1L’ordre ancien européen pourrait se définir comme un système politique fondé sur le droit dynastique et les traités diplomatiques ; un système économique, qui fait de la grande propriété foncière la principale source de richesse ; et un système social qui confère aux élites nobiliaires les fonctions dirigeantes dans le cadre monarchique. Cette Europe des rois et des princes, profondément hiérarchisée et inégalitaire, perdure jusqu’en 1914. Comme Arno Mayer l’a montré, les noblesses constituent en effet la classe dominante et l’élite dirigeante à la veille de la Grande Guerre. Au xix^e siècle, les anoblissements consentis par les monarques permettent d’intégrer les élites nouvelles aux anciennes castes et d’accélérer une fusion qui profite à la perpétuation de l’ordre ancien. Or, dans ce paysage monarchique européen, la noblesse française fait figure d’exception. Certes, la Révolution française n’a que partiellement atteint les positions nobiliaires. La fortune des familles nobles est en partie sauvée du cataclysme, et le xix^e siècle leur donne l’occasion de reconstituer leurs patrimoines. De plus, les positions individuelles des nobles se maintiennent jusqu’en 1911, et leur capital moyen reste très élevé. Cependant, à la fin du siècle, les élites anciennes subissent les conséquences de la crise agricole et voient leurs rentes foncières baisser. La vie rentière devient plus difficile et certains aristocrates acceptent l’entrée dans les conseils d’administration, la reconversion dans les affaires ou les alliances matrimoniales avec le monde de la finance, pour éviter la ruine. Désormais, les pionniers de l’industrialisation et du commerce international, les grands investisseurs, les spéculateurs et les banquiers, accumulent des capitaux d’une valeur parfois considérable en une ou deux générations. En fait, la puissance collective des élites anciennes recule au début du xx^e siècle, parce que la richesse des hommes d’affaires et des financiers progresse. Sur le plan politique, la noblesse ancienne conserve des positions jusqu’à la chute du Second Empire, mais ensuite, elle décline, si bien que cette haute société ne peut plus être considérée comme une classe dirigeante après la mise en place de la III^e République. À la victoire des candidats nobles à la Chambre en février 1871 succède une sérieuse dégradation des positions nobiliaires au Palais-Bourbon dans les décennies suivantes, ce qui n’empêche pas certaines dynasties de notables, fortement implantées dans les régions rurales, de se maintenir jusqu’aux années 1930. Entre le début du cabinet Waldeck-Rousseau (1899) et la déclaration de guerre, l’arrivée d’hommes nouveaux dans les ministères s’accélère, et le processus de démocratisation dans le recrutement du personnel politique supérieur, amorcé en 1877, se confirme après 1899. Les nobles conservent toutefois des positions dans les assemblées départementales et municipales. De plus, ils peuplent encore les corps administratifs les moins touchés par l’épuration républicaine. En 1901, un quart des grades supérieurs de la diplomatie, un cinquième des conseillers à la Cour des comptes, plus de 15 % des généraux de division appartiennent à la noblesse. En revanche, les corps épurés par les républicains, ou reposant sur une forte sélection scolaire, passent presque entièrement aux mains des roturiers. Les élites de la République proviennent désormais de cette « bourgeoisie de robe » issue des catégories intermédiaires et d’origine souvent provinciale.

2Si l’on poursuit la comparaison entre aristocraties européennes au-delà de 1914, la mise en perspective confirme les spécificités du cas français. La guerre de 1914-1918 marque le début d’un déclin rapide et violent des élites anciennes en Europe. Pendant le conflit déjà, et malgré les pertes humaines très nombreuses chez les nobles, ceux-ci sont associés à la rigidité militaire, à l’autoritarisme des gradés, puis, aux erreurs stratégiques, aux offensives meurtrières, au sang des peuples versé aveuglément. En Allemagne, face aux pénuries et aux rationnements alimentaires, l’arrière se mobilise contre la classe dirigeante. En Russie, la rupture entre les élites anciennes est consommée dès 1916. Si les soldats acceptent de partir se battre en 1914 malgré le délitement des liens qui les attachent à la personne du tsar, l’enlisement du conflit et le blocus de la Russie révèlent au peuple l’incapacité des dirigeants à mener la guerre. En octobre 1917, les bolcheviks reprennent à leur compte l’agitation populaire. Bientôt rejoints par les soldats, les révolutionnaires font tomber la plus grande monarchie d’Europe. Après les abdications du tsar et de son frère, le régime autoritaire russe s’effondre. Désormais, les élites qui le soutenaient incarnent les vestiges d’une société que l’on veut abolir, raser pour toujours. Les bolcheviks ne reculeront devant aucune barbarie pour supprimer toutes les effigies de l’Ancien régime. Ailleurs, une fois la guerre finie, le retrait relatif que les noblesses ont connu au tournant du siècle s’accélère brutalement. En Grande-Bretagne, l’aristocratie voit son pouvoir économique se réduire comme peau de chagrin dans l’entre-deux-guerres. L’augmentation considérable des taux d’imposition touchant les catégories fortunées pendant et après le conflit porte un coup sévère aux richesses nobiliaires. Pour cette raison, de nombreux propriétaires commencent à vendre par morceau leur domaine. Entre l’avant et l’après-guerre, 6 à 8 millions d’acres ont été vendus ; un quart des terres anglaises et un tiers des terres d’Écosse et du Pays de Galles ont été redistribués au détriment de la gentry et des Grands. Les classes moyennes, les hommes d’affaires et les professions libérales supplantent les vieilles familles nobles, qui peuvent cependant conserver une force ornementale et une certaine influence. Mais vers 1930, rares sont devenus les comtés soumis à un pouvoir aristocratique. Au niveau national, les nobles disparaissent des Chambres et des cabinets ministériels. En Allemagne, la défaite militaire finit de dévaloriser des élites anciennes associées directement à l’échec national. L’explosion sociale, péniblement contenue jusqu’à l’issue des combats, entraîne l’abolition du régime monarchique et l’instauration de la République de Weimar. En 1918, les qualités nobiliaires sont abolies. La constitution républicaine permet l’ascension d’une nouvelle élite dirigeante issue des bourgeoisies et des classes moyennes. Le recul de l’aristocratie au sein des assemblées et des gouvernements est immédiat. Cependant, la démocratisation de l’Administration civile et militaire sous Weimar reste incomplète, surtout en Prusse, car l’absence d’une véritable politique d’épuration favorise le maintien des élites anciennes conservatrices, et souvent antirépublicaines, dans les grands corps, aux grades les plus élevés. Finalement, l’arrivée au pouvoir des nazis en 1933 entraîne des bouleversements plus importants. Le NSDAP utilisant ses propres voies de recrutement interne pour renouveler le personnel bureaucratique du Reich, beaucoup de républicains, mais aussi des conservateurs souvent peu attirés par le nazisme, sont remplacés par les fidèles d’Adolf Hitler. Sous la dictature, les élites anciennes ralliées ou réticentes, seront globalement tenues à distance des sphères dirigeantes. En Italie, dès la fin de la guerre, les classes populaires urbaines et rurales réclament avec violence que la monarchie tienne les promesses faites aux combattants. Des émeutes agraires éclatent dans les campagnes ; des massacres perpétrés contre la noblesse terrienne ont pour conséquence de détourner les anciennes élites du monarchisme libéral d’autrefois ; la « Grande Peur » des rouges, véhiculée par les fascistes, contamine une partie de l’aristocratie, qui soutient les squadristes et le parti de Mussolini pour mettre un terme à l’agitation sociale. Si l’adhésion au fascisme est loin d’être généralisée, si le roi reste en place et si des monarchistes continuent à exercer de hautes fonctions même après 1922, l’aristocratie italienne connaît une érosion certaine de ses positions après l’avènement de la dictature. Le Duce procède à un renouvellement massif des élites dirigeantes, qui profite aux classes moyennes. Entre la guerre et les années 1930, les aristocraties européennes vivent donc une chute dont elles ne se relèveront pas. Et, finalement, en élargissant notre champ de vision à l’Europe de l’entre-deux-guerres, le sort des élites anciennes françaises depuis la fin du xix^e siècle apparaît doux, et leur déclin, modéré.

Indications bibliographiques