affective et personnelle qui a pu l’encourager à ne pas se dessaisir complètement de cette matrice. Toutefois, la décision de la Réunion est sans appel : Lelièvre doit abandonner la matrice et est condamné au paiement d’une amende de 50 francs et des frais de justice. Cet exemple tend en faveur de l’affirmation d’un attachement des droits de reproduction au modèle, mais l’on voit comment ce principe est facilement mis à mal par les fabricants eux-mêmes.

23Il faut préciser ici toute l’incertitude qui règne quant à la réalité que le terme « modèle » recouvre⁴⁵. S’agit-il du modèle en plâtre, celui que l’on désigne aujourd’hui sous le terme de « modèle original » en ce qu’il est le plus proche du premier modèle en terre souvent perdu, ou bien du plâtre ayant servi au fondeur, ou encore du modèle en bronze, dit aussi « chef-modèle », qui sert à l’exécution des différents tirages ? Les sources sont peu loquaces à ce sujet. Certains catalogues de vente, à l’exemple de celui de Gechter⁴⁶, permettent de déduire, par la négative, qu’il s’agit de plâtre, puisque seuls les matériaux des objets qui ne sont pas en plâtre sont indiqués, même si – et c’est ce qui ne permet pas de dissiper tous les doutes – la mention de « plâtre » est ajoutée quand il s’agit de modèles non fondus en bronze.

24L’affaire opposant Brocheton à Lelièvre met également en évidence un phénomène récurrent à savoir qu’un fabricant, bien que procédant à la vente de ses modèles, peut conserver une matrice et en continuer la reproduction. Le 1^er juillet 1841, on voit ainsi le fabricant Petit demander réparation devant la Réunion⁴⁷ car, après avoir acquis lors de la vente du fabricant Delahaye⁴⁸ un modèle de « petit flambeau candélabre composé d’un socle, d’une branche, et de deux petites figures, un petit Savoyard et une petite vielleuse⁴⁹ », il s’est aperçu que celui-ci continuait d’exploiter les deux petites figures. Petit déclare avoir « cru acheter un modèle exclusif⁵⁰ ». Si la Réunion reconnaît la « bonne foi bien connue⁵¹ » de Delahaye, l’un de ses membres importants, elle constate le dommage grave pour Petit car « ces petites figures formaient à elles deux toute l’importance du modèle⁵² ». Le bureau propose alors la réduction d’un tiers du prix payé par Petit lors de la vente, proposition qui est acceptée par les deux parties⁵³.

25La seconde pratique qui contrarie la propriété artistique est l’habitude qu’ont les fabricants de concevoir leurs modèles comme des entités recomposables presque à l’infini. En effet, il y a dans la création de petits bronzes un principe de modularité très fort, à la fois dans les figures pouvant intervenir dans une composition et dans les différentes formes que peut prendre cette composition. Cette modularité est exacerbée par la technique de fonte employée par les fabricants, la fonte au sable, qui « raisonne » le modèle en un grand nombre de morceaux, autrement dit le découpe afin de rationaliser et d’optimiser la fonte. L’affaire qui oppose les fabricants Dufour et Putheaux en 1858 est tout à fait éclairante de ces processus de remploi d’éléments dans des compositions différentes⁵⁴. Dufour réclame de Putheaux la suppression d’un socle de pendule, avançant qu’il est propriétaire de ce modèle acheté lors d’une autre vente. On ne conserve par ailleurs aucune trace de la manière dont Putheaux déclare avoir acquis le socle. La décision prise par le bureau de la Réunion, qui reconnaît à chacun le droit d’exploiter cette matrice, tend à faire penser que Putheaux s’est retrouvé en possession de ce modèle d’une manière semblable à Dufour. C’est-à-dire qu’il l’a lui aussi acquis lors d’une vente, la même sûrement, soit en tant que pièce détachée, soit en tant que socle d’une autre pendule, et c’est pour cela que les deux hommes sont reconnus pareillement propriétaires du modèle.

26Dans le compte rendu qu’il fait de cette affaire lors de l’assemblée générale du 25 octobre 1858, le président de la Réunion rappelle la difficulté que constitue la vente de socles ou de pièces détachées : « trop souvent dans une vente de modèles des socles ou des pièces détachées servent à plusieurs groupes sans que cet emploi soit bien défini, ce qui cause des erreurs toujours faciles à retrouver quand les parties sont de bonne foi⁵⁵. » C’est peut-être dans cette perspective qu’il faut considérer l’emploi et l’intérêt des surmoulés, à savoir un réservoir de formes disponibles à recomposer selon de nouvelles modalités, tout en gardant à l’esprit qu’une telle pratique peut déplacer le problème de la contrefaçon du terrain de la copie « servile » à celui de l’imitation. Dès lors, seul l’écart entre le modèle premier et la nouvelle création permet de juger si l’imitation est délictueuse : est-ce que le fabricant a cherché à se rapprocher le plus possible d’un modèle existant ou seulement à exercer son imagination à partir d’un modèle existant ? La frontière est mince et l’attitude du fabricant semble être la clé.

27En effet, un critère d’appréciation qui se dégage de manière très sensible dans les arbitrages de la Réunion est celui de la bonne foi du fabricant accusé de contrefaçon. Le conflit qui oppose en 1864 Leblanc frères à Hadin permet d’observer comment celle-ci est appréciée et comment les fabricants peuvent la faire valoir⁵⁶. Leblanc se présente devant le bureau de la Réunion après avoir fait saisir chez Hadin un « petit groupe d’enfants à la coquille » dont il dit avoir acheté le modèle lors de la vente Poilleux en 1843⁵⁷. Or Hadin apporte aux membres du bureau un bordereau de vente établi par un commissaire-priseur – dont le nom n’est malheureusement pas indiqué – constatant qu’il avait bien acheté ce modèle lors d’une vente publique, celle de Mariette⁵⁸. Il ne peut donc être considéré comme contrefacteur et s’estime réellement possesseur de ce modèle. Bien que des preuves attestent de la bonne foi de Hadin et de la manière légitime dont il s’est rendu possesseur du modèle, la Réunion considère que la matrice saisie chez lui est un surmoulé de celle de Leblanc. Un surmoulé établi à une date inconnue, et dont il est pour l’heure impossible de savoir quand Mariette en a fait l’acquisition⁵⁹. Les surmoulés, car Hadin déclare en avoir plusieurs, sont revendus à Leblanc au prix de revient. Par ailleurs, le procès-verbal de la vente Poilleux ne permet pas d’établir clairement quel est le modèle qui sera l’objet de ce différend, plus de vingt ans après son achat⁶⁰.

28Un tel délai est au demeurant intéressant s’agissant de la longévité du modèle en question, domaine assez difficile à renseigner. En effet, si les catalogues commerciaux permettent d’attester la permanence des modèles, ou d’en constater la disparition, ils restent silencieux quant à leur appréciation véritable. Le fait que la contrefaçon d’un modèle suscite une action en réparation témoigne alors d’un intérêt toujours vivace.

Ramifications dans la paternité

29Comme en témoigne le litige opposant Leblanc et Hadin, il y a souvent une grande difficulté à retracer la circulation d’un modèle dans son intégralité : celle-ci peut faire intervenir de nombreux acteurs, dans des temporalités qui peuvent être très courtes, ou au contraire se dilater sur plusieurs dizaines d’années. Les sources sont lacunaires, et par-là même frustrantes, car elles en disent trop pour ne pas éveiller l’attention et trop peu pour permettre de cerner tous les aspects de ces mouvements.

30Par exemple, Victor Paillard⁶¹ fait saisir en 1855 un « modèle d’enfant cariatide » à l’exposition de Neuburger⁶². Ce dernier se défend en expliquant qu’il a acheté ce modèle lors de la vente Schalemberg⁶³. Un argument qu’entend le bureau de la Réunion des fabricants de bronze mais qui ne contredit apparemment pas les droits de Paillard sur le modèle, sans que l’on sache pour quelles raisons : Paillard est-il l’auteur de ce modèle qu’il a vendu à Schalemberg ? Schalemberg est-il coupable d’un surmoulage ? Rien ne permet de comprendre ce qui relie les différentes versions de ce modèle entre elles⁶⁴.

31Dans un autre cas, tout permet d’identifier l’objet litigieux et de suivre son ou ses trajets mais, finalement, celui-ci nous échappe. En novembre 1847, le fabricant Bécar accuse Hugot⁶⁵ d’avoir copié une petite figure représentant Vénus et de l’avoir fait reproduire en carton-pierre⁶⁶. Le mouleur Romagnesi, spécialisé dans ce type de matière, est également mis en cause. Ce dernier explique être de bonne foi, et que la statuette lui a été donnée par un ami pour lequel il a fait plusieurs épreuves ; deux sont encore en sa possession, ainsi que deux moules qu’il propose de remettre à Bécar. Il ajoute que, malgré les prétentions avancées par Bécar, cette statuette se trouve chez des étalagistes et des marchands-figuristes en plâtre⁶⁷. Hugot déclare pour sa part avoir acheté cette statuette chez un certain Sartini en août 1844 et s’être cru autorisé à la mouler⁶⁸. Lors de la séance du 12 juin 1848, Bécar révèle avoir acheté cette statuette lors de la vente Gechter, acte qui l’instituerait comme le propriétaire du modèle⁶⁹. Or, ce qui est étonnant, c’est que Bécar n’apparaît à aucun moment dans le procès-verbal de la vente Gechter, laquelle ne présentait d’ailleurs aucun modèle de Vénus. On ne peut évacuer la possibilité d’une mauvaise transcription d’un nom, de même qu’un achat effectué à plusieurs – ce qui a pu faire disparaître le nom de Bécar. Faut-il y voir une stratégie de la part de ce dernier pour donner une provenance à un modèle dont l’origine est peut-être plus complexe qu’elle n’y paraît ? S’il est impossible de déterminer la trajectoire de cette pièce, l’exemple montre comment des ramifications peuvent naître d’une même branche⁷⁰.

32Les détours pris par un modèle ainsi que l’importance cruciale des ventes et reventes à l’articulation de ce système sont très certainement ce que cette recherche a permis, non seulement de mettre en lumière, mais de décrire avec précision. L’affaire présentée en 1839 par Thomire⁷¹ devant le bureau de la Réunion en est tout à fait éclairante⁷². Il explique s’être adressé à Bourland, un sculpteur réducteur, pour faire réduire un groupe de deux figures, un satyre et une bacchante. Or Bourland vendit aussi ce modèle réduit à un autre fabricant, Toussaint⁷³, qui en ignorait la provenance véritable et pensait que Bourland en était le créateur. L’histoire aurait pu s’arrêter sur cette tromperie et on aurait pu s’attendre à voir Thomire attaquer Toussaint pour contrefaçon. C’était sans compter sur la revente de la matrice par Toussaint à Grivot, qui organisa lui-même une vente publique de ses modèles dans laquelle Weiswald⁷⁴ acheta une pendule sur laquelle le petit groupe avait été placé par Grivot ou Toussaint, aucun élément ne permettant de déterminer à quel moment le groupe prend place sur la pendule – il est d’ailleurs fort probable que Thomire lui-même ait prévu un tel emploi. C’est le procès-verbal de la vente Grivot qui permet de confirmer l’achat que fait Weiswald de la pendule pour un montant de 1 067 francs⁷⁵, et dont il peut se considérer, de bonne foi, comme le propriétaire.

33La recommandation que fait le président de la Réunion des fabricants de bronze à l’issue de cette affaire – qui n’est d’ailleurs pas conclue de manière claire, Thomire et Weiswald s’avérant l’un et l’autre propriétaires de l’œuvre – rappelle les préoccupations du moment : « je le répète MM. vous ne sauriez prendre trop de précautions pour tout ce qui touche aux transactions relatives à la propriété des modèles⁷⁶. » En effet, c’est également en 1839 que la Réunion décide de créer et de distribuer à ses membres un formulaire pour qu’ils puissent établir de manière plus claire et surtout selon une modalité unique la propriété des œuvres. Que pouvons-nous déduire de ce cas ? La double opération faite par le sculpteur Bourland, vendant une seconde fois un modèle dont il s’estimait propriétaire alors qu’il lui avait été commandé par Thomire, souligne le flou qui règne alors sur la question de la propriété des modèles et l’absence totale de vérification effectuée lors des ventes de matrices entre fabricants, même quand celles-ci étaient effectuées par un officier public. Étrangement, il n’existe pas réellement de document attestant de la propriété d’un modèle ni des droits de reproduction qui lui sont liés ; dès lors c’est dans l’objet même que se trouvent attachés ces droits, droits que tout acheteur lors d’une vente s’estime acquérir automatiquement et de bonne foi en achetant un modèle, celui-ci fût-il un plâtre, un surmoulé ou même une édition quelconque.

34Autre cas, en février 1845 est organisée par Bonnefons de Lavialle la vente après décès du sculpteur et fabricant membre de la Réunion, Théodore Gechter⁷⁷. Comme nous l’avons déjà mentionné, le fabricant Béguin acquiert à cette occasion pour 11 389 francs de modèles parmi lesquels celui d’un petit chien, dit levrette. Il se plaint de la contrefaçon de ce dernier par le fabricant Jacob qui l’aurait copié en porcelaine. Devant la Réunion, Jacob argue du fait qu’il a reçu de Gechter le droit de reproduire ce modèle en porcelaine. C’est d’ailleurs un surmoulé qu’acquiert Béguin, Gechter a très bien pu en donner également un à Jacob. J’ai retrouvé dans le fonds Bonnefons le procès-verbal de la vente après décès de Béguin, qui se tient du 4 au 7 octobre 1847⁷⁸. S’y trouve effectivement la mention d’un modèle de levrette. Ce type de figure étant très répandu, il est impossible d’affirmer qu’il s’agit bien de celle achetée lors de la vente Gechter : ce fabricant est en effet très connu pour ses éditions en bronze de chiens, en particulier les lévriers et les levrettes⁷⁹. Ce que souligne cet exemple, c’est la ramification de paternité que peut subir une œuvre. Il peut certes y avoir transmission, mais également transmission multiple, complexifiant la bataille pour le droit de propriété, et court-circuitant celle pour l’exclusivité de ce modèle. Ainsi une même matrice peut produire plusieurs droits de propriété et ceux-ci peuvent se chevaucher et engendrer des filiations parallèles.

35Lors de la vente Gechter, Béguin fait l’acquisition du modèle de Charles Martel comme l’indique l’adjudication à 4 660 francs pour ce lot⁸⁰ et de deux surmoulés aux prix de 400 et 200 francs⁸¹. Ce groupe, exposé par Gechter dans une version en plâtre au Salon de 1833, est très apprécié par la critique, et le sculpteur reçoit la commande par l’administration d’une version en bronze, dont la fonte à la cire perdue est effectuée par le célèbre fondeur Honoré Gonon et ses deux fils (fig. 5)⁸². En achetant tous les exemplaires disponibles, Béguin semble vouloir s’assurer le monopole de l’édition du modèle. Mais à cette nouvelle filiation qui se déploie après la mort de Gechter s’ajoute celle mise en place par le sculpteur lui-même, de son vivant. En effet, il semble avoir lui-même autorisé plusieurs fabricants à exploiter son œuvre⁸³ et on en trouve des exemplaires, en statuette ou montés sur des pendules ou autres, signés par les fabricants Denière⁸⁴, Galle⁸⁵, Charpentier⁸⁶ ou encore Debraux d’Anglure⁸⁷. D’ailleurs, ce dernier se fait connaître en présentant un de ses exemplaires du Charles Martel lors de l’Exposition des produits de l’industrie de 1839⁸⁸. Sauf qu’en 1842, donc avant la disparition de Gechter et la vente qui en découle, Debraux d’Anglure fait organiser deux ventes volontaires par Bonnefons. La première se tient du 27 au 29 avril et la seconde le 8 décembre. C’est la première⁸⁹ qui retient notre attention : il y est fait mention de la vente d’un petit modèle du Charles Martel à un certain Estienne, demeurant 44 rue de Varenne pour 226 francs et un grand modèle à Vaillatte pour 656 francs. On le voit ici encore, les modèles se dispersent donc en permanence et échappent le plus souvent à la volonté des fabricants de s’assurer une exclusivité. Ces processus illustrent deux forces contraires, d’une part le désir chez certains acquéreurs de profiter du succès de modèles mis en vente ; et d’autre part, pour ceux qui rachètent des épreuves de matrices qu’ils diffusent déjà, le désir d’empêcher une trop large diffusion de ces dernières. Cela pourrait expliquer pourquoi des fabricants comme Denière ou Charpentier, qui travaillaient déjà avec Gechter, rachètent certains modèles à la vente après décès de Béguin⁹⁰.

Fig. 5 : Théodore Gechter, Le Combat de Charles Martel et d’Abdherame, roi des Sarrazins, bronze fondu à la cire perdue en 1833 par Honoré Gonon, Paris, musée du Louvre

Conclusion

36Appréhender l’édition de bronze à travers la circulation des modèles entre fabricants pose certains problèmes. L’absence de normes de production – les modèles et surmoulés n’étant pas toujours signés, souvent pas marqués, du moins jusqu’à la fin du xix^e siècle –, de même que l’absence d’archives ou de documents éclairant le nombre de pièces produites et vendues rendent la tâche relativement difficile. C’est pourtant un aspect essentiel pour comprendre ces objets. Dans une démarche de connaissance de ces productions, les procès-verbaux des ventes aux enchères publiques de bronzes constituent une voie originale. Ils permettent d’observer la place centrale qu’occupent la vente et le rachat de modèles par les fabricants dans l’économie du bronze, qu’elle soit financière ou créatrice. Trois points sont venus nourrir cette hypothèse initiale.

37Tout d’abord, alors que l’on pouvait penser que ce système d’enrichissement de fonds était plutôt le fait de petits fabricants ne disposant pas des moyens nécessaires pour faire créer des modèles originaux, l’étude des procès-verbaux de ventes aux enchères montre au contraire que tous types de fabricants y recouraient, quelle que soit leur stature, quelle que soit l’importance de leur fabrique. Sur ce point, un détail est intéressant : au vu des documents mis à jour, malheureusement lacunaires quant à la totalité des ventes qui ont été faites sur la période considérée, un seul fabricant notable n’apparaît pas, Ferdinand Barbedienne⁹¹. Il est donc peut-être le seul dont la puissance économique et créatrice permet non seulement d’éviter mais de ne pas avoir à considérer cette pratique.

38Le deuxième aspect concerne les prix que peuvent atteindre certains modèles. De nombreux fabricants, comme nous l’avons vu avec l’exemple de Béguin, sont prêts à payer une somme élevée pour acquérir un modèle connu dont ils pourront espérer une exploitation fructueuse. Alors que les surmoulés peuvent être acquis pour quelques dizaines de francs, les modèles les plus célèbres s’échangent pour plusieurs milliers de francs. Il est intéressant de rapporter les sommes déboursées pour l’acquisition d’un modèle avec les prix de vente pratiqués par les fabricants, afin de voir dans quelle mesure un rachat constitue une opération lucrative. Malheureusement les sources, parcellaires, ne permettent pas de faire un strict comparatif, mais seulement d’envisager des rapports. Comme nous l’avons vu, un modèle du Charles Martel de Théodore Gechter fut adjugé pour 4 660 francs ; comparativement pour une réduction des Trois Grâces de Germain Pilon par Barbedienne, les prix de vente public s’échelonnent de 200 à 1 000 francs entre la réduction à moitié de grandeur et celle aux deux dixièmes⁹², et pour le Danseur aux castagnettes de Duret proposé en plusieurs versions dans le catalogue commercial de Delafontaine⁹³ entre 125 francs (45 cm) et 1 800 francs (1,60 m). Ces comparaisons sont à prendre avec précaution car elles ne tiennent pas compte de toutes les spécificités de tailles et des suppléments qui sont proposés aux clients (patine différente, argenture, socle, etc.). Par ailleurs, le souci que les fabricants peuvent avoir à acquérir tous les exemplaires d’un modèle, quand bien même ils peuvent déjà en posséder un, les conduit parfois à payer un modèle ou un surmoulé bien plus cher que sa valeur. Il apparaît que la fluctuation et l’importance des prix s’expliquent par la multiplicité des stratégies envisagées par les fabricants.

39Troisième point, bien que les écarts de temporalités puissent être importants comme les exemples présentés le montrent – les transferts pouvant se faire autant sur des temps courts que sur des périodes longues –, on observe une certaine permanence dans la conception que se font les fabricants du droit de reproduction des modèles. Dans presque tous les cas, les arbitrages rendus par la Réunion des fabricants de bronze vont dans le sens d’une cession des droits de reproduction avec la vente du modèle – ils sont attachés à celui-ci. Transférable de propriétaire en propriétaire, le droit de reproduction se diffuse en même temps que les objets sans qu’un quelconque « droit moral », à l’image de celui qui s’applique aujourd’hui dans les créations artistiques, n’interfère jamais.

40Cette perméabilité entre les fabricants qui s’échangent modèles, morceaux de composition, socles et supports amène à critiquer, voire à déconstruire, le discours relayé notamment par la littérature attenante aux expositions industrielles et universelles qui tend à faire du fabricant un créateur original. Ainsi, l’industrie du bronze n’apparaît pas tant comme un champ de bataille entre créateurs et contrefacteurs que comme le terrain d’élaboration privilégié pour le droit d’auteur en train de s’instituer⁹⁴.