Asie
Relations internationales et Asie
p. 171-173
Texte intégral
1« Les relations internationales sont l’ensemble des rapports que les êtres et les groupes humains nouent entre eux à travers les frontières », propose Robert Frank à l’ouverture de l’importante synthèse qu’il leur a récemment consacrée : vue ainsi, l’étude des relations internationales apparaît comme une méthode applicable partout dans le monde, donc aussi en Asie. Pour autant, rien n’apparaît moins simple : la définition même de l’Asie reste d’abord problématique, tant le mot – d’origine européenne, voire méditerranéenne – a pu changer de sens comme de périmètre au fil des époques, avant d’entrer sur place dans le vocabulaire courant, quoique timidement. Le cadre de référence de l’histoire des relations internationales ensuite, pour ne considérer que cette approche académique, reste géographiquement bien marqué : aucune paix de Westphalie (1648) ni bien sûr de « concert européen » n’a d’équivalent dans ce qui a été désigné comme « Extrême-Orient », où les rapports de domination, voire tributaires, ont longtemps constitué, si ce n’est encore le cas, la grammaire des relations internationales.
2L’héritage de Pierre Renouvin (1893- 1974), dont le nom s’attache à l’École française d’histoire des relations internationales et à la connaissance de la Grande Guerre, continue d’imprégner cette réflexion. Réévaluées par le bilan historiographique associé à son récent centenaire, ses analyses n’ont cependant pas complètement dissipé l’impression d’une « marque » européenne sur la discipline. Si sa capacité à comprendre l’Autre lointain a été largement saluée, certaines limites de cette école française auront aussi été débattues. Concernant l’Asie, même si un certain réveil mémoriel a valorisé la participation au conflit de contingents militaires ou de travailleurs indiens, chinois ou indochinois, il est apparu que ce « continent » n’aura été impliqué qu’à la marge par ce qui pouvait ressembler, vu des pentes de l’Himalaya ou des bords du Pacifique, à une guerre civile européenne. L’Asie aura sans doute été « impactée », mais autrement. Dans une recension publiée en janvier 1947 de l’ouvrage de Pierre Renouvin, La question d’Extrême-Orient, et sans remettre en cause la finesse de ses analyses, Roger Lévy (1887-1978) dénonce déjà sa focalisation sur l’importante question chinoise au détriment de celle du Pacifique. En effet, la suite validera cette observation : le concept d’Asie-Pacifique, vu de Tokyo, émerge en effet de la Grande Guerre et aura par la suite une portée déterminante – la conférence de Washington (décembre 1921-janvier 1922) imposera sa logique à cette partie du monde, alors que les États-Unis, on le sait, n’avaient pas apposé en 1919 leur signature au traité de Versailles. Pierre Renouvin aura sans doute, avec Jean-Baptiste Duroselle, fait école pour la période post-Seconde Guerre mondiale : François Joyaux reprend ainsi dans les années 1980 l’initiative du maître avec La nouvelle question d’Extrême-Orient, mais cette belle entreprise, qui rend compte de « l’ère de la guerre froide » (1945-1959), puis de celle du « conflit sino-soviétique » (1959-1978), demeure inachevée.
3L’histoire propose avec Denys Lombard (1938-1998), venu d’un autre horizon scientifique, ses méthodes et un lieu d’où examiner l’ensemble du « continent » : l’Asie du Sud-Est. Lui-même, qui maîtrisait plusieurs langues asiatiques et dirigea l’École française d’Extrême-Orient durant les cinq dernières années de son existence, considérait en effet l’Asie du Sud-Est comme un lieu privilégié d’où comprendre toute l’Asie. Cette « région » ne doit-elle pas en effet sa fécondité aux influences combinées de l’Inde et de la Chine, que leurs deux grandes cultures ont façonnée ? La prise en compte de cet héritage et sa combinaison avec les travaux de René Girault (1929-1999) relatifs à la domination de l’Europe puis à la construction européenne favorisaient aussi la comparaison : quelle correspondance entretenaient les espaces à la fois aussi proches et aussi éloignés que l’Europe et l’Asie du Sud-Est dans leur construction régionale ? Les travaux de l’auteur de ces lignes se situent dans cette problématique.
4Depuis et pour le reste, les approches formulées dans le monde académique et politique anglo-saxon, nourries de sciences politiques et de géostratégie, dominent l’explication du contemporain. « Asie-Pacifique », « nouvelles routes de la soie », aujourd’hui « Indo-Pacifique », les concepts englobants se succèdent, stimulés par la volonté politique ou les impératifs académiques de l’heure, et inspirant divers retours au passé dont la téléologie a souvent du mal à se tenir éloignée.
5Mais l’Asie offre un cadre qui invite à la réflexion méthodologique pour le contemporain : la domination coloniale/impériale de l’Occident s’y exerce jusqu’au milieu du xxe siècle et au-delà. Qu’ils en aient subi l’influence ou en avoir bénéficié, les pays asiatiques ont puisé dans leurs cultures pour y faire face, voire y résister, chacun à sa manière. Aujourd’hui indépendants, tous entretiennent des relations qui, stricto sensu, peuvent être qualifiées d’« internationales », quel que soit le contenu qui puisse être associé à ce terme, et non sans revivre eux-mêmes des passés glorieux ou meurtris – la dimension mémorielle, avec laquelle les sociétés asiatiques se réapproprient leur passé, constitue aujourd’hui un enjeu important. Reste à penser la continuité d’une époque à l’autre, notamment en termes d’espaces sociaux.
6Comment considérer ensemble de telles réalités, et avec quels outils ? De récents travaux ouvrent des perspectives en s’attachant à un objet précis – lieu ou moment – plutôt qu’en développant l’analyse de grandes questions ou de larges périodes. Pierre Journoud a ainsi pu montrer, à propos de Điện Biên Phủ et en « revisitant » la bataille de 1954, comme les sources qui s’y réfèrent, à quel point, au-delà des influences internationales qui s’y concentrent, sa charge symbolique marque à de multiples niveaux « la fin d’un monde ». Pierre Singaravélou, parallèlement, s’attache à la confrontation entre la puissance des traditions qu’exprime notamment l’insurrection des « Boxeurs » et la brillante modernité qui émane des concessions internationales : dans la grande ville chinoise de Tianjin au tournant du xxe siècle, les frontières perdent leur sens traditionnel et une « autre histoire de la mondialisation » peut en effet s’écrire.
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Duanmu Mei, Hugues Tertrais (dir.), Temps croisés, Paris/Shanghai, Éditions de la MSH/Éditions de l’ECNU, 2010.
10.4000/books.editionsmsh.883 :Duanmu Mei, Hugues Tertrais (dir.), Espaces croisés, Paris/Shanghai, Éditions de la MSH/Éditions de l’ECNU, 2012.
Robert Frank (dir.), Pour l’histoire des relations internationales, Paris, PUF (Le nœud gordien), 2012.
François Joyaux, La nouvelle question d’Extrême-Orient, 1, L’ère de la guerre froide (1945-1959) ; 2, L’ère du conflit sino-soviétique (1959-1978), Paris, Payot, 1985- 1988.
Pierre Journoud (avec Dao Thanh Huyen), Dien Bien Phu, la fin d’un monde, Paris, Vendémiaire, 2019.
Denys Lombard, Le carrefour javanais. Essai d’histoire globale, 1, Les limites de l’occidentalisation ; 2, Les réseaux asiatiques ; 3, L’héritage des royaumes concentriques, Paris, Éditions de l’EHESS, 1990-2004.
Pierre Renouvin, La question d’Extrême-Orient, Paris, Hachette, 1946.
Pierre Singaravélou, Tianjin Cosmopolis. Une autre histoire de la mondialisation, Paris Seuil (L’univers historique), 2017.
Isabelle Surun, Hugues Tertrais (dir.), « Inventions des continents », Monde(s), histoire, espaces, relations, 3, mai 2013.
Hugues Tertrais, La piastre et le fusil. Le coût de la guerre d’Indochine (1945-1954) Paris, CHEFF, 2002.
Hugues Tertrais, Asie du Sud-Est : enjeu régional ou enjeu mondial ?, Paris, Gallimard 2002.
Hugues Tertrais, Atlas de l’Asie du Sud-Est, Paris, Autrement, 2019 [2e éd.].
10.14375/NP.9782746754614 :Watanabe Hirotaka (dir.), The Emergence of « Asia-Pacific » in the International Relations. The First World War and Japan, actes de la conférence CHIR-Japan 2014, Tokyo, 2015.
Auteur
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Hugues Tertrais
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
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