1Longtemps prisonnière d’une approche juridico-réglementaire, l’histoire des institutions policières s’est renouvelée au cours des dernières décennies en privilégiant une démarche d’histoire sociale et culturelle et en adoptant les questionnements d’une histoire comparée attentive à la circulation des pratiques. En la matière, les spécialistes du xviii^e siècle ont fait œuvre pionnière en montrant comment réformateurs et « traités de police » voyageaient dans l’Europe des Lumières : au-delà des spécificités locales et des « traditions nationales » en germe, il existe bien une réflexion globale et pragmatique sur ce que doit être une « bonne police ».

2La question se complique avec la Révolution française dont les conquêtes produisent une première intégration de l’Europe, prolongée par les guerres napoléoniennes. Pour maintenir l’ordre dans ces vastes territoires inégalement maîtrisés, principalement composés de campagnes souvent rétives aux directives du pouvoir central, c’est une force de police à statut militaire qui s’impose : la gendarmerie est née en France en 1791, héritière directe de la maréchaussée d’Ancien Régime à laquelle elle emprunte ses grands principes – une structure militaire hiérarchisée, une certaine polyvalence des fonctions, ainsi qu’un ancrage territorial – et beaucoup de ses hommes. Cette institution se déploie rapidement à l’extrême fin du xviii^e siècle, d’abord en Savoie, puis en Belgique annexée, sous la tutelle du général Wirion, qui organise ensuite la gendarmerie des pays rhénans. De nouvelles unités sont bientôt créées dans l’Italie conquise, puis dans les royaumes de la famille Bonaparte (Naples en 1806, la Hollande en 1807, l’Espagne en 1809), ainsi que dans la Confédération du Rhin.

3La gendarmerie est ainsi une troupe d’occupation, installée à la faveur de la transposition autoritaire d’un modèle centralisé et dirigée par des « Français de l’intérieur », qui forment la grosse majorité des effectifs. Comme le montre Aurélien Lignereux, le corps reste cependant accessible aux autochtones qui peuvent y faire carrière ; en dépit de leur impopularité, ces gendarmeries ne constituent pas de simples produits d’importation et parviennent à s’implanter, tant bien que mal, dans le paysage policier et administratif. C’est pour cette raison que la plupart de ces institutions survivent à la chute de l’Empire, dans une Europe menacée par les troubles civils et par le réveil du brigandage : rebaptisée « maréchaussée royale » aux Pays-Bas ou carabinieri reale au Piémont, la gendarmerie s’enracine.

4Sous des formes assez proches, elle s’étend même à partir des années 1830, d’abord dans les États nouvellement indépendants (la Belgique et la Grèce), mais aussi dans des pays qui cherchent à lutter contre les revendications libérales et les révoltes populaires. C’est ainsi que Nicolas I^er réorganise une force de police militaire en Russie, tandis que l’Espagne établit une guardia civil (1844). Au lendemain du Printemps des Peuples, on observe de la même manière une tendance à la militarisation des forces de l’ordre, notamment dans les espaces germaniques, où apparaît une gendarmerie autrichienne réputée pour sa capacité répressive (1849).

5Cette généalogie complexe indique clairement que la gendarmerie est d’abord pensée comme un outil de centralisation. Parfois chargée de la collecte de l’impôt et souvent de la gestion de la conscription, elle réprime la fraude, la contrebande et toutes les infractions qui remettent en cause l’autorité des lois, ce qui lui vaut l’hostilité des populations. Il serait cependant trop réducteur d’envisager cette arme sous l’angle exclusif de la domination. Même si elle profite d’abord aux élites, qui comptent sur son soutien pour contenir le mouvement social, elle répond aussi à une demande de sécurité croissante et de plus en plus partagée. La gendarmerie est ainsi considérée comme le meilleur moyen de lutter contre le brigandage, dont les ravages perturbent l’ordre social et terrorisent les populations.

6Dans le même temps, émerge pourtant un autre type de surveillance, fondé sur des principes distincts. C’est en 1829 que Robert Peel engage une profonde réforme de la police londonienne, qui repose sur la rigueur des règlements et sur la transparence de l’uniforme dont sont obligatoirement revêtus les agents. Érigé en symbole de la modernité urbaine, le bobby chemine dans les capitales européennes et s’impose à Paris et à Berlin, où l’on espère concilier l’efficacité du contrôle policier et la plasticité libérale d’un système adapté aux nouvelles dynamiques d’intégration sociale. Le développement et le considérable succès médiatique de cette autre forme de surveillance nourrissent un jeu d’oppositions propice à la cristallisation de « modèles » : « Rien ne peut être plus détestable pour les idéaux anglais de liberté que l’établissement d’une gendarmerie », s’insurge ainsi, en 1885, le Chronicle, qui exalte, a contrario, la figure du bobby (et oublie au passage l’existence en Irlande, depuis 1822, d’une Royal Irish Constabulary, dont la structure paramilitaire se rapproche davantage de la gendarmerie).

7L’Europe se diviserait-elle entre deux types d’organisation policière, l’une civile, citadine et libérale, l’autre militaire, rurale et autoritaire ? La réalité sociale est évidemment plus complexe, ne serait-ce que parce que les institutions se transforment constamment. Au cours de la seconde moitié du xix^e siècle, la gendarmerie française s’adapte ainsi aux logiques démocratiques émergentes, abandonnant ses oripeaux prétoriens pour revendiquer un esprit de service public qui fait écho aux mutations des « sergents de ville » parisiens, renommés « gardiens de la paix » avec la III^e République. Si les spécificités l’emportent encore sur les ressemblances, les deux corps partagent bien plus de principes et de pratiques qu’ils ne veulent l’admettre.

8S’il reste beaucoup à découvrir sur cette histoire européenne des polices, les progrès ne pourront venir que de la confrontation d’approches fines, attentives à la réalité des moyens humains et financiers, soucieuses de comprendre l’origine, le comportement et les attentes des acteurs de la police, à tous les niveaux et pas seulement au sommet de l’échelle hiérarchique. L’histoire comparée des organisations reste avant tout l’histoire sociale et culturelle des hommes qui les composent et leur donnent consistance.

Indications bibliographiques