Sports
Déconstruire les catégories : le cas du spectacle sportif
p. 165-167
Texte intégral
1La référence au phénomène sportif est marginale dans l’œuvre de Christophe Charle, même s’il aborde ce thème à plusieurs reprises par exemple dans Le siècle de la presse, Théâtres en capitales ou encore La dérégulation culturelle. Faut-il pour autant se priver de la lecture de ses travaux dès lors que l’on est « historien du sport » ? En période de surspécialisation de la recherche et de propension des historiens à ne lire que des écrits portant sur leurs propres objets d’études, la lecture et la mobilisation de son œuvre s’avèrent en réalité essentielles.
2Soutenue en 2016 et codirigée par Christophe Charle, ma thèse de doctorat porte sur l’émergence des spectacles de boxe anglaise à Paris (et à Londres), de 1880 à 1930. Pratique confidentielle autour de 1900, la boxe est devenue dix ans plus tard l’un des spectacles sportifs les plus visibles de la capitale française. Pour saisir cet essor, j’ai particulièrement analysé la construction des spectacles pugilistiques, m’interrogeant alors sur ce que signifie mettre en spectacle un sport. Progressivement, la lecture des travaux de Christophe Charle et l’appropriation de ses conseils ont joué un rôle décisif dans l’orientation de ce travail. J’ai été conduit à analyser systématiquement le spectacle sportif à la fois comme « sport » et comme « spectacle », à croiser ces deux catégories et à confronter leurs principes de fonctionnement. Comme Christophe Charle m’y a encouragé, j’ai comparé le sport à d’autres formes de spectacles comme le théâtre, le cinéma ou le music-hall, et ce au moins de trois façons.
3En premier lieu, par la construction d’indicateurs économiques, en mettant en relation les salaires des sportifs et des comédiens, et surtout en comparant les prix des places des combats de boxe à ceux d’autres spectacles afin de mieux situer la boxe dans l’offre de sorties disponible à cette période. De ce fait, j’ai été amené à adopter une lecture « matérialiste » de l’histoire des spectacles sportifs, lecture qui permet de mettre à distance certaines représentations, comme le caractère « populaire » de la boxe (ces spectacles étant bel et bien coûteux).
4En second lieu, Christophe Charle m’a encouragé à ne pas me focaliser sur les archives des institutions sportives et à me tourner vers celles du « monde du spectacle » (par exemple les archives des « salles de spectacle », essentiellement conservées à la BNF ou aux archives de la Seine, qui comprennent notamment les programmes des soirées des établissements), vers les archives fiscales portant sur les « contributions indirectes » et en particulier sur « le droit des pauvres » ou encore à élargir mon point de vue en examinant les biographies et autobiographies d’artistes. Ce décentrement m’a permis de questionner autrement mon objet de recherche, en particulier en évitant d’enfermer la boxe dans une catégorie préétablie (« le sport »), catégorie qui n’a ni le même sens ni la même consistance qu’aujourd’hui. Il s’agissait de se défaire de ce biais anachronique en prenant pour objet la manière dont la boxe a été façonnée depuis le xixe siècle. J’ai pu alors établir qu’elle est bien le produit d’une double codification, une codification par le sport (il y a une fédération qui édicte des règles, qui délivre des titres, etc.) et une codification par le spectacle (elle se structure avec et contre le monde des spectacles). Ainsi, contre l’idée que la boxe serait un sport devenu spectacle, l’étude de la genèse de cette pratique révèle qu’elle est d’emblée double, à la fois sport et spectacle.
5Enfin, Christophe Charle m’a invité à porter une attention particulière aux « salles » de boxe. Comme en témoignent des ouvrages tels que Théâtres en capitales ou Paris fin de siècle, l’analyse des lieux des pratiques culturelles est décisive. Il en est de même pour les pratiques sportives. Lors des premiers temps de la boxe, les combats professionnels se déroulent presque tous dans des salles d’ordinaire dévolues au cirque, au bal ou au music-hall. Ainsi, la géographie sociale des salles de boxe épouse celle de ces spectacles. Mais, comme au théâtre notamment, l’homogénéité des types de salles de boxe ne doit pas cacher leur hétérogénéité. Il existe une hiérarchie implicite des salles qui correspond à une hiérarchie sociale et sportive : plus une salle est grande, plus le combat est retentissant en termes de publicité, plus le nombre de rounds fixés est élevé en moyenne, plus les boxeurs sont reconnus, plus les enjeux économiques du combat sont élevés, plus il y a de catégories de places, plus celles-ci sont, en moyenne, onéreuses et plus les premières places sont prisées par les élites de la capitale. L’histoire sociale des spectacles de boxe permet alors d’inscrire les événements sportifs dans la situation sociale et spatiale de la ville. Plus largement, une homologie profonde s’opère entre l’espace urbain, le champ sportif et la composition sociale du public dans la mesure où les catégories de jugement propres à cet espace (qui est un « bon » boxeur ? combien de temps dure un match ?, etc.) s’enchâssent avec l’organisation spécifiquement urbaine (où se situe une salle ? de quelle capacité dispose-t-elle ? comment s’y rend-on ?, etc.), combinaison qui elle-même agit sur la composition du public.
6Penser le spectacle sportif en tant que « sport » et en tant que « spectacle » revient de fait à adopter une approche comparative. Loin d’être limité à la confrontation de pays ou de villes (comparer la boxe à Paris et à Londres par exemple), le principe de comparaison doit d’abord être un moyen de déconstruire les catégories les plus couramment employées. Sous une forme pédagogique, Christophe Charle ne m’avait pas dit autre chose à l’occasion d’un entretien dans son bureau au cours duquel il m’avait exposé le principe de son histoire sociale comparée : « La connaissance d’un cas A doit permettre de poser des questions à un cas B que vous n’auriez pas pu poser si vous n’aviez pas eu connaissance du premier cas. » Une telle approche revient à rompre avec le seul jeu de différences/ ressemblances entre deux objets pour s’orienter plutôt vers une réflexion sur la construction de grilles de lecture différentes suivant les cas et les situations. Dans mon cas, en déconstruisant les catégories, j’ai pu « mesurer les effets de construction que l’usage de telle ou telle terminologie induit » (Charle, 2013) : ainsi, loin d’être figée dans une essence, la boxe est une pratique malléable qui s’est historiquement construite comme spectacle sportif au prix d’affrontements et de collaborations entre ceux qui défendaient plutôt une codification par le sport et les porteurs d’une codification par le spectacle.
7De manière générale, les analyses et les conseils de Christophe Charle m’ont permis de situer le spectacle sportif à l’intérieur de l’espace des spectacles. C’est là un point qui l’intéressait particulièrement dans mon travail : mieux comprendre à quel point le théâtre se fait progressivement concurrencer par d’autres loisirs comme le sport (ou le cinéma). Mais ses conseils et la lecture de ses travaux m’ont aussi amené à envisager l’ambivalence des relations entre les différentes pratiques au sein de l’espace des spectacles. Certes le sport concurrence des spectacles plus anciens comme le théâtre, mais le cas de la boxe illustre également combien les collaborations entre le sport et le théâtre, le cirque, le music-hall et surtout le cinéma, sont nombreuses. Ces nouvelles données permettent d’affiner l’analyse de l’espace des spectacles, faisant apparaître sa complexité et son dynamisme. C’est là l’illustration de tout l’apport de l’œuvre de Christophe Charle : offrir tout à la fois de nouveaux outils intellectuels et de nouvelles données empiriques. Le principe de cumulativité propre aux sciences sociales prend alors tout son sens.
Indications bibliographiques
Bibliographie
Christophe Charle, Paris fin de siècle. Culture et politique, Paris, Seuil (L’univers historique), 1998.
Christophe Charle, Théâtres en capitales. Naissance de la société du spectacle à Paris, Berlin, Londres et Vienne, 1860-1914, Paris, Albin Michel, 2008.
Christophe Charle, Homo Historicus. Réflexions sur l’histoire, les historiens et les sciences sociales, Paris, Armand Colin (Le temps des idées), 2013.
Sylvain Ville, « Le théâtre de la boxe. Histoire sociale de la boxe anglaise professionnelle à Paris (et à Londres) (1880-1930) », thèse de doctorat, sous la direction de Jacques Defrance et Christophe Charle, université Paris Nanterre, 2016.
Auteur
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Sylvain Ville
Université Picardie Jules-Verne (UPJV), Centre d’histoire des sociétés, des sciences et des conflits (CHSSC)
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