Précédent Suivant

La formation d’une nouvelle génération d’historiens de l’Asie au miroir des guerres d’Indochine

p. 301-311


Texte intégral

1Publiée par Pierre Renouvin en 1946 alors que l’Asie contemporaine était encore une terra incognita pour les historiens, La question d’Extrême-Orient a marqué un tournant dont l’importance n’a peut-être pas été pleinement mesurée. Certes, l’approche y était encore dominée par une histoire assez classique, européo et stato-centrée, des relations entre l’Occident et les grandes puissances asiatiques, dans laquelle l’Asie du Sud-Est n’était évoquée principalement qu’à travers l’Indochine encore française, à l’été 1946. Si l’auteur pressentait l’importance de la relation entre les deux grands vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis et l’URSS, sur le destin de ce continent dont la guerre avait modifié en profondeur les rapports de force1, il ne pouvait discerner encore le rôle majeur qu’allait rapidement y jouer la Chine communiste, aux côtés de l’URSS, puis contre elle, et encore moins esquisser les prémices de la construction régionale dessinée par l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (Asean) à partir de 1967. Cependant, une note de bas de page, en apparence anodine mais en réalité programmatique, avertissait le lecteur, dès la première page de l’ouvrage, que ce livre n’avait nullement l’ambition d’être « une histoire de l’Extrême-Orient, que seuls peuvent écrire des historiens possédant les connaissances linguistiques nécessaires », mais seulement d’éclairer les problèmes internationaux. Or, non seulement Renouvin, puis Duroselle dans son sillage, ont contribué à redonner à cet espace une place dans l’histoire des relations internationales, mais ils se sont tous deux employés à faire émerger cette génération d’historiens contemporanéistes de l’Asie que l’auteur de La question d’Extrême-Orient appelait de ses vœux2.

Pierre Renouvin et Jean Chesneaux : une relation fondatrice

2Renouvin fut l’un des premiers, dès le tournant des années 1940-1950, à encourager les recherches et les enseignements d’histoire contemporaine sur cet espace que l’on nommerait plutôt aujourd’hui l’Asie orientale et du Sud-Est ou l’Asie pacifique3. Il faut mesurer la part d’audace du maître de la future histoire des relations internationales. L’enseignement de l’Asie contemporaine n’existait pas. Les études asiatiques étaient encore dominées par l’« orientalisme » traditionnel, tel qu’il allait être stigmatisé et radicalement déconstruit, à la fin des années 1970, par Edward Saïd à propos d’un « Orient » circonscrit à l’espace situé entre la Méditerranée et l’Inde4. D’après les témoignages de certains de ses anciens étudiants, comme Philippe Franchini5, Renouvin ne récusait pas ce mot « orientalisme » mais, dans un contexte alors marqué par la révolution communiste chinoise et les aléas de la décolonisation en Asie du Sud-Est, il invitait à un « nouvel orientalisme », postmoderne, qui favoriserait l’« indigénisation » – l’« asiatisation », dirait-on aujourd’hui – de l’histoire contemporaine du continent asiatique. Ainsi, après avoir bâti le cadre conceptuel de la nouvelle histoire des relations internationales6, Renouvin avait-il lancé, bien avant Saïd, une deuxième révolution épistémologique. Il se mit à recevoir, dès la fin des années 1940 et le début des années 1950, plusieurs étudiants en quête de sujets de recherche sur l’Asie pour les orienter, non seulement sur les questions socio-économiques déjà prisées par l’histoire des Annales, mais aussi sur les aspects politico-militaires. Il contribua progressivement à former la première génération d’historiens de l’espace sino-indochinois au moment où la France commençait à se détourner de cette région, sous l’effet de son enlisement, de son impuissance, et finalement de sa défaite en Indochine. Même en Sorbonne, l’histoire coloniale faisait peu de cas de l’Asie, dans le cours alors professé par Charles-André Julien, spécialiste de l’Afrique du Nord connu pour ses convictions farouchement anticolonialistes.

3L’un des tout premiers étudiants à répondre à l’appel de Renouvin fut Chesneaux. Militant de la Jeunesse étudiante chrétienne (JEC) dont il fut le secrétaire général, entré très jeune dans la Résistance, incarcéré à Fresnes à dix-neuf ans et sauvé d’une probable déportation par la Libération, Chesneaux suivit des études d’histoire en Sorbonne et fut l’un des premiers, en dehors des linguistes et des historiens de la Chine ancienne, à se lancer simultanément et avec succès dans l’agrégation d’histoire et l’apprentissage de la langue chinoise. Il consacra une thèse d’État, sous la direction de Renouvin et d’Ernest Labrousse, au mouvement ouvrier chinois de 1919 à 1927 et aux luttes économiques et sociales intenses dont celui-ci fut le fer de lance. Publiée en 1962, sa thèse devait être considérée par la Revue française de science politique comme « le premier ouvrage de haute tenue relatif à l’histoire de la Chine contemporaine […] depuis 1945, comme le premier travail en français sur la Chine moderne7 ».

4Puis, Charles Fourniau, qui avait suivi les cours d’histoire de Renouvin en Sorbonne, à la fin des années 1940, et accompagné Chesneaux au Vietnam lors d’une mission pour le compte du PCF, en juillet 19608, s’attela à son tour, au milieu des années 1960, à une thèse d’État sur la conquête de l’Annam et du Tonkin, centrée sur l’histoire de la résistance des lettrés et des paysans du Can Vuong (1885-1896), sous la direction de Renouvin et de Jean-Louis Miège9. Il la soutint bien plus tard, en 1984, avant de la présenter au Vietnam à des historiens pour le moins divisés sur leur appréciation de son travail10.

5Signe des temps, Chesneaux et Fourniau, historiens résolument communistes11, s’étaient publiquement engagés contre l’intervention militaire des Français en Indochine. Ils allaient poursuivre leur engagement contre celle des États-Unis dans les années 1960, en particulier à la direction de l’Association d’amitié franco-vietnamienne (AAFV), créée en 1961. Trop militants pour être considérés comme des contributions scientifiques majeures et durables, leurs ouvrages respectifs sur la guerre du Vietnam furent assez vite oubliés12. Mais ils reflètent cette tension permanente entre l’« éthique de conviction » et l’« éthique de responsabilité », entre l’engagement et la réflexion, caractéristique de la figure de l’intellectuel de l’époque13.

6Bien que plutôt conservateur politiquement, Renouvin joua un rôle essentiel dans la promotion de Chesneaux à la tête des études sur l’histoire contemporaine de l’Asie en Sorbonne. Chesneaux était surtout connu pour avoir profondément renouvelé la sinologie contemporaine en France, créé les premiers enseignements sur la Chine contemporaine à l’université et fait naître une nouvelle génération de sinologues dont il dirigea les thèses de troisième cycle ou d’État14. Marqué par un séjour au Sud-Vietnam en 1947-1948, il avait aussi investi l’histoire du Vietnam. En 1955, trois ans après les ouvrages fondateurs de Paul Mus et Philippe Devillers sur une guerre d’Indochine qui n’était pas encore achevée15, il publiait l’un des tout premiers ouvrages de synthèse sur l’histoire de la nation vietnamienne. En démontrant que celle-ci constituait une réalité profonde, ancienne, décisive, et donc, que l’aspiration des Vietnamiens à l’unité n’avait rien d’artificiel, comme voulait le faire croire alors tout un courant de pensée anticommuniste destiné à justifier le maintien d’un Sud-Vietnam dans l’orbite occidentale, il gommait aussi la brutalité du virage maoïste que le parti communiste vietnamien (Lao Dong ou parti du Travail) avait délibérément pris, sous l’impulsion des conseillers chinois, et qui s’avéra fatal, non seulement à des milliers de propriétaires terriens victimes d’exécutions sommaires lors de la réforme agraire, mais aussi à la créativité intellectuelle et artistique des Vietnamiens. Il occultait la totalitarisation progressive du régime communiste vietnamien, manifestée par la montée en puissance d’un appareil d’encadrement, de contrôle et de répression, et que des centaines de milliers de Vietnamiens avaient déjà fui, entre 1945 et 1955. Indépendamment de leur attrait, les études vietnamiennes de Chesneaux restent celles d’un historien engagé, militant, représentatif d’une génération influencée par le communisme et par sa lutte contre la guerre d’Indochine, comme l’est également son livre pourfendeur de l’intervention américaine au Vietnam, écrit quelques mois avant l’offensive du Têt en 196816. Les fortes pressions exercées par les représentants de la puissante fondation Rockefeller qui, en tant que sponsors de nombreuses activités de recherches au sein de l’École pratique des hautes études (EPHE)17, n’ignoraient rien de son appartenance au PCF ni de ses activités militantes, ne l’empêchèrent point d’être élu, à seulement trente-trois ans en 1955, directeur d’études dans la VIe section, grâce au soutien indéfectible du directeur, Fernand Braudel. Malgré des relations passablement mauvaises avec ce dernier18, Renouvin réussit à exfiltrer Chesneaux de l’EPHE pour favoriser, en octobre 1968, son élection comme premier titulaire de la chaire d’histoire de l’Asie contemporaine de la Faculté des lettres et sciences humaines de Paris, en Sorbonne, que Chesneaux occupa jusqu’en 1970. Au plus fort de la guerre du Vietnam et des « années 68 » en France19, ses cours magistraux consacrés aux mouvements de libération nationale ou à l’histoire de la Chine contemporaine (une première à l’université !), connurent un vif succès. Dans l’effervescence du mouvement d’opposition à la guerre auquel ils prirent une part active, les étudiants s’y bousculaient…

À l’ombre de la sinologie, une nouvelle « vietnamologie20 »

7Avec la bénédiction de Renouvin, Chesneaux favorisa à son tour l’éclosion d’une nouvelle génération de jeunes spécialistes français du Vietnam. Il fit de Daniel Hémery son premier assistant en Sorbonne, en janvier 1969, après lui avoir inspiré quelques années auparavant son sujet de thèse sur le mouvement La lutte dans le Sud-Vietnam des années 1930 – une éphémère et originale tentative de front unique entre trotskystes et staliniens contre le pouvoir colonial et ses alliés en Indochine. Aux yeux critiques des apparatchiks du PCF auquel il appartenait encore, son sujet passait pour sulfureux puisqu’il évoquait les divisions internes au sein du mouvement communiste et renvoyait indirectement le parti « frère », le Lao Dong, à ses propres responsabilités dans la campagne d’élimination physique des trotskystes vietnamiens, en 1945- 1946. Dirigée avec constance par le non moins sulfureux Chesneaux, la thèse d’Hémery fut cependant soutenue, en 1973, avant d’être publiée l’année de la fin de la guerre du Vietnam21. Deux spécialistes du Vietnam qui en maîtrisaient aussi la langue vinrent bientôt renforcer ce pôle d’études asiatiques naissant.

8Le premier n’était autre que Georges Boudarel, rentré en France après un long exil détaillé dans un ouvrage autobiographique22 et qui travaillait alors pour Devillers en tant que vacataire de recherches au CNRS. Après sa thèse consacrée à une traduction et à une présentation des mémoires du nationaliste vietnamien Phan Boi Chau et publiée dans une revue alors dirigée par Devillers23, Boudarel fut choisi par Chesneaux pour être son deuxième assistant en Sorbonne, quelques mois après Hémery. Plus critique que Chesneaux de l’évolution du parti communiste vietnamien, Boudarel soutint personnellement les travaux d’Hémery sur la liquidation des trotskystes par le Lao Dong. Fort d’une longue intimité avec ce pays et le parti communiste qui aspirait à le réunifier sous son contrôle, il allait consacrer lui-même de nombreux travaux et enseignements à l’histoire politique, militaire et culturelle du Vietnam, avant d’être rattrapé en 1991 par son passé d’instructeur politique adjoint au camp 113 pendant la guerre d’Indochine24.

9Le parcours du second est moins connu. Disciple de Chesneaux, marqué lui aussi par la personnalité, les enseignements et les conseils de Renouvin, Pierre Brocheux était parti en 1960, l’agrégation d’histoire en poche, enseigner l’histoire-géographie au lycée français Jean-Jacques-Rousseau de Saigon, où il était né et d’où il revint en juin 1968 pour achever et soutenir, en 1970, sa thèse de troisième cycle sur l’économie et la société dans le delta du Mékong pendant la période coloniale, dont le sujet lui avait été inspiré par Chesneaux.

10Après la dissolution de l’université de Paris à la fin des années 1960, et son éclatement en une dizaine d’universités, Chesneaux partit fonder, avec Emmanuel Le Roy-Ladurie et quelques autres collègues, le département d’histoire-géographie de la nouvelle université Paris 7, installée au centre Censier, puis à Jussieu à partir de 1972. Il y apporta sa chaire d’histoire contemporaine de l’Asie et ses assistants, privant de facto la vieille Sorbonne de son pôle asiatique jusqu’à sa recréation une petite quarantaine d’années plus tard, à l’initiative notamment de Robert Frank et Hugues Tertrais, élu professeur d’histoire de l’Asie contemporaine en 200825.

11Longtemps influencés par les grilles de lecture marxistes, tous engagés dans le mouvement d’opposition à la guerre du Vietnam26, les spécialistes du Vietnam, dont Chesneaux s’était entouré et qui avaient fait souche à Paris 7 – Hémery, Brocheux et Boudarel – prirent peu à peu leurs distances avec le PCF, jusqu’à la rupture qui survint au tournant des années 1960-1970 (Chesneaux le premier, en 1969 ; Brocheux, en 1970 ; Hémery, en 1972). Cette évolution personnelle ne les a pas conduits à remettre en question leur appréciation globalement positive du communisme vietnamien, qui résistait toujours avec succès à la formidable pression militaire exercée par les États-Unis. Cherchant eux-mêmes à favoriser un certain assouplissement à l’intérieur du PCF, conscients que le régime vietnamien était devenu stalinien au Nord-Vietnam, et que cette faction du parti dirigeait en sous-mains le Front national de libération (FNL) du Sud-Vietnam, ils espéraient encore, comme bien des intellectuels vietnamiens eux-mêmes, la naissance d’un communisme différent, au Sud-Vietnam, ou tout au moins un infléchissement de la politique pratiquée au Nord par le Lao Dong. Ils ne tardèrent pas à réaliser leurs illusions après 1975. L’engagement idéologique et militant des historiens du Vietnam formés par Chesneaux fut-il un frein à l’étude des questions politico-militaires asiatiques et notamment indochinoises ? On sait à la fois les « zigzags » du parti communiste – pour reprendre le mot de Marc Bloch – dans les conflits de décolonisation, en particulier lors de la première guerre d’Indochine. On sait aussi leurs rapports compliqués et parfois ambigus, pendant la guerre du Vietnam, avec le Lao Dong, critique de la ligne de coexistence pacifique du PCUS suivie par le PCF. La vogue des Annales, marquée par le rejet de l’événement et de « l’histoire bataille », les dissuada-t-elle de revenir sur un conflit encore trop brûlant, malgré l’exemple magistral inspiré par Renouvin lui-même sur la Première Guerre mondiale ? De fait, à l’exception de Boudarel, qui ne devait jamais se remettre de l’offensive médiatico-juridique déclenchée contre lui au début des années 1990, les conflits asiatiques et, en particulier, indochinois furent surtout investis par des spécialistes non communistes de l’espace sino-indochinois.

À l’ombre de Duroselle : nouvelles approches de l’« Extrême-Orient »

12C’est à Duroselle que revint, dans ce domaine également, la tâche de renouveler l’impulsion fondatrice donnée par Renouvin aux études asiatiques. Dans ces années 1960 marquées par la guerre du Vietnam, un dialogue houleux entre Paris et Washington, et une montée en puissance de l’antiaméricanisme en France, Duroselle s’efforça d’abord de faire comprendre les États-Unis en France, et la France aux États-Unis. Il joua un rôle majeur dans la création d’une chaire d’histoire d’Amérique du Nord en Sorbonne en 1967, dirigea de grandes thèses sur les relations franco-américaines, multiplia les conférences et les articles sur les deux rives de l’Atlantique, et publia lui-même, en 1976, un ouvrage consacré aux relations franco-américaines sur la longue durée27. Il continua, parallèlement, d’encourager le développement des études asiatiques bien au-delà de la disparition de Renouvin en 1974. Il facilita notamment l’insertion de François Joyaux – spécialiste de la politique étrangère de la Chine, venu de l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco)28 – au sein de la nouvelle université Paris 1 et de l’Institut d’histoire des relations internationales contemporaines (IHRIC), dédié depuis 1936 à l’histoire des relations internationales. Prenant nettement ses distances avec l’interprétation marxiste jusqu’alors dominante, Joyaux, gaulliste membre du RPR avec lequel il allait rompre ultérieurement, s’imposa notamment en signant chez Payot, dans la seconde moitié des années 1980, deux ouvrages de synthèse et de référence sur la « nouvelle question d’Extrême-Orient » – un premier tome sur L’ère de la guerre froide (1945-1959) (1985) ; un deuxième sur L’ère du conflit sino-soviétique (1959-1978) (1989) – fruits d’une décennie de cours professés notamment à l’Inalco, à la 6e section de l’EPHE et à l’ENA. Reprenant une appellation qui avait longtemps été synonyme d’étude des rivalités inter-coloniales en Extrême-Orient, il en élargit non seulement le champ géographique, étendu de la frontière indo-birmane à la péninsule coréenne et distribué équitablement entre l’Asie du Nord-Est et l’Asie du Sud-Est, mais aussi le contenu, intégrant l’étude des changements politiques, militaires et économiques ayant affecté toute la zone depuis la Seconde Guerre mondiale, équilibrant aussi ses analyses entre les aspects bilatéraux et multilatéraux. Tandis que Renouvin anticipait en 1946 une région dominée par la rivalité américano-soviétique, la préface de Duroselle au premier tome de La nouvelle question d’Extrême-Orient actait, quarante ans plus tard, le réveil de la Chine, « devenue sinon une super puissance, du moins, grâce au milliard d’hommes et au triomphe d’un parti communiste centralisateur et autoritaire, une zone de force et non plus de faiblesse », un « sujet fort actif des relations internationales », parallèlement à la résurrection du Japon29.

13C’est aussi grâce à Duroselle que Devillers, déjà connu par ses nombreuses publications sur l’histoire et l’actualité indochinoises, allait inaugurer à l’institut d’études politiques de Paris un séminaire sur l’Asie du Sud-Est, en collaboration avec une spécialiste de l’Indonésie, Françoise Ceyrac-Blanchard. Très prolixe mais relativement solitaire dans son travail scientifique, Devillers fut l’un des rares historiens français de son époque à se spécialiser sur les conflits indochinois qu’il a traversés d’un bout à l’autre, depuis son arrivée à Hanoi en 1945, comme correspondant du Monde en Indochine et reporter au sein de l’état-major du général Leclerc30. Comme d’autres « passeurs » que leur expertise du Vietnam et/ou des conflits vietnamiens avait mis en contact, pendant la guerre du Vietnam, avec des Français, des Vietnamiens et des Américains désireux de comprendre les origines de la tragédie et de trouver les moyens de précipiter sa fin – l’orientaliste Mus, les politistes Bernard Fall et Stanley Hoffmann, le journaliste Jean Lacouture, les historiens Chesneaux, Hémery et Brocheux –, Devillers multiplia les conférences aux États-Unis sur les origines de la guerre, la force du nationalisme vietnamien et de l’aspiration à la réunification, la capacité des dirigeants de la République démocratique du Vietnam à articuler culture traditionnelle et idéologie communiste, les contradictions structurelles et la fragilité chronique du régime sud-vietnamien. Mais, si la vietnamologie française s’est plutôt bien exportée aux États-Unis pendant la guerre du Vietnam, contribuant ainsi à « ré-humaniser » un adversaire grossièrement caricaturé et à susciter de nouvelles vocations intellectuelles outre-Atlantique31, il faut bien admettre qu’elle a fait peu d’émules dans l’Hexagone, tout au moins jusqu’à la fin de la guerre froide.

14Aussi Duroselle n’a-t-il pas hésité, lui non plus, à faire confiance à des historiens qui ne cachaient pas leur appartenance au PCF. Militant de la Jeunesse communiste à partir de 1963, engagé dans le mouvement d’opposition à la guerre du Vietnam, proche de Fourniau dont il fit la connaissance en 1969 plus que de Chesneaux, Brocheux, Boudarel et Hémery, dont la prise de distance à l’égard du PCF était considérée par les orthodoxes comme suspecte, Alain Ruscio avait soutenu en 1974 un mémoire de maîtrise sur l’opinion française et la bataille de Dien Bien Phu, sous la direction de Duroselle. Dix ans plus tard, après avoir séjourné au Vietnam comme correspondant de L’Humanité (1978-1980) et progressivement rompu avec ses positions communistes orthodoxes, il soutenait une thèse à Paris 1, sous la direction de Jacques Thobie, sur l’engagement des communistes français contre la guerre d’Indochine, devant un jury présidé par Duroselle et composé de J. Thobie, René Girault, P. Devillers et Madeleine Rebérioux32. L’appui de Duroselle avait été décisif pour lui permettre de transformer en thèse d’État ce qui n’était à l’origine qu’une thèse de troisième cycle. Ruscio était sans doute le premier, en 1984, à aborder la guerre d’Indochine avec une approche d’histoire politique française comportant une dimension internationale liée à l’insertion progressive du conflit dans la guerre froide33.

15Le rôle méconnu de Renouvin et Duroselle dans la naissance et le développement des études asiatiques en histoire contemporaine, comme dans la promotion de l’« Extrême-Orient » dans l’histoire des relations internationales, doit sans doute beaucoup à la longueur et à l’intensité des conflits coréen et indochinois, à la mondialisation de la contestation de la guerre du Vietnam et au bouillonnement intellectuel des années 1960-1970. Mais, en dépit du chemin parcouru depuis lors, l’exhortation de Renouvin à l’écriture d’une histoire moins occidentalo-centrée demeure plus que jamais d’actualité en France. L’histoire des relations internationales, telle qu’elle a été conceptualisée par ses maîtres fondateurs, puis constamment enrichie par leurs nombreux disciples, n’a jamais paru aussi nécessaire pour comprendre les bouleversements et les défis majeurs auxquels sont confrontés, depuis la fin de la guerre froide, les pays de cet espace progressivement (re)connecté, non seulement à ses périphéries méridionales (Asie du Sud), occidentales (Asie centrale) et orientales (Pacifique, Océanie), mais aussi aux continents européen et africain34.

Notes de bas de page

1 Pierre Renouvin, La question d’Extrême-Orient (1840-1940), Paris, Hachette, 1946, p. 435.

2 Inspirée du mémoire d’ego-histoire versé à notre dossier d’habilitation à diriger des recherches, en novembre 2014, cette réflexion se fonde essentiellement sur les témoignages recueillis depuis une quinzaine d’années auprès de plusieurs anciens étudiants de Pierre Renouvin, Jean-Baptiste Duroselle et/ou Jean Chesneaux, qui se sont spécialisés à divers degrés sur tel ou tel pays asiatique (Pierre Brocheux, Jean Chesneaux, Philippe Devillers, Charles Fourniau, Philippe Franchini, Daniel Hémery, Christian Lechervy, Alain Ruscio et Hugues Tertrais).

3 Hugues Tertrais, L’Asie pacifique au xxe siècle, Paris, Armand Colin, 2015. Sur les concepts géographiques : Philippe Pelletier, L’Extrême-Orient. L’invention d’une histoire et d’une géographie, Paris, Gallimard, 2011.

4 Edward Saïd, L’orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, trad. de l’américain par Catherine Malamoud, Paris, Seuil, 1980. Pour une synthèse critique de la théorie de Saïd : D’un Orient l’autre. Actes des troisièmes journées de l’Orient (Société asiatique), Paris/Louvain, Peeters, 2005.

5 Auteur, notamment, des Guerres d’Indochine, Paris, Tallandier, 2011, 2 vol.

6 Robert Frank (dir.), Pour l’histoire des relations internationales, Paris, Puf, 2012.

7 Claude Cadart, « Chesneaux (Jean). Le mouvement ouvrier chinois de 1919 à 1927 », Revue française de science politique, 13/3, 1963, p. 782. On lira également avec profit l’autobiographie de Jean Chesneaux, L’engagement des intellectuels (1944-2004). L’itinéraire d’un historien franctireur, Toulouse, Privat, 2004.

8 Charles Fourniau, Le Vietnam que j’ai vu (1960-2000), Paris, Les Indes savantes, 2003, p. 4-12.

9 « Les contacts franco-vietnamiens en Annam et au Tonkin de 1885 à 1896 », thèse de doctorat d’État, université de Provence, 1984, 4 vol. ; publiée en version abrégée : Annam-Tonkin (1885- 1996). Lettrés et paysans face à la conquête coloniale, Paris, L’Harmattan, 1989.

10 Quelques-uns, en effet, ne pouvaient accepter qu’un « camarade » étranger pût ainsi s’écarter de la version orthodoxe du Can Vuong, selon laquelle cette puissante résistance populaire avait été trahie par la cour de Huê et les mandarins. Fourniau expliquait, au contraire, que la cour avait été divisée dès le début de l’intervention française, entre le parti de la guerre et celui de la paix, entre jusqu’au-boutistes et partisans de l’accommodement avec l’envahisseur, voire de la collaboration, voir Charles Fourniau, Le Vietnam que j’ai vu, op. cit., p. 177.

11 En désaccord avec la ligne stalinienne du PCF, Jean Chesneaux quitta cependant le parti, en 1969 (pour ouvrir une parenthèse maoïste qu’il regretta plus tard), contrairement à Charles Fourniau qui lui resta fidèle jusqu’à sa mort en 2010.

12 Jean Chesneaux, Vietnam. Études de politique et d’histoire, Paris, Maspero, 1968 ; Charles Fourniau, Le Vietnam face à la guerre, Paris, Éditions sociales, 1967.

13 Jean-François Sirinelli, Pascal Ory, Les intellectuels en France, de l’affaire Dreyfus à nos jours, Paris, Armand Colin (U), 1986 [nouvelle éd., Perrin (Tempus), 2004].

14 Ce fut le cas, en particulier, de Marianne Bastid-Bruguière, Jean-Philippe Béja, Marie-Claire Bergère, Lucien Bianco, Jean-Luc Domenach, Alain Roux et Nora Wang : Daniel Hémery, « L’œuvre de Jean Chesneaux. Essai pour un bilan sincère », Études chinoises, 26, 2007, p. 11.

15 Paul Mus, Vietnam. Sociologie d’une guerre, Paris, Seuil, 1952 ; Philippe Devillers, Histoire du Vietnam de 1940 à 1952, Paris, Seuil, 1952.

16 Jean Chesneaux, Vietnam, op. cit.

17 Sur le rôle et l’influence des fondations américaines dans les milieux intellectuels français et européens : Tim Mueller, « The Rockefeller Foundation, the Social Sciences, and the Humanities in the Cold War », Journal of Cold War Studies, 15/3, été 2013, p. 108-135 ; Ludovic Tournès (dir.), L’argent de l’influence. Les fondations américaines et leurs réseaux européens, Paris, Autrement, 2010.

18 Robert Frank (dir.), Pour l’histoire, op. cit., p. 16.

19 Sur les interactions entre les deux : Pierre Journoud, De Gaulle et le Vietnam (1945-1969). La réconciliation, Paris, Tallandier, 2011.

20 Le terme renvoie ici aux historiens français qui ont travaillé sur l’histoire contemporaine du Vietnam sans en posséder nécessairement la langue.

21 Daniel Hémery, Révolutionnaires vietnamiens et pouvoir colonial en Indochine. Communistes, trotskystes, nationalistes à Saigon de 1932 à 1937, Paris, Maspero, 1975.

22 Georges Boudarel, Autobiographie, Paris, Jacques Bertoin, 1991.

23 Id., « Mémoires de Phan Boi Chau. Traduction et notes », France-Asie, 22/194-195, 1968 ; id., « Phan Boi Chau et la société vietnamienne de son temps », France-Asie, 23/199, 1969.

24 L’« affaire Boudarel », qui avait éclaté à l’issue d’un colloque parisien en 1991, avait montré la force des réseaux d’anciens combattants et prisonniers d’Indochine, mus par le ressentiment et décidés à faire inculper de « crimes contre l’humanité » cet ancien enseignant français qui avait quitté l’armée française, devenant un insoumis, pour servir l’Armée populaire du Vietnam, jusqu’à endosser la responsabilité d’instructeur politique du camp 113, où périrent des prisonniers français. La Cour de cassation mit un terme définitif au procès intenté par les associations d’anciens prisonniers le 1er avril 1993, en confirmant que les actes de Boudarel étaient couverts par l’amnistie de 1966 : Kathryn Edwards, « Le mal jaune. The Memory of the Indochina War in France (1954-2006) », thèse de doctorat d’histoire sous la dir. d’Eric Jennings, université de Toronto, 2010, chap. I ; voir aussi Julien Mary, « Réparer l’histoire. Les combattants de l’Union française prisonniers de la République démocratique du Vietnam de 1945 à nos jours », thèse d’histoire sous la dir. de Frédéric Rousseau, université Paul-Valéry Montpellier 3, 2017, 3e partie, chap. II.

25 À la fin des années 1960, Hugues Tertrais avait consacré son mémoire de maîtrise, dirigé par Jean Chesneaux, aux « Stratégie et méthodes des milieux d’affaires français en Asie orientale, 1900-1914, d’après le Bulletin du comité français pour l’Asie ».

26 Sur l’engagement des historiens du Vietnam dans ce mouvement : Pierre Journoud, « Les relations franco-américaines à l’épreuve du Vietnam entre 1954 et 1975. De la défiance dans la guerre à la coopération pour la paix », thèse de doctorat d’histoire sous la dir. de Robert Frank, Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2007, chap. XVII ; Pierre Journoud, Cécile Menétrey-Monchau (dir.), Vietnam (1968-1976). La sortie de guerre, Bruxelles, Peter Lang, 2011.

27 Jean-Baptiste Duroselle, La France, les États-Unis des origines à nos jours, Paris, Seuil, 1976. Sur le rôle de Duroselle dans la promotion des études américaines : Edward Berenson, Nancy Green, « Quand l’oncle Sam ausculte l’Hexagone. Les historiens américains et l’histoire de la France », Vingtième siècle, 88, octobre-décembre 2005, p. 121-131 ; Claude Fohlen, « Jean-Baptiste Duroselle et l’histoire américaine », Relations internationales, 83, automne 1995, p. 367-372.

28 François Joyaux, La politique extérieure de la Chine populaire, Paris, Puf (Que sais-je ?), 1983 ; id., La Chine et le règlement du premier conflit d’Indochine (Genève, 1954), Paris, Publications de la Sorbonne, 1979.

29 Jean-Baptiste Duroselle, « Préface », dans François Joyaux, La nouvelle question d’Extrême-Orient, 1, L’ère de la guerre froide (1945-1959), Paris, Payot, 1985, p. 8-10.

30 Sur sa trajectoire et ses publications relatives à la guerre d’Indochine : Philippe Devillers, Vingt ans et plus avec le Vietnam (1945-1969), Paris, Les Indes savantes, 2007.

31 Sur l’impact de la « vietnamologie » française aux États-Unis pendant la guerre du Vietnam : « Les relations franco-américaines à l’épreuve du Vietnam entre 1954 et 1975 », thèse citée, chap. XIII ; Christopher Goscha, David Schandler (dir.), Paul Mus (1902-1969). L’espace d’un regard, Paris, Les Indes savantes, 2006.

32 Les communistes français et la guerre d’Indochine (1944-1954), Paris, L’Harmattan, 1985.

33 Alain Ruscio, La guerre française d’Indochine (1945-1954), Bruxelles, Complexe, 1992 ; id., Dien Bien Phu. La fin d’une illusion, Paris, L’Harmattan, 1986.

34 Pierre Journoud, Dien Bien Phu. La fin d’un monde, Paris, Vendémiaire, 2019 (avec la collab. de Dao Thanh Huyen) ; id., « Pour une “révolution asiatique” dans l’histoire des relations internationales contemporaines », éditorial du GIS Asie, mars 2017 (www.gis-reseau-asie.org/les-articles-du-mois/pour-une-revolution-asiatique-dans-histoire-des-relations-internationales-contemporaines-pierre-journoud) ; Pierre Journoud (dir.), L’énigme chinoise. Stratégie, puissance et influence de la Chine depuis la guerre froide, Paris, L’Harmattan, 2017 ; Pierre Journoud (dir.), La guerre de Corée et ses enjeux stratégiques, de 1950 à nos jours, Paris, L’Harmattan, 2013 ; Sémir Al Wardi, Jean-Marc Regnault, Jean-François Sabouret (dir.), L’Océanie convoitée, Papette, Api Tahiti, 2017 [Paris, CNRS Éditions, 2018] ; Pierre Grosser, L’histoire du monde se fait en Asie, Paris, Odile Jacob, 2017 ; Laurence Badel, Pierre Journoud, Pierre Singaravélou (dir.), « Le dialogue Asie-Europe (xixe-xxe siècle) », Relations internationales, 167 et 168, hiver 2017 ; Hugues Tertrais (dir.), « La Chine et l’Asie centrale », Relations internationales, 145, 2011.

Précédent Suivant

Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.