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De l’Aragon au Frioul : esquisse d’une géographie des plafonds peints médiévaux

 | 
Monique Bourin
, 
Maud Pérez-Simon
, 
Georges Puchal

Chapitre 5. Échos des plafonds hispaniques en Provence : le plafond du cloître canonial de Fréjus

Georges Puchal

Résumé

Bien que chacun des plafonds peints médiévaux aujourd’hui connus puisse être considéré comme un cas spécifique, il n’en reste pas moins que le plafond du cloître canonial de la cathédrale de Fréjus revêt un intérêt particulier par les éléments originaux de sa structure et de son iconographie. Le présent travail vise uniquement à mettre en évidence quelques-uns de ces aspects originaux, notamment ceux qui semblent traduire une ascendance hispanique. Aucune documentation sur la construction de cette charpente n’est connue ; mais la structure particulière de sa charpente, avec trois rangs de closoirs superposés, avec une solution structurelle des angles originale, et aussi certains thèmes décoratifs, tels les polygones en étoile de huit pointes, semblent être inspirés par les charpentes contemporaines du royaume d’Aragon.

Texte intégral

  • 1 Alain Girard, La Maison des chevaliers de Pont-Saint-Esprit, t. 1, La demeure des Piolenc, Conseil (...)

1Au fur et à mesure que les études sur les plafonds médiévaux peints se développent, leur fonction en tant qu’espace de figuration signifiant se confirme1. Si chaque plafond parmi ceux connus est unique – et nous ne sommes pas encore parvenu à en attribuer plusieurs à un même atelier –, il n’en reste pas moins que le plafond du cloître canonial de la cathédrale Sainte-Marie-et-Saint-Léonce de Fréjus revêt un intérêt particulier par les éléments originaux de sa structure et de son iconographie.

2Nous nous sommes attaché ici uniquement à mettre en évidence quelques-uns des aspects originaux de sa structure et de son décor, notamment ceux qui pourraient traduire une ascendance hispanique (fig. 1).

Fig. 1 : Fréjus, vue générale du cloître canonial, galeries nord et est

Fig. 1 : Fréjus, vue générale du cloître canonial, galeries nord et est

© G. Puchal/RCPPM

Questions de méthode

  • 2 Élisabeth Sauze, « L’ensemble canonial », dans Michel Fixot (dir.), Le groupe épiscopal de Fréjus, (...)
  • 3 É. Sauze cite le compte du clavaire pour les années 1337-1338 portant des dépenses de charpenterie (...)

3À l’instar de la plupart des plafonds médiévaux peints, ni la construction ni la décoration du plafond du cloître canonial de Fréjus ne sont documentées du point de vue historique. Malgré les recherches historiques les plus récentes2, aucun document ne semble pouvoir être reporté avec certitude à sa mise en place3.

4L’étude de sa structure et de son iconographie, devra donc s’appuyer principalement sur la comparaison.

5L’une des principales difficultés est liée au trop récent intérêt porté aux plafonds peints. Très peu d’entre eux ont fait l’objet d’une étude systématique. De ce fait, les rapprochements ne peuvent se faire qu’au sein d’un corpus relativement restreint d’objets. Et les particularités structurelles et iconographiques des plafonds font que les acquis méthodologiques de l’histoire de l’art, ne sont pas toujours transposables à leur étude. Approche en devenir, les connaissances actuelles sont appelées à être nuancées, voire parfois révisées, au fur et à mesure que les recherches pourront porter sur un corpus plus étendu.

  • 4 Fréderic Guibal, « Analyse dendrochronologique du plafond peint du cloître de Fréjus », rapport d’ (...)

6Évidemment, il importe de comparer ce qui est comparable. Et tout d’abord chronologiquement. Une analyse dendrochronologique effectuée en 1970 sur les consoles4 donna pour fourchette de datation pour l’abatage des arbres de 1348-1358. Nous privilégierons donc les recherches comparatives principalement à la période centrale du xive siècle et ne prendrons pas en compte les plafonds peints dont la datation est postérieure.

7Quant à l’étendue géographique, la proximité sera privilégiée, mais nous ne nous interdisons pas d’étendre l’aire de comparaison autant que nécessaire.

8Remarquons que le cloître canonial de Fréjus est le seul, actuellement connu en France, qui ait gardé une partie du décor peint sur son plafond en bois. Situation peu confortable pour l’étude, car la méthode comparative entre objets d’étude similaires ne peut être appliquée strictement. Il ne sera donc pas possible de faire une comparaison cloître-cloître.

  • 5 C’est le cas à Pont-Saint-Esprit, dans la demeure des Piolenc, où le plafond peint du xive siècle (...)

9À défaut, peut-on procéder à une comparaison plafond-plafond, sans tenir compte de la destination de l’édifice couvert ? Cela paraît cohérent, tant la décoration peinte des plafonds médiévaux en bois semble être l’apanage des classes aisées dans lesquelles se recrutent les chanoines. D’autre part, ce que nous constatons au fur et à mesure du développement des études des plafonds peints est que ces décors peints semblent concerner des espaces plus ou moins publics dans la demeure privée5. Or, à Fréjus le cloître canonial est resté un espace ouvert aux fréjussiens en tant que préau de l’église paroissiale. C’est pourquoi il nous paraît légitime d’élargir l’appareil comparatif à l’ensemble des plafonds peints du milieu du xive siècle.

10Compte tenu du fait que la comparaison ne peut être légitime que dans la certitude de conformité des éléments rapprochés, il importe, en premier lieu, de discriminer les éléments originaux du cloître des modifications apportées et par le temps et par les interventions des hommes.

Avatars de la conservation

11Comme tous les monuments, le cloître est marqué par le passage du temps, par les vicissitudes de l’histoire et par les hommes.

  • 6 Jean-Marc Vallet, ingénieur de recherche au Centre interdisciplinaire de conservation et de restau (...)

12C’est pourquoi les documents produits par les chantiers de sauvegarde et de mise en valeur sont fondamentaux : ils éclairent les interventions qui ont contribué à donner la physionomie actuelle au cloître et à ses éléments6.

13Les transformations du cloître canonial ont commencé dès 1793, par sa vente au titre de Bien national. Subséquemment à cette vente, les galeries furent rehaussées par des bâtiments d’habitation. Surélévation fatale à la galerie supérieure du cloître ! Une partie importante de ses arcatures fut noyée dans les maçonneries pendant que les arcatures de la galerie basse étaient obstruées jusqu’à la base des chapiteaux (fig. 2). Le classement du cloître au titre de monument historique en 1875 n’entraîna pas des mesures immédiates de sauvegarde. Et, quoiqu’intéressé par son achat depuis 1852, l’État ne put l’acquérir en totalité qu’en 1923.

Fig. 2 : Fréjus, cloître canonial, galerie nord, avant restauration

Fig. 2 : Fréjus, cloître canonial, galerie nord, avant restauration

© MAP

  • 7 En 1853, l’architecte Henri Revoil fit une série de relevés d’un choix de closoirs et, à son avis (...)

14Il semble que les peintures du plafond se soient dégradées assez rapidement. Il ressort du recoupement de rapports, courriers et notes des responsables techniques, compilées par Élisabeth Sauze, que le plafond des galeries basses qui nous occupe ici était dans un bon état de lisibilité au milieu du xixe siècle. Apparemment ce n’est plus le cas en 1920 lorsque les travaux de restauration commencent7.

  • 8 Les premières restaurations, de 1920 à 1932 ont été conduites par J. Formigé, architecte en chef d (...)

15Ce sont les restaurations successives, effectuées entre 1920 et 2010, qui donneront au cloître l’aspect actuel sur lequel s’appuiera notre étude8. On le voit donc : les comparaisons et interprétations devront être mises dans la perspective des possibles modifications introduites par les interventions des restaurateurs.

16Ces importants travaux ont surtout concerné le gros œuvre ; mais qu’en est-il du décor peint ?

17Il a été l’objet de plusieurs restaurations spécifiques. Dès 1930 on constatait l’effacement progressif mais assez rapide des peintures. Des remèdes expérimentaux furent appliqués entre 1930 et 1950. S’ils permirent de fixer les couches de peinture, ils n’empêchèrent pas totalement le « voile blanc » qui les effaçait. Un traitement, vers les années 1950, à base de xylophène pour éliminer les parasites, favorisa, en revanche, le noircissement des closoirs. Une nouvelle campagne de restauration, entre 1969 et 1974, pour stopper les méfaits du xylophène, comportant le démontage et remontage de la totalité des closoirs, causa la dégradation accidentelle, quasi totale, de quelque 200 closoirs de la galerie nord.

18En revanche, les peintures subsistantes n’ont pas subi de reprise. Ce « détail » nous importe, car il garantit l’authenticité du décor restant.

Construction et datation

19Il y a consensus pour placer la construction du cloître vers le milieu du xiiie siècle, vraisemblablement pour régulariser l’implantation des bâtiments canoniaux.

  • 9 Les arcatures visibles aujourd’hui sont le fruit d’une reconstitution de l’architecte J. Formigé, (...)

20Le plafond en bois qui nous occupe est la deuxième couverture de ce cloître à double étage. À l’origine les galeries inférieures furent voûtées en ogives. Il subsiste les traces, très lisibles, de leur arrachement. La construction de bâtiments d’habitation au-dessus des galeries a effacé totalement la couverture de la galerie haute et presque tous les vestiges de son existence9. Il est fort possible que la disparition des voûtes primitives et leur remplacement par le plafond en bois actuel soient une conséquence de l’ajout, au xive siècle, d’un étage de galeries.

21La structure de cette charpente de plafond est particulière. L’ensemble prend appui sur une sablière, soutenue elle-même par des consoles en bois formant crochet. Deux rangs de consoles, chacun avançant sur le rang inférieur, en déport, rétrécissent la portée des solives (fig. 3).

Fig. 3 : Fréjus, cloître canonial, galerie nord

Fig. 3 : Fréjus, cloître canonial, galerie nord

© G. Puchal/RCPPM

22Les angles offrent une solution originale, peut-être même un unicum parmi les charpentes conservées (fig. 4). À la jonction des galeries, une poutre est posée diagonalement entre le mur interne et la claire-voie vers le préau du cloître. Une double rangée de consoles posée sur cette grosse poutre reçoit les solives les plus extrêmes de chaque galerie, qui raccourcissent leur portée progressivement. Par la position diagonale de la poutre, il résulte que les consoles, suivant une logique d’implantation pour recevoir la solive correspondante sont, elles aussi, placées à 45 degrés sur la poutre diagonale. Ce qui occasionne une découpe des closoirs correspondants en forme de parallélogramme.

Fig. 4 : Fréjus, cloître canonial, plafond du cloître canonial : angle des galeries est et nord

Fig. 4 : Fréjus, cloître canonial, plafond du cloître canonial : angle des galeries est et nord

© G. Puchal/RCPPM

  • 10 Le photographe Marc Lacroix fut missionné pour photographier le décor en cours de restauration. Ma (...)
  • 11 Comme c’est le cas sur certains closoirs du Palais vieux de l’archevêché de Narbonne. Georges Puch (...)

23Mais le décor est-il contemporain de la mise en place de la structure ? Beaucoup de pièces de bois ont été remplacées au cours des restaurations du xxe siècle. Ces remplacements, pour nécessaires qu’ils aient pu être, n’ont pas moins fait disparaître les traces d’un décor peint sans qu’aucun relevé préalable pour en conserver la mémoire ait été fait10. Le décor restant actuellement concerne uniquement les closoirs, quelques couvre-joints et quelques éléments de champlat. L’observation de près de ce qui reste de peinture montre, sans ambiguïté, que le décor a été peint avant la mise en place des pièces. On peut observer, dans maints endroits, la continuité du motif peint sur le closoir occulté par la console en bois (fig. 5), situation impossible si les closoirs avaient été peints après leur mise en place puisque, au contraire, des débordements de couleur seraient sans doute perceptibles sur les joues de quelques consoles11.

Fig. 5 : Fréjus, cloître canonial, closoir de la galerie sud

Fig. 5 : Fréjus, cloître canonial, closoir de la galerie sud

© G. Puchal/RCPPM

24Le placement du décor de nombreux closoirs témoigne que la mise aux bonnes dimensions a été faite après peinture : si sur certains le motif peint est occulté en partie par la console adjacente, dans d’autres cas, une bande sans décor rattrape les dimensions d’un closoir, dont le motif peint a été prévu pour un espace plus petit que son emplacement définitif. (fig. 6). Ces deux types d’anomalies ne se seraient pas produites si le closoir avait été peint dans son logement. Mais elles pourraient être le résultat d’un remontage erroné des closoirs lors d’une intervention.

Fig. 6 : Fréjus, cloître canonial, closoir, galerie est

Fig. 6 : Fréjus, cloître canonial, closoir, galerie est

© G. Puchal/RCPPM

25La preuve que ces difficultés sont contemporaines de la réalisation du plafond est apportée par les closoirs placés sur les poutres diagonales des angles : étant donné la forme très particulière de l’entrevous à cet endroit (en parallélogramme), chaque closoir a été découpé sur mesure. Ici, il n’était guère possible de changer l’emplacement originel. Or, un certain nombre de closoirs, surtout à l’angle nord-ouest, ont été peints sans tenir compte de la forme des entrevous : le cadre peint à l’intérieur du closoir est rectangulaire, ce qui se traduit par un ajustement, au moment de la pose, qui ne tient pas compte ni des motifs (on peut voir des coupes pratiquées au milieu d’un sujet), ni des traits incisés servant au repérage du travail des peintres (fig. 7).

Fig. 7 : Fréjus, cloître canonial, closoirs sur la poutre diagonale dans l’angle nord-ouest

Fig. 7 : Fréjus, cloître canonial, closoirs sur la poutre diagonale dans l’angle nord-ouest

© G. Puchal

  • 12 F. Guibal évalue le temps entre l’abatage et la mise en peinture entre cinq et dix ans. Voir ci-de (...)

26Étant donné que, dans ce type de plafond, le closoir est partie intégrante de la structure, on est fondé à penser qu’ils ont été réalisés en synchronie avec la mise en place de la charpente. Il est donc possible d’avancer, d’après les données de la dendrochronologie, et compte tenu du temps de séchage et de mise en œuvre des bois12, que la réalisation du décor se situerait dans la fourchette 1353-1368.

27Malheureusement cette datation ne peut être mise en relation avec l’héraldique car elle est peu présente à Fréjus : seuls quatre écus, presque effacés, et des traces de deux autres nous sont parvenus. Et ils sont trop abîmés pour être d’un secours quelconque.

28En revanche, l’analyse des costumes et des armes représentés, bien que donnant des indications moins précises que l’héraldique, pourrait laisser penser à une exécution dans les premières années de la fourchette fournie par la dendrochronologie.

Que dit l’analyse iconographique ?

29Le cloître compte 1 235 closoirs. Mais l’analyse ne peut aujourd’hui s’appuyer que sur quelque 400 d’entre eux : le reste du décor a été irrémédiablement abîmé.

  • 13 Analyses en cours par Sarah Boularand, laboratoire CICRP. Ce laboratoire envisage une série de tra (...)

30L’état du décor ne permet pas de raisonner sur les couleurs : elles sont toutes altérées. Quelques désordres dans le positionnement des closoirs permettent de percevoir, notamment à l’arrière des consoles, des traces de peinture, rouge ou jaune, qui ont gardé une certaine vivacité (fig. 5). Mais dans les parties exposées à la lumière, les couleurs se sont désaturées jusqu’à être dénaturées. Leur analyse chimique13 pourra peut-être apporter quelques informations complémentaires.

31Du point de vue plastique, on constate une alternance de fonds rouges et foncés (sans doute bleus) caractéristique de l’agencement des closoirs sur les plafonds médiévaux. Le graphisme des figures traduit plusieurs mains (au moins trois). Elles ont une caractéristique commune : exécution rapide, faite d’une main sûre. Les repentis sont rares ; les raccords de lignes ou les débordements sont plus fréquents. La technique est celle habituellement constatée dans la décoration des plafonds peints médiévaux : palette (pour autant qu’on puisse l’estimer) vive mais restreinte, assez contrastée, et figures délimitées par un cerne sombre, posé après la mise en couleur du motif.

32Toutes les figures représentées sont circonscrites par un cadre peint à l’intérieur du closoir, dont la forme varie. La présence, très prégnante, de cadres internes est l’une des caractéristiques spécifiques du décor du plafond du cloître de Fréjus.

La comparaison

  • 14 Pour l’historiographie des plafonds médiévaux peints provençaux, voir Delphine Grenet, Le décor pe (...)

33La Provence est riche en plafonds peints médiévaux14. La ville d’Avignon, à elle seule, concentre une forte production, liée à la fièvre constructrice de la période papale. Mais dans les plafonds connus aucun n’est comparable, dans son ensemble, à celui du cloître.

  • 15 Licia Buttà, « Storie per governare : iconografia giuridica e del potere in il soffitto dipinto de (...)

34L’Italie, toute proche, et l’appel récurrent à des artistes italiens à la cour papale d’Avignon, n’offre guère plus de points de comparaison possibles avec le décor du plafond fréjussien. À l’époque de la réalisation du plafond de Fréjus, la plastique du trecento s’est déjà implantée dans l’ensemble des supports des décors peints, plafonds compris15.

35Pour rester dans le même « objet », le cloître, il convient de se retourner vers l’Espagne où les cloîtres à deux niveaux sont nombreux, autant que les galeries plafonnées.

36Deux cloîtres (monastiques tous deux) dans la province de Burgos ont conservé leur plafond peint : Santo Domingo de Silos (plafond daté vers 1380) et Castrojeriz (daté des années 1415). Ces deux plafonds sont donc postérieurs au plafond fréjussien et la facture de leur décor et leur structure sont très différentes de celles du plafond de Fréjus. S’ils ne peuvent pas nous aiguiller vers des chaînes de filiation, le rapprochement ne reste pas moins intéressant pour confirmer une pratique sinon courante, du moins répandue dès le xive siècle dans le nord de la péninsule Ibérique. Dans quelle mesure le midi de la France a-t-il participé ou bénéficié de cette dynamique ?

La structure

  • 16 Marie-France Pauly, Pierre Carcy, « Sous le décor, la charpente de l’aile est de la Madeleine », d (...)

37La superposition de trois rangées de closoirs dans un même plafond, est exceptionnelle. Les proches plafonds provençaux du xive siècle présentent généralement un seul rang de closoirs (livrée Ceccano, vers 1330 ; livrée de Gaillard de la Motte, vers 1336). Le système à deux niveaux de closoirs, semble un peu plus fréquent en Languedoc : il est déjà présent avant le milieu du xiiie siècle dans le Palais vieux des archevêques de Narbonne16 ; plus proche dans le temps de l’exécution du décor fréjussien, le plafond de la Notairie de Béziers (milieu du xive siècle) présente deux niveaux de closoirs peints auxquels s’ajoute le décor peint de la poutre maîtresse, dégageant ainsi trois rangs de décor (affreusement retouché!) (fig. 8).

Fig. 8 : Béziers, notairie

Fig. 8 : Béziers, notairie

© G. Puchal/RCPPM

  • 17 Gonzalo Borrás Gualís « Las iglesias-fortaleza en la frontera con Castilla », dans Eva Shubert (di (...)
  • 18 Pedro Lavado Paradinas, « Carpintería y otros elementos mudéjares en la provincia de Palencia », d (...)

38La solution à trois rangs de décor en revanche est usitée dans les édifices religieux de la péninsule Ibérique. On les trouve en Aragon, au début du xve siècle dans des tribunes, telles celle de Torralba de Ribota17 ; plus tard, à la fin du xve siècle, la Vieille Castille offre une série de magnifiques tribunes à trois rangs de closoirs : Becerril de Campos, Cevico Navero, Santoyo (fig. 9), etc.18.

Fig. 9 : Becerril de Campos, église Santa Maria, tribune

Fig. 9 : Becerril de Campos, église Santa Maria, tribune

© G. Puchal

  • 19 La conquête de Valence par les troupes de Jacques Ier, roi d’Aragon, en 1238, élargit considérable (...)

39Plus proches spatialement et antérieures pour la plupart de la mise en place du plafond de Fréjus, les charpentes des plafonds du Levant espagnol, dans les églises dites de Reconquête, construites entre 1240 et le milieu du xive siècle19, présentent un dispositif, l’almizate, qui attire notre attention. Beaucoup de ces couvertures ont disparu, mais il en reste quelques-unes qui permettent d’analyser une structure qui fut fréquente et peut avoir une parenté avec la solution de Fréjus.

  • 20 Il s’agit des églises de Godella (fin du xiiisiècle), de l’ermitage de Nuestra señora de la Fuen (...)

40Dans l’ancien royaume d’Argon, au moins trois plafonds peints comprennent actuellement un almizate20. Cette structure horizontale vient s’intégrer dans la partie haute des chevrons portant les couvertures à deux versants. Le dispositif joue sur un effet de creusement et est porté par les pannes sur lesquelles viennent s’appuyer deux rangs superposés de consoles en débord successifs. Leurs entrevous sont obturés par des closoirs : pannes et closoirs offrent trois rangs de décor, comme dans le cloître canonial de Fréjus.

  • 21 Par exemple, en 1358, Andreu Juliá, maître d’œuvre de la cathédrale de Valencia, pose un sol carre (...)
  • 22 Émilien Bouticourt, Des charpentes autrement/ Le Midi rhodanien à la fin du Moyen Âge, thèse de do (...)

41La contemporanéité des charpentes avec almizate dans le Levant hispanique en même temps que son inexistence en Provence justifie le questionnement sur des possibles relations techniques entre la charpente de Fréjus et l’Aragon. La présence dans les chantiers avignonnais au milieu du xive siècle du maître d’œuvre de la cathédrale de Valence (Espagne), Andreu Juliá, accompagné de Bonato Nicholay, charpentier et maître potier, est attestée21. Rien ne confirme que des ouvriers ayant travaillé sur ces chantiers aient œuvré aussi à Fréjus ; mais la proximité des prélats fréjussiens avec le milieu papal est grande. Un détail nous a aussi intrigué : la parenté de la forme des consoles en bois avec celles de la livrée de Boulogne, à Villeneuve-lès-Avignon, alors que cette forme particulière des gorges, très fermées, ne semble pas se retrouver ailleurs en Provence22.

  • 23 Malgré l’enquête systématique et très fournie des charpentes médiévales du sillon rhodanien, É. Bo (...)

42Faute d’équivalent dans les charpentes provençales contemporaines23 et compte tenu des traditions développées dans le royaume d’Aragon, l’hypothèse d’une référence hispanique mérite d’être poussée plus avant.

  • 24 Lucy Vallory, Jean-Marie Michel, « Le dépotoir du palais épiscopal : la céramique » et Jean-Pierre (...)

43Par ailleurs, Fréjus est alors en relation directe avec les grands ports méditerranéens : l’archéologie témoigne d’importations, entre autres, de céramique produite dans le royaume d’Aragon dans le courant du xive siècle24. Encore une raison pour explorer les possibilités de relations artisanales.

Les cadres parlent

44L’analyse plastique vient confirmer le tropisme méridional du plafond de ce cloître.

45Nous avons vu plus haut que toutes les figures des closoirs sont inscrites dans un cadre. C’est une caractéristique peu commune.

  • 25 En revanche, dans la plate-bande sommitale de cette charpente, toutes les figurations sont encadré (...)
  • 26 Bernard Sournia, Jean-Louis Vayssettes, L’ostal des Carcassonne. La maison d’un drapier montpellié (...)

46Revenant aux proches charpentes provençales et languedociennes du xive siècle, nous constatons que sur les closoirs de la livrée Ceccano il n’y a pas de cadre interne : seules les images de pies sont encadrées, mais de manière très simple, par un filet de couleur sombre, sans autre fioriture. Tout comme à la maison des Piolenc, à Pont-Saint-Esprit, où un simple filet encadre les scènes des closoirs25 (fig. 10). Même chose à l’hôtel des Carcassonne26, à Montpellier (dernier quart du xiiie siècle), alors qu’à la notairie de Béziers, contemporaine du plafond fréjussien, aucun cadre ne délimite les figurations peintes sur les closoirs (fig. 8). Cependant, nous constatons qu’en Aragon l’enfermement de la figure dans un cadre est nettement plus fréquent. À l’église du Sang, à Liria (province de Valence, vers 1315), comme sur le plafond du Palacio de Villahermosa (Huesca, fin du xiiisiècle), un cadre peint, rectangulaire avec un petit entrelacs (fig. 11) délimite quasi systématiquement les figures.

Fig. 10 : Pont-Saint-Esprit, maison des Piolenc, closoir du plafond

Fig. 10 : Pont-Saint-Esprit, maison des Piolenc, closoir du plafond

© G. Puchal/RCPPM

Fig. 11 : Liria, détail du plafond de l’église du Sang

Fig. 11 : Liria, détail du plafond de l’église du Sang

© G. Puchal

47Dans le cloître canonial on voit trois sortes de cadres : rectangulaires (les plus nombreux), délimités eux-mêmes par deux bandes verticales portant une sorte de torsade (fig. 12) ; cadres à entrelacs délimitant un cercle où s’inscrit l’image ; et, finalement, des cadres formés par un ruban réservant un espace central en polygone étoilé à huit pointes.

Fig. 12 : Fréjus. Cloître canonial Galerie nord

Fig. 12 : Fréjus. Cloître canonial Galerie nord

© G. Puchal

48Les deux premiers types sont, somme toute, assez fréquents dans le répertoire décoratif médiéval : enluminure, fresques, vitrail, etc., en font grand usage. Nous sommes là dans un langage décoratif très étendu dans la plastique du gothique international, qui interdit leur prise en compte comme éléments signifiants d’une filiation.

49En revanche, le troisième type de cadre, le polygone étoilé à huit pointes, mérite qu’on s’y arrête.

50D’abord il est très rare, dans le langage décoratif gothique. Que ce soit dans l’enluminure, le vitrail ou sur le décor mural, on ne le trouve guère au nord des Pyrénées. En Avignon, le décor mural de la livrée Ceccano en offre un curieux spécimen, très schématique, quasiment une épure (fig. 13). L’auteur de ce motif décoratif a-t-il voulu mettre en évidence la géométrie structurelle de cette figure, étrangère à la plastique locale ? Nous ne savons pas quelle a été sa fortune : trop peu de parements peints dans les livrées cardinalices ou dans les maisons de notables nous sont parvenus pour en avoir une idée.

Fig. 13 : Avignon, livrée Ceccano, décor mural

Fig. 13 : Avignon, livrée Ceccano, décor mural

© G. Puchal

  • 27 On constate que sept closoirs, groupés à l’extrémité ouest de la galerie, sont positionnés sur le (...)

51À Fréjus, les cadres en polygone étoilé ne concernent que la galerie nord du cloître. Ils occupent le rang bas27 et jouent, en alternance, avec des cadres rectangulaires.

52Il nous semble que ce type de cadre aurait contenu des scènes festives (musiciens, jongleurs…) avec une certaine fréquence de personnages féminins. Malheureusement les dégâts consécutifs à la restauration de 1974 ont rendu beaucoup trop de motifs illisibles pour pouvoir tirer des informations sûres.

  • 28 De découverte très récente, ce plafond non encore étudié, porte, comme à la Notairie de cette même (...)

53Quoi qu’il en soit, la présence du motif en polygone étoilé sur un plafond médiéval peint, en France, reste extrêmement rare, au regard de nos connaissances actuelles : un seul autre plafond offre ce motif, à Béziers (hôtel Guibal)28.

  • 29 Au sein du courant artistique qualifié de « style mudéjar ». Une bonne synthèse sur les caractéris (...)
  • 30 Entre 1229 et 1245, Jacques Ier élargit grandement le royaume d’Aragon au détriment des royaumes m (...)

54Or, dans la même période historique, le royaume d’Aragon, qui a fait une synthèse réussie entre esprit gothique et plastique andalusi29, se couvre d’une constellation de motifs étoilés, empruntés à l’art islamique. Dans le grand Aragon d’après la Reconquête30, peinture, décors muraux, boiseries, céramiques, tous les supports de décor porteront à un moment ou à un autre ce motif caractéristique.

  • 31 Planche muralière apposée sur le bas-côté sud.
  • 32 Il s’agit d’une observation de terrain, ce plafond n’ayant pas encore été publié.

55Aussi, à Fréjus, l’intérieur des cadres est systématiquement rempli, pour animer les aplats de couleur, soit par des points blancs, soit par des sortes de fleurs très schématiques, qui font penser à la flore méditerranéenne (du type tulipa sylvestris, ou narcissus serotinus) (fig. 14). Si le motif de points blancs disposés, soit en cercles soit par groupes de trois, est trop répandu pour être signifiant, les « pétales » schématiques sont spécifiques. Nous n’en avons relevé que deux occurrences : l’une dans une planche peinte de l’église « du Sang » à Liria31, l’autre dans le plafond du vestibule de l’abbé Gogenx à l’abbaye de Lagrasse (vers 1295)32 (fig. 15).

Fig. 14 : Fréjus, cloître canonial, galerie est

Fig. 14 : Fréjus, cloître canonial, galerie est

©-CMN/M. Lacroix

Fig. 15 : Liria, planche périmétrale de la nef de l’église du Sang

Fig. 15 : Liria, planche périmétrale de la nef de l’église du Sang

© G. Puchal

56Comment ces motifs si caractéristiques du vocabulaire mudéjar sont-ils venus sur le plafond du cloître ? Question sans réponse sûre, tant que les documents historiques feront défaut. Nous sommes ici dans les mêmes hypothèses – à vérifier – que lorsque nous avons examiné la structure de la charpente.

57Mais pour autant, s’agissait-il d’artisans espagnols ?

58Nous avons vu l’originalité de la charpente, sans équivalent méridional, ni dans son esprit, ni dans sa technique. On serait tenté de l’attribuer à un atelier hispanique. Mais les peintres ? On constate que le tracé de ces polygones étoilés est maladroit. Alors que dans les œuvres mudéjares le tracé est toujours ferme, composé de lignes droites tracées d’une main sûre, dans le cloître de Fréjus, le tracé est visiblement conduit rapidement et les lignes droites des côtés du polygone ont nettement tendance à s’incurver (fig. 16 et 17).

Fig. 16 : Fréjus, cloître canonial, galerie nord

Fig. 16 : Fréjus, cloître canonial, galerie nord

© CMN/M. Lacroix

Fig. 17 : Fréjus, cloître canonial, galerie nord

Fig. 17 : Fréjus, cloître canonial, galerie nord

© G. Puchal/RCPPM

59Est-ce dû à la rapidité d’exécution ? Ou au peu de familiarité du peintre avec ce motif ? On pencherait volontiers pour cette seconde hypothèse.

La figuration

60Hybrides, scènes festives ou quotidiennes, animaux domestiques et fabuleux meublent les closoirs.

61On l’a dit : faute d’éléments contemporains ou antérieurs en nombre suffisant, chaque plafond apparaît aujourd’hui comme une œuvre isolée, sans que l’on ait pu retrouver la même main sur deux plafonds.

62Cependant nous avons pu constater que quelques motifs, pris en particulier, sont proches des figurations dans quelques plafonds du royaume d’Aragon ou dans sa zone d’influence directe.

  • 33 Rappelons qu’à cette époque-là, Montpellier relève du royaume d’Aragon. Laurent Deguara, Jacques le (...)
  • 34 L’exécution du décor peint du plafond de cette église est donné pour le premier quart du xive siècl (...)
  • 35 Licia Buttà (dir.), Narrazione, exempla Retorica, op. cit., p. 93.

63C’est le cas des personnages dansants, qui apparaissent, dès le milieu du xiiie siècle sur les closoirs de l’hôtel des Conques à Montpellier33 ou encore dans l’église du Sang, à Liria (province de Valence34) au début du xive siècle. Constatons (provisoirement, car nous connaissons encore trop peu de plafonds méridionaux du xivsiècle) que dans le domaine provençal nous ne connaissons pas de représentations de scènes de personnages dansants sur les plafonds du xive siècle. Mais on en retrouve une occurrence sur le plafond du Palazzo Steri (Palerme), sensiblement contemporain de Fréjus35.

  • 36 Appellation empruntée à Jurgis Baltrušaitis. Jurgis Baltrušaitis, Le Moyen Âge fantastique, Paris, (...)

64L’un des hybrides (fig. 18), peints sur un closoir de la poutre diagonale de l’angle nord-est, a attiré notre attention par sa proximité avec deux hybrides, peints sur deux closoirs contigus du plafond de l’église du Sang, à Liria (fig. 19). Certes, les deux closoirs de Liria peuvent être interprétés comme des représentations de centaures (avec le corps du type « quadrupède à deux pattes36 ») alors que celui de Fréjus, avec un personnage féminin sortant de la narine d’un être mi-quadrupède, mi-poisson, est difficile à interpréter. Mais le graphisme de ces closoirs, l’attitude des hybrides avec leur corps diagonal et le train arrière dans la même position, offrent trop de ressemblances pour être une coïncidence.

Fig. 18 : Fréjus, cloître canonial Closoir sur la poutre diagonale nord-est

Fig. 18 : Fréjus, cloître canonial Closoir sur la poutre diagonale nord-est

© CMN/M. Lacroix

Fig. 19 : Liria, église du Sang, closoir du plafond de la nef

Fig. 19 : Liria, église du Sang, closoir du plafond de la nef

© G. Puchal

  • 37 Le thème a fait, et fait encore, l’objet de nombreuses études. Pour ne citer que les plus classiqu (...)

65Il nous reste à évoquer une autre série de motifs, non moins intrigants et qui font de ce plafond une œuvre exceptionnelle : les hybrides d’objet. Les figures d’hybrides sont très nombreuses sur le plafond, on l’a dit. Elles associent, de manière habituelle, dans le vocabulaire gothique, des parties de divers animaux pour créer des figures irréelles. Parfois l’hybridation concerne la figure humaine. Vieilles traditions où griffons, harpies et autres centaures sont couramment représentés. On sait quelle a été la créativité des maîtres médiévaux dans l’invention de nouvelles hybridations37. À côté de ces représentations convenues, le plafond de Fréjus offre un ensemble d’hybrides composés d’un corps inspiré de l’animal du type « quadrupède à deux pattes », prolongé organiquement par une tête représentant un objet manufacturé : pichet, baquet, coupe, couronne… L’originalité de ces représentations tient au fait que, contrairement à la plupart d’images associant des parties animales avec des objets (qui sont en fait des insertions zoomorphiques dans des objets inanimés), dans le plafond de Fréjus, l’objet est partie organique constitutive de l’hybride et non pas une association dissociable. Si l’hybridation a pu être un support mental et graphique pour évoquer l’existence d’êtres exotiques aux marges du monde connu, l’hybridation d’un animal, création divine avec un objet, création humaine, n’est pas sans poser question. Au regard de la prégnance religieuse dans toutes les couches de la société médiévale, nous touchons ici sans doute une marge.

66Dans quelle mesure cette représentation que nous qualifierions volontiers d’« osée » a-t-elle été facilitée par l’anthropomorphisme de certains objets d’usage courant au milieu du xive siècle ? Des pièces en faïence verte et manganèse (pichets, chandeliers, etc.), produites à Teruel dès la fin du xiiie siècle, puis à Paterna (région de Valence), dès le début du xive, ou encore en Catalogne (Manresa) dans le courant du siècle, sont décorées d’un œil placé de sorte qu’avec le bec verseur, on évoque irrésistiblement un visage.

67Le fait que sur les neuf hybrides d’objet présents sur le plafond du cloître, cinq (fig. 20, 21, 22) représentent un récipient en lieu et place de la tête, et que les productions céramiques des pays du royaume d’Aragon aient circulé en Provence dès le début du xivsiècle, permettent de former l’hypothèse d’un transfert de l’objet vers la représentation de l’hybride.

68Si l’hypothèse se vérifiait, on aurait là encore un écho de la figuration hispanique, sinon « mudéjar », dans le plafond de Fréjus.

Fig. 20 : Manresa, Musée municipal, pichet en faïence vert et brun

Fig. 20 : Manresa, Musée municipal, pichet en faïence vert et brun

© Museu municipal de Manresa

Fig. 21 : Fréjus, cloître canonial, closoir sur la poutre diagonale de l’angle sud-est

Fig. 21 : Fréjus, cloître canonial, closoir sur la poutre diagonale de l’angle sud-est

© CMN/M. Lacroix

Fig. 22 : Fréjus, cloître canonial, closoir sur la poutre diagonale de l’angle sud-est

Fig. 22 : Fréjus, cloître canonial, closoir sur la poutre diagonale de l’angle sud-est

© CMN/M. Lacroix

Une « remontée d’exotisme » ?

  • 38 Cité par Élisabeth Sauze, « L’ensemble canonial », art. cité, p. 468.
  • 39 Élie Lambert, « L’ancien évêché de Fréjus », Bulletin de la Société nationale des antiquaires de F (...)
  • 40 Jacques Thirion, Alpes romanes, Saint-Léger-Vauban, La Pierre-qui-Vire, 1980.

69L’originalité de ce plafond, tout comme les possibles rapports avec l’art hispanique, ont été signalés de longue date : déjà en 1849, L. Ohnet fait un rapprochement avec l’architecture des patios espagnols38. Plus tard, E. Lambert évoque la possible origine hispano-mauresques du cloître39 sans en donner les détails précis. Et J. Thirion pense pouvoir attribuer le décor à des artistes espagnols itinérants40. L’analyse des détails permet de voir que l’observation était juste. Mais pas complète : les sujets choisis et leur traitement, restent eux, dans la veine du gothique.

70Si, à ce stade de la recherche sur le plafond, on ne peut conclure, stricto sensu, à l’intervention d’ateliers hispaniques, faute de documents sûrs sur les commanditaires ou les artisans, les coïncidences sont trop troublantes et convergentes pour être fortuites. D’autant que la synchronicité de chantiers avignonnais employant des spécialistes venus de la région de Valence (Espagne) est avérée. Il est à noter que les lieux offrant des points de comparaison avec certaines figures (Liria) et avec la structure (Godella) et les ateliers de céramique de Paterna et Manises sont tous situés à moins de 15 km, au nord-ouest de Valencia.

71Le plafond de Fréjus nous offrirait ainsi un témoignage rare de « remontée » d’influences. Si la remontée des influences italiennes est bien connue, celles qui pourraient venir du monde hispanique le sont moins. Elles sont, sans doute aucun, moins spectaculaires et décisives. Mais ce n’est pas une raison pour négliger l’ouverture des décorateurs et commanditaires éclairés du xive siècle qui acceptent, voire commandent, des motifs « exotiques ».

  • 41 « Malheureusement l’absence de notices documentaires est général […] et transforme chaque proposit (...)

72L’hypothèse est encore fragile, car elle ne repose que sur trop peu de sujets. Mais la prise en compte d’un corpus plus étendu de plafonds peints (des deux côtés des Pyrénées) pourrait la confirmer. Ou l’infirmer : tant que nous sommes contraints de travailler sur un corpus de plafonds restreint et peu documenté, nous raisonnons sur « un château de cartes41 ».

Notes

1 Alain Girard, La Maison des chevaliers de Pont-Saint-Esprit, t. 1, La demeure des Piolenc, Conseil général du Gard, 2001 ; Christian de Mérindol, « Les plafonds peints : état de la question et problématique », dans Bernardi Philippe, Bourin Monique (dir.), Plafonds peints médiévaux en Languedoc. Colloque de Capestang, Narbonne, Lagrasse (2008), Perpignan, Presses universitaires de Perpignan, 2009, p. 31-50 ; Pierre-Olivier Dittmar, Jean-Claude Schmitt, « Le plafond peint est-il un espace marginal ? L’exemple de Capestang », dans ibid, p. 67- 98.

2 Élisabeth Sauze, « L’ensemble canonial », dans Michel Fixot (dir.), Le groupe épiscopal de Fréjus, Turnhout, Brepols, 2012 p. 467-519.

3 É. Sauze cite le compte du clavaire pour les années 1337-1338 portant des dépenses de charpenterie et de peinture, sans que l’on puisse identifier précisément leur destination : palais épiscopal ou cloître canonial, ibid., p. 508.

4 Fréderic Guibal, « Analyse dendrochronologique du plafond peint du cloître de Fréjus », rapport d’analyse publié par Colette Dumas dans Plafond peint du cloître de Fréjus, mémoire de maîtrise d’histoire de l’art et archéologie du Moyen Âge, sous la direction de Paul-Albert Février, université d’Aix en Provence, novembre 1989.

5 C’est le cas à Pont-Saint-Esprit, dans la demeure des Piolenc, où le plafond peint du xive siècle couvre la salle où était rendue la justice. Alain Girard, La Maison des chevaliers de Pont-Saint-Esprit, t. 1, La demeure des Piolenc, op. cit., p. 73-74.

6 Jean-Marc Vallet, ingénieur de recherche au Centre interdisciplinaire de conservation et de restauration du patrimoine, mène un important travail de recollement de tous les documents concernant les interventions de restauration et de sauvegarde du cloître. Nous reprenons ici, en résumé, les observations qu’il a pu nous communiquer lors des journées d’études de Lagrasse. Ses travaux feront l’objet d’une publication à venir. Qu’il trouve ici nos remerciements pour son généreux partage d’informations.

7 En 1853, l’architecte Henri Revoil fit une série de relevés d’un choix de closoirs et, à son avis (selon une note de François de Guilhermy reprise par Mme É. Sauze, « L’ensemble canonial », art. cité, p. 468), « presque tout le plafond peint existe parfaitement conservé et presque partout, les peintures qui le décorent sont restées dans le meilleur état ». Au début du xxe siècle (1904), une lettre du directeur général des cultes signale les dommages causés par des infiltrations d’eau (ibid., p. 472). En 1920, Jules Formigé écrit « après un siècle d’abandon complet […] les plafonds peints sont exposés à l’humidité qui détruit les peintures elles-mêmes et détruit les charpentes » (ibid., p. 480).

8 Les premières restaurations, de 1920 à 1932 ont été conduites par J. Formigé, architecte en chef des Monuments historiques, et ont porté sur la préservation de la structure, très affectée par l’humidité. Ces travaux ont désolidarisé le plafond des murs porteurs. Le plafond est, depuis, suspendu par des pièces métalliques invisibles pour le visiteur.

9 Les arcatures visibles aujourd’hui sont le fruit d’une reconstitution de l’architecte J. Formigé, en réemployant des éléments sur place ou récupérés lors de la démolition des bâtiments qui l’englobaient depuis le xixe siècle.

10 Le photographe Marc Lacroix fut missionné pour photographier le décor en cours de restauration. Malheureusement ses photographies, dispersées aujourd’hui entre plusieurs fonds, ne couvrent pas la totalité du décor et ne sont pas référencées. Certaines on été faites in situ mais la plupart, après le démontage des pièces.

11 Comme c’est le cas sur certains closoirs du Palais vieux de l’archevêché de Narbonne. Georges Puchal, « Sur les traces des peintres et du commanditaire », dans Monique Bourin, Georges Puchal et al., Plafonds peints de Narbonne, Direction générale des affaires culturelles Occitanie, Conservation régionale des monuments historiques, 2016, p. 49 (http://rcppm.org/blog/wp-content/uploads/2016/02/MEP-Duo-plafonds-peints-Narbonne-WEB-1.pdf).

12 F. Guibal évalue le temps entre l’abatage et la mise en peinture entre cinq et dix ans. Voir ci-dessus, n. 4, sur la dendrochronologie.

13 Analyses en cours par Sarah Boularand, laboratoire CICRP. Ce laboratoire envisage une série de travaux complémentaires en vue de stopper la dégradation du décor.

14 Pour l’historiographie des plafonds médiévaux peints provençaux, voir Delphine Grenet, Le décor peint des édifices civils en Provence au xve siècle, mémoire de master 2, sous la direction de Philippe Lorentz, université Paris 4 Sorbonne, 2014, disponible en téléchargement sur le site de la RCPPM, http://rcppm.org/blog/pro-et-chercheurs/bibliographie.

15 Licia Buttà, « Storie per governare : iconografia giuridica e del potere in il soffitto dipinto della Sala Magna del palazzo Chiaramonte Steri di Palermo », dans Licia Buttà (dir.), Narrazione, exempla Retorica ; studi sull’iconografia dei soffitti dipinti nel Medioevo Mediterraneo, Palerme, Caracol, 2013, p. 69-126.

16 Marie-France Pauly, Pierre Carcy, « Sous le décor, la charpente de l’aile est de la Madeleine », dans dans Monique Bourin, Georges Puchal et al., Plafonds peints de Narbonne, op. cit., p. 44-47.

17 Gonzalo Borrás Gualís « Las iglesias-fortaleza en la frontera con Castilla », dans Eva Shubert (dir.), El arte mudéjar : la estética islámica en el arte cristiano, [s.l.], Electa, 2000, p. 131-132.

18 Pedro Lavado Paradinas, « Carpintería y otros elementos mudéjares en la provincia de Palencia », dans Actas del Ier simposio internacional de mudéjarismo, Madrid/Teruel, CSIC, 1981, p. 427-442.

19 La conquête de Valence par les troupes de Jacques Ier, roi d’Aragon, en 1238, élargit considérablement vers le sud le royaume aragonais. Les nouvelles terres conquises sur les Maures deviennent terre de mission, surtout pour les ordres mendiants, principalement les Franciscains, qui jalonnèrent le territoire conquis par des églises et chapelles construites quasiment toutes sur le même modèle facilement mis en œuvre : plan rectangulaire et couverture à deux pans portée par une charpente en bois, reposant sur des arcs diaphragme. Ces lieux de culte furent nombreux à disposer de plafonds peints, et l’image (surtout anthropomorphique), faisant alors massivement irruption dans ce vaste territoire auparavant aniconique, semble avoir été utilisée comme support de propagande et d’affirmation d’appartenance chrétienne.

20 Il s’agit des églises de Godella (fin du xiiisiècle), de l’ermitage de Nuestra señora de la Fuente, à Peñarroya de Tastavins (prov. de Castellón, milieu du xive siècle) et de san Antón, à Valence, début du xve siècle.

21 Par exemple, en 1358, Andreu Juliá, maître d’œuvre de la cathédrale de Valencia, pose un sol carrelé avec des azulejos de Manises dans la livrée du cardinal Andoin. L’année suivante, il livre au chantier papal 51 000 pièces de céramique, importées également de la région de Valence. Voir Arturo Zaragozá Catalán, Arquitectura gótica valenciana, siglos xiii-xv, Valencia, Generalitat Valenciana, 2000, t. 1, p. 133-136. Voir aussi Guillermo J. de Osma, Textos y documentos valencianos, N 11, Los maestros alfareros de Manises, Paterna y Valencia, contratos y ordenanzas de los siglos xiv, xv y xvi, Madrid, 1923, p. 9.

22 Émilien Bouticourt, Des charpentes autrement/ Le Midi rhodanien à la fin du Moyen Âge, thèse de doctorat d’archéologie. Archéologie médiévale, sous la direction de Philippe Bernardi, université Paris 1/Lamop, 2014, vol. 1, p. 138.

23 Malgré l’enquête systématique et très fournie des charpentes médiévales du sillon rhodanien, É. Bouticourt ne relève pas d’autre exemple avec double superposition de consoles sur sablière.

24 Lucy Vallory, Jean-Marie Michel, « Le dépotoir du palais épiscopal : la céramique » et Jean-Pierre Pelletier, « Quelques données topographiques à propos du quartier cathédral médiéval », dans Michel Fixot (dir.), Le groupe épiscopal de Fréjus, op. cit. p. 255 et 530-553.

25 En revanche, dans la plate-bande sommitale de cette charpente, toutes les figurations sont encadrées dans un réseau de cercles et de quadrilobes entrelacés. Ce dispositif de bandeau sommital dans une charpente à deux versants n’est pas sans rappeler les almizates caractéristiques des charpentes du Levant espagnol.

26 Bernard Sournia, Jean-Louis Vayssettes, L’ostal des Carcassonne. La maison d’un drapier montpelliérain du xiiie siècle, Montpellier, Direction générale des affaires culturelles du Languedoc-Roussillon (DUO), 2014 (Disponible en ligne sur le site www.culture.gouv.fr).

27 On constate que sept closoirs, groupés à l’extrémité ouest de la galerie, sont positionnés sur le rang médian ; mais, compte tenu des avatars des restaurations de cette galerie, sont-ils à leur emplacement originel ?

28 De découverte très récente, ce plafond non encore étudié, porte, comme à la Notairie de cette même ville, trois rangs de décor : sablière et deux étages de closoirs. Malheureusement l’état des closoirs ne permet pas d’identifier les traces de leur décor : géométrique ? Végétal ? Figuratif ? Nous devons ces informations à M. Frédéric Mazeran, architecte du patrimoine. Qu’il veuille trouver ici nos remerciements

29 Au sein du courant artistique qualifié de « style mudéjar ». Une bonne synthèse sur les caractéristiques de ce courant artistique a été faite par G. Borrás Gualís, El arte mudéjar, Teruel, Instituto de estudios turolenses, 1990.

30 Entre 1229 et 1245, Jacques Ier élargit grandement le royaume d’Aragon au détriment des royaumes musulmans de l’est de la péninsule Hispanique par la conquête de Majorque (1229), puis du royaume de Valence (1238).

31 Planche muralière apposée sur le bas-côté sud.

32 Il s’agit d’une observation de terrain, ce plafond n’ayant pas encore été publié.

33 Rappelons qu’à cette époque-là, Montpellier relève du royaume d’Aragon. Laurent Deguara, Jacques le Conquérant, Roi d’Aragon et Montpellier sa ville natale. La vie quotidienne aux xiii et xive siècles, Montpellier, Société archéologique de Montpellier, 2008.

34 L’exécution du décor peint du plafond de cette église est donné pour le premier quart du xive siècle. Amadeo Civera Marquino, Techumbre Gótico-Mudéjar en la Iglesia de la Sangre en Llíria, Liria, Ayuntamiento de Liria, 1989.

35 Licia Buttà (dir.), Narrazione, exempla Retorica, op. cit., p. 93.

36 Appellation empruntée à Jurgis Baltrušaitis. Jurgis Baltrušaitis, Le Moyen Âge fantastique, Paris, Flammarion, 1981, 1993, p. 74

37 Le thème a fait, et fait encore, l’objet de nombreuses études. Pour ne citer que les plus classiques, voir ibid. ; Jean Wirth, Les marges à drôleries des manuscrits gothiques (1250-1350), Genève, Droz, 2008.

38 Cité par Élisabeth Sauze, « L’ensemble canonial », art. cité, p. 468.

39 Élie Lambert, « L’ancien évêché de Fréjus », Bulletin de la Société nationale des antiquaires de France, 1957, p. 103-104.

40 Jacques Thirion, Alpes romanes, Saint-Léger-Vauban, La Pierre-qui-Vire, 1980.

41 « Malheureusement l’absence de notices documentaires est général […] et transforme chaque proposition d’évolution en instable château de cartes », A. Zaragozá Catalán dans Jaime I, 1208-2008 ; Arquitectura año 0, cat. expo., Castelló, 2008, p. 33 (nous traduisons).

Table des illustrations

Titre Fig. 1 : Fréjus, vue générale du cloître canonial, galeries nord et est
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Titre Fig. 2 : Fréjus, cloître canonial, galerie nord, avant restauration
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Titre Fig. 3 : Fréjus, cloître canonial, galerie nord
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Titre Fig. 4 : Fréjus, cloître canonial, plafond du cloître canonial : angle des galeries est et nord
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Titre Fig. 5 : Fréjus, cloître canonial, closoir de la galerie sud
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Titre Fig. 6 : Fréjus, cloître canonial, closoir, galerie est
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Titre Fig. 7 : Fréjus, cloître canonial, closoirs sur la poutre diagonale dans l’angle nord-ouest
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Titre Fig. 8 : Béziers, notairie
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Titre Fig. 9 : Becerril de Campos, église Santa Maria, tribune
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Titre Fig. 10 : Pont-Saint-Esprit, maison des Piolenc, closoir du plafond
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Titre Fig. 11 : Liria, détail du plafond de l’église du Sang
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Titre Fig. 12 : Fréjus. Cloître canonial Galerie nord
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Titre Fig. 13 : Avignon, livrée Ceccano, décor mural
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Titre Fig. 14 : Fréjus, cloître canonial, galerie est
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Titre Fig. 15 : Liria, planche périmétrale de la nef de l’église du Sang
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Titre Fig. 17 : Fréjus, cloître canonial, galerie nord
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Titre Fig. 18 : Fréjus, cloître canonial Closoir sur la poutre diagonale nord-est
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Titre Fig. 19 : Liria, église du Sang, closoir du plafond de la nef
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Titre Fig. 20 : Manresa, Musée municipal, pichet en faïence vert et brun
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Titre Fig. 21 : Fréjus, cloître canonial, closoir sur la poutre diagonale de l’angle sud-est
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Titre Fig. 22 : Fréjus, cloître canonial, closoir sur la poutre diagonale de l’angle sud-est
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