1Dans divers travaux, Christophe Charle a consacré des pages très intéressantes à l’histoire des préfets français du xix^e siècle. Dans Les hauts fonctionnaires en France au xix^e siècle, il analyse la fonction préfectorale elle-même, les missions qui lui sont attachées et, de manière très neuve, quasi ethnologique, les « risques du métier », notamment les coûts de la représentation. Dans Les élites de la République, l’analyse du monde préfectoral de la III^e République naissante est appuyée sur une démarche, elle aussi alors très neuve, empruntée à la sociologie. L’historien y démontre, statistiques à l’appui, les renouvellements du corps dans les années 1880-1900, évolutions qui vont dans le sens d’une démocratisation relative du recrutement et d’un rajeunissement de l’âge moyen des préfets. Sans écrire un ouvrage spécifiquement consacré aux préfets et aux sous-préfets, Christophe Charle a donc significativement fait avancer les connaissances tant sur le corps préfectoral au sens sociologique du terme que sur le métier exercé par ses membres. Il n’a toutefois pas étendu hors de France ses interrogations sur ce type de hauts fonctionnaires, même si certains de ses travaux ont porté sur les élites étatiques (en général) à l’échelle continentale. Dans un article au titre trop étroit par rapport à son contenu, il propose ainsi une vaste comparaison de ces élites en France, en Grande-Bretagne et en Prusse et estime que « malgré les différences des traditions historiques et politiques » entre ces pays, on ne peut « qu’être frappé […] par [des] convergences réelles » dans certaines de leurs caractéristiques (Charle, 1995, p. 124).

2Mettre provisoirement en suspens ce que l’on sait des différences institutionnelles et politiques entre les pays européens au cours d’un long xix^e siècle afin de se mettre en situation d’observer des convergences : telle semble être une bonne méthode pour lancer des recherches d’histoire comparée sur les préfets et les gouverneurs à l’échelle continentale, voire au-delà puisqu’il existe, par exemple, des préfets au Japon à la fin du siècle. Le modèle du préfet français nommé par l’État central pour le représenter dans les départements et y exercer son autorité est en effet bien connu, mais, contrairement au mythe d’une exceptionnalité française en la matière, il n’est pas isolé : il existe dans de nombreux pays d’Europe des équivalents de ce type de haut fonctionnaire. Au xix^e siècle, certains sont de création récente, comme les préfets français, mis en place en l’an VIII (1800) et d’autres sont plus anciens, comme les gouverneurs suédois, créés la même année que les intendants en France, en 1634. À l’exception du Royaume-Uni, tous les États européens possèdent ou instaurent au cours du xix^e siècle cette figure d’autorité. Outre les préfets français – qui, à l’apogée de l’Empire napoléonien, administrent nombre de départements créés dans les futures Belgique, Italie, Allemagne, etc. –, on peut évoquer les Oberpräsidenten, Regierungspräsidenten et Landräte prussiens, les Statthalter et Bezirkshauptmänner autrichiens (comme le magnifique personnage de von Trotta dans La marche de Radetzky de Joseph Roth), les gouverneurs suédois, russes, espagnols, les commissaires du roi ou de la reine aux Pays-Bas et en Belgique, les préfets de l’Italie unifiée à partir des années 1860, les préfets roumains, créés pendant la même décennie sur le modèle français, les préfets hongrois, dont les sous-préfets sont élus par des assemblées locales, et même les gouverneurs ottomans puisque l’empire du même nom reste largement européen pendant une bonne partie du siècle. Il ne s’agit bien sûr pas d’ignorer les différences notables qui existent entre les uns et les autres : l’étendue des pouvoirs comme celle des espaces concernés varient fortement. Souvent, des assemblées locales, généralement tenues par la noblesse, possèdent une grande partie des prérogatives du gouvernement local, régional ou provincial. Il n’empêche que ces administrateurs de haut rang occupent une place à peu près similaire dans l’organisation des États et qu’ils sont confrontés au xix^e siècle à des problèmes communs. Sur fond de construction de l’État-nation et/ou de la poussée d’aspirations nationales parfois contrariées, les problèmes de l’articulation politique du national et du local et des conditions de permanence d’empires multinationaux en Europe se posent avec une particulière acuité. Ce siècle est aussi celui des révolutions et de la naissance des mouvements sociaux de l’âge industriel. Dans ces contextes, comment ces serviteurs de l’État, médiateurs d’une part entre le « centre » et les « périphéries » et d’autre part entre le sommet de la hiérarchie du pouvoir et les populations, perçoivent-ils leur rôle et exercent-ils leur autorité au quotidien ? Peut-on déceler, au-delà des différences de contextes nationaux, une communauté de situation et donc éventuellement de pratiques et de cultures professionnelles entre des administrateurs territoriaux également placés à mi-chemin entre le national et le local (municipalités) et affrontant certains défis communs, notamment la représentation du souverain/de l’État, l’organisation du maintien de l’ordre et le rappel ou l’imposition de l’unité de l’entité politique qu’ils servent ? Bref, que signifie en définitive administrer un territoire dans l’Europe du xix^e siècle : avec quels buts, quelles compétences et quels moyens ? C’est toute la question du gouvernement des hommes qui est posée ici, non pas seulement dans la sphère des idées ni au niveau des luttes générales des partis, mais dans ses implications et applications les plus concrètes à l’heure des tensions entre aspirations démocratiques et volontés conservatrices.

3L’enquête doit être menée à l’échelle européenne car les questions posées sont européennes. Rien ne ressemble davantage à la tournée administrative d’un préfet français que celle de ses homologues partout en Europe, Empire ottoman compris. Quelques auteurs, dès le xix^e siècle, avaient d’ailleurs esquissé des comparaisons entre ces figures d’autorité, par exemple Anatole Leroy-Beaulieu dans L’empire des tsars et les Russes en 1882. Depuis, le cadre national des historiographies a imposé sa loi d’airain et les études sur les différents types de préfets et de gouverneurs, abondantes dans certains pays, étiques dans d’autres, ont été menées de façon séparée, souvent dans la langue de l’État concerné, sans le moindre regard pour les situations connexes. Très rares sont les travaux qui ont cherché à mettre en parallèle les préfets, gouverneurs ou « commissaires » de différentes nations ou empires européens (Föllmer ; Randeraad ; Toscas Santamans et Ayala Domènech). C’est leur inspiration qu’il convient de poursuivre à la fois pour proposer une histoire européenne de l’État dans toutes ses dimensions et pour renouveler l’histoire de l’État dans chaque pays.

Indications bibliographiques