1Qu’est-ce qui sépare les guerres du xx^e siècle de celles qui les ont précédées ?

2Les guerres du xx^e siècle prennent de multiples formes ; mais ce qui les distingue des cas antérieurs de violence collective est l’industrialisation. Les deux grands sauts technologiques du xviii^e et du xix^e siècle avaient en effet créé des systèmes de production, de distribution et d’échange qui augmentèrent de façon exponentielle la puissance destructrice des armes et des armées.

3En 1900, le système étatique d’Europe et d’Amérique du Nord s’était étendu au monde entier par le biais d’un réseau de territoires et de dépendances impériaux contrôlés de manière formelle ou informelle par les armées et les marines européennes ou états-uniennes. Ces forces militaires et navales pouvaient projeter leur puissance partout dans le monde, et s’approvisionner en armes grâce à des usines utilisant les derniers développements en matière de métallurgie, d’ingénierie et de chimie. La production à la chaîne permettait aux États en guerre de fabriquer une quantité d’armes presque illimitée. La baisse des taux de mortalité mit d’ailleurs à disposition, après 1900, une population de recrues potentielles pour le service militaire, d’une taille inédite dans l’histoire mondiale. Les navires à vapeur et les chemins de fer pouvaient envoyer ces armées de masse partout dans le monde. La guerre mondiale devint réalité en 1914.

4Pour toutes ces raisons, les périodes de guerre antérieures, basées sur des conditions de production et de transport préindustrielles, n’étaient pas comparables avec celles du xx^e siècle et de notre temps. Tous les pays en guerre au xx^e siècle n’étaient pas industrialisés ; mais tous utilisèrent des armes produites par millions et vendues dans le monde entier.

5Comment l’industrialisation affecta-t-elle la puissance meurtrière de la guerre ?

6La mobilisation de masse associée à la production des armes à la chaîne permit d’atteindre des statistiques de victimes qui éclipsent celles des guerres précédentes. Le conflit du xix^e siècle qui annonce la tendance à des pertes militaires massives est la guerre civile des États-Unis. Les estimations varient, mais environ 750000 hommes seraient morts dans ce conflit. Ce chiffre représente à peu près le même niveau de morts que celui de la Grande-Bretagne lors de la Première Guerre mondiale. À la différence près qu’au xix^e siècle, les morts sont causées plus souvent par la maladie que par des blessures.

7Il est presque impossible de calculer avec précision les pertes de guerre au xx^e siècle. À cela plusieurs raisons, notamment le chaos de la guerre, la différence entre estimations militaires (rations servies après la bataille) et estimations médicales (nombre de soldats morts sous les soins) ; raisons auxquelles il faut ajouter, après 1914, la capacité de l’artillerie à faire littéralement disparaître les corps. Les bombardements industriels réduisaient les champs de bataille à des paysages lunaires, si bien que la moitié des personnes mortes à la guerre n’ont pas de sépulture connue.

8La majorité des pertes de la Première Guerre mondiale est à mettre sur le compte de l’artillerie. Les tirs de mitrailleuses étaient tout aussi meurtriers, bien que leur efficacité ait été fonction de l’échec d’un camp à éliminer l’artillerie de l’arrière des lignes ennemies. Ensemble, l’artillerie et les mitrailleuses furent à l’origine des pertes des principales batailles de la Grande Guerre, avec des chiffres inédits. 770000 pertes – morts, blessés, disparus, prisonniers de guerre – ont été enregistrées au cours des onze mois de la bataille de Verdun, plus d’un million de pertes pendant les cinq mois de la bataille de la Somme. Les deux en 1916.

9La mécanisation des conflits armés depuis la Seconde Guerre mondiale s’est appuyée davantage sur la puissance navale et aérienne. Des armes nucléaires furent larguées sur Hiroshima et Nagasaki en août 1945 ; mais les bombardements aériens des villes japonaises et allemandes avant cette date avaient été encore plus meurtriers.

10L’industrialisation de la guerre, c’est aussi la mobilisation d’armes chimiques sur le champ de bataille, dès la Première Guerre mondiale. Ces armes ne furent pas déployées dans la même mesure pendant la Seconde Guerre, mais elles furent utilisées par les nazis pour le génocide des Juifs d’Europe. Des armes comme le gaz moutarde furent développées dans les années suivantes pour produire du napalm, largement utilisé dans la guerre du Vietnam, et d’autres gaz ont été utilisés par l’Irak contre des insurgés dans les années 1980, comme par la Syrie contre sa propre population pendant la guerre civile toujours en cours.

11Quand et pourquoi les pertes civiles ont-elles dépassé les pertes militaires dans les guerres du xx^e siècle ?

1270 % des victimes de la Seconde Guerre mondiale étaient des civils. Les décès de civils de la Première Guerre représentaient environ 10 % de la mortalité totale liée à la guerre. Mais deux aspects de cette guerre allaient se retrouver dans le conflit ultérieur : d’une part le blocus allié et les campagnes de sous-marins allemands, visant tous deux à affamer les civils de l’autre camp ; d’autre part le génocide arménien de 1915, qui élimina ce que le régime ottoman considérait comme une cinquième colonne menaçant l’effort de guerre de l’intérieur.

13Après l’armistice de 1918, le mélange de guerres civiles, de guerres nationales et de conflits révolutionnaires et contre-révolutionnaires accentua plus encore l’implication des civils dans la guerre. À cette époque, affamer les civils et faire du nettoyage ethnique relevaient autant d’une stratégie militaire que d’objectifs politiques. Ces pratiques furent à l’origine du massacre généralisé de civils et de prisonniers de guerre perpétré (et dominant) pendant les guerres en Chine et en Espagne dans les années 1930, comme elles caractérisèrent la manière nazie de faire la guerre, en particulier à l’Est, pendant la Seconde Guerre mondiale.

14Depuis 1945, la tendance s’est accentuée à ce qu’on appelle en anglais civilianization of war, cette implication quasi-totale des populations civiles, au point qu’environ 90 % de toutes les victimes de guerre sont désormais des civils.

15Quelles nouvelles formes de guerre ont émergé depuis la Seconde Guerre mondiale ?

16Depuis 1945, la guerre a changé de caractère. Elle n’est plus définie uniquement ou strictement comme un conflit interétatique. La guerre entraîne des flambées chroniques et aiguës de violence collective entre :

1. les habitants d’un même État, comme dans les convulsions qui ont accompagné l’indépendance de l’Inde en 1947, la guerre du Biafra de 1966, les guerres civiles libanaises des années 1970 et 1980 et la guerre civile yougoslave qui a suivi l’éclatement de cet État en 1990 ;
2. entre occupants et populations occupées, comme en Israël et en Palestine depuis 1947 ; et
3. entre mouvements transnationaux et États, comme dans le conflit entre les groupes musulmans radicaux et les États en Asie, en Afrique, en Europe et en Amérique du Nord.

17Cette transformation de la guerre en conflit, que ce soit dans ou hors des frontières de l’État-nation, s’est accompagnée de ce que l’on appelle aujourd’hui le « terrorisme ». Le mot, qui trouve son origine dans la révolution française, a été avili par son application à tout groupe ennemi. La même étiquette est utilisée désormais pour les actes islamiques radicaux, comme pour les attentats aux États-Unis en 2001 ou en France en 2015.

18Depuis 1945, la guerre a-t-elle perdu sa légitimité en tant qu’acte politique ?

19L’héritage de la Seconde Guerre mondiale a certes mis en doute la légitimité de la guerre en tant qu’acte politique autour duquel les populations nationales ou internationales pouvaient être mobilisées. La première raison en est l’utilisation des armes atomiques au Japon. Des groupes pacifistes sont apparus dans les années 1950 et suivantes pour s’opposer au déploiement d’armes nucléaires, notamment en Europe centrale.

20Deuxième raison, l’implication des civils dans la guerre, rendue visible par les journaux télévisés de la guerre du Vietnam, a accru le rejet par l’opinion publique dans le monde entier du ciblage ou du traitement brutal des civils.

21Troisième raison, le langage du martyre et du sacrifice a perdu sa force au cours du siècle, en particulier en Europe occidentale, où la proportion de la population pratiquant une religion a fortement diminué. La sécularisation a fait du martyre une facette archaïque d’époque en voie de disparition.

22Enfin, les mensonges des dirigeants mondiaux au sujet de la guerre en Irak en 2003 ont rendu encore plus difficile pour les populations de nombreuses régions du monde d’accepter les appels à la guerre. Il avait fallu inventer une menace existentielle pour obtenir le soutien politique et financier nécessaire à la guerre. Lorsque tout le monde apprit que cette menace était imaginaire, la confiance dans la capacité des dirigeants nationaux à dire la vérité sur la guerre s’effondra dans certaines parties de l’Europe et de l’Amérique du Nord.

23Dans d’autres parties du monde, le martyre est toujours considéré comme une catégorie de foi et de croyance militante. C’est dans ces pays que les appels à la guerre ont encore du poids. Cependant, le recours aux guerres de masse de 1914-1945 reste inconcevable. Malgré tout, des guerres se déroulent encore aujourd’hui, dans lesquelles des centaines de milliers de civils et de soldats ont été tués.

24La guerre n’a pas disparu de notre monde, et il est peu probable qu’elle disparaisse dans un avenir prévisible. Elle reste une réalité. Mais une réalité limitée politiquement par la conscience qu’ont les populations du monde entier que la guerre est une boîte de Pandore, boîte qui, lorsqu’on l’ouvre, déclenche des conséquences que personne ne peut prévoir ni contrôler.

Indications bibliographiques