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L’évident et l’invisible

 | 
Laurent Feller
, 
Agnès Gramain

Contextualiser les données

Les données chiffrées, arme de négociation d’une entreprise de l’énergie pendant l’Occupation

Djouhra Kemache

Texte intégral

  • 1 M. Levy-Leboyer, H. Morsel (dir.), Histoire générale de l’électricité en France. L’interconnexion e (...)

1Pour une entreprise, produire de l’électricité et du gaz pendant la période de l’Occupation relève d’un triple défi. Le premier est de relever sa capacité de production après le choc de la défaite, en permettant en particulier à ses ouvriers de reprendre le chemin des usines. La question majeure est cependant celle de la dépendance au charbon en tant que matière première. Dès la fin des années 1930, la France a conscience de la nécessité de s’affranchir de sa dépendance étrangère en combustible : « 53 % des centrales se fournissent en charbons marchands, dont une partie provenait des importations ; 40 % des centrales seulement se servaient de déchets de charbons [… ]1. » L’invasion allemande coupe de fait les usines thermiques de leur réseau habituel d’approvisionnement situé dans le Nord. En outre, la matière première est rapidement rationnée, dès septembre 1940, par la mise en place d’une nouvelle économie dirigée et imposée par les instances de Vichy.

2Le second défi porte sur les exigences de l’État vis-à-vis d’une industrie ayant un rôle de « service public ». Les dirigeants de Vichy justifient la mise sous tutelle du secteur de l’énergie par deux raisons. La première est d’enrayer le processus de pillage mis en place par les Allemands dès la défaite de juin 1940. La seconde s’inscrit dans la recherche d’une souveraineté et légitimité nationale sous couvert d’une volonté d’administrer les secteurs économiques largement détournés par l’occupant.

  • 2 D. Fraboulet, Les entreprises sous l’Occupation. Le monde de la métallurgie à Saint-Denis, Paris, 1 (...)
  • 3 G. Eismann, Hôtel Majestic. Ordre et sécurité en France occupée (1940-1944), Paris, 2010, p. 95.

3Le dernier défi est celui du maintien de l’activité dans un marché complètement déséquilibré par l’arrivée de l’Occupant qui en redéfinit les contours à son profit. Il se charge d’organiser un système de production de façon à en être l’unique bénéficiaire. La volonté de l’Occupant de diriger l’économie française s’affirme sans ambiguïté : comme en témoigne cet article du Dr Michel, directeur du service économique du Militärbefehlshaber in Frankreich (MBF), dans La Gazette de la bourse de Berlin : « Le but est clair. Il ne faut plus qu’il y ait dans le territoire français occupé des réserves inemployées et des forces inutilisées2 ». « Les Allemands entendent maintenir un gouvernement d’apparence souverain, mais réduit au rang de bouclier et de courroie de transmission3. » La zone nord représente la partie la plus industrialisée de la France : elle regroupe à elle seule la moitié de toute l’activité industrielle de l’Hexagone. Elle concentre une part importante de la main-d’œuvre, des usines, des matières premières et des capitaux. Très vite les Allemands organisent un découpage géographique destiné à permettre la confiscation à leur profit de cette ressource qu’est le gaz et sa redirection vers l’Allemagne. Le charbon est contrôlé par des institutions administratives sous tutelle militaire, comme l’Energiereferat, qui visent à rationaliser l’activité industrielle dans la zone rattachée du Nord.

  • 4 D. Fraboulet, Les entreprises sous l’Occupation, op. cit., p. 75.

4Dans ce contexte, il devient tout d’abord très difficile pour les entreprises de s’approvisionner en charbon. Soit elles disposent d’un statut privilégié : en 1942, les entreprises électriques et gazières acquièrent le statut d’entreprise d’approvisionnement (V-betriebe) pour recevoir en priorité du charbon afin de fournir de l’énergie aux industries de l’armement (Rü-betriebe) ; soit elles obtiennent plus de matière première du comité d’organisation (répartiteur de la branche) en payant le chargement et la livraison ; soit enfin elles payent au prix fort leur combustible auprès de l’un de leurs fournisseurs. En outre, « l’imbrication de deux systèmes de contraintes, ayant chacun leur logique propre, allait enserrer les entreprises dans un faisceau de réglementation4 ».

5Ce nouvel encadrement administratif contraignant nous amène à nous interroger sur le degré d’adaptation d’une entreprise de l’énergie face à cette double tutelle. Quelle était la marge de manœuvre des dirigeants d’entreprises face au poids de l’Occupant et des instances gouvernementales de Vichy dans l’organisation de l’outil de production ? Se trouvait-elle réduite par l’existence de plusieurs tutelles et par la multiplicité des interlocuteurs ?

6Le cas de la Compagnie française d’éclairage et de chauffage par le gaz (CFG) permet d’envisager cette question à l’échelle microéconomique. Fondée en 1869 par la famille Watel-Dehaynin, l’entreprise prend le nom de la Compagnie française d’éclairage et de chauffage par le gaz (CFG) en 1877. Entreprise mixte, elle produit et distribue de l’électricité, du gaz et achemine de l’eau potable aux collectivités locales ainsi qu’aux entreprises. Elle distille et vend son propre charbon. Pour ce faire, elle maîtrise toutes les étapes de transformation de la houille.

7Il faut ici distinguer les divers types d’approvisionnement. En premier lieu, le charbon de vente sous forme de charbon en briquettes dont les Watel-Dehaynin sont les premiers à exploiter le filon dès le xixe siècle. Ce procédé est utilisé dans toutes les usines. En second lieu, le charbon à gaz pour lequel l’approvisionnement se fait auprès d’un nombre restreint de fournisseurs. Enfin, le coke, indispensable pour exploiter l’éclairage et le chauffage urbain, ainsi que d’autres combustibles comme le goudron. La CFG a recours au fret maritime, au transport par camion et au réseau ferré pour acheminer la matière première vers ses propres usines. Enfin, elle vend et loue de l’appareillage (réchauds d’usines, cuisinières, radiateurs et chauffe-eau) auprès d’une clientèle ménagère.

  • 5 Un colloque sur cette question a eu lieu en octobre 2005, dont les textes ont été présentés dans l’ (...)
  • 6 Le classement a été établi à partir des résultats financiers « avant distribution » à des dates don (...)

8Alors que les monographies d’entreprises se sont multipliées dans le domaine de l’histoire de l’énergie5, cette entreprise n’a jamais été étudiée en ce sens. Pourtant, avec 26 usines thermiques, 21 centrales électriques et 4 usines élévatoires qui refoulent une importante quantité d’eau destinée à l’assainissement des eaux, la Compagnie se place parmi les plus grands producteurs-distributeurs d’énergie du secteur au même titre que le groupe Mercier ou le groupe Durand. Elle se situe dans les 10 premières du classement des plus importantes firmes électriques françaises6. À la veille de la guerre, elle possède des usines situées à proximité des bassins miniers du Nord (Anzin, Briey, Blanzin, Marles, Lens, Liévin et Ostricourt) et de zones fluviales comme La Rochelle. En 1940, le redécoupage administratif place ses filiales les plus importantes à la fois dans la zone rattachée auprès du Militarbefelshaber in Belgium und Nordfrankreich (MBB) mais également en zone interdite et annexée (figure 1). Enfin, les archives disponibles permettent d’envisager une analyse quantitative des données retraçant les conditions de production de l’entreprise.

9Afin de déterminer la marge de manœuvre de la Compagnie devant sa double tutelle, nous avons entrepris de mettre en série des données portant sur le charbon. L’approvisionnement connaît de multiples points de tension durant l’Occupation :

  • arrêt des importations des charbons en provenance d’Angleterre et de Belgique ;
  • augmentation des prix et raréfaction de la denrée ;
  • augmentation des coûts de transports ;
  • réception d’un charbon de moindre qualité qui diminue le pouvoir calorifique du produit final ;
  • arsenal de mesures restrictives ;
  • mauvaise météorologie : des hivers rudes et des étés secs qui accablent les centrales thermiques manquant déjà de matières premières.

Fig. 1 : Les zones d’implantation des établissements de la CFG.

Fig. 1 : Les zones d’implantation des établissements de la CFG.

10Les informations chiffrées mises à notre disposition sont de différentes natures. Nous utilisons des rapports d’activité sur la vente de gaz et d’électricité, des bilans comptables contenant les résultats d’exploitation, les livres de métrage des charbons réceptionnés par usine. L’inscription des quantités de charbon s’effectue sur différents supports : livres d’achats, bordereaux des stocks, livre de comptes et enfin tableaux de bord figurant dans les rapports d’activité. Les chiffres sont établis à différentes échelles, de l’usine à l’entreprise dans son ensemble, et pour différentes échelles de lecture et d’usage. Tout cela constitue un ensemble hétérogène et complexe.

11Ces données chiffrées étant pour partie déjà agrégées, leur critique est indispensable. Elle s’effectue par comparaison avec d’autres sources ou par « reconstruction » afin d’éclairer le contexte historique, politique et économique dans lequel le producteur de données les élabore, consciemment ou inconsciemment. Comme on le verra dans ce chapitre, travailler sur la mise en série d’une matière première essentielle à la production de kilowatts-heure et de mètres cubes de gaz, donne des clés pour interpréter les interactions entre différents acteurs économiques. Cela permet de s’interroger sur le poids des données chiffrées et sur les enjeux qui s’y rattachent lorsque se font face des utilisateurs multiples, aussi bien internes, comme le conseil d’administration, qu’externes comme les différentes tutelles. Les données chiffrées deviennent une source particulièrement riche pour l’historien lorsqu’il comprend que ces statistiques ne sont pas communiquées de la même manière aux autorités de Vichy et à l’Occupant.

12Comment et sous quelles formes sont produites ces données ? Quel est leur parcours et quelles transformations subissent-elles lorsqu’elles sont délivrées au siège social de la Compagnie ? Dans ce processus de construction, comment les producteurs des données présentent-ils ses chiffres aussi bien à l’Occupant qu’aux responsables de Vichy ? Le contexte de pénuries et la logique d’entreprise incitent-ils la direction à une certaine manipulation des données ?

13Nous présentons dans un premier temps, la typologie des données produites et les producteurs qui interviennent au sein de la Compagnie, ainsi que le parcours d’élaboration d’une donnée au sein de deux usines stratégiques pour la CFG que sont les usines de Calais et de La Rochelle. Ce sont en effet les centrales les plus productives de la Compagnie et elles travaillant directement pour l’effort de guerre allemand. Elles revêtent un autre caractère stratégique aux yeux de l’Occupant et de Vichy car elles assurent un service vital auprès des entreprises locales : hôpitaux, transports et industries. Dans un second temps, nous aborderons l’analyse des contextes dans lesquels ces données sont produites et enfin les obstacles liés au processus de dépouillement dans les grilles de lecture entre le producteur de données et l’historien qui les analyse.

Une agrégation de chiffres

14En tant que producteur et distributeur de gaz et d’électricité, rien d’étonnant à ce que la Compagnie ait recours à une abondante série de chiffres. Pour le bon maintien de ses activités, elle a besoin de déterminer les résultats bruts obtenus dans le mois. Elle cherche donc à suivre son activité au quotidien, à augmenter son chiffre d’affaires et à étendre son réseau de clients. Les données ainsi « agrégées » orientent sa politique commerciale et permettent de réajuster le programme d’investissement.

15Pour « remonter » l’information, la Compagnie s’appuie sur un réseau interne d’informateurs qui compilent des statistiques sur l’activité de production et de distribution. La manière de procéder est un trait typique des grands groupes électriques et gaziers du xixe siècle. Le triptyque « équiper - produire - transporter » aboutit à la création de services chargés de mesurer les capacités de production et les mouvements du personnel en mobilisant des rapporteurs de données à plusieurs échelles.

Les rapports techniques

16La première mise en série de données commence à l’échelle des usines. C’est par ces chiffres que l’on connaît de manière précise les résultats techniques de chaque centrale.

  • 7 État numérique du personnel et les différents statuts de 1938-1947. Boîte 727372, Archives EDF.

17À l’échelle de l’usine, la compilation des résultats mensuels est supervisée par le directeur, accompagné d’un second, choisi selon la taille de la centrale : dans les usines de plus de 20 salariés, soit 11 des 26 usines, le directeur travaille en duo avec un ingénieur ; dans celles de moins de 20 salariés, c’est le chef ou sous-chef comptable qui assure cette mission7.

  • 8 Les archives historiques d’EDF les ont classés dans la rubrique « Activité technique » dans une poc (...)
  • 9 Cette période constitue la délimitation chronologique de notre travail de doctorat.
  • 10 Pour la période de mai à juillet 1940, on dispose d’un seul rapport trimestriel pour le gaz tandis (...)

18Les producteurs de données envoient des séries de statistiques aux Service électricité et Service gaz du siège social (pour l’organigramme de l’entreprise, figure 3). Celles-ci y sont mises en forme dans deux rapports distincts8 (rouge pour l’électricité et bleu pour le gaz). Ces rapports se présentent sous la forme de petits livrets, dont le nombre de pages varie en fonction de l’importance des événements survenus, avec pour titre « Rapport des services électriques » et « Rapport des services gaz ». On dispose d’une série quasi complète de 1939 à 19479 : pour chaque année, 12 rapports mensuels, à la fois pour le gaz et l’électricité, sauf pour les années 1940, 1944 et 1947, soit un total de 199 livrets toutes énergies confondues10.

19Les rapports sur l’activité technique, rédigés par les services centraux du siège social sous forme de chapitres, fournissent les informations suivantes.

GAZ

20Fabrication (figure 2) : des quantités de gaz produites par usine, mesurée en m3 et leur variation absolue et relative en glissement annuel (par rapport au même mois de l’année précédente).

Fig. 2 : Rapport des services gaz du mois de novembre 1940.

Fig. 2 : Rapport des services gaz du mois de novembre 1940.
  • 11 Les dommages sont répertoriés et chiffrés par les archives d’EDF dans une section « Dommages de gue (...)

21Travaux : la description des travaux entrepris, qui concernent principalement la réparation de dégâts sur les canalisations de distribution de l’armistice à 1941, puis des remplacements de canalisations vétustes ; à partir de 1943, les termes « coupures volontaires », « bombardements » et « sabotages » font leur apparition11.

22Distribution d’eau : des données concernant l’activité d’assainissement des eaux usées et de vente d’eau potable d’eau aux collectivités territoriales, fournies par trois usines (L’Isle-Adam, Margny-lès-Compiègne et Neuilly-en-Telle).

23Propagande : les actions commerciales appliquées pour remporter des parts de marché sur des concurrents locaux en proposant un branchement à leur réseau par la fourniture de gaz à leur client.

  • 12 Le montant de la transaction n’est jamais indiqué pour les industries importantes ou pour les socié (...)

24Négociations : les accords conclus avec de nouveaux abonnés ou en cours de discussion (nom du client et parfois nombre de m3 vendus avec leur prix12).

ÉLECTRICITÉ

  • 13 Il est entendu que la puissance fournie par la centrale électrique ne peut être stockée, elle ne fa (...)

25Exploitations : les rapports communiquent la production de kWh vendue par mois et par usine13.

26Exploitation-travaux : tout comme pour le gaz, les centrales ont été relativement épargnées tandis que le réseau de distribution a particulièrement souffert surtout dans le Nord. Après la remise en état vers mars 1941, il est question de poursuivre le grand projet de l’interconnexion dit « des 3 milliards » voulu par le ministre Daladier avant la guerre pour utiliser la houille blanche du sud de la France et aider les usines thermiques à reconstituer leurs stocks de charbon. Les bombardements et coupures de lignes ont la même chronologie que celle du réseau de transport du gaz.

  • 14 L’information sur le nom de tous les clients anciens ou nouvellement abonnés permet de constituer u (...)

27Négociations avec les abonnés : les accords conclus avec de nouveaux abonnés ou en cours de discussion14.

  • 15 La Compagnie fait appel à des fournisseurs concurrents pour compléter la puissance électrique manqu (...)

28Négociations avec les Municipalités, l’Administration et les Fournisseurs de courant : renégociations de prix avec les fournisseurs de courant qui font suite à la perte des transferts d’électricité en provenance d’Alsace devenue zone annexée15.

Rapports généraux

29Une autre source est mise à notre disposition : les rapports des services généraux qui complètent les rapports techniques qui viennent d’être décrits.

30Ils sont rédigés par les différentes branches administratives du siège (Service du personnel, Service du secrétariat, Service de l’approvisionnement commercial) sous la supervision de l’ingénieur en chef des services administratifs, et apportent un autre corpus de données, qui servent comme autre référant pour le conseil d’administration. Les trois unités administratives alimentent des rapports circonstanciés. Ces derniers sont conservés aux archives historiques d’EDF et couvrent la presque totalité de la période qui nous intéresse de 1939 à 1946. Ils sont publiés à chaque début de mois. Il faut attendre 1941, pour qu’ils soient réunis dans un seul et même document, avec un supplément en 1943 concernant la comptabilité centrale et la comptabilité d’usine afin de permettre une lecture rapide des résultats en améliorant leur lisibilité.

31Le rapport du Service de l’approvisionnement renseigne sur les attributions de charbon entrant par usine, par mois et par la provenance de la mine. Une statistique est faite sur les stocks d’un mois à l’autre ainsi que sur la variation des quantités distillées d’un mois à l’autre. La question du renouvellement des matières premières a toujours été scrupuleusement suivie par la direction. En effet, des rapports de « guerres » font leur apparition en novembre 1939 quelques mois après la déclaration de guerre. L’imminence du péril incite la Compagnie à changer l’appellation des rapports en « Rapport de guerre ». Ils en changent le titre pour donner davantage de priorité à cette question cruciale des flux et du prix du charbon. Après juin 1940, ils lui redonnent le titre antérieur.

32Ces rapports de guerre, au nombre de 8, nous éclairent de façon précise sur les évènements au quotidien subis dans les usines et les difficultés rencontrées à mesure de l’avancée de l’ennemi de novembre 1939 à juin 1940. Les rapports de guerre se décomposent de la manière suivante :

  1. un état des stocks d’approvisionnements en charbon d’un mois à l’autre ;
  2. la variation des cours du prix du charbon.
  • 16 Archives EDF, boîte 719954, Note sur les charbons en date du 7 février 1940.

33L’ingénieur en chef des services administratifs communique au conseil d’administration de façon factuelle l’extrême difficulté à obtenir de la matière première. Nous savons que la Compagnie française tente de faire pression auprès du Groupement charbonnier gazier dans le but d’obtenir plus de charbon, dans la mesure où sa principale source de ravitaillement est rationnée. Le GCG avait entrepris de lui réserver, en remplacement du tonnage français, le tonnage belge de Beringen. C’était sans compter sur une grève inattendue des mineurs ; « tout retard dans les livraisons pouvait avoir, en effet, des conséquences graves étant donné l’approche du printemps qui pouvait faire prendre corps à l’idée allemande d’une invasion de la Belgique16 ». Les données produites ont ici un effet immédiat, elles alertent les instances dirigeantes sur un important dysfonctionnement pour fournir de l’énergie en quantité suffisante.

34Dans le rapport du Service de la comptabilité centrale, qui est adjoint à partir de 1943, figurent les mouvements de trésorerie en francs (balance et recette) pour chaque mois. Le bilan sur les bénéfices est établi en comparant le gaz et l’électricité. Cette analyse comparative se fait en prenant comme point de référence l’année d’avant à la même période. Ce document indique, par le renouvellement de son matériel, ses capacités de financement ainsi que les décisions concernant l’augmentation du capital social de l’entreprise de manière successive sur trois années : 1937, 1942 et 1945 au sortir de l’Occupation. Enfin, un état des cours de la bourse du portefeuille de la Compagnie se rajoute au bilan administratif depuis janvier 1943. Les actions de la Compagnie et de ses filiales sont notées en franc avec la variation des cours.

35Qu’elles soient agrégées sur des grands livres de comptes, sous forme de tableaux comparatifs ou en graphiques, les données portant sur les résultats d’exploitation servent la politique économique de la Compagnie. Les nombreux producteurs de ces données participent à ce que nous appellerons « l’interconnexion » des données. Elles sont collectées au sein des usines pour être remontées au niveau central du siège afin de servir de référent pour obtenir plus de matières premières.

Le parcours interne d’une donnée : le cas des usines de Calais et de La Rochelle

36Pour comprendre le cheminement interne d’une donnée au cœur d’une centrale thermique, nous avons pris comme variable d’analyse les approvisionnements de charbon, matière première indispensable pour produire un kWh ou un mètre cube de gaz. Cette démonstration n’est possible qu’avec l’ensemble des relevés précis du métrage des stocks pour les usines de Calais et de La Rochelle. Ce sont toutes les boîtes d’archives contenant des bordereaux de situation, des achats de charbon, des registres sur le fret et la série complète des rapports d’approvisionnement.

  • 17 Archives EDF, boîte 724517, La moyenne est calculée sur les 12 mois d’activité des usines pour les (...)

37Notre but est de déterminer si la pénurie en matière première frappe de la même manière les deux usines et si elles connaissent d’importances variations dans ses flux entrants. Le choix s’est porté sur ces deux centrales car elles sont les plus productives de la Compagnie aussi bien en gaz qu’en électricité. Elles réalisent à elles seules plus de 30000017 kWh et m3 de gaz par mois. Leurs principaux clients sont les troupes allemandes (Kriegsmarine, Organisation Todt et Luftwaffe) ; du côté des entreprises françaises, ce sont principalement les chantiers navals, la SNCF et les collectivités locales. Leur statut particulier d’entreprise V-betriebe et le placement de l’usine de Calais sous l’autorité de l’Occupant les mettent dans une situation privilégiée.

38La Compagnie s’assure de la bonne marche des usines en suivant de très près son flux entrant. Le tonnage réceptionné est annoté de trois manières différentes.

  1. Une saisie manuscrite sur un grand registre pour les achats de charbon effectués auprès des fournisseurs. Le registre est compilé par le service de l’approvisionnement ; pour les années allant de 1939 à 1942, seuls les chiffres de la période de mars à avril sont reportés. La série n’étant pas complète, il a été nécessaire de croiser les sources avec « les métrés des stocks par usine », qui est complet avec une chronologie longue 1937 à 1947.
  2. Un tracé géométrique répertoriant la volumétrie par type de charbon et par classification du coke. Nous disposons de feuillets classés par ordre alphabétique rédigés de façon plus ou moins complexe (un tracé à la main ou dactylographié avec un récapitulatif à la fin du bordereau).
  3. La saisie dactylographié d’un bordereau, selon un format commun à toutes les usines. Un arrêté est effectué le premier et le dernier jour du mois. La série est complète, tous les bordereaux ont été versés aux archives.

39L’état des stocks subit aussi plusieurs réécritures de la part de l’ingénieur, réécriture supervisée par le directeur de l’usine. Ce dernier a le pouvoir de réajuster les chiffres parce qu’il est l’unique interlocuteur du siège social. Son action peut être légitimée par les bons résultats obtenus par la production. La mise en série des données est effectuée par un petit nombre de personnes cadres. La cellule dirigeante se compose de trois membres du personnel dits « supérieurs » : un directeur et deux ingénieurs ; ils sont eux-mêmes secondés par une dizaine de « cadres et d’agents de maîtrise ».

40On a choisi l’année 1942 parce qu’elle correspond à un tournant dans l’effort de guerre allemand qui se caractérise par le transfert de commandes militaires vers les entreprises d’armement produisant pour le compte de l’armée allemande. Ces mêmes entreprises étant consommatrices d’électricité et de gaz, il n’est pas étonnant que les quantités regardées soient élevées.

41Nous avons procédé à la création d’une base de données où il a été saisi :

  • la nature des charbons destinés à la distillation de gaz pour chacune des usines ;
  • leur calibre ;
  • la mine d’origine ;
  • la quantité ;
  • la période (janvier, juillet, décembre).

42Cette analyse est rapportée à l’année d’avant à la même période. Les tableaux obtenus adoptent la même codification que celle de l’époque. Tous les bordereaux, équivalents à une centaine de feuilles, ont été saisis et comparés avec les chiffres communiqués par le service de l’approvisionnement. Ce travail fastidieux est obligatoire si l’on veut déterminer de façon précise les quantités perçues et décrire une réalité.

43Le tableau 1 révèle les étapes de réécriture pour l’année 1942 où les besoins en énergie pour l’effort de guerre allemand sont croissants. À la lecture de ce tableau, l’étonnement a été notre première réaction : les chiffres notés dans les bordereaux et ceux communiqués à la direction centrale étaient complètement différents. Le croisement de l’ensemble des sources et le résultat final nous ont fait douter du processus et de la méthode employée. Un travail de recomptage a permis de vérifier l’exactitude du résultat et nous a amenée à avancer l’hypothèse d’une duplicité de la Compagnie. En effet, nous pensons que la réécriture du métrage du charbon ne peut se faire sans l’aval de la direction centrale. Le fait de minorer les stocks est une manière pour la Compagnie d’obtenir plus d’approvisionnement en charbon aussi bien auprès de l’Occupant que des instances de Vichy. La Compagnie gagne un espace de négociation du fait de l’existence de deux tutelles qui multiplient les contraintes administratives. Cet enchevêtrement des organes administratifs déstructure le marché initial de la Compagnie. Ce sont donc deux « marchés » qui coexistent, l’un avec l’autre.

Tabl. 1 : Comparaison des chiffres communiqués au siège social concernant les quantités de charbon réceptionnées, avec les résultats obtenus par agrégation des chiffres bruts figurant dans les bordereaux.

Tabl. 1 : Comparaison des chiffres communiqués au siège social concernant les quantités de charbon réceptionnées, avec les résultats obtenus par agrégation des chiffres bruts figurant dans les bordereaux.

La source chiffrée manipulée par le contexte de l’Occupation ?

44Les producteurs de données convergent vers un même but, celui de maintenir l’activité dans ce contexte économique sous tension. Les données sont recueillies à différents échelons pour parvenir sous la forme de rapports à la direction de la Compagnie. Nous sommes tentés de nous demander quelle est l’attitude des dirigeants face à cette masse de données statistiques agrégées. Dans un contexte de guerre, la production de données est aussi influencée par celui qui communique les résultats : il est question ici du directeur d’usine qui souhaite éviter un enrégimentement de son outil de production, tandis que pour la direction, la logique d’entreprise prime avant tout.

La contraction du marché : une production à l’heure allemande

45En effet, expliquer l’attitude des dirigeants face aux autorités allemandes et au régime de Vichy, c’est s’attacher à comprendre le rôle bien particulier que revêt l’énergie. Contrairement à l’armement ou à la métallurgie, c’est un produit qui sert à l’ensemble de l’industrie française et à ses services publics. L’arrivée de l’Occupant déséquilibre fortement le marché initial de la Compagnie, marché qui est constitué avant la guerre d’une clientèle de collectivités locales pour qui elle assure l’éclairage des villes et distribue de l’eau potable, et de particuliers auxquels elle fournit du gaz et de l’électricité. Elle fournit aussi de l’énergie à tout le tissu industriel local qui va de la grande industrie (les manufactures de Saint-Gobain), aux services publics (les PTT, les gares SNCF et les écoles communales), en passant par les artisans (les chocolatiers, boulangers, les bouchers et les menuisiers) et pour finir par les exploitants agricoles (les viticulteurs, les fabricants alimentaires comme Panzani, les laiteries et les céréaliers).

  • 18 C. Bouneau, « L’économie électrique sous l’Occupation », dans D. Varaschin (dir.), Les entreprises (...)

46Les exigences de production des Allemands redéfinissent le marché habituel de la Compagnie. Les clients d’hier n’ont plus la même priorité. L’électricité et le gaz sont utilisés pour le compte de l’Occupant de deux manières : ce dernier est dit « client direct » lorsqu’il achète son énergie sans intermédiaire auprès de la Compagnie, notamment pour les Feldkommandantur ou pour la Kriegsmarine basée à La Rochelle et il est dit « client indirect » lorsque la production d’énergie sert à une entreprise travaillant pour ses besoins. L’exploitation du réseau électrique et gazier par l’Occupant est méthodique. « L’objectif primordial des autorités hitlériennes était de garantir la desserte de la région parisienne, où étaient concentrés à la fois leurs appareils militaires et administratifs et des industries vitales pour leur effort d’armement, et ceci en détournant le maximum d’énergie hydraulique possible de la zone sud18. »

  • 19 A. Beltran, R. Frank, H. Rousso (dir.), La vie des entreprises sous l’Occupation. Une enquête à l’é (...)

47À leur arrivée, les autorités d’occupation cherchent à remettre en état de marche l’ensemble du réseau par la réalimentation du bassin minier et des lignes à haute tension du Nord19. Après la phase de pillage et d’enrégimentement de certaines centrales pour s’assurer de leur bon fonctionnement, les usines qui fournissent de l’énergie pour la Défense nationale voient leurs marchés changer de main au profit de sociétés ayant reçu des commandes massives pour le compte de l’Occupant.

  • 20 Archives EDF, boîte 724281, Note sur les ventes d’électricité du 2 février 1942 du service électriq (...)

48Les contrats passés avec ces usines permettent de relancer l’activité des centrales. Lorsque la vente d’énergie est faite en direct avec l’Occupant, un contrat est établi en bonne et due sur les bases d’un traité d’abonnement normal, voire sur un tarif élevé pour les usages d’un cantonnement20. Cependant, le paiement tarde à se faire, le directeur d’usine est obligé d’en référer à la Kommandantur pour obtenir le règlement. Les troupes allemandes devenues abonnées bénéficient d’un tarif à 1 f au lieu de 1,02 f le kWh au prix du marché dès septembre 1940.

  • 21 H. Rousso, « L’économie : pénurie et modernisation », dans J.-P. Azema, F. Bédarida (dir.), La Fran (...)

49Le rapport direct avec l’Occupant au niveau local exige de la part du producteur de données d’« orienter » quelque peu ses chiffres pour obtenir plus de matières premières. Les relations entre les entreprises et l’Occupant s’apparentent dans le domaine électrique et gazier à une collaboration de « la corde et du pendu21 ». Afin de maintenir son activité et de répondre aux besoins de ses clients, la Compagnie adapte son discours face à ses principaux interlocuteurs. Elle emploie un double langage sur les chiffres pour obtenir une meilleure marge de manœuvre dans des négociations qui lui donnent accès à un statut avantageux auprès des autorités occupantes. En effet, l’Occupant déclare les usines françaises travaillant à son compte comme Rüstungsbetriebe, établissement d’armement, et Versorgungsbetriebe, établissement d’approvisionnement.

50Les usines les plus productives, celles situées dans la zone rattachée et interdite (figure 2), sont soumises au diktat du nouveau Bureau de l’énergie de Lille qui calque son organisation sur celle de l’Energiereferat de l’Oberfeldkommandantur 670. Ce dernier étend son périmètre de compétences aux sociétés en imposant les règles suivantes :

  1. o Il pourra obliger les entreprises exploitantes à fournir de l’énergie à des utilisateurs déterminés et obliger les utilisateurs à se fournir en énergie à des producteurs ou à des distributeurs déterminés.
  2. o Il exerce une action de surveillance générale très étendue sur l’ensemble des entreprises d’énergie.
  3. o Il pourra prendre toutes mesures nécessaires pour que les centrales électriques, quel que soit leur régime, et notamment les centrales minières et les centrales autonomes, concourent à l’alimentation en électricité et en gaz du Nord et du Pas-de-Calais, ainsi que du reste du territoire français, au mieux de l’intérêt général. 4o Il pourra, de même, prendre toutes mesures en vue d’assurer, au mieux de l’intérêt général, le transport, la répartition et la distribution de l’électricité, du gaz et de l’eau22.

Fig. 3 : Une multiplicité d’interlocuteurs.

Fig. 3 : Une multiplicité d’interlocuteurs.

51Face aux exigences de ce nouvel interlocuteur, les autorités de Vichy donnent pour mission aux comités d’organisation (CO), par la loi du 16 août 1940, de rationaliser et d’organiser la production industrielle. Un questionnaire est envoyé à partir de mars 1941 à chaque usine de la Compagnie pour recenser ses capacités de production : chiffres d’affaires allemands, noms des clients, nombre de kWh et m3 vendus, statut de « protection » allemand et stocks des matières premières. Les comités d’organisation du gaz et de l’électricité (Cogaz et COEE) fixent des règles à la branche énergie afin de contrôler le flux de matières premières qu’ils octroient. Cette forme d’ingérence dans les affaires de la Compagnie a peut-être été l’occasion pour celle-ci de multiplier les interlocuteurs et de négocier en direct avec d’autres organismes.

Le double jeu des données, arme de négociation ?

52La multiplication des interlocuteurs administratifs est en soi un moyen d’obtenir plus de matières premières. Ce fut particulièrement le cas pour les usines situées en zone interdite et rattachée. Des organismes dépendants de Vichy tels que le Comité d’organisation de l’énergie électrique (COEE) et le Comité d’organisation du gaz (Cogaz) ont vu leur influence reléguée au second plan par d’autres organismes ayant une forte implantation locale. Ce fut le cas du Syndicat des professionnels des producteurs et distributeurs d’énergie électrique (SPPDEE) et du Bureau de l’énergie à Lille créé en janvier 1941 avec à sa tête un ingénieur en chef des ponts et chaussées de la 1re circonscription de Lille, ce dernier relevant directement de l’Oberfeldkommandantur 670 de Lille ou de la Direction de l’électricité.

53La Compagnie s’appuie sur les grandes représentations patronales pour limiter son rationnement. Un courrier du président du SPPDEE comprend parfaitement la position des dirigeants d’entreprise et le souligne en ces termes :

  • 23 Archives EDF, boîte 724446, Lettre du président délégué Edmond Roux du SPPDEE au PDG de la Compagni (...)

J’ai été très heureux, je le répète, de lire la lettre de votre Directeur de Compiègne et je l’ai même communiquée au Directeur de l’Electricité, M. GIBRAT, afin qu’il sache bien, par un nouvel exemple entre beaucoup d’autres, que contrairement à ce qu’il pouvait penser, les sociétés d’électricité accomplissaient tout le nécessaire, avec discipline et conscience, pour exécuter ses ordres. Encore que la circulaire en question ait pu vexer un peu certains de nos adhérents et collaborateurs, je crois qu’elle était utile et même nécessaire23.

54Le rapport avec l’Occupant est « direct » avec un contrôle réalisé à la fois par les différentes sections économiques allemandes. Ce sont essentiellement les usines situées dans la zone rattachée et interdite qui connaissent l’installation à demeure d’officiers très souvent spécialistes du gaz et d’électricité donc parfaitement à même de comprendre les problématiques de fonctionnement d’une unité de production. Les discussions se traitent ici sans intermédiaire pour obtenir une souplesse dans l’envoi de charbon et éviter des coupures.

55Négocier sans intermédiaire permet d’autre part d’éviter les réquisitions de personnel. Leur qualification les préserve d’un départ vers l’Allemagne. L’Occupant a tout intérêt à ce que les usines tournent à plein régime sans encombre.

  • 24 Archives EDF, boîte 724408, Lettre circulaire no 6 portant sur les restrictions de gaz et la répart (...)

56Une de mes hypothèses de travail soulignerait une certaine « duplicité » dans les questionnaires envoyés au COEE et au Cogaz et ceux retournés au Bureau de l’énergie à Lille. Il s’agit d’un questionnaire d’enquête obligatoire à retourner le 15 de chaque mois où il est fait mention des volumes destinés au gaz pour l’armée d’occupation, aux industries travaillant pour le Rüstunggsinspektion, pour la Militärverwaltung, les industries de l’alimentaire, les services publics, les stations de compression. L’autre partie est considérée comme restrictive : elle comprend les usages domestiques, le chauffage et les fournitures aux industries et commerces divers24.

57Cependant, très peu de questionnaires ont été sauvegardés. Ceux qui l’ont été ne portent pas sur les usines de Calais et de La Rochelle. Nous ignorons comment les données sont retranscrites auprès de l’Occupant. S’agit des rapports d’activité fournis au conseil d’administration ? Des bordereaux d’exploitation ? Aucune source n’indique le format – tableau ou graphique – communiqué lors des négociations. Nous savons que ce sont les directeurs d’usine qui vont discuter directement avec les Allemands pour obtenir plus de matières premières. Le directeur d’usine court-circuite les instances de Vichy en traitant sans intermédiaire. Il s’agit d’un « donnant-donnant », où chacun des protagonistes a tout intérêt à ce que le charbon ne manque pas pour la centrale. C’est pourquoi la Compagnie profite de cette situation pour minorer ses stocks.

L’impartialité des données : pour les producteurs de données et pour l’historien ?

Replacer le corpus de données dans le débat historiographique

  • 25 F. Mackowiack, « L’industrie du gaz dans le Nord-Pas-Calais de 1830 à 1970 », mémoire de DEA, sous (...)
  • 26 C. Gomez, « Histoire du gaz à Strasbourg, 1838-1988 et histoire du gaz de Strasbourg S.A., 1914-198 (...)

58L’histoire de l’électricité, contrairement à l’histoire du gaz, a trouvé un auditoire important auprès du Comité d’histoire d’EDF. Ce dernier a soutenu de multiples travaux décrivant les étapes de développement de cette énergie dans les foyers français, alors que le gaz demeure « un problème de techniciens et d’ingénieurs25 ». C’est en quelque sorte le parent pauvre de l’histoire car il a suscité peu d’intérêt parmi les historiens. Il faut attendre les travaux novateurs de Jean-Pierre Williot, Jean-Marie Giraud et de Christelle Gomez26 pour ouvrir la voie à bien d’autres recherches sur l’histoire du gaz. L’Histoire générale de l’électricité en France de 1919 à 1946 demeure l’ouvrage de référence sur notre période. Il retrace les temps forts de cette énergie appliquée à tous les domaines de notre société. Le chapitre intitulé « Panorama de l’électrification », de Maurice Lévy-Leboyer, est une de nos principales références puisqu’il expose les moments clés de l’électrification.

  • 27 H. Levy-Leboyer, H. Morsel (dir), Histoire générale de l’électricité, op. cit., p. 19.

59Comme nous l’avons rappelé, l’électricité est perçue comme un secteur « abrité », dont les dirigeants n’auraient pas su utiliser les moyens. Mais il paraît difficile, de nos jours, de traiter l’ensemble documentaire des douze cents entreprises qui composent alors la profession et de ne pas chercher à vérifier l’étendue exacte de leur marge de manœuvre27. Ce secteur clé de l’économie a été relativement protégé, les investissements ont permis aux entreprises électriques d’accroître leurs profits car l’essentiel de leur activité était tourné vers la clientèle industrielle. La multiplication des monographies d’entreprises traitant de cette période donne un élan à la recherche grâce à l’interprétation des données. Elle a permis de souligner qu’il existait des phases de croissance pour certains secteurs de l’industrie mettant en porte-à-faux cette « France des années noires ».

60Les idées reçues sur le régime de Vichy ont longtemps imprégné l’historiographie.

  • 28 H. Rousso, Vichy. L’événement, la mémoire, l’histoire, Paris, 1992, p. 174.

La première n’a voulu voir dans le régime de Vichy que sa façade réactionnaire, conservatrice, illustrée par le discours pétainiste du « retour à la terre » entendu comme une revanche sur la société industrielle, atomisée et individualiste […] un nouveau cliché, qui voit au contraire en Vichy l’affirmation d’une technocratie triomphante et toute-puissante, dont l’action en matière économique et sociale constituerait pour ainsi dire le soubassement caché (et honteux) de la modernisation de la société française d’après-guerre28.

61Les dirigeants de Vichy ont justifié la mise sous tutelle du secteur de l’énergie pour deux raisons. La première, enrayer le processus de pillage mis en place par les Allemands dès la défaite de juin 1940. La seconde s’inscrit dans la recherche d’une souveraineté et légitimité nationale sous couvert d’une volonté d’administrer les secteurs économiques largement détournés par l’Occupant.

62Cette question est liée à celle de la conservation des sources par les archives EDF et renvoie à l’usage qui a été fait des données au moment de la Libération. La Compagnie n’a pas été frappée d’indignité nationale au moment de son procès devant la Commission sur les profits illicites avec les troupes d’occupation. L’argument de la préservation de l’outil de production ainsi que les preuves chiffrées démontrant la faible participation des fournitures allemandes dans son chiffre d’affaires ont permis la sauvegarde d’un important corpus d’archives encore accessible aujourd’hui. Nous pouvons dire que ce secteur a été abrité car au moment de la nationalisation, les dirigeants de la Compagnie ont perçu d’importantes indemnisations en compensation.

  • 29 Voici quelques exemples d’ouvrages : H.-L. Choi, Énergie électrique du Nord de la France (1907-1946 (...)
  • 30 Quelques auteurs qui ont travaillé sur le milieu de l’énergie et du patronat : Richard F. Kuisel, E (...)

63L’étude d’une monographie d’entreprise à un niveau microéconomique est une façon pour l’historien de regarder à une autre échelle la vie au quotidien d’une société. Les travaux sur l’histoire des énergies se multiplient29 depuis quelques années sur cette période. Les historiens s’intéressent davantage à des champs de recherche longtemps peu étudiés, comme le portrait du patronat électrique et gazier au travers d’un travail prospographique sur les dirigeants et sur leurs choix managériaux30.

  • 31 R. De Rochebrune, J.-C. Hazera, Les patrons sous l’Occupation, Paris, 1995, p. 783.

64Les débats autour de l’attitude des patrons renvoient au clivage « résistant/ collaborateur » toujours très épineux, hautement politique et chargé d’émotions. « Cette décision de poursuivre, aussi normalement que possible, l’activité, après avoir décrété ou constaté que “la vie continue”, a emporté tout le reste, ou presque31. » Le recul de l’historien est ici nécessaire afin de se soustraire à la subjectivité des sources produites dans ce contexte de guerre.

Le travail critique des sources : tout croire quand un premier travail de classement est établi ?

65L’important fond conservé aux archives d’EDF à Blois invite l’historien à la prudence. Les 100 mètres linéaires paraissent alléchants et font miroiter un travail de données déjà bien abouti où les statistiques ne pourraient être contestées. Ce qui peut être vrai quand on sait la minutie avec laquelle la Compagnie effectue un important travail de relevés de données au quotidien.

  • 32 C. Vuillermot, Pierre-Marie Durand et l’énergie industrielle, op. cit., p. 20.

66Comme le soutient Catherine Vuillermot, « les archives d’entreprises représentent un matériau aussi précieux que dangereux pour le chercheur, en ce sens que l’histoire de la société y est présentée telle que les dirigeants l’ont vécue. Ces pages écrites au jour le jour ne bénéficient d’aucun recul, et elles portent l’empreinte de ceux qui les ont rédigées dans le feu de l’action, eux-mêmes fortement influencés par les circonstances du moment32 ». Le producteur de données est ici multiple : il peut être le comptable, l’ingénieur en chef, le directeur de l’usine et, à un autre niveau, le conseil d’administration quand il s’agit de discuter avec les instances de Vichy ou les autorités occupantes.

67La politique commerciale de l’entreprise s’appuie sur l’abondance des données produites, notamment par une mise en série des stocks de charbon, de ses résultats de fabrication d’énergie ou de ses bénéfices réalisés. Elle s’appuie sur ses services internes qui agrègent les données. Nous pouvons imaginer la manière dont circulent les informations à l’intérieur de son propre réseau d’usines. L’interconnexion des données joue un rôle essentiel pour décrire une situation au quotidien.

68Peut-on parler d’objectivité dans l’analyse des statistiques entre le moment où elles sont produites et celui où elles sont communiquées au conseil d’administration ? Nous avons des exemples où les calculs sont refaits une multitude de fois au niveau central : les montants de kWh vendus à l’Occupant sont réécrits à plusieurs reprises, un stock de charbon est sous-évalué. Nous pouvons avancer l’hypothèse même de l’établissement d’un double jeu sur les chiffres pour obtenir un meilleur approvisionnement.

69Employer le terme « double jeu » en ce qui concerne les producteurs de données aboutit à poser des questions complexes relatives à l’attitude des ingénieurs et des directeurs à l’égard des Allemands. En effet, en parcourant les résultats à la fois communiqués à l’Occupant et aux comités d’organisation, je m’interroge sur les tactiques qu’utilise dans la négociation un directeur d’usine lorsqu’il va rencontrer un responsable allemand à Lille pour obtenir plus de bons en matières premières. La multiplicité des interlocuteurs renforce et rend plus vraisemblable l’hypothèse d’un double jeu en traitant directement avec l’Occupant, qui apporte à la Compagnie plus de souplesse dans sa négociation. La collaboration économique ramenée à un niveau local se soustrait aux jeux et manœuvres politiques plus nationales.

70Les données produites au moment de l’Occupation et celles qui sont réceptionnées par l’historien nous invitent à nous interroger sur le traitement fait par les archivistes de la mémoire. Quels ont été les choix dans la conservation de tels ou tels corpus ? Les débats sur la participation des patrons à la collaboration d’État sont-ils entrés en ligne de compte dans la mise en série des fonds ? Notre réponse ne peut être complète. À ce stade de notre travail, nous avançons l’idée que ce secteur ayant été épargné par les comités de confiscation des profits illicites, les archives n’ont pas subi sciemment de destructions en amont. En outre, on ne peut établir que des documents incriminants ont été détruits avant la nationalisation.

71Le travail de sélection des données et son retraitement font écho aux problématiques posées par l’historien. La méthodologie employée et les tentatives de mise en série ont été semées d’embûches et il a été nécessaire de procéder par recoupements afin de comparer les chiffres délivrés dans les rapports généraux d’activité avec ceux fournis aux autorités d’Occupation.

*

  • 33 H. Morsel, « De la pénurie à la stratégie ou l’organisation de l’énergie électrique sous l’occupati (...)

72Les producteurs de données sont résolument tournés vers le maintien de l’activité. La logique de l’entreprise prévaut sur toutes les considérations de conscience ou d’éthique pour le dirigeant. Le travail de mise en série de l’époque et celui de l’historien conduisent à une même conclusion : la volonté de préservation de l’outil de travail, qui s’apparente à un esprit de survie aussi bien pour le technicien d’usine que pour le patron. Ce double discours montre bien la volonté de poursuivre les grands projets d’électricité. Les sources nous révèlent qu’en dépit de la double tutelle, la Compagnie ne subit pas de rupture majeure dans son fonctionnement au quotidien, mais plutôt des aléas ponctuels suivant l’évolution de la situation économique et politique du moment. « Face à l’Occupation, cette fuite en avant technique était très certainement une nécessité psychologique pour les dirigeants de l’époque, et ce nouvel état d’esprit explique bien des comportements lors de la reconstruction33. » Le contexte dans lequel ces données sont produites et déconstruites par l’historien permet de décrire un quotidien où les contraintes extérieures réajustent l’attitude du rédacteur des données.

Notes

1 M. Levy-Leboyer, H. Morsel (dir.), Histoire générale de l’électricité en France. L’interconnexion et le marché 1919-1946, Paris, 1994, p. 697.

2 D. Fraboulet, Les entreprises sous l’Occupation. Le monde de la métallurgie à Saint-Denis, Paris, 1998, p. 79.

3 G. Eismann, Hôtel Majestic. Ordre et sécurité en France occupée (1940-1944), Paris, 2010, p. 95.

4 D. Fraboulet, Les entreprises sous l’Occupation, op. cit., p. 75.

5 Un colloque sur cette question a eu lieu en octobre 2005, dont les textes ont été présentés dans l’ouvrage commun : D. Varaschin (dir.), Les entreprises du secteur de l’énergie sous l’Occupation, Arras, 2006.

6 Le classement a été établi à partir des résultats financiers « avant distribution » à des dates données par A. Beltran, dans Histoire générale de l’électricité en France. L’interconnexion et le marché 1919-1946, op. cit., p. 700. UDE (Union d’électricité) se place en tête du classement, CPDE (Compagnie parisienne de distribution d’électricité) en deuxième, SEP (Société électricité de Paris – du groupe belge EMPAIN) en troisième, Loire et Centre en quatrième. Les groupes EELM (Énergie électrique du littoral méditerranéen ou encore la SGFL (Société générale de force lumière) sont des incontournables dans le paysage des firmes électriques. Le chiffre d’affaires n’a pas été quantifié.

7 État numérique du personnel et les différents statuts de 1938-1947. Boîte 727372, Archives EDF.

8 Les archives historiques d’EDF les ont classés dans la rubrique « Activité technique » dans une pochette intitulée « rapport d’exploitation ».

9 Cette période constitue la délimitation chronologique de notre travail de doctorat.

10 Pour la période de mai à juillet 1940, on dispose d’un seul rapport trimestriel pour le gaz tandis qu’aucun rapport n’est présent dans les archives pour l’électricité. Il s’agit probablement d’un effet de la bataille de France et de la débâcle des services administratifs. Pour l’année 1944, le rapport du mois de septembre manque pour le gaz, et, pour l’électricité, un même rapport couvre les deux mois d’août et septembre. On peut enfin signaler que pour 1947, année de la nationalisation, il manque les rapports d’avril à décembre pour le gaz et ceux des mois d’avril, septembre, novembre et décembre pour l’électricité.

11 Les dommages sont répertoriés et chiffrés par les archives d’EDF dans une section « Dommages de guerre ».

12 Le montant de la transaction n’est jamais indiqué pour les industries importantes ou pour les sociétés d’utilité publique comme la SNCF, les écoles ou les hôpitaux.

13 Il est entendu que la puissance fournie par la centrale électrique ne peut être stockée, elle ne fait que circuler sur les lignes hautes tensions pour poursuivre son chemin sur le réseau interconnecté.

14 L’information sur le nom de tous les clients anciens ou nouvellement abonnés permet de constituer une base de données pour analyser l’évolution du portefeuille de clientèle.

15 La Compagnie fait appel à des fournisseurs concurrents pour compléter la puissance électrique manquante. C’est le cas en particulier pour les usines de La Rochelle, Auxerre, Calais et Montereau.

16 Archives EDF, boîte 719954, Note sur les charbons en date du 7 février 1940.

17 Archives EDF, boîte 724517, La moyenne est calculée sur les 12 mois d’activité des usines pour les années 1940 à 1943.

18 C. Bouneau, « L’économie électrique sous l’Occupation », dans D. Varaschin (dir.), Les entreprises du secteur de l’énergie sous l’Occupation, op. cit., p. 126.

19 A. Beltran, R. Frank, H. Rousso (dir.), La vie des entreprises sous l’Occupation. Une enquête à l’échelle locale, Paris, 2006, p. 72.

20 Archives EDF, boîte 724281, Note sur les ventes d’électricité du 2 février 1942 du service électrique référencé U-I.307 adressée à l’usine de Compiègne.

21 H. Rousso, « L’économie : pénurie et modernisation », dans J.-P. Azema, F. Bédarida (dir.), La France des années noires, Paris, 1993, p. 461.

22 Archives EDF, boîte 719954, Lettre du ministère de la Production industrielle et du Travail à la Direction de l’électricité, 18 janvier 1941.

23 Archives EDF, boîte 724446, Lettre du président délégué Edmond Roux du SPPDEE au PDG de la Compagnie M. Fregeac, 14 janvier 1942.

24 Archives EDF, boîte 724408, Lettre circulaire no 6 portant sur les restrictions de gaz et la répartition du charbon du 28 août 1941 du Cogaz.

25 F. Mackowiack, « L’industrie du gaz dans le Nord-Pas-Calais de 1830 à 1970 », mémoire de DEA, sous la direction de Jean-Pierre Williot et Denis Varaschin, université d’Artois à Arras, avril 2000, p. 9.

26 C. Gomez, « Histoire du gaz à Strasbourg, 1838-1988 et histoire du gaz de Strasbourg S.A., 1914-1988 », mémoire de maîtrise, Strasbourg, 1988, p. 174 ; J.-M. Giraud, « Gaz et électricité à Lyon, 1820-1946, des origines à la nationalisation », thèse de doctorat, université Lumière Lyon II, 1992, 2 vol. ; J.-P. Williot, « L’industrie du gaz à Paris au xixe siècle, 1799-1905, la mise en place d’un puissant monopole », thèse de doctorat, université Paris 4 Sorbonne, 1995, 3 vol.

27 H. Levy-Leboyer, H. Morsel (dir), Histoire générale de l’électricité, op. cit., p. 19.

28 H. Rousso, Vichy. L’événement, la mémoire, l’histoire, Paris, 1992, p. 174.

29 Voici quelques exemples d’ouvrages : H.-L. Choi, Énergie électrique du Nord de la France (1907-1946) : l’histoire d’une grande entreprise de production-transport-distribution de l’électricité, thèse de doctorat d’histoire sous la direction de D. Barjot, université Paris 4 Sorbonne, 21 janvier 2005, p. 533 ; D. Varaschin (dir.), Les entreprises du secteur de l’énergie sous l’Occupation, op. cit. ; C. Vuillermot, Pierre-Marie Durand et l’énergie industrielle. L’histoire d’un groupe électrique, 1906-1945, Paris, 2001 ; C. Suzor, « Le groupe Empain dans le Nord », Revue du Nord, 387, 2010, p. 951-966 ; A. Beltran, J.-P. Williot, Le noir et le bleu. 40 ans d’histoire du gaz de France, Paris, 1992.

30 Quelques auteurs qui ont travaillé sur le milieu de l’énergie et du patronat : Richard F. Kuisel, Ernest Mercier, French Technocrat, University of California Press, 1967 ; H. Joly, Diriger une grande entreprise au xxe siècle. L’élite industrielle française, Tours, 2013 ; F. Birck, A. Grelon (dir.), Un siècle de formation des ingénieurs électriciens. Ancrage local et dynamique européenne, l’exemple de Nancy, Paris ; et enfin Jean-Claude Daumas (dir.), Dictionnaire historique des patrons français, Paris, 2010.

31 R. De Rochebrune, J.-C. Hazera, Les patrons sous l’Occupation, Paris, 1995, p. 783.

32 C. Vuillermot, Pierre-Marie Durand et l’énergie industrielle, op. cit., p. 20.

33 H. Morsel, « De la pénurie à la stratégie ou l’organisation de l’énergie électrique sous l’occupation en France », op. cit., p. 461.

Table des illustrations

Titre Fig. 1 : Les zones d’implantation des établissements de la CFG.
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Titre Fig. 2 : Rapport des services gaz du mois de novembre 1940.
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Titre Tabl. 1 : Comparaison des chiffres communiqués au siège social concernant les quantités de charbon réceptionnées, avec les résultats obtenus par agrégation des chiffres bruts figurant dans les bordereaux.
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Titre Fig. 3 : Une multiplicité d’interlocuteurs.
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Auteur

IDHES (UMR CNRS 8533, ENS Paris-Saclay, université d’Évry, université Paris Nanterre, université Paris 8, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne)

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