Dépasser la dialectique de l’individu et de la structure
Les propositions des historiens britanniques après 1945
p. 273-284
Texte intégral
1Dans les trois décennies après 1945, les historiens des relations internationales, à la fois en France et au Royaume-Uni, ont pris part à des débats méthodologiques concernant cette discipline. Une question a été très débattue : fallait-il élargir l’horizon de l’histoire des relations internationales au-delà de l’accent traditionnel propre à l’histoire diplomatique mis sur les politiques et les décideurs étatiques ? Une manière d’explorer cette question est de l’aborder par le biais de ce qu’on appelle en anglais le problème agent-structure. Bien que les différentes disciplines l’abordent de manière variée, au cœur de ce problème se trouvent les liens entre l’action individuelle et le monde plus large dans lequel l’individu est ancré. Une des formulations les plus connues du problème est celle de Karl Marx :
Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas de leur propre mouvement, ni dans des conditions choisies par eux seuls, mais bien dans les conditions qu’ils trouvent directement et qui leur sont données et transmises1.
2Pour les historiens des relations internationales, le défi a été de saisir la dynamique entre, d’une part, les décideurs et le contexte structurel qui les influence sans nécessairement déterminer leur compréhension du monde qui les entoure, et, d’autre part, la gamme des possibilités auxquelles ils font face.
3Vues ainsi, les trois décennies après 1945 se présentent comme un moment clé pour l’histoire des relations internationales en France et au Royaume-Uni2. Pendant l’entre-deux-guerres, l’histoire diplomatique occupait une position privilégiée dans les deux pays, une situation justifiée en partie par la fascination exercée sur les historiens et le grand public par la question des origines immédiates de la Grande Guerre. S’appuyant sur les collections de documents diplomatiques publiés par toutes les grandes puissances, les historiens ont méticuleusement retracé la chaîne des calculs et des décisions menant de l’assassinat de François Ferdinand, le 28 juin 1914, aux déclarations de guerre au début du mois d’août. Après 1945, en revanche, ce type d’histoire diplomatique s’est trouvé critiqué par des historiens prônant des approches plus structurelles qui soulignaient non pas le rôle des individus, même les plus haut placés, mais des forces sociales, économiques et intellectuelles sur la longue durée. Les critiques les plus dures émanaient du groupe de chercheurs réunis autour de la revue Annales d’histoire économique et sociale, fondée en 1928 par Marc Bloch et Lucien Febvre. En France comme au Royaume-Uni, les historiens des relations internationales ont senti le besoin de répondre au défi des Annales. En Grande-Bretagne, les historiens ont finalement rejeté les approches structurelles. Mais ce faisant, certains ont développé une approche qui anticipait le « Tournant culturel » qui a pris de l’ampleur dans l’histoire des relations internationales à partir des années 1990.
4Nous reviendrons dans un premier temps sur les réponses apportées par les historiens français au défi posé par les Annales – une réponse qui souligne la difficulté à trouver une solution satisfaisante au problème agent-structure. Puis nous examinerons les réponses des historiens britanniques aux approches structuralistes avant de souligner que ce problème perdure pour tout chercheur qui s’intéresse à la politique internationale.
Le cas français : le défi des Annales
5Au début des années 1950, quand Pierre Renouvin, professeur de relations internationales à la Sorbonne, se met à écrire une introduction aux huit tomes d’Histoire des relations internationales, une œuvre collective allant du Moyen Âge jusqu’à 1945, il est très conscient de l’influence des Annales sur la pratique de l’histoire. Pendant l’entre-deux-guerres, il a participé au projet de la Dotation Carnegie sur les origines de la Première Guerre mondiale et sa contribution peut être vue comme une illustration classique de l’histoire événementielle définie par Fernand Braudel3. Après 1945, Renouvin esquisse une autre approche dans son introduction à l’Histoire des relations internationales. Il admet que l’histoire structurelle pose un défi pour l’histoire des relations internationales. Il la divise en deux versants. Le premier versant examine « les sociétés humaines dans leurs rapports avec le milieu géographique, les conditions de la vie matérielle, les structures économiques et leurs changements, les caractères des civilisations ». Le deuxième versant, que Renouvin associe à l’historien italien Federico Chabod, que l’on peut identifier à une histoire des mentalités, insiste sur le fait que la clé de l’histoire ne se trouve pas tant dans les développements sociaux et économiques à long terme que dans « les sentiments, les passions collectives4 ».
6Le défi pour l’histoire internationale était d’incorporer tous les sujets potentiels découlant de cette nouvelle approche dans un cadre conceptuel élargi que Renouvin identifie aux « forces profondes » matérielles et morales et qui constituent le contexte structurel dans lesquels les responsables prennent leurs décisions5. Il en tente une première application dans les quatre derniers tomes de l’Histoire des relations internationales qu’il a écrits lui-même. Chaque tome est divisé en deux sections chronologiques, et chaque section s’ouvre avec une discussion des « forces profondes » en action, suivie du récit des événements, centré sur les politiques et calculs des grandes puissances et de leurs chefs. Si Renouvin conçoit les rapports entre les décideurs et les forces structurelles comme dynamiques et réciproques, il souligne in fine le rôle de l’individu. Il écrit ainsi dans la conclusion générale :
L’homme d’État - bien que ses initiatives politiques restent encadrées dans les limites que tracent les forces économiques, financières, démographiques, et les ressources du « moral » national – est capable parfois de modifier ces forces6.
7Pour Renouvin, la perspective dominante est celle de l’homme d’État et l’action humaine reste la clé de son approche.
8Dans la décennie suivante, l’Introduction à l’histoire des relations internationales de Renouvin et Jean-Baptiste Duroselle traite une nouvelle fois des rapports entre la structure et l’individu, et déplace l’équilibre en faveur de ce dernier. La deuxième partie a été écrite par Duroselle qui se consacre à « l’homme d’État » et au processus décisionnel7. Il reconnaît que les hommes d’État possèdent une compréhension partielle et biaisée du monde et de son fonctionnement – et aussi des forces profondes. Pour lui, l’historien « doit analyser les cas où les responsables ont voulu transformer les forces profondes, ont tenté de le faire8 ».
9En succédant à Renouvin à la Sorbonne en 1964, Duroselle se retrouve dans une position forte pour influencer le développement de l’histoire des relations internationales en France. En 1981, il publie sa propre étude théorique sur les relations internationales, Tout empire périra, influencée par les travaux des chercheurs « réalistes » en relations internationales comme Stanley Hoffmann et Hans Morgenthau aux États-Unis, Raymond Aron en France. Les forces profondes de Renouvin sont relativement négligées, traitement que Duroselle justifie en disant qu’elles constituent « un des domaines les plus difficiles et les moins connus de notre étude9 ».
10Deux ans avant la parution de Tout empire périra, il a publié La décadence, qui est probablement son œuvre la plus connue. Étude de la politique étrangère française durant les années 1930, La décadence s’ouvre avec une brève présentation de la stagnation politique, économique et sociale de la France au début de la décennie. Cela permet de souligner les faiblesses du gouvernement français qui s’est montré incapable de répondre de manière adéquate aux menaces venant de l’étranger et surtout de l’Allemagne nazie10. Pour Duroselle :
Le philosophe se demandera souvent pourquoi tant d’occasions ont été manquées. Car la finalité des hommes peut, à certains moments, lutter avec succès contre des forces profondes et aveugles. Mais ce ne fut pas le destin de la France. Les hommes y furent plus faibles que la fatalité11.
11En fin de compte, il ne peut que regretter l’absence dans les années 1930 d’un grand homme, capable de maîtriser une situation difficile. Ses modèles sont Charles de Gaulle et, peut-être davantage Georges Clemenceau, auquel il consacre une biographie12. Avec La décadence, Duroselle a fourni une des meilleures études des décideurs et du processus décisionnel dans l’historiographie des relations internationales au xxe siècle13. Après sa retraite en 1983, son influence perdure et permet de comprendre le maintien de l’intérêt pour l’analyse des politiques étatiques, des acteurs étatiques et non étatiques ; l’importance accordée au travail croisé dans les archives publiques et dans les papiers privés pour retracer les activités de ces acteurs ; et l’intérêt maintenu pour les études biographiques d’individus jugés importants14. Cela ne veut pas dire que l’histoire des relations internationales en France ne tient pas compte des facteurs contextuels, mais ils occupent souvent un rôle secondaire. Duroselle a choisi d’aborder les forces profondes exclusivement à travers les perceptions des décideurs, même si son approche permet d’ancrer les décisions dans un contexte plus large. En outre, pour Duroselle, les forces profondes sont surtout des phénomènes nationaux : ce qui compte, ce sont les facteurs économiques et politiques, l’opinion publique et les mentalités dans un espace national donné, en l’occurrence la France. Les forces émanant du système international sont complètement absentes de son analyse15.
Le cas britannique : le rejet des Annales
12Comme en France, l’histoire diplomatique a dominé le champ émergeant de l’international history dans l’entre-deux-guerres. Certes, le premier titulaire de ce qui va devenir la chaire Stevenson à la London School of Economics and Politics, Arnold Toynbee, possédait une vision large des relations internationales – une vision qui peut être caractérisée comme « proto-Annales », qu’il allait concrétiser plus tard dans son immense histoire des civilisations16. Mais en 1933, Charles K. Webster, nommé à ce qui était devenu la chaire Stevenson, réaffirma dans sa conférence inaugurale les liens convergents entre l’histoire internationale et l’histoire diplomatique. L’histoire internationale était l’histoire des relations interétatiques dirigées par un nombre restreint d’hommes d’État et de diplomates professionnels intégrés dans le processus national de prise de décision : « La première chose pour l’historien est de comprendre les relations entre les différents êtres humains à travers lesquels se déroulent les négociations17. »
13Vingt ans après, peu de choses semblaient avoir changé. Dans sa leçon inaugurale à la chaire Stevenson en 1955, William N. Medlicott présente l’histoire internationale dans un cadre similaire à celui de Webster : il met l’accent sur les relations interétatiques conduites par un petit nombre d’hommes d’État et les diplomates professionnels et sur le travail fondé sur les archives d’État et les papiers personnels. Comme Webster, Medlicott semble reconnaître les limites de l’histoire diplomatique, par exemple quand il suggère que les historiens ont besoin de « sortir du champ des contacts purement diplomatiques pour examiner les circonstances économiques, géographiques et militaires qui ont conditionné les décisions de politique générale18 ». Pourtant, au moment de sa nomination, le paysage professionnel au Royaume-Uni était en train de changer. Si, dans l’entre-deux-guerres, l’histoire diplomatique et, plus généralement, l’histoire politique semblaient dominantes, après 1945, ces approches subissent des critiques soutenues venant d’historiens qui exigent qu’on n’écrive plus seulement l’histoire des élites et qui prônent des approches structurelles. Même si on ne peut les regrouper sous une seule étiquette, la revue Past & Present, créée en 1952, incarne ce tournant. Éditée par un groupe d’historiens, incluant le marxiste Eric Hobsbawm, la revue se réclamait ouvertement d’une parenté avec Bloch, Febvre et les Annales. Tout en acceptant que « les hommes so[ie]nt des artisans actifs et conscients de l’histoire, et pas seulement ses victimes passives », les éditeurs cherchaient visiblement à déplacer l’équilibre plus du côté de la structure que de l’action individuelle et mettaient l’accent sur les transformations sociétales sur le long terme19. Au cours de sa première décennie, Past & Present a contribué à mettre la question des relations entre structure et action individuelle à l’ordre du jour des historiens des relations internationales au Royaume-Uni. Un des premiers historiens à traiter directement le sujet fut James Joll dans sa conférence inaugurale célèbre en 1968 pour la chaire Stevenson. Le discours de Joll, intitulé « 1914 : les postulats implicites » (1914 : The Unspoken Assumptions), est devenu par la suite sans doute l’essai le plus influent jamais écrit par un historien britannique des relations internationales. Joll y explique que l’horizon d’attente et les modes de représentation communs aux décideurs européens ont joué un rôle de premier plan dans le déroulement de la crise de juillet 1914. Le cœur de son argument est :
Lorsque les dirigeants politiques sont confrontés à la nécessité de prendre des décisions dont ils ne peuvent prévoir l’issue, dans des crises qu’ils ne comprennent pas pleinement, ils se rabattent sur leurs propres réactions instinctives, traditions et modes de comportement. Chacun d’entre eux a certaines croyances, règles ou objectifs qui sont tenus pour acquis20.
14Tout en ne faisant aucune référence explicite aux forces profondes de Renouvin, Joll défend l’idée que les décideurs sont insérés dans un monde influencé, et même peut-être ordonné, par des forces, matérielles et imaginaires, qui les dépassent et qu’ils peuvent au mieux faiblement saisir. « Dans la crise de juillet, on est toujours confronté à des hommes qui se sentent soudain pris au piège, pris dans un destin qu’ils ne peuvent pas contrôler21. » Dans cette perspective, les « postulats implicites » des chefs militaires et politiques de l’Europe en 1914 deviennent le lien critique entre la structure et l’individu. Pour Joll, la tâche impérieuse des historiens est de décoder ces postulats – et les forces plus larges qui les sous-tendent22.
15Plusieurs aspects de l’essai de Joll méritent d’être soulignés. Le premier est l’accent mis sur les décideurs. Tout comme celle de Duroselle, l’approche de Joll est centrée sur les décideurs, mais contrairement à Duroselle, Joll ne semble pas croire que la mesure d’un homme d’État soit sa capacité à exploiter les forces profondes pour faire avancer les intérêts nationaux. Joll, en fait, s’interroge sur la capacité de l’historien à « recréer l’ensemble du climat ambiant dans lequel les dirigeants politiques œuvraient dans le passé23 ». Allant plus loin encore, il jette un doute sur la possibilité de lier le « climat ambiant » à des « décisions précises » des politiciens, diplomates et militaires : « Quel est le lien entre l’histoire des idées et l’histoire de la politique internationale ? Est-il utile d’essayer d’en trouver un24 ? »
16En guise de réponse, Joll suggère aux historiens qu’ils enquêtent sur les systèmes d’éducation nationaux qui ont formé les décideurs et qui leur ont vraisemblablement inculqué certaines valeurs, tel le « simple sens de l’honneur écolier » (simple schoolboy sense of honour) avec lequel Lord Grey, à la tête du Foreign Office britannique en 1914, évaluait ses propres décisions et celles des autres. Mais même ici, pourtant, Joll reste conscient qu’on agit en fonction d’un « certain nombre de postulats contradictoires ou de principes à moitié formulés » (number of contradictory assumptions or half-formulated philosophies) qui rendent hasardeuse toute généralisation. En fait, l’aspect sans doute le plus marquant de l’essai de Joll est son ambivalence. Tout en prônant l’intégration des « postulats implicites » dans l’analyse des historiens, il est assez pessimiste sur la faisabilité du projet. En fin de compte, Joll se replie sur l’individu comme l’objet ultime de l’analyse : « Ce n’est qu’en étudiant l’esprit des hommes que nous comprendrons les causes de tout25. »
17Le défi lancé par Joll faisait partie d’un projet plus large destiné à intégrer les facteurs culturels dans l’étude du processus décisionnel en relations internationales. Son essai peut être vu comme un complément des études de Zara Steiner sur la formation sociale, l’éducation et les « types de sensibilité » d’une génération de diplomates britanniques qui ont occupé de hauts postes de responsabilité entre 1898 et 1914. Steiner inscrit l’étude de la politique étrangère britannique dans celle de l’environnement culturel de l’élite de la Grande-Bretagne victorienne et édouardienne26. Étudiant le rôle des écoles privées et de la littérature de jeunesse, elle montre comment elles ont insufflé un enthousiasme patriotique combiné à un christianisme musclé aux élites britanniques avant la Grande Guerre. En ont résulté un sens du devoir exalté et une glorification de la guerre qui est un élément structurant de l’imaginaire social de la classe dirigeante britannique en 191427.
18Dans deux livres parus dans les années 1970 qui ont marqué l’historiographie, Christopher Thorne a exploré les cultures politiques différenciées des Japonais, des Britanniques et des Américains, ainsi que l’impact de leurs différences sur les perceptions et les conceptions politiques de ces pays avant et durant la Seconde Guerre mondiale. Thorne a salué l’influence de l’École française en dédiant son premier livre de recherche, The Limits of Foreign Policy28, à Renouvin. Dans plusieurs études publiées dans les années 1980, Thorne a réorienté ses recherches pour se concentrer sur le rôle des conceptions raciales dans les relations internationales. Tout aussi important, il a cherché à « abolir les frontières entre l’histoire occidentale et l’histoire non occidentale29 ».
19Les approches de Joll, Steiner et Thorne ont exercé une influence importante sur les deux générations suivantes d’historiens des relations internationales au Royaume-Uni, avec, comme résultat, une attention soutenue pour le contexte culturel du processus décisionnel et les visions du monde des décideurs30. Leur conception est une application précoce du Cultural Turn qui marque la pratique de l’histoire des relations internationales depuis les années 199031.
20Donald Cameron [D.C.] Watt, qui succéda à Joll en 1981, a maintenu l’intérêt prêté au processus décisionnel. Au milieu des années 1960, il fit sa première déclaration méthodologique importante dans une série d’essais consacrée à la politique étrangère britannique au xxe siècle. Dans le premier essai, Watt décrivit la Grande-Bretagne comme une « société oligarchique » dans laquelle un groupe restreint et relativement homogène, une foreign policy-making elite, contrôlait la politique étrangère32. Bien que l’approche de Watt soit partiellement compatible avec certains aspects des « idées préconçues implicites » de Joll, elle ne laisse aucune place pour les forces profondes de Renouvin.
21En fait, la position de Watt s’était durcie au fil du temps. Dans son discours inaugural de 1983 pour la chaire Stevenson, il avait attaqué frontalement les Annales, fustigé le « mépris généralisé » exprimé par nombre d’annalistes envers « l’histoire événementielle33 ». Il jeta l’opprobre, en particulier, sur le successeur de Braudel, Emmanuel Le Roy-Ladurie, en ridiculisant ses prétentions à envisager l’histoire « comme participant au travail cumulatif des sciences exactes34 ». Contrairement aux Annales, qui « banalisent les attributs sociaux, psychologiques et personnels des individus », Watt soutenait que l’histoire internationale possédait :
Une vertu majeure. Son attention se porte sur le rôle des personnes et des institutions dans une série de processus où le nombre de personnes et d’institutions est suffisamment petit et la preuve suffisamment complète, excluant ainsi toute raison apparente d’adopter une approche collective35.
22Il affirmait :
L’historien des relations internationales […] s’engage à l’étude approfondie, dans la durée et sous tous les angles, du caractère et de l’esprit des individus qui ont été identifiés comme jouant un rôle clé dans une série d’événements et de circonstances menant au phénomène qu’il tente d’expliquer36.
23S’il reconnaissait que son approche s’appliquait essentiellement au Royaume-Uni, il soutint, à partir de 1983, qu’elle pourrait constituer le fondement d’une histoire internationale multinationale dans laquelle l’historien pourrait examiner l’interaction des politiques étrangères de plusieurs États :
Chaque série de perceptions et d’interactions peut être comparée avec des boules de snooker ou de billard. Simultanément, il y a autant de jeux différents superposés l’un sur l’autre que de groupes au pouvoir décisionnel impliqués – et un autre en plus, le vrai jeu, tel qu’il est perçu [avec le recul] par l’historien… Chaque joueur, ou plutôt groupe de joueurs, opère d’après des règles et des conventions, dont certaines qui sont partagées avec d’autres joueurs, certaines imposées par leur propre formation et expérience, certaines qui font partie de la relation entretenue avec leur propre public et de soutiens qui ne cesseront de prodiguer leurs conseils, règlements et réclamations37.
24Au-delà de l’analogie avec le jeu qu’il avait empruntée à la science politique, l’histoire multinationale des relations internationales de Watt n’est pas facile à pratiquer pour les historiens. Dans son opus magnum, How War Came, paru en 1989, il proposa une explication des origines immédiates de la Seconde Guerre mondiale qui imbriquait les politiques des pays européens et non européens, tout en accordant quand même une place prépondérante aux décideurs britanniques et allemands. On pourrait présenter How War Came comme le pendant de La décadence de Duroselle, même si Watt se limitait aux années 1938-1939. Non seulement Watt reconnaissait l’influence de Duroselle ainsi que celle de l’« École française d’histoire des relations internationales », mais leurs deux approches sont, de fait, remarquablement similaires. Dans une affirmation qui aurait facilement pu venir de Duroselle, Watt insiste sur le fait que son livre :
n’est pas une histoire d’hommes dont les actes sont déterminés par de grandes forces impersonnelles. Les forces existent, mais la matière de l’histoire, ce sont les hommes. Les forces impersonnelles ne figurent dans ce récit que dans la mesure où elles ont constitué une partie des perceptions des individus agissants. L’histoire est vécue par des personnes et certaines ont la chance d’y survivre. Leurs actes, leur incapacité à agir, leurs hésitations, leurs perceptions, leurs jugements, leurs incompréhensions, leurs perceptions erronées et leurs erreurs agissent et interagissent à travers les divisions politiques, sociales et culturelles38.
25Tout comme Duroselle en France, Watt exerça une influence considérable sur la pratique de l’histoire internationale en Grande-Bretagne. Bien sûr, il n’était pas le seul ; dans les années 1980 et 1990, Paul Kennedy s’efforça d’intégrer les forces structurelles à son étude des relations anglo-allemandes avant 1914. Écrivant en 1980, Kennedy soutenait qu’il est largement accepté « que les descriptions des relations entre deux États manquent vraiment de profondeur et d’explications sauf si les événements diplomatiques et les acteurs sont placés dans un contexte plus large ». Il reconnaissait en même temps qu’une tension persistait entre « le besoin de raconter une histoire […] qui présuppose mouvement et changement ; et le besoin d’entreprendre une analyse structurelle des facteurs non diplomatiques »39.
26En réponse à cela, Kennedy tenta ce qu’il appelait une expérience : à plusieurs moments, il interrompait son récit pour faire une analyse des forces actives dans l’antagonisme croissant entre la Grande-Bretagne et l’Allemagne40. Contrairement à Duroselle et Watt, Kennedy s’est rapproché d’une position structuraliste quand il a publié en 1988 The Rise and Fall of the Great Powers, une étude magistrale des dynamiques récurrentes en matière de politique internationale sur une période de cinq siècles41.
27Le résultat fut la pratique d’une histoire britannique des relations internationales qui reflétait celle de la France : une approche centrée sur l’acteur, l’individu. Ce n’est pas l’histoire d’un échec et moins encore le signe d’une mauvaise volonté. La difficulté principale réside dans le fait, comme l’ont remarqué Braudel, Kennedy et d’autres, que les facteurs structuraux n’opèrent pas dans les mêmes cadres temporels ni au même rythme que la prise de décisions. C’est une chose d’affirmer que structure et acteurs s’influencent réciproquement, mais c’est autre chose de le démontrer effectivement.
28Inspirée par Duroselle en France et Watt en Grande-Bretagne, l’histoire des relations internationales évolue dans les deux pays jusqu’à la fin des années 1980 de manière similaire, en mettant en exergue la prise de décision au détriment des forces profondes de Renouvin. Par certains aspects, ce développement parallèle témoigne de l’influence française sur l’histoire britannique : Thorne reconnut ouvertement cette influence dans ses ouvrages des années 1970. L’anticipation du « tournant culturel » par Joll, Steiner et Thorne est une tentative de dépassement du dilemme agent-structure. La difficulté de combiner la prise de décision avec les éléments structurels qui conditionnent la liberté d’action des individus n’est toutefois ni nouvelle, ni propre à l’étude de l’histoire des relations internationales42. Le défi demeure aujourd’hui.
Notes de bas de page
1 Karl Marx, Le dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte, trad. par Grégoire Chamayou, Paris, Flammarion, 2007 [1852], p. 6.
2 Nous emploierons par la suite indifféremment « histoire des relations internationales » et « histoire internationale » (international history). Les deux notions sont synonymes dans le monde anglophone à la différence de leur emploi en France. Voir Marc Trachtenberg, « The State of International History », e-ir.info, 2013, https://www.e-ir.info/2013/03/09/the-state-of-international-history/ ; Patrick Finney (dir.), Palgrave Advances in International History, Houndmills, Palgrave Macmillan, 2005.
3 Voir la contribution d’Andrew Barros dans le présent ouvrage.
4 Pierre Renouvin, « Introduction générale », dans François L. Ganshof, Histoire des relations internationales, I, Le Moyen Âge. Introduction générale, Paris, Hachette, 1953, p. ix-xvii.
5 Ibid.
6 Pierre Renouvin, « Conclusion générale », dans Pierre Renouvin, Histoire des relations internationales. Les crises du xxe siècles, II, De 1929 à 1945, Paris, Hachette, 1958, p. 412.
7 Pierre Renouvin, Jean-Baptiste Duroselle, Introduction à l’histoire des relations internationales, Paris, Armand Colin, 1964. La seconde édition de ce livre en anglais a été publiée sous le titre Introduction to the History of International Relations, trad. par Mary Ilford, Londres, Pall Mall Press, 1968. Voir aussi Jean-Baptiste Duroselle, Maurice Vaïsse, « L’histoire des relations internationales », dans François Bédarida (dir.), L’histoire et le métier d’historien (1945-1995), Paris, Éditions de la MSH, 1996, p. 341-358.
8 Pierre Renouvin, Jean-Baptiste Duroselle, Introduction à l’histoire des relations internationales, op. cit., p. 454-455.
9 Jean-Baptiste Duroselle, Tout empire périra. Une vision théorique des relations internationales, Paris, Publications de la Sorbonne, 1981, p. 134.
10 Jean-Baptiste Duroselle, La décadence (1932-1939), Paris, Imprimerie nationale, 1985, p. 18-27.
11 Ibid., p. 27.
12 Ibid. ; Jean-Baptiste Duroselle, Clemenceau, Paris, Fayard, 1988.
13 Peter Jackson, « Post-War Politics and the Historiography of French Strategy and Diplomacy before the Second World War », History Compass, 4/5, 2006, p. 884-889.
14 Voir les contributions de Robert Frank, Jean-Claude Allain, Éric Bussière, Maurice Vaïsse, Frédéric Bozo, Pierre Jardin, dans Robert Frank (dir.), Pour l’histoire des relations internationales, Paris, Puf, 2012 ; Georges-Henri Soutou, « Die Französische Schule der Geschichte der internationalen Beziehungen », dans Internationale Geschichte : Themen-Ergebnisse-Aussichten, Munich, R. Oldenbourg Verlag, 2000.
15 Les chap. xi et xii de l’Introduction à l’histoire des relations internationales sont intitulés « L’action des forces profondes sur l’homme d’État » et « L’action de l’homme d’État sur les forces profondes ».
16 David Stevenson, « Learning from the Past : The Relevance of International History », International Affairs, 90, 2014, p. 5-11.
17 Charles K. Webster, « The Study of International History », History, 18/70, 1933, p. 97-114, ici p. 108 : The first thing for the historian is to understand the relations between the various human beings through whom negotiations take place.
18 William N. Medlicott, « The Scope and Study of International History », International Affairs, 31/4, 1955, p. 413-426, ici p. 425 : To move outside the field of purely diplomatic contacts to consider the economic, geographical, and military circumstances which have conditioned decisions of policy.
19 « Introduction », Past & Present, 1, 1950, p. 1 : [M]en are active and conscious makers of history, not merely its passive victims.
20 James Joll, « 1914 : The Unspoken Assumptions », dans Hannsjoachim Wolfgang Koch (dir.), The Origins of the First World : Great Power Rivalry and German War Aims, Londres, Macmillan, 1972, p. 308 : When political leaders are faced with the necessity of taking decisions the outcome of which they cannot foresee, in crises which they do not wholly understand, they fall back on their own instinctive reactions, traditions and modes of behaviour. Each of them has certain beliefs, rules or objectives which are taken for granted.
21 Again and again in the July crisis one is confronted with men who suddenly feel themselves trapped, caught up in a fate they are unable to control.
22 James Joll, « 1914 : Unspoken Assumptions », art. cité, p. 308-309.
23 Re-create the whole climate of opinion within which political leaders in the past operated.
24 James Joll, « 1914 : Unspoken Assumptions », art. cité, p. 316 : [W]hat is the connection between the history of ideas and the history of international politics ? Is there any point in trying to find one ?
25 Ibid., p. 318-319 et p. 328 : It is only by studying the minds of men that we shall understand the causes of anything.
26 Zara Steiner, The Foreign Office and Foreign Policy (1898-1914), Cambridge, Cambridge University Press, 1969.
27 Zara Steiner, « Views of War : Britain before the “Great War” and after », International Relations, 17/1, 2003, p. 7-33. Cet article est tiré d’un exposé donné par Z. Steiner au British Committee on the Theory of International Politics (mieux connu comme English School ou École anglaise) en 1972. Mais, s’étant attiré de vives critiques d’Herbert Butterfield, figure clé de l’École anglaise, l’article n’avait pas été publié dans la revue International Affairs (comme la plupart des interventions données au Comité britannique). Il a été découvert dans les archives de Chatham House par Michael Cox en 2002.
28 Christopher Thorne, The Limits of Foreign Policy : The West, the League and the Far Eastern Crisis of 1931-1932, Londres Hamish Hamilton, 1972 ; Allies of a Kind : The United States, Britain and the War against Japan, Oxford, Oxford University Press, 1978.
29 The Issue of War : States, Societies and the Far Eastern Conflict of 1941-1945, New York, Oxford University Press, 1985 ; Border Crossings : Studies in International History, Oxford, Blackwell, 1988 ; voir également Racial Aspects of the Far Eastern War of 1941-1945, Londres, British Academy, 1982.
30 Voir entre autres les travaux de la première génération d’étudiants, Michael Dockrill, Keith Neilson, David Reynolds, John Ferris, Brian McKercher, Erik Goldstein, notamment dans Michael Dockrill, Brian McKercher (dir.), Diplomacy and World Power : Studies in British Foreign Policy (1800-1950), Cambridge, Cambridge University Press, 1996. La deuxième génération influencée par J. Joll, Z. Steiner et C. Thorne compte Nigel Ashton, Sabine Lee, Antony Best, Simon Ball, Joe Maiolo, Peter Jackson, Thomas Otte et Neville Wylie.
31 Peter Jackson, « Pierre Bourdieu, the “Cultural Turn” and the Practice of International History », Review of International Studies, 34/1, 2008, p. 155-181.
32 Donald C. Watt, « The Nature of the Foreign-Policy Making Élite in Britain », dans id., Personalities and Policies : Studies in the Formulation of British Foreign Policy in the Twentieth Century, Notre-Dame, University of Notre Dame Press, 1965, p. 1-15.
33 Donald C. Watt, « What About the People ? Abstraction and Reality in History and the Social Sciences », Inaugural Address, Londres, London School of Economics and Political Science, 1983, p. 1-23, ici p. 4.
34 Ibid., p. 3.
35 Ibid., p. 5 : By contract with the work of annalistes, however, international history has one central virtue. Its focus is on the role of persons and institutions in a series of processes in which the numbers of persons and institutions are sufficiently small and the evidence sufficiently comprehensive as to exclude any very obvious reason for adopting a collectivist approach.
36 Ibid., p. 5 : The historian of international relations […] engages himself in studying in depth, over time and in the round, the character and mind of those certain personalities who have been identified as playing key parts in the cahin of events and circumstances leading up to the moment of disaster.
37 Ibid., p. 16 : Each chain of perceptions and interactions can be compared with the balls in snooker or billiards, but there are at the same time as many different games superimposed upon each other as there are decision-making groups involved – plus one more, the real group, as it is perceivend by the historian. Each player, or rather group of players, operates within a series of rules and conventions, some of which are held in common with the other players, some imposed by their own past training and experience, some a part of their relationship with their own particular audience of sponsors which will be in a perpetual clamour of advice, instruction and objurgation.
38 Donald C. Watt, How War Came : The Immediate Origins of the Second World War (1938- 1939), Londres, Heinemann, 1989, p. xiii : This is not a story of men whose actions are determined by large, impersonal forces. The forces are there, but the stuff of history is humanity. Impersonal forces only figure in this narrative in so far as they formed part of the perceptions of the individual actors. History is lived through and, for the fortunate, survived by people. Their actions, their failures to act, their hesitations, their perceptions, their judgments, their misunderstandings, misperceptions and mistakes act and interact upon each other across political, social and cultural divisions.
39 Paul M. Kennedy, The Rise of the Anglo-German Antagonism (1860-1914), Londres, George Allen & Unwin, 1980 : That descriptions of the relations between two states lack real depth – and explanory power – unless the diplomatic events and actors are placed within their wider context (p. xi) ; Between the need to tell a story […] which assumes movement and change ; and the need to undertake a structural analysis of non-diplomatic factors (p. xii).
40 Voir aussi : Paul M. Kennedy, The Realities Behind Diplomacy : Background Influences on British External Policy (1865-1980), Londres, Fontana, 1981.
41 Paul Kennedy, The Rise and Fall of the Great Powers : Economic Change and Military Conflict from 1500 to 2000, Londres, Unwin Hyman, 1988.
42 Voir par exemple : Colin Wight, Agents and Structures in International Relations, Cambridge, Cambridge University Press, 2009.
Auteurs
Professeur à l’université Laval de Québec
Professeur à l’université de Glasgow
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L’Europe des Français, 1943-1959
La IVe République aux sources de l’Europe communautaire
Gérard Bossuat
1997
Les identités européennes au XXe siècle
Diversités, convergences et solidarités
Robert Frank (dir.)
2004
Autour des morts de guerre
Maghreb - Moyen-Orient
Raphaëlle Branche, Nadine Picaudou et Pierre Vermeren (dir.)
2013
Capitales culturelles, capitales symboliques
Paris et les expériences européennes (XVIIIe-XXe siècles)
Christophe Charle et Daniel Roche (dir.)
2002
Au service de l’Europe
Crises et transformations sociopolitiques de la fonction publique européenne
Didier Georgakakis
2019
Diplomatie et religion
Au cœur de l’action culturelle de la France au XXe siècle
Gilles Ferragu et Florian Michel (dir.)
2016