1Quoi de plus facile à définir que le veuvage, en apparence ? Il s’agit de toute personne non remariée qui a survécu à son conjoint (écartons, non sans arbitraire, les « veuves blanches » et les concubins). Mais les asymétries liées au genre ont tôt fait de commencer. En l’absence d’enfants, le veuvage revient au célibat plein et entier, y compris pour la femme qui, pour peu qu’elle dispose de biens personnels, rompt avec son statut d’éternelle mineure – d’où le danger qu’elle représente pour le pouvoir masculin et les difficultés à les appréhender pour les mouvements féministes. Juridiquement, le veuvage rend longtemps les époux égaux devant l’héritage réciproque, même après les aménagements apportés par la loi française de 1891 sur les successions. Chacun vient en dernier héritier, avant l’État, ce qui supposerait des anticipations : donations réciproques « au dernier vivant » ou testaments simultanés aux clauses identiques semblent égaliser les conditions.

2Pourtant, le Code civil n’est que peu indifférent au sexe et à la condition sociale du survivant. Si un époux convolant « en secondes noces » ne voit guère son statut modifié, on ne saurait en dire autant de la veuve remariée. L’opinion, comme l’état civil, ne la considèrent plus guère comme une femme victime du veuvage. Néanmoins, son passé de veuve la suit, qu’elle bénéficie (rarement au xix^e siècle) d’une pension de secours liée aux fonctions de son mari décédé, qu’elle dispose de droits sur la communauté, voire la succession du défunt, ou qu’elle assume la charge de la tutelle. L’homme remarié, lui, ne se distingue plus des autres époux, bénéficiant des inégalités juridiques sexuées, et il disparaît des statistiques. En outre, en présence d’enfants mineurs et d’un minimum de biens transmis (qui peut être modeste au xix^e siècle), dans des milieux aisés, indépendants ou paysans, la veuve subit la surveillance d’un conseil de tutelle dirigé souvent par le plus proche parent mâle du défunt, a fortiori en présence d’enfants dits du « premier lit ». En pratique, les rapports des conseils de tutelle, certainement édulcorés, ou les mémoires relatent très peu de conflits ou de captations d’intérêts par une veuve abusive. Mieux, bien que la raison sociale soit affichée toujours au nom du mari – assignation de dénomination –, combien d’entreprises, de Clicquot ou de Dietrich à la plus modeste des boutiques, doivent leur survie à l’énergie de la veuve tutrice, dont l’influence sur la famille perdure bien au-delà de son mandat effectif ?

3L’historiographie a largement insisté sur « l’invisibilité des femmes », mais aussi fait justice de leur présence dans les sources comme dans l’espace public, en dépit des contraintes patriarcales, pour peu qu’on les recherche. Pour le veuvage, ce serait presque l’inverse, tant la visibilité sociale des veufs s’efface au profit de celle des veuves : l’avocat défend gratuitement « la veuve et l’orphelin », non « le veuf et l’orphelin ». Signe des préjugés bien entendu, le veuvage est une des conditions fortes pour que la mère misérable bénéficie de (maigres) secours, et beaucoup apprennent à jouer des « ruses du faible » en mettant leur condition en avant.

4Bien sûr, le veuvage féminin est, sauf exceptions locales ou d’âge (la tranche des 20-30 ans, en raison de la surmortalité des femmes en couches), nettement plus répandu que le masculin. Vers 1890, on dénombre environ deux veuves pour un veuf au Royaume-Uni ou en France (où leurs pourcentages respectifs dans la population totale sont de 4,4 % et 2,3 % en 1806, 4,7 % et 2,3 % en 1851, 6,1 % et 2,4 % en 1911) : sur ce point, vieillissement global et mortalité différentielle ont accru les écarts hommes/femmes dès avant l’hécatombe de 1914-1918. Toutefois, leur repérage devient de plus en plus difficile à l’historien, notamment pour déterminer leur place au sein du ménage. Jusqu’aux années 1870, les listes nominatives de recensement, relativement avares en renseignements, disposent d’indications individuelles pour chaque catégorie matrimoniale. Ce n’est plus le cas ensuite, où le ménage réel compterait plus que le statut juridique. Tout se passe comme si l’état civil, le lien de parenté et la préservation de la famille, forme de classement essentielle pour les services (politiques, militaires, judiciaires…) des deux Napoléon, importaient beaucoup moins aux administrateurs de la III^e République. La veuve apparaît encore quelque temps avec son nom d’épouse, mais pas le veuf (« Vve X » et non « Vf Y »), surtout chef de ménage. Il convient alors de se fier à des « présomptions de veuvage » (présence d’enfants avec un père isolé, célibat apparent…) pour écarter les couples mariés complets, puis s’aider des indices ou de l’état civil pour retrouver leur statut. Le veuf non remarié est redevenu socialement un célibataire comme les autres, à moins qu’il n’ait des enfants en bas âge, auquel cas le remariage semble la voie toute tracée, ce qui provoque sa disparition administrative. Comme souvent, il importe de raisonner en flux et de s’éloigner des photographies figées.

5De surcroît, la veuve éveille bien davantage l’imaginaire que son pendant masculin. Pour de multiples représentations iconographiques de la veuve à tout âge (de la caricature à la peinture sentimentale), peu d’époux survivants sont figurés ès qualités – davantage à partir de la seconde moitié du xix^e siècle ; les veufs sont bien moins représentés, en proportion. Encore s’agit-il de versions très particulières, depuis le veuf égrillard croqué à l’Opéra ou à « l’estaminet du cimetière » se remettant parfaitement d’une cérémonie funèbre ennuyeuse ou celui en quête d’une nouvelle épouse, jusqu’au jeune veuf du tableau de Jean-Louis Forain (1884) tenant la gaze nuptiale, abîmé dans sa mélancolie, armoire ouverte sur la robe de la mariée morte en couches. Certes, ces « types » se retrouvent quel que soit le sexe, beaucoup de ces peintures sont le fait d’hommes, et l’usage généralisé de l’habit noir pour les messieurs – de même que les tenues sombres des paysannes passé un certain âge – masque la différence d’état. On objectera justement que la ténuité des signes extérieurs du veuvage pour l’homme (en France, crêpe au bras ou au chapeau, mouchoir avec liseré noir et gants sombres, mais pas de « pleureuse » comme dans l’Angleterre victorienne) accentue la dissymétrie avec la toilette ostensible de la veuve, qui gagne progressivement tous les milieux : la « mode », ou du moins les signes, du deuil féminin s’impose progressivement au xix^e siècle en Europe occidentale.

6À l’échelle internationale, à moins de conduire des enquêtes détaillées dans les compilations, voire les archives démographiques des pays respectifs, les bases numériques générales permettant d’analyser, par exemple, âge, sexe et condition matrimoniale manquent : ainsi, une limite statistique fréquente des données agrégées (celle de la vieillesse supposée ?) est fixée souvent à 60 ans en France, à 65 ans au Royaume-Uni, ou se révèle assez variable (entre 50 et 60 ans en Suède, selon que l’on se trouve au début ou à la fin du xix^e siècle). Comment, dès lors, confronter les situations démographiques, sociales et juridiques de chaque État ou région sans d’arides reconstitutions ?

7L’on perçoit combien les efforts de Christophe Charle pour entreprendre de grandes investigations internationales comparatives ont pu exiger de temps, d’énergie et de finesse d’analyse pour en contourner les multiples chausse-trapes, et combien on doit le remercier pour cela.

Indications bibliographiques