1Noblesse oblige : j’ouvre ce dossier par deux exemples provenant d’une cité, Florence, dont la mémoire collective est intimement liée aux aléas des définitions croisées du noble et du magnat. Nous sommes au crépuscule du xiv^e siècle, peu après les Ciompi, et le Reggimento urbain s’efforce, encore et toujours, de se rattacher à un arsenal idéologique et juridique ancré dans le souvenir sacralisé des ordonnances de justice des années 1293-1295.

2Voici d’abord le cas fascinant d’un noble qui, fait nouveau dans l’Italie des communes, exprime avec vigueur sa fierté de groupe, si ce n’est de caste. Haut et fort, il clame :

Vous, mon père, tous vos ancêtres, tous nos consorts et moi-même, votre descendant, sommes tous nobles et nous avons été réputés et désignés comme tels tant dans la cité que dans le contado : je ne dis pas que nous sommes nobles selon les statuts de la commune… mais bien que nous possédons la noblesse politique selon les saintes Écritures et les lois civiles1.

3Si l’on suit ce raisonnement, il y aurait donc, à Florence, deux noblesses possibles. L’une, définie par le statut et donc, par la politique, à savoir les magnats, l’autre, immémoriale et sociale que l’on identifierait, elle, grâce à une série d’archétypes identitaires. Nous pourrions même en déduire que cette double noblesse correspondrait à un double arsenal juridique : d’une part, la législation communale de matrice populaire, celle qui fera écrire à Machiavel qu’étant donné « que le popolo entendait vivre selon les lois alors que les puissants voulaient les diriger, il n’était pas possible qu’ils puissent cohabiter2 » ; d’autre part, des réflexions juridiques plus théoriques, comme celles que Bartole de Sassoferrato avait proposées dans son traité De dignitatibus, dans lequel il s’était interrogé, peu avant le milieu du xiv^e siècle, sur les identités multiples des noblesses communales3.

4Or, il y a au moins une bonne raison pour se référer, ici, au magistère du grand Bartole. Le premier passage que j’ai cité provient, en effet, d’une lettre rhétorique, écrite dans les années 1380 par Bernardo di Castiglionchio en réponse à l’épître que son père, Lapo – juriste et homme politique, universitaire et leader guelfe du popolo grasso –, lui aurait envoyée juste avant la sédition des Ciompi4. En tout point remarquable, cet ensemble tient à la fois d’une ricordanza – mais il s’agit de la memoria d’un noble assumé et non des souvenirs d’un membre conquérant des élites marchandes –, d’une généalogie familiale – y compris dans sa version graphique5 – doublée d’une histoire citadine – des pans entiers de la chronique de Giovanni Villani sont convoqués pour renforcer la véridicité du discours familial – ainsi que du plus ancien volgarizzamento du traité nobiliaire de Bartole dont les Castiglionchio reprennent sagement arguments et stylèmes6.

5Le témoignage protéiforme – littéraire et politique, familial et juridique – est d’autant plus significatif qu’il renvoie en filigrane à un champ de bataille bien plus large : celui de la place, de la composition, de la terminologie et de l’identité même de ceux que l’on pouvait qualifier de « nobles » dans l’Italie des cités au crépuscule du Trecento. Un premier débat, fort ancien et dont les racines aristotéliciennes avaient été revivifiées dès le milieu du xiii^e siècle7, opposait, comme avaient pu l’écrire Gilles de Rome et l’un de ses volgarizzamenti toscans, la gentilezza – noblesse individuelle de mœurs et de vertu – à la nobilitas generis, une noblesse lignagère née du doublet de la fama et de l’opinio8. Or, à partir de l’essor des premières ordonnances contre les magnats des années 1270-1290, la fama/reputatio avait été choisie comme l’un des principaux marqueurs de toute parentèle qualifiée de magnatice9 ; soumis à des astreintes spécifiques, en droit comme en politique, ces magnats se découvrent porteurs de véritables « privilèges négatifs » selon la définition de Christiane Klapisch-Zuber10. Dès lors, la « credença del popolo » – le lexique est celui du Livro del governamento11 – ne renvoie plus à l’opinion de l’ensemble de la citoyenneté communale ; elle énonce avant tout les stratégies d’exclusion privilégiées par le popolo en sa qualité de groupe social et de parti politique parvenu aux commandes de la cité12. Voilà qui annonce un nouveau dédoublement du lexique nobiliaire. En sus de la dissociation entre la noblesse personnelle, forcément vertueuse, et le noble de sang et d’héritage, la législation communale classique différencie le noble politiquement réprouvé, à savoir le magnat, de celui qui a le droit de continuer à agir à découvert dans les arènes citadines, quelle qu’en soit la raison : un manque flagrant de puissance individuelle ou lignagère, une stratégie réussie de rapprochement avec le popolo, des spécificités socio-politiques liées aux dynamiques urbaines, comme dans le cas des nobles milanais, si différents de leurs « cousins » florentins13. En outre, le magnat n’équivaut jamais, tout à fait, au noble. C’est aussi cela que les Ordonnances de justice enseignent dès la fin du Duecento14, et c’est bien à cela que les Castiglionchio se réfèrent encore presque un siècle plus tard. Même s’ils s’enorgueillissent d’être socialement nobles, ils sont pleinement conscients d’être, juridiquement et politiquement, membres du popolo florentin, contrairement à leurs méchants – maligni et malferaci – cousins de Volognano, dont ils critiquent vertement l’outrecuidance magnatice15.

6Ce premier exemple révèle toute la valeur mémorielle accordée aux statuts et, plus généralement, à la documentation législative promulguée par les autorités communales ; n’oublions pas, en effet, que les Ordonnances de justice florentines ne sont insérées dans les statuts citadins que lors de la promulgation statutaire de 140916. Dans le même temps, Lapo et Bernardo de Castiglionchio insistent sur la dimension tout à la fois vivante, active et « presque sacrée17 » que la législation antimagnatice conserve, plus d’un siècle après sa promulgation, dans la memoria collective et citoyenne, familiale et littéraire, juridique et nobiliaire des élites florentines.

7En vérité, il y a bien plus que cela ; un deuxième exemple, plus ramassé, peut servir de guide. Il date de 1402, et peut être considéré comme le pendant officiel de l’échantillon littéraire proposé par les Castiglionchio. Il s’agit d’une provvigione du Reggimento florentin qui concerne les Mannelli, une ancienne parentèle magnatice devenue populaire au cours du Trecento, mais que les autorités avaient obligée, en 1397, à réintégrer le groupe des magnats, ce qui leur interdisait de postuler à toute magistrature communale. Nous sommes en 1402 et cette ordonnance permet alors à tous les Mannelli de retrouver leur popularitas, et par conséquent, du moins virtuellement, leurs offices. La raison est la suivante :

Tout le monde sait qu’il s’agit d’anciens citoyens de Florence, qu’ils sont guelfes et que cela peut être attesté par les chroniques et les annales – per cronicas et annales – et qu’ils ont toujours été marchands, des hommes pacifiques et vivant selon de bonnes mœurs18.

8Chroniques et annales volent donc au secours de la mémoire familiale et populaire des Mannelli ; les magistrats florentins les utilisent à pleines mains pour confirmer et garantir la valeur de leurs informations, leur reconnaissant des qualités mémorielles mobilisables dans des champs sociaux, politiques et juridiques.

9Ces allers-retours entre deux formes de la mémoire urbaine, statutaires et littéraires, n’ont rien d’étonnant. Et ce, au minimum, pour trois raisons.

Auteurs urbains et mémoire de la cité

10Tout d’abord, ces auteurs urbains sont autant d’acteurs politiques dans la cité. Selon un modèle emblématique des communes du Duecento – mais pas que d’elles –, chroniqueurs, annalistes et poètes sont aussi – voire surtout – des juristes et des notaires, des chanceliers et des marchands qui, comme tels, participent activement à la politique et à l’administration de leur cité. Ils connaissent la législation urbaine, qu’ils ont, parfois, directement contribué à élaborer, que l’on pense simplement à Giovanni Villani dans la Florence des premières décennies du xiv^e siècle19 ; au sein de leur cité, ils ont pu – ou vainement désiré – accéder au partage des « onori e utili20 » en étant cooptés comme magistrats communaux. Bien entendu, chaque période et chaque cité possèdent leurs particularités, des podestats poètes du xiii^e siècle21 aux notaires chroniqueurs chers à Marino Zabbia22, des marchands écrivains à la Vittore Branca23 aux chanceliers humanistes du Quattrocento, sans parler, à l’aube du xvi^e siècle, d’un Machiavel ou d’un Guichardin dont l’activité politico-administrative est bien connue ; il n’empêche : un humus commun existe bel et bien et ce, du xiii^e à l’aube du xvi^e siècle.

11Dans ce cadre, les emprunts croisés entre différents champs de la scripturalité – et de l’oralité – sont légion. Il peut s’agir de juristes qui, comme Bartole, ouvrent un traité sur la noblesse en se référant longuement aux interprétations nobiliaires du poeta vulgaris laudabilis et recolende memorie qu’était Dante24, ou bien de notaires et de commerçants, comme ce Tommaso Galisi de Bologne qui, arengando en plein conseil communal le 30 octobre 1376, avance ses propositions sur le gouvernement de la cité et sur la place qu’il conviendrait de laisser aux magnats en s’appuyant sur des citations choisies de fables d’Esope25, sans parler de ces chroniques urbaines qui étaient soit directement commanditées par la commune, soit solennellement lues en public, soit précieusement conservées – en au moins un exemplaire – dans le palais communal. Que la memoria historiographique et littéraire puisse ainsi accompagner, confirmer et légitimer, mais aussi embellir, altérer ou refondre une mémoire plus législative et statutaire, cela ne peut surprendre. De là, l’exigence de continuer à mener des enquêtes minutieuses sur la circulation, sur la diffusion et sur la réception de ces corpora de textes ainsi que sur les spécificités, y compris auctoriales, de leur composition.

Comment (se) représenter la noblesse citoyenne ?

12La deuxième raison d’une contiguïté nobiliaire entre statuts et chroniques touche directement à la présentation et à la représentation des noblesses citadines. Tout s’accélère à partir des dernières décennies du Duecento, lorsque les autorités communales, souvent guidées par la pars populi, promulguent nombre d’ordonnances visant les citoyens considérés comme les plus puissants, agressifs et potentiellement dangereux pour le bon fonctionnement et le bonum commune de la cité26. C’est alors que naît, officiellement, l’hydre magnatice dont on s’efforce aussitôt de cerner les contours mouvants. Je n’entends pas reprendre ici ce passionnant dossier sur lequel beaucoup a déjà été écrit, et fort bien. Je voudrais simplement insister sur un point : l’invention d’une nouvelle catégorie sociale et politique, celle des magnats, citoyens redoutables aux comportements ostentatoires et aux profils chevaleresques et aristocratiques, se fait de manière expérimentale et pragmatique, d’ordonnance en ordonnance, de cité à cité. Elle s’inscrit, par ailleurs, dans un cadre plus large, souvent qualifié de « gouvernement de listes27 », qui renvoie à l’essor d’une documentation politico-administrative foncièrement ouverte et encore plus facilement modifiable que ne l’étaient les recueils statutaires stricto sensu. Parmi les nombreux marqueurs magnatices (fama, militia, parentèles), la présence d’un individu et/ou d’une famille au sein d’un catalogue dénombrant les puissants de la cité peut suffire à créer et à identifier le magnat.

13Ces inventaires – parfois doublés de catalogues de populares – se démultiplient dans l’Italie des années 1280-1320. Il s’agit là d’une documentation à forte valeur ajoutée : politique, juridique, sociale. Pensons simplement au souvenir si vivace qu’auront les Castiglionchio tant de ce qu’est la noblesse par statut que de leur propre absence des listes magnatices florentines. Or, à partir des années 1320 et toujours plus souvent au fil du Trecento, ces catalogues de magnats se fixent et se figent. Ainsi, à Arezzo, en 1327, les autorités, tout en rappelant l’existence d’un liber nobilium communal, s’inquiètent de l’absence de sa mise à jour : étant donné, écrivent-elles, que « dans l’ancien livre se trouvent multi et intolerabiles erores », il faudrait absolument qu’on en prépare un nouveau28 ! Quant à Florence, les listes magnatices n’ont pas été actualisées après 1355 ; ce catalogue est encore recopié tel quel dans les statuts de 141529. Comment réussir, alors, à garder une mémoire dynamique des principales parentèles de la cité ? Comment combiner memoria communale30 et évolutions socio-politiques de la noblesse ?

14C’est ici qu’entrent en jeu auteurs et chroniqueurs, eux-mêmes faiseurs de mémoire. Si, dans la Florence du début du xiv^e siècle, Dino Compagni ne fournit que rarement des listes de puissants, de bannis, de magnats (il peut recourir sans peine à des catalogues officiels encore tenus à jour), à partir de Giovanni Villani31, les chroniques florentines regorgent de listes magnatices et nobiliaires. C’est comme si, des années 1330 jusqu’au cœur du xv^e siècle, les chroniques (mais aussi, parfois, des textes plus littéraires, Dante docet32) pouvaient servir de mémorandums nobiliaires, de pense-bêtes magnatices. En sus des Villani et de Paolino Pieri33, les listes foisonnent chez Marchionne di Coppo Stefani ou dans l’Anonimo fiorentino34 ; elles abondent encore, au cœur du xv^e siècle, dans les œuvres de Giovanni Cavalcanti – le paradigme du noble magnat déchu par les Médicis35 – ou dans la Cronica de Benedetto Dei36 et se retrouvent encore sous la plume de Guichardin37. Qui plus est, Florence et sa mémoire magnatice ne sont pas les seules concernées. Au-delà de quelques exemples du xiii^e siècle, comme celui de Riccobaldo de Ferrare38, cette memoria historiographique de la noblesse se fixe dans nombre de chroniques du Trecento, en parallèle avec un premier verrouillage de la documentation statutaire et législative dénombrant nobles et magnats. Cela est particulièrement évident à Venise où, entre une Serrata et l’autre, la Venetiarum historia du milieu du xiv^e siècle est littéralement dédiée à l’inventaire raisonné des proles nobilium vénitiennes39, classées en douze chase vecchie et douze chase nuove, un catalogue qui n’est pas sans rappeler – la chronologie est incroyablement proche – la double liste hiérarchisée des prime et des seconde schiatte siennoises que présente, pour l’an 1368, la Cronaca Senese de Donato de’ Neri40.

15Des répertoires statutaires aux catalogues des chroniques : voilà comment se perpétue la mémoire nobiliaire au sein des cités italiennes du xiv^e au xvi^e siècle. Le généalogiste et historiographe florentin Vincenzo Borghini n’écrit pas autre chose dans ses Discours sur l’histoire de la noblesse florentine des années 157041. Au début – c’est-à-dire en 1292 –, il y avait eu « la legge che riguardò il sangue », à savoir les ordonnances de justice de Giano della Bella ; or, pour que leur mémoire soit demeurée aussi vivante presque trois siècles plus tard, la médiation des chroniques urbaines a certainement joué un rôle non négligeable.

16Or, qui dit médiation dit aussi modifications, variations, altérations. Nous touchons ici à la troisième raison de l’intérêt des allers-retours entre statuts et chroniques.

Des statuts aux chroniques

17Du point de vue des profils nobiliaires ainsi que des caractéristiques premières du noble et du magnat, quel rapport s’instaure entre la dictée statutaire et ses lectures historiographiques ? Quelles seraient les rubriques et les ordonnances mentionnées par les chroniques ? Quelles notions, quels marqueurs, quels lexiques sont privilégiés par les différents chroniqueurs, et comment évoluent-ils dans le temps ?

18Ce champ, si vaste, ne peut qu’être très imparfaitement défriché. Il n’empêche. De la fin du xiii^e au cœur du xvi^e siècle, qu’il s’agisse de chroniques, de ricordanze, d’histoires urbaines ou d’œuvres plus littéraires, les passages concernant nobles et magnats sont d’ordinaire insérés au cœur de récits hautement politiques, comme, par exemple, « la novità di popolo e mutazione di stato », qui, selon Giovanni Villani, accompagne le triomphe des ordonnances de justice de 129342. Replacées dans des contextes fortement politisés et utilisées à des fins de légitimation idéologique (souvent populaire), ces rubriques sont régulièrement l’objet de reprises engagées ; leur évocation participe des jeux politiques propres à chaque cité, ce qui permet de mieux comprendre pourquoi les chroniques, plutôt que de décrire avec minutie les contenus statutaires, en présentent, en sous-main, une relecture critique dans le but d’inventer, puis de justifier, une tradition citadine qui, bien entendu, se différencie selon les lieux, les temps et les auteurs. Voici un seul exemple, celui de Salimbene de Adam, le célèbre chroniqueur franciscain originaire de Parme. En 1287, l’une des rubriques de la chronique s’intitule « Quod Bononienses populares gravia statuta ordinaverunt contra milites suos ». Dans son texte, les contenus de la législation antimagnatice mise en œuvre à Bologne (à partir des célèbres Ordinamenti sacrati e sacratissimi) ne prennent, toutefois, qu’une seule ligne. Salimbene préfère souligner la « fureur du peuple déchaîné » et ses conséquences sur les stratégies sociopolitiques des « grands » de Bologne ; craignant pour leur vie s’ils continuent d’habiter en ville, ces puissants se réfugient hors les murs. En choisissant d’habiter « more Gallicorum in villis », ils laissent la cité aux mains des populares qui, toujours more Gallicorum, peuvent dès lors être qualifiés de bourgeois43.

19La majorité des chroniques ainsi que nombre de textes littéraires insistent sur la mise en scène du pouvoir plutôt que sur la présentation de ses normes législatives44. Cela posé, une série de marqueurs nobiliaires et magnatices dûment stigmatisés dans les statuts se retrouvent régulièrement au cœur des tableaux illustrés par les chroniqueurs et les poètes. Je pense, simplement, à trois indices marquants touchant à l’identité et au lexique des noblesses citadines.

20Il s’agit tout d’abord du double ancrage urbain et rural de ces grandi qui s’adonnent, toujours ostensiblement, à des fêtes chevaleresques et à des loisirs courtois45. Il s’agit, ensuite, de la dimension hautement familiale de ces parentèles de puissants : « case di rinnomo46 », « schiatte de’ nobili47 », à Florence comme à Sienne ou aux chase vénitiennes48. Nous touchons ici à l’un des traits les plus frappants, aux côtés de la fama/renommée et des enjeux liés aux offices49, de l’humus commun associant les statuts aux chroniques dès lors que l’on y traite de nobles et de magnats. Il s’agit, enfin, du recours, à partir d’une auctoritas d’exception – les Évangiles –, au binôme antagoniste du loup et de l’agneau (ou de la brebis), présent aussi bien dans les préambules statutaires50 que dans des chroniques, même tardives51, parfois en association avec l’opposition entre la « modestia civile » des citoyens populaires52 et l’orgueil démesuré des nobles magnats53. Arrêtons-nous là : ces quelques exemples suffisent, je pense, à prouver tout l’intérêt d’étudier dans la durée ces allers-retours nobiliaires et magnatices entre statuts et chroniques.

Les magnats : de l’exclusion à l’exclusivité

21La longue durée justement, tel est le dernier point à traiter, car la mémoire des statuts contre les magnats se modifie au fil des siècles jusqu’à s’inverser. Certaines prémices littéraires sont relativement précoces, comme ce jeu de mots, assez banal en vérité, de Paolino Pieri se récriant que les ordonnances de justice devaient être qualifiées d’« ordinamenti di tristizia » vus leurs dégâts politiques54. Mais, en ces premières décennies du xiv^e siècle florentin, il s’agit encore de l’interprétation essentiellement moralisante d’une législation antimagnatice aussi proche que vivante. La situation est bien différente quelque deux siècles plus tard, lorsque dans toute l’Italie se propagent des répertoires nobiliaires qui trouvent leurs racines dans les listes statutaires ainsi que dans les catalogues des chroniques.

22Il est vrai que le noble de la Renaissance possède une série de qualités proches de celles du magnat communal55 : un ancrage lignager dont la mémoire généalogique s’est renforcée ; un mode de vie chevaleresque ; une fama citoyenne qui dépend, alors et avant tout, de l’opinion de ses pairs et princes. Les différences sont ailleurs. Les inventaires magnatices avaient officiellement pour but de protéger le bien commun de la cité en stigmatisant socialement et en excluant politiquement les adversaires des gouvernements communaux. À la Renaissance, ces listes ont une finalité en tout point opposée. Elles servent à reconnaître les élites de la cité. Ce sont les autres, les non-nobles, ceux dont les noms sont tenus à l’écart, qui paient le prix de leur absence sous forme de réprobation sociale et d’éviction politique. L’on passe ainsi d’une logique à l’autre, de l’exclusion à l’exclusivité.

23Nous voici face à une inversion intégrale du sens donné à ces recensements et au-devant d’une fermeture nobiliaire certaine : en acquérant une valeur officielle, ces catalogues seront à l’origine des Livres d’or des noblesses italiennes. Il arrive même que certaines des listes compilées dans les années 1270-1310 soient réutilisées en l’état ; l’un des cas les plus précoces est celui de Modène, dont les listes magnatices compilées par les autorités populaires en 1306 changent radicalement de sens dès 1336, avec l’affirmation du pouvoir urbain des Este : le livre modèle de l’exclusion politique se mue alors en recueil paradigmatique de l’exclusivité sociale56.

24Or, du xv^e au xvi^e siècle, les catalogues nobiliaires se multiplient d’une cité à l’autre. Parfois insérées dans des récits urbains, ces listes soulignent la valeur positive de l’antiquité lignagère, du style de vie et de l’identité collective d’un groupe distinct du reste de la citoyenneté. Dans ce saisissant retournement de situation, ce sont les cités possédant depuis longtemps des listes magnatices (statuts et chroniques) qui sortent gagnantes. Disposer de répertoires élitaires dont la mémoire a été soigneusement conservée leur permet, en effet, de mieux dénombrer et rassurer leur noblesse. Souvent transmis par les chroniques, ces recueils, faisant mémoire, sont ainsi valorisés pour refonder la suprématie d’une noblesse au sein de laquelle les descendants des magnats du Duecento peuvent enfin retrouver toute leur place57.

25À partir de la fin du xiv^e siècle, et en premier lieu par le biais des chroniques (voire des ricordanze), moins sacralisées et moins conservatrices que les statuts, l’idée qui prend corps dans l’univers communal est la suivante : tout puissant citoyen – surtout s’il est actif dans le jeu politique – a le droit/devoir d’être désigné comme noble. Un seul exemple à ce propos, qui prend le nom de Giano della Bella, le « mythique » architecte des Ordonnances de justice florentines. Sous la plume des chroniqueurs contemporains, Giano, leader populaire, est décrit comme un « nobile cittadino popolaro58 », comme un « grande e potente cittadino… assai animoso e di buona stirpe59 » ou encore, une génération plus tard, comme « antico e nobile popolare, e ricco e possente60 », à savoir comme un membre influent des élites urbaines non aristocratiques, « nobile » prenant ici un sens moral bien plus que lignager. Le profil de Giano change, néanmoins, peu à peu. À l’aube du Quattrocento, Leonardo Bruni le qualifie de « descendant d’une parentèle connue et célèbre, bien qu’il fût, personnellement, un citoyen médiocre et très populaire61 » : il est maintenant nécessaire d’expliquer les raisons individuelles du militantisme populaire d’un membre de l’élite familiale et politique de la cité. L’évolution du profil de Giano suit, ainsi, un chemin très proche de celui qu’avait pris la mémoire de Dante, d’un Dante auquel Boccace avait presque littéralement inventé des origines nobles, comme si la renommée auctoriale et culturelle de l’Alighieri ne pouvait plus être privée de son pendant familial et social62. Personnellement noble car culturellement célèbre, Dante devait être pourvu d’un pedigree équivalent, d’où l’insistance sur sa noblesse de sang et de lignage. Pour Giano, la tendance est analogue, bien que plus lente. À l’aube du xvi^e siècle, Guichardin et Machiavel seront unanimes : Giano est un noble, « cittadino nobile ma adherente al popolo » selon le premier63, « di stirpe nobilissima ma della libertà della città amatore » pour le second64. Une boucle est ainsi bouclée. D’une part, la mémoire des chroniques s’est éloignée de celle des statuts (Giano n’apparaît jamais dans les listes magnatices) ; d’autre part, la mémoire collective de la noblesse s’est profondément modifiée – presque inversée – par rapport à ses anciens modèles communaux : l’on peut, maintenant, présumer que tout puissant est noble et que tout noble doit, en lui-même, être honoré, glorifié, vénéré.

26Cette mise à jour permet aux nobles des cités d’atteindre enfin, entre le xv^e et le xvi^e siècle, leur Paradis dantesque, un paradis qui risque toutefois de confiner à un simple purgatoire, du moins à l’échelle européenne.

27Je conclus sur un bref retour au Quattrocento par le biais d’une autre chronique-ricordanza toscane. La scène se passe dans la Florence des années 1420 et Giovanni Cavalcanti met dans la bouche de Rinaldo degli Albizzi, le leader des Ottimati opposés à Côme de Médicis, un véritable cri du cœur. Rinaldo s’adresse à ses concitoyens chevaliers et nobles (comprenons : à l’ensemble des magnats et des anciennes élites populaires) ; il commence par s’exclamer : « Il Comune siete voi », ne vous laissez donc pas intimider par les jeux, forcément sournois, des Médicis. Il enchaîne néanmoins ainsi : « Je dis cela bien que ici, parmi nous, l’on ne trouve point la noblesse – gentilezza – dépeinte par les sages65. » La mémoire magnatice des statuts et des chroniques florentines n’a toujours pas disparu ; qu’importe, concluait Rinaldo, et je le suis, « nous sommes nobles aux yeux des compagnons que nous sommes et qui nous ont choisis ».