1L’histoire parle des êtres qui ne sont plus, mais elle n’est pas la seule à sonder leur disparition. Le thème de l’ubi sunt (« où sont ceux qui nous précédèrent ? ») se retrouve aussi bien dans la première épître aux Corinthiens de saint Paul que dans la Ballade des dames du temps jadis de François Villon. Le 14 août 1859, à Paris, cent mille vétérans de retour d’Italie défilent devant l’empereur, la place des soldats tombés au combat étant laissée vide dans chaque régiment. Des listes de noms sont récitées lors des cérémonies au camp de Drancy, gravées sur les plaques commémoratives des enfants déportés ou sur le granit du Mémorial des anciens combattants du Vietnam à Washington. Au Mémorial du 11 Septembre à New York, composé de deux immenses bassins carrés où l’eau disparaît, l’identité des victimes est inscrite sur le parapet. On lit tous ces noms en pleurant ou en méditant, c’est selon : sur ces gouttes d’eau que sont les humains, on verse parfois une larme.

2La paradoxale présence des disparus n’habite pas seulement le souvenir des guerres modernes et des génocides : elle se révèle dès que l’on fait de l’histoire. Les préhistoriens font le pari d’une histoire anonyme, reconstituée à partir des récits non verbaux laissés par les Homo sapiens sur les parois des grottes ou dans les tombes. L’archéologie cherche à entendre la parole des hommes qui se sont tus. Comment remédier à cette absence sans la trahir ? Comment raconter la vie des morts – les faire fugacement revenir parmi nous – sans les transformer en marionnettes qu’on agite ?

3Dans Mémoire de fille (2016), Annie Ernaux raconte le quasi-viol qu’elle a subi, alors qu’elle était jeune monitrice dans une colonie de vacances. Sa découverte de la « sauvagerie masculine » la projette dans un « temps immémorial », car « chaque jour et partout dans le monde il y a des hommes en cercle autour d’une femme, prêts à lui jeter la pierre ». Pour inverser ce geste criminel, on peut ramasser les pierres et construire la margelle de ce puits sans fond où ont sombré les Laëtitia et toutes les femmes détruites par la violence. Entourer la fosse, cerner le vide : un geste de savoir autant que de mémoire.

4En hébreu, « puits » a la même racine qu’« interpréter », c’est-à-dire creuser, dans les deux sens du terme. De la sorte, on atteint une nappe souterraine, une source (ce mot si important en histoire). Creuser pour trouver une source, pour approfondir la connaissance, c’est le début de toute recherche. Le puits offre l’eau qui permet de boire, mais il est aussi un lieu de massacre, un gouffre de mort. En 1567, pendant les guerres de Religion, des catholiques sont jetés dans le puits du cloître de l’église Notre-Dame, à Nîmes. En 1944, des Juifs sont massacrés dans les puits de la ferme de Guerry, à Savigny-en-Septaine.

5 Alors, comment vivre auprès du puits ? On mourrait de s’en éloigner, car on ne peut vivre sans eau. On mourrait d’y tomber, comme ces enfants de Sologne au xix^e siècle qui se noyaient dans les puits dépourvus de margelle. Mais malheur à celui dont le puits est fermé, comme on bouche les trous du récit avec des pelletées de fiction ! Une légende raconte comment Guinefort, le saint lévrier guérisseur d’enfants, est jeté dans un puits et recouvert de pierres : au xiii^e siècle, le comblement d’un puits est associé à la destruction du château et à la désertion de la terre. Si par curiosité on y descend, il faut de la ruse pour en remonter, comme le goupil dans le Roman de Renart. En fin de compte, il est préférable de se tenir juste à côté du puits d’histoire, protégé par le garde-fou des règles, pour situer et chérir l’absence et, peut-être, se mirer dans l’eau noire. Historien, vigile d’un puits de science fendillé et endeuillé.

6L’histoire réveille le sentiment de perte niché au plus profond de nous : le chercheur est lui-même un passant. Un futur mort étudie les morts passés. Memento mori : toute histoire est auto-biographique, parce qu’elle parle de la condition humaine. Au i^er siècle de notre ère, Sénèque écrit dans sa Consolation à Marcia : « Regardons les morts comme absents, et ce ne sera pas une illusion : nous les avons laissés partir ; que dis-je ? nous allons les suivre, ils ont pris les devants. »

7Parler de soi dans un livre de sciences sociales est donc le contraire d’une mise en scène, d’une prétention. Sociohistoire de soi, l’autobiographie collective est une pratique stoïcienne, qui témoigne non seulement d’une pudeur, mais d’une envie de disparaître, pour rejoindre les autres. Dire « je » en historien, « nous » en écrivain, rappelle que je est un collectif, à la croisée de plusieurs groupes où il se fond, en dette vis-à-vis d’eux.

8Parce que l’historien fait partie de l’histoire, il peut assumer son historicité au cours de l’enquête, ainsi qu’au cœur du texte. Le chercheur est un tuyau : un objet traversé par des flux – éducation, génération, socialisation, genre, milieu, époque – qu’il canalise au moment où il comprend qu’ils passent en lui. Rappel d’un monde perdu, réminiscence d’une époque révolue, démarche proustienne, sans doute ; mais aussi maîtrise de la souffrance, car on comprend enfin de quoi l’on est fait et ce qui nous manque.

9Dès lors qu’une personne met en relief ce qui, en elle, relève des structures sociales, le solipsisme cesse : quand on parle de soi en historien, on parle des autres. Il ne s’agit pas d’honorer ces derniers, mais de comprendre ce que fut leur vie singulière et collective, en détail et en masse, avec ses croyances, ses engagements, ses victoires, ses défaites, ses révolutions et ses coulures de temps. L’activité de recherche ne s’entend pas comme une promenade solitaire, mais comme une randonnée en groupe, sous la forme de livres, de séminaires, de bibliographies, d’influences, de mélanges – autrement dit, une communauté savante. C’est ainsi que la place des morts devient un lieu joyeux, où l’on prend plaisir à être ensemble. La religion de l’unique sied mal à la recherche. Nous existons comme des gouttes, mais nous prenons sens dans l’eau qui dort au fond d’un puits ou circule dans un tuyau.

10Plusieurs traditions, dans le judaïsme, disent la brisure : oublier volontairement une brique en construisant sa maison, casser un verre lors d’un mariage. Au-delà de la destruction du Temple, ces coutumes expriment une méfiance vis-à-vis de la complétude et de la stabilité. Car la finitude est morbide. Dans la Bible, le terme vayeshev (« il s’installa », en hébreu) est toujours de mauvais augure. Quand Jacob revient au pays de Canaan, tout se met à dysfonctionner dans sa vie. Depuis Abraham, figure de l’exil, jusqu’à l’orphelin Perec et à la rabbine Horvilleur, le judaïsme se pense comme une religion de la cassure, de la faille, de l’absence, du vide. Même le premier sionisme, entre les années 1860 et les années 1920, est marqué par ce doute. Tandis que Léon Pinsker rêve le sionisme hors de Sion, Israel Zangwill construit le futur territoire juif comme une abstraction, de l’Ouganda à l’Australie, du Canada à la Mésopotamie. Leur sionisme humaniste est un départ vers un ailleurs, pas un retour en terre connue.

11Forer un puits dans le sol rocheux, voir une source ruisseler au pied d’une colline, recueillir les eaux d’en bas – et refuser de s’installer à demeure. Comme Dieu le dit à Jérémie : « Ils m’abandonnent, moi, la source d’eau vive, pour se creuser des citernes, des citernes fissurées qui ne retiennent pas l’eau. » La métaphore peut irriguer cette pratique résolument laïque, terrestre, terre à terre qu’est l’histoire. Il est possible de tenter des sciences sociales comparatistes et d’expérimenter une écriture où la recherche serait encore en cours. Faillible, en proie au doute, l’enquête est le contraire non seulement du roman, mais du roman national, ce récit des origines, éloge de l’enracinement. Il est bon de fuir les appartenances, pour cheminer ensemble à travers de nouveaux paysages, entre les sources d’eau vive et les citernes fissurées.

Indications bibliographiques