1La sociologie historique, sous ses différentes variantes, est l’une des manières de pratiquer la comparaison en histoire. Si cette sous-discipline ne s’est vraiment développée comme projet scientifique explicite qu’à partir des années 1930, en Allemagne et aux États-Unis, les démarches qu’elle inspire sont en réalité à l’origine de la discipline sociologique elle-même : tous ses « pères fondateurs », d’Auguste Comte à Karl Marx, d’Émile Durkheim à Max Weber, peuvent être en effet considérés comme des sociologues du temps long ayant proposé une méditation sur l’histoire. Pour certains sociologues, comme Norbert Elias ou Pierre Bourdieu, il ne saurait même y avoir de sociologie qu’historique. Alors que les historiens sont longtemps restés sceptiques vis-à-vis de la comparaison, la sociologie classique l’a longtemps valorisée, y compris à travers de vastes échelles temporelles et spatiales et au risque d’écraser la matière historique ou de minimiser les différences entre contextes.

2Deux épistémologies du comparatisme polarisent les travaux de sociologie historique qui en font un usage analytique et pas seulement illustratif. La première recourt à la comparaison des époques ou des aires afin de dégager des lois ou des régularités de l’histoire. La seconde épistémologie du comparatisme n’a pas de visée nomologique. Elle entend au contraire identifier les principaux éléments constitutifs d’un contexte historique, sans prétendre soumettre la comparaison à l’impératif d’explication. Elle fait de l’histoire l’image d’un processus ouvert. Les principales coordonnées de cette opposition entre une épistémologie nomologique et une autre plus ouverte ont été formulées dans la querelle allemande des méthodes de la fin du xix^e siècle. En découlent, jusqu’à nos jours, la plupart des manières de faire de la sociologie historique. Les unes recherchent la formalisation ou la modélisation de l’histoire, tandis que d’autres aspirent à une histoire configurationnelle et processuelle, plus sensible également aux contingences et, souvent, aux sources primaires.

3La fortune intellectuelle de la sociologie historique peut elle-même faire l’objet de comparaisons puisqu’elle a varié selon les périodes et les pays. Elle se comprendrait pleinement en étudiant les relations entretenues par la discipline historique, ancienne et centrale dans l’éducation, et la sociologie, savoir plus jeune et moins établi, au sein des différents systèmes d’enseignement supérieur et de recherche et au regard d’autres de leurs hybridations possibles. Ainsi le développement d’une sociologie historiciste sous la République de Weimar n’intéressa-t-il guère les historiens allemands, de même que la sociologie historique états-unienne des années 1960-1970 eut peu d’impact sur l’histoire sociale pratiquée par les historiens américains.

4En France, les approches se réclamant de la sociologie historique sont restées rares et elles ont généralement laissé sceptiques les historiens. L’appel de François Simiand, dans son célèbre article de 1903 critiquant dans la Revue de synthèse historique l’historiographie de son époque (« Méthode historique et science sociale »), peut être lu rétrospectivement comme l’acte inaugural d’un programme national de sociologie historique qui ne fut jamais véritablement poursuivi. Dans l’entre-deux-guerres, les fondateurs des Annales s’intéressent aux démarches des durkheimiens et intègrent à la pratique historienne des objets et des méthodes issus du sociologue. Le programme d’histoire comparée de Marc Bloch est ainsi en dialogue avec la science sociale nouvelle. À la même époque, dans les pas de Célestin Bouglé, Raymond Aron se fait l’ardent défenseur de l’historicisme de la sociologie allemande et du programme comparatiste et historique de Weber. Après la guerre, les conceptions de Fernand Braudel, qui influencent la sociologie historique états-unienne, en particulier celle d’Immanuel Wallerstein, n’ont pas le même écho dans la sociologie française qui est alors en phase ascendante et en demande d’indépendance. Une nouvelle alliance entre sociologie et histoire se noue autour de Pierre Bourdieu dans les années 1980, pour se cristalliser peu à peu autour du projet de ce que le sociologue appelait « histoire structurale ». Elle souhaite constituer le présent comme « cas particulier » dans un « univers de cas possibles » et se veut attentive aux successions d’état des structures ainsi qu’aux luttes, aux contradictions, aux tensions et aux rapports de force pour reproduire ou transformer la réalité.

5Aux États-Unis, trois grandes vagues de sociologie historique ont été distinguées. Du xix^e siècle aux années 1960, les recherches qui se réclament de cette approche, lorsqu’elles ne dépendaient pas de philosophies de l’histoire plus ou moins explicites, auraient favorisé les grandes comparaisons, les anatomies de l’histoire, sur le modèle, transposé depuis les sciences naturelles, de l’anatomie comparée. Une deuxième vague qui court des années 1960 aux années 1980, avec les œuvres d’Immanuel Wallerstein, de Charles Tilly, de Theda Skocpol et d’autres chercheurs, aurait avant tout prolongé le questionnaire fourni par la tradition marxiste en accordant aux sources primaires une meilleure place. Une troisième vague, se développant à partir des années 1990, dont William Sewell ou Mark Traugott sont des représentants parmi d’autres, aurait alors élargi le questionnement de la génération précédente en accordant une place plus grande aux phénomènes culturels et symboliques.

6Dans plusieurs pays, le développement, depuis le début des années 2000, de la critique du présentisme et du nationalisme méthodologique, des historiographies exceptionnalistes et de l’occidentalo-centrisme, l’essor des histoires globales, mondiales ou transnationales, le regain d’intérêt pour la comparaison autour d’une diversité croissante d’objets, auraient pu offrir des opportunités de rapprochement entre les pratiques de l’histoire comparée et les traditions variées de la sociologie historique. Mais compte tenu du maintien de l’ordre disciplinaire en sciences humaines et sociales, nul ne sait encore si ce dialogue souhaitable entre histoire et sociologie aura bien lieu.

Indications bibliographiques