Inégalités
La République et les inégalités
p. 112-114
Texte intégral
1L’histoire des inégalités sociales est l’un des grands thèmes qui traversent l’œuvre de Christophe Charle, depuis sa thèse sur les élites de la République (publiée en 1987) jusqu’à son engagement permanent en faveur d’un système public d’enseignement supérieur, ouvert à toutes et à tous. La constance de son intérêt pour cette question tranche avec l’éclipse que celle-ci a connue au sein de la recherche historique, en particulier dans les années 1980-1990. L’histoire des classes sociales, de leur formation, de leurs contours et de leurs confrontations, avait pourtant été l’un des enjeux centraux de l’histoire sociale au cours des décennies précédentes. La singularité de la trajectoire intellectuelle et politique de Christophe Charle est d’avoir continué à réfléchir aux inégalités et à la manière dont les sociétés du passé s’efforcent de les légitimer, alors même que la discipline historique prenait ses distances avec les postulats marxistes ou structuralistes qui l’avaient longtemps constituée, et s’aventurait vers d’autres contrées, réputées moins austères. Et, pourtant, la question des inégalités a resurgi dans toute son acuité à la fin des années 2000, après le choc de la crise économique et financière de 2008. Des enquêtes sur l’histoire longue et comparée des inégalités, en économie, en sociologie ou en histoire, ont été lancées, tandis que la lutte contre les inégalités revenait au centre de l’agenda politique. Dans cette phase de « redécouverte », les premiers travaux de Christophe Charle constituent un jalon essentiel, qu’il est désormais possible de compléter et d’enrichir par des analyses renouvelées.
2Sans s’être jamais intéressé de façon directe aux catégories populaires (ses ouvrages portent davantage sur les élites administratives, intellectuelles ou artistiques, à l’exception du panorama plus complet qu’il a dressé en 1991 dans Histoire sociale de la France au xixe siècle), Christophe Charle s’est très tôt posé la question des inégalités sociales, de leur mesure et des arguments employés pour les légitimer. Sa thèse démontrait comment les élites de la République étaient parvenues à s’enraciner socialement, à travers des stratégies de reproduction et de diversification de leur capital social, matrimonial, économique et culturel, y compris en nouant des alliances avec d’anciennes élites aux convictions républicaines moins assurées. Sa conclusion n’impliquait pas tant une dénonciation sans nuance des hypocrisies de la société républicaine qu’une meilleure compréhension des logiques inégalitaires à l’œuvre au sein d’un régime pourtant attaché à l’idéal d’égalité et de promotion sociale. Au-delà des « ruptures », intellectuelles ou politiques, qu’une histoire de type événementiel se plaît à repérer, l’histoire sociale telle que Christophe Charle l’a pratiquée permet de comprendre les tendances plus profondes qui favorisent l’émergence de nouveaux compromis entre anciennes et nouvelles élites. Ce qui n’empêche pas, bien sûr, que la République ait aussi fait œuvre de démocratisation à la base, en promouvant la scolarisation de masse et l’intégration sociale de groupes essentiels à sa stabilité (paysans, artisans, employés, petits fonctionnaires, etc.). Toute l’ambiguïté du régime républicain tient dans cet écart entre la promotion d’un idéal méritocratique, fondé sur quelques images d’Épinal (les boursiers et les « hussards noirs » de la République) et la poursuite d’une tendance longue au creusement des inégalités et à la reproduction sociale.
3À la fin du xixe siècle, le débat sur les inégalités était déjà très présent dans la sphère politique, mais les outils statistiques manquaient pour l’objectiver. Les convictions des uns se heurtaient à celles des autres : socialistes et radicaux dénonçaient le poids des inégalités sociales, tandis que les libéraux et les conservateurs estimaient que la société française était déjà l’une des plus égalitaires d’Europe, le principal danger étant, d’après eux, celui que faisait planer l’égalitarisme collectiviste sur la défense des libertés. Paul Leroy-Beaulieu, figure de proue de la bourgeoisie libérale à l’époque, consacra ses premiers cours au Collège de France à l’étude de la répartition des richesses en France (1881). Pour lui, aucun doute n’était permis : la tendance à l’égalisation des conditions était un phénomène irréversible, quand bien même aucune statistique fiable ne permettait de l’attester. Seule l’intervention de l’État, injuste et inefficace selon lui, était responsable de l’augmentation des inégalités. Ses adversaires multiplièrent les enquêtes sociales et les analyses de budgets familiaux pour montrer, au contraire, l’ampleur des écarts de richesses, depuis l’aisance bourgeoise jusqu’à la misère ouvrière. Le roman naturaliste, auquel Christophe Charle s’est souvent intéressé, contribua lui aussi à rendre visibles les segments les plus démunis de la population.
4L’absence de statistiques résultait d’un choix politique : contrairement à leurs engagements, les républicains avaient renoncé à créer un impôt sur le revenu à leur arrivée au pouvoir, à l’instigation notamment d’Adolphe Thiers qui en était l’un des plus fervents opposants. Si bien qu’aucun citoyen n’était tenu de déclarer ses revenus : l’administration pouvait au mieux estimer ces derniers de manière indirecte, sans pouvoir les mesurer. L’absence d’un impôt déclaratif entretenait l’opacité statistique : les revenus tirés de la terre ou des actifs financiers étaient au mieux sous-évalués, au pire complètement dissimulés. Or les statistiques fiscales apportent les informations les plus fiables pour mesurer l’évolution des inégalités de revenus et de patrimoines. Les adversaires de l’impôt sur le revenu l’avaient bien compris. Des années 1880 à la veille de la Première Guerre mondiale, ils luttèrent sans relâche contre l’introduction d’un impôt décrit comme « inquisitorial », qui aurait donné à l’administration les moyens de connaître de manière beaucoup plus fine l’origine des revenus de la moyenne et de la haute bourgeoisie. Les données étaient en revanche déjà disponibles concernant les patrimoines, à travers les déclarations de successions. Ce sont ces archives que Thomas Piketty, Gilles Postel-Vinay et Jean-Laurent Rosenthal ont exploitées au début des années 2000 pour retracer l’évolution des inégalités de patrimoines à Paris et dans toute la France de 1807 à 1994.
5L’utilisation des archives successorales, ainsi que l’analyse des déclarations de revenus (à partir de la première application de l’impôt sur le revenu en 1916), permettent désormais de dresser un tableau précis des inégalités à la veille de la Première Guerre mondiale. En France comme dans bien d’autres pays, jamais les inégalités de patrimoines (surtout) et de revenus (secondairement) n’ont été aussi élevées qu’en 1914, comme l’a documenté Thomas Piketty dans plusieurs de ses ouvrages. Tous ceux qui, à l’époque, repoussaient l’introduction de l’impôt progressif ou l’adoption des lois sociales au motif que la France aurait été un pays beaucoup plus égalitaire que ses voisins propageaient une image fantasmée de la société dans laquelle ils vivaient. En réalité, l’histoire comparée des inégalités démontre que la France n’avait rien à envier à l’Angleterre, à l’Allemagne ou aux États-Unis en matière d’inégalités.
6Le paradoxe que Christophe Charle avait déjà identifié dans sa thèse sur les élites républicaines en ressort à la fois confirmé et amplifié : aucun autre pays que la France n’exprimait autant son attachement à l’idéal d’égalité au début du xxe siècle, tout en étant traversé par de profondes tendances inégalitaires. C’est encore par le recours à l’histoire comparée qu’il est possible de s’interroger sur les mécanismes à l’origine de cette contradiction, depuis l’héritage de la Révolution française jusqu’aux formes prises par le développement industriel et commercial au cours du xixe siècle. Parmi les nombreuses pistes ouvertes par Christophe Charle, celle de la dynamique impériale de la société française, et de la contribution des investissements extérieurs et coloniaux à la fabrique des inégalités, reste encore à explorer.
Indications bibliographiques
Bibliographie
Christophe Charle, Les élites de la République, 1880-1900, Paris, Fayard, 1987.
Christophe Charle, La crise des sociétés impériales : Allemagne, France, Grande-Bretagne, 1900-1940. Essai d’histoire comparée, Paris, Seuil (L’univers historique), 2001.
Paul Leroy-Beaulieu, Essai sur la répartition des richesses et sur la tendance à une moindre inégalité des conditions, Paris, Guillaumin, 1881.
Thomas Piketty, Gilles Postel-Vinay, Jean-Laurent Rosenthal, « Wealth Concentration in a Developing Economy : Paris and France, 1807-1994 », American Economic Review, 96/1, 2006, p. 236-256.
Thomas Piketty, Le capital au xxie siècle, Paris, Seuil, 2013.
Auteur
Centre d’histoire de Sciences Po
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
« La modernité dure longtemps »
Penser les discordances des temps avec Christophe Charle
François Jarrige et Julien Vincent (dir.)
2020
Faire société
La philanthropie à Genève et ses réseaux transnationaux autour de 1900
Thomas David et Alix Heiniger
2019
Les Russes en France en 1814
Des faits, des imaginaires et des mémoires
Marie-Pierre Rey (dir.)
2019
Dictionnaire historique de la comparaison
Nicolas Delalande, Béatrice Joyeux-Prunel, Pierre Singaravélou et al. (dir.)
2020
Sororité et colonialisme
Françaises et Africaines au temps de la guerre froide (1944-1962)
Pascale Barthélémy
2022