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Pierre Renouvin et les historiens belges
Dialogues critiques avec Frans Van Kalken et Robert Demoulin
p. 249-259
Texte intégral
1Entre la germanophilie scientifique d’avant 1914 et la domination américaine d’après 1945, il existe un « moment français » de la recherche en Belgique. Rares sont les historiens belges à ne pas suivre un séminaire à l’École pratique des hautes études (EPHE), au Collège de France, à la Sorbonne ou à l’École normale supérieure1. On va vers la France, pays vainqueur de 1918, tandis que l’Université belge connaît les affres des querelles communautaires. Ce champ académique est composé de deux universités d’État fondées en 1817, Liège et Gand, et de deux universités privées, Bruxelles et Louvain, nées en 1834-1835. Alors que les enseignements d’« histoire moderne » ne dépassaient pas le Premier Empire, des cours d’histoire contemporaine isolés apparaissent à la fin du xixe siècle comme en 1880 à Liège, dispensés par Eugène Hubert, spécialiste de la période autrichienne et futur ministre des Sciences et des Arts. Quant à l’analyse des relations extérieures des États depuis la Révolution française, elle est surtout l’apanage, jusqu’à l’entre-deux-guerres, des cours d’économie politique, dont une des incarnations belges fut Émile de Laveleye2. L’histoire contemporaine se constitue en chaires autour de médiévistes ou modernistes de formation, tels que Frans Van Kalken (université libre de Bruxelles) ou Jan Dhondt (université de Gand), puis Henri Haag (université catholique de Louvain) ou Robert Demoulin (université de Liège), premier titulaire belge en 1938 d’une chaire d’histoire contemporaine, détenue par un chercheur n’ayant jamais travaillé sur l’Ancien Régime3. Au cœur de ces réseaux, deux historiens entretiennent le débat sur la discipline naissante : Van Kalken et Demoulin.
2 Notre contribution se décline par conséquent selon deux axes. Le premier interroge les ressorts de l’émergence de l’histoire contemporaine dans le champ universitaire belge, pour lequel Pierre Renouvin représente un précédent mobilisateur, évoluant dans un humus intellectuel partagé avec les Annales. Le second se penche sur les débats suscités en Belgique par la définition de l’histoire des relations internationales, au gré de la réception des travaux de l’historien français.
Renouvin, premier lecteur « froid » d’août 1914 : le réseau ponctuel de la RHGM
3Quelle fut la réception en Belgique des premiers travaux de Renouvin4 ? La question est d’autant plus pertinente que ceux-ci – Les origines immédiates de la guerre (Paris, Costes, 1925) – traitent souvent de la situation internationale de la Belgique. Renouvin consacre les pages 230 à 237 à la violation de la neutralité belge sur un ton froid. Il s’agit sans doute du premier texte critique sur le sujet5. Renouvin avance la nécessité pour les historiens de se détacher des intérêts de leurs États respectifs et de la dynamique des propagandistes. Pourquoi ne pas confier la publication des documents diplomatiques à une sorte de « tribunal » ? Il n’est pas convaincu par le potentiel clivant de l’article 231 du traité de Versailles relatif à la responsabilité morale de l’Allemagne.
4Il tisse alors un lien avec le médiéviste de l’Université libre de Bruxelles et ancien ministre des Sciences et des Arts Léon Leclère (1866-1944), ancien recteur de 1914 à 1920 de l’Université libre de Bruxelles qu’il a fermée en solidarité avec celle de Louvain, dont la bibliothèque avait été incendiée en août 1914. Leclère est reconnu pour son libéralisme, sa francophilie, sa gestion de l’afflux de jeunes étudiants revenus du front et son rejet tout français de grandes théorisations : « Il est plus près de Fustel de Coulanges que de Treitschke ou de Ferrero6. » Renouvin accueille son article « La Belgique à la veille de l’invasion » dans la Revue d’histoire de la guerre mondiale (RHGM)7, dépouille le Livre gris belge et des souvenirs de diplomates belges publiés dans la Revue des deux-mondes. Quant au dossier relatif à la neutralité, Renouvin puise à bonne source : Le dossier diplomatique de la question belge de Fernand Vanlangenhove (1917) et Le procès de la neutralité belge (1916) d’Émile Waxweiler.
5La RHGM est une véritable tribune critique au sein de laquelle les diverses interprétations rétrospectives des enjeux sous-tendus par la guerre étaient débattues entre anciens protagonistes. Elle représente le support où s’exprime Renouvin nommé dans la foulée rédacteur en chef de la RHGM (1923-1939)8 ; son expertise est systématiquement mobilisée afin de rendre compte des ouvrages relatifs à la Belgique dans un climat « à chaud ». Ce périodique fait sa réputation internationale. Il recense dès 1926 La violation de la neutralité belge et ses avocats d’Alfred de Ridder9. Il salue une œuvre « de combat », destinée à répondre à une récente campagne de propagande allemande tendant à discréditer la position de la Belgique en 1914. Le Français n’est pas dupe de cette ambiance polémique, que de Ridder ne dissimule pas non plus.
Le récepteur Van Kalken. La Société d’histoire moderne, un réseau ouvert à l’histoire contemporaine naissante
6D’autres revues représentent tout autant de transmetteurs de ces échanges intellectuels. Si les Annales paraissent à partir de 1929, la Revue d’histoire moderne sort des presses en 1926 et constitue une véritable caisse de résonnance aux accents franco-belges. C’est une tribune s’ouvrant aux historiens de l’époque moderne et de l’époque contemporaine en voie d’institutionnalisation10. La Revue d’histoire moderne – sœur de la Revue historique – rend compte des travaux de Renouvin qui est fort impliqué dans la Société d’histoire moderne. Pour Renouvin, l’appartenance à cette société est considérée comme un gage de qualité personnelle. François Bluche compare ses réunions dominicales à une « messe laïque11 ». Léon Cahen, professeur au lycée Condorcet, y recense en 1935 La crise européenne de la Grande Guerre (1904-1918). On reconnaît en Renouvin un auteur « réaliste », comparé à Charles Seignobos, « pas de détail pour le détail »12. On lui reproche même de démanteler les mécanismes historiques au détriment d’une approche plus descriptive.
7Dès 1926, l’on y trouve un article de Lucien Febvre et du principal correspondant belge de la revue, pionnier de l’histoire contemporaine – ce fut le patron de Jean Stengers –, à savoir Van Kalken (1881-1961), professeur à l’Université libre de Bruxelles13. Bon connaisseur des bibliothèques américaines, ancien « farouche militant du drapeau bleu », d’opinion libérale de gauche, contributeur régulier du Soir, il fut le premier en Belgique à prendre véritablement en charge l’histoire contemporaine14. C’est le principal récepteur de l’œuvre de Renouvin en Belgique dans l’entre-deux-guerres. Cela ne l’empêcha pas – à l’image plus tard de Pierre Chaunu, Marc Ferro ou Pierre Nora – de conserver des amitiés dans les « deux camps », lui dont la carrière était déjà faite avant les années 1930 et dont les recherches le menèrent à la fois sur les rivages de Renouvin et sur ceux de Febvre. Febvre reconnaît la « finesse psychologique », de celui « qui [d’origine hollandaise] parle si bien, si finement une langue qui ne fut pas sans doute la langue maternelle de ses ancêtres »15.
8En 1935, Van Kalken rend compte de La crise européenne et la Grande Guerre16 et ne tarit pas d’éloges : « Cet ouvrage place M. Renouvin, professeur à la faculté des lettres de l’université de Paris, au premier rang des historiens français. » Il le couvre de louanges mais lui reproche son rejet de la polémique pour laquelle l’esprit de libre examen de Bruxelles a souvent un penchant : « Chaque chapitre se termine par une phrase d’ensemble qui semble en quelque sorte ouvrir et clore à la fois un éventuel débat17. » Le premier Belge à le rejoindre au sein de la Société d’histoire moderne est le moderniste liégeois Paul Harsin (1902-1983), spécialiste de la principauté de Liège et de John Law, le deuxième acteur capital de ces échanges intellectuels avec la France avant 1940. Harsin, en contact avec Marc Bloch, Febvre et ami d’Ernest Labrousse, entretiendra une relation oscillatoire avec les Annales18.
9Le contact est encore vivace en 1966. Il revient à Renouvin d’écrire un hommage posthume à Van Kalken dans la Revue devenue d’histoire moderne et contemporaine19. Il rappelle la centralité de son collègue dans le champ académique en tant que fondateur du groupe belge de la Société d’histoire moderne et dans la phase postérieure à 1930, à partir de laquelle il consacre ses recherches à l’époque contemporaine. Il salue son Histoire du royaume des Pays-Bas et de la révolution belge de 1830 parue en 1910. Van Kalken y étudiait l’impact personnel de Guillaume Ier sur les événements, mais aussi la « psychologie collective » et « le jeu des forces profondes », ainsi que l’« événementiel » en ceci qu’il a étudié la manière dont l’enchaînement rapide d’événements, tels des dominos, peut rendre accessible à l’entendement des citoyens ce qui la veille paraissait inenvisageable, hors de l’espace des possibles. Nous y retrouvons le goût de Van Kalken pour l’analyse contrefactuelle, celle à laquelle son élève Stengers sera tant attaché20. Renouvin relève aussi sa critique de la « méthode actualiste », en vertu de laquelle le contact du présent quotidien donne les « clés du mystère » du passé. Or, selon lui, l’historien ne doit pas se laisser enfermer dans la gangue de son époque pour comprendre le passé21.
Le dialogue critique avec Demoulin
10Demoulin (1911-2008), spécialiste de la Révolution de 1830, premier titulaire d’une chaire d’histoire contemporaine à Liège en 1938, fut le correspondant le plus solide de Renouvin en Belgique. Le contact entre les deux hommes se fit entre 1945 et 1950. Ils se connaissent déjà lors du Congrès international des sciences historiques (CISH) de Paris de 1950, tandis que les syllabus de Renouvin sont la source des cours de Demoulin, en fonction jusqu’en 1981. Demoulin, à l’image de Harsin, en bons élèves lointains de Pirenne, qui favorisa leurs débuts de carrière et dans le contexte des lendemains du Krach, répond à l’appel des Annales. L’histoire des relations internationales viendra après celle-ci, après cinq ans de captivité en Allemagne (1940-1945), durant lesquelles beaucoup d’historiens ont estimé que l’histoire économique ne renfermait pas la puissance explicative des relations internationales. Mais avant 1940, Demoulin suit les séminaires d’Henri Hauser, de François Simiand tandis que son premier livre est recensé par Paul Leuillot dans les Annales22.
11L’année 1950 constitue un tournant dans les liens qu’entretient Renouvin avec la Belgique. Du 28 août au 3 septembre, Paris accueille le IXe CISH. Renouvin y est chargé du rapport relatif à l’époque contemporaine23, sous la présidence de Sir Charles Webster, chez lequel Demoulin avait suivi plusieurs cours à la London School of Economics en 1935. Ce dernier prend la parole non sans recevoir les félicitations de Webster qui relève que le Belge a « découvert une nouvelle source de l’histoire du xixe siècle », à savoir les dépêches diplomatiques en tant que sources d’histoire intérieure des pays d’où elles sont envoyées24. Demoulin souhaite surtout faire état des recherches en cours à Liège autour de la sociologie électorale et répondre à Renouvin. Ce dernier avance que la valeur de la presse « comme document sur l’opinion est très médiocre ; le lecteur des journaux est peu sensible à leur influence ; de plus, si les journaux impriment en général ce qu’ils pensent devoir plaire au public, ils en connaissent mal les idées25 ». À cela, Demoulin rétorque que la presse peut avoir de l’influence sur l’opinion publique :
Dans le cas récent de l’“affaire royale”, [je suis] persuadé que l’attitude du grand journal bruxellois Le Soir a été déterminante, ainsi que celle de La Meuse, anti-léopoldiste en 1947, neutre en 1950. [Je] regrette enfin que M. Renouvin n’ait pas mentionné les incidences de la politique internationale sur la politique intérieure des États.
12Renouvin s’en trouve d’accord, « Je reconnais avoir poussé un peu loin [ma] pensée au sujet de la presse », mais il estime qu’il conviendrait aussi d’étudier l’influence de la politique intérieure des États sur leur politique extérieure26.
13Cinq ans plus tard se tient à Rome le Xe CISH, du 4 au 11 septembre 195527. Jean-Baptiste Duroselle, Roger Aubert, de Louvain, et Arturo Jemolo, rédigent un rapport : « Le libéralisme religieux au xixe siècle ». Quant à Renouvin, il rédige pour le sixième volume une longue « orientation actuelle des travaux d’histoire contemporaine28 ». Il n’adopte pas la posture du spécialiste incontesté de l’histoire des relations internationales, mais bien du pater familias de l’histoire contemporaine. Renouvin mentionne l’article de Demoulin, « Recherches de sociologie électorale en régime censitaire29 ».
14C’est aussi à Demoulin que l’on confie la recension de plusieurs ouvrages de Renouvin. Dans le champ académique belge, il prend la place de Van Kalken après 1945, tant lorsqu’il s’agit d’histoires de la Belgique (le régime hollandais, la révolution de 1830, l’unionisme) que par l’intérêt porté à l’essor de l’histoire des relations internationales. De 1955 à 1959, il est chargé par la Revue belge de philologie et d’histoire de dresser les comptes rendus des t. V à VII de l’Histoire de relations internationales, dont s’est personnellement occupé Renouvin. Ce dernier y traite de la « crise belge » de 1815-1830. Il utilise les meilleurs travaux sur la question : L’histoire des Pays-Bas et de la révolution belge de Van Kalken (1910), La révolution de 1830 de Demoulin (1950), sa thèse d’agrégation de 1938 et il cite les travaux de Stengers sur le sentiment national.
15En 1955, Demoulin qualifie Renouvin de « maître français de l’histoire contemporaine » et pas seulement de celle des relations internationales30. Il considère sa synthèse sur 1815-1870 comme la meilleure existante. Traiter l’histoire des relations internationales au sens très large était encore prématuré ; les relations entre États suffisent comme le rappelait Renouvin en 195431. L’année suivante, Demoulin ajoute :
Ce n’est pas une histoire des relations internationales au sens large et extrêmement vaste du terme (une définition de cette expression d’origine anglo-saxonne est encore attendue). Les relations internationales de caractère privé y sont à peine traitées : relations commerciales, voyages, échanges scientifiques, relations universitaires, théâtrales, artistiques, sportives, contacts religieux, ouvriers, etc. Ce n’est point qu’on les ignore comme élément d’explication, mais elles ne font pas l’objet d’une étude systématique comme matière de la « science » en élaboration. Nous croyons aussi qu’il est encore prématuré de vouloir tenter une synthèse des relations internationales lato sensu […]. La nouveauté de l’œuvre n’est donc pas dans la matière à étudier, on la trouve dans l’interprétation32.
16Demoulin souligne que les grands thèmes abordés par l’auteur ne sont guère originaux (affaires d’Extrême-Orient, expansion américaine, question des nationalités, etc.), mais qu’il a le talent de renouveler leur présentation. Il en vient ensuite à l’ouverture de chacun des trois livres du tome, qui se centre sur la question des « forces profondes » :
Le spécialiste de l’histoire économique ou de l’histoire des doctrines politiques trouvera sans doute sommaire certains de ses raccourcis, mais le propos de l’auteur n’était pas de rappeler les grands traits de l’évolution économique ou doctrinale. C’est à analyser l’influence réelle de ces forces profondes sur les relations entre les États que M. P. Renouvin s’est bien plus attaché33.
17Quant à la troisième partie, c’est le morceau de choix : « La conclusion du livre III a grande allure. Et la puissance de concentration de pensée de l’auteur éclate à chaque ligne » lorsqu’il évoque l’orientation par les grands hommes d’État des forces profondes à leur disposition. Le tome VI lui donne satisfaction34. Il regrette la mise en veilleuse du facteur « opinion publique » et des forces profondes de nature collective dans le tome V :
Il est significatif de noter que tant que Bismarck reste en scène, la part des initiatives individuelles apparaît toujours aussi considérable à M. R., qu’il s’agisse de l’action du Chancelier de fer ou de la riposte de ses adversaires. Bismarck disparu, tout change, non seulement en Allemagne, mais ailleurs en Europe : « Dans le Vieux Continent, l’action de l’homme d’État paraît dominée par des conditions que, peut-être, il n’aperçoit pas nettement et que sûrement, il se sent incapable de maîtriser »35.
18Désormais, le nationalisme, auquel Demoulin a consacré de nombreuses réflexions, occupe une place croissante, mais sans doute, à ses yeux, tardive, dans l’œuvre de Renouvin. Ce nouveau facteur semble enfler pour aboutir au constat suivant : la guerre de 1914 « a été celle du sentiment national et des mouvements de passion ». Ce compte rendu de 1956 ne dégage plus l’éblouissement de 1955. Renouvin reste l’auteur des Origines immédiates de la guerre, lignes équilibrées écrites dans un climat « brûlant ». Cela a beaucoup contribué à bâtir l’image de « Renouvin-le-Juste36 ». Mais Demoulin semble conscient de la mortalité en puissance de certaines thèses de son collègue – il en vient même à promouvoir des aspects qui seront étudiés par Robert Frank, Georges-Henri Soutou ou Pascal Griset :
La primauté du politique dans l’explication générale des relations internationales est ainsi clairement affirmée. Tant que les rapports entre États constitueront l’essentiel de cette histoire, il est certain que la position de M. R. restera solide, quels que puissent être les assauts que les tenants d’autres conceptions dirigeront contre elle. Dans ce volume d’une collection nouvelle, on regrettera l’absence d’un chapitre ou du moins d’un paragraphe sur les transformations de la technique diplomatique de 1870 à 1914 par l’accélération et la multiplication des communications ferroviaires et maritimes, le développement du téléphone et du télégraphe37.
19La recension du tome VII (1914-1929) a un ton plus neutre38. Demoulin espérait que Renouvin octroie une plus grande place aux facteurs économiques et financiers et surtout aux transformations de la diplomatie :
Une étude systématique des ententes et des cartels internationaux n’aurait peut-être pas été à sa place dans une histoire générale de ce genre, mais les relations économiques internationales ont pris une telle importance qu’il aurait été désirable qu’un sort leur fut fait […]. La diplomatie sur le forum, les innovations genevoises, les multiples conférences avec les déplacements des ministres et des experts, et souvent la mise à l’écart des ambassadeurs, auraient mérité une particulière attention39.
20Renouvin prend connaissance de ce compte rendu : « Je vous suis reconnaissant d’avoir signalé, à juste raison, deux lacunes : ce sont des remarques dont je rendrai compte dans la nouvelle édition qui, sans doute, sera faite au cours de l’an prochain40. » Ils se sont vus quelques jours plus tôt lors d’un colloque franco-belge organisé par la Société d’histoire moderne. Demoulin y a traité de l’influence française dans la naissance de l’État belge en 1830 ; Renouvin lui demande ce texte pour la Revue historique à la sortie d’une séance tenue au Collège de France41. Quant à Demoulin, il annonce préparer une série de conférences sur « l’opinion publique et la politique extérieure » qu’il a été invité à donner à l’Institut universitaire des hautes études internationales de Genève, que dirige Jacques Freymond, rencontré à Paris en 193542. Il a noué une amitié fraternelle avec son « cher vieux » Freymond.
21Demoulin a consacré la plupart de ses travaux à un aspect des relations internationales dont on rappelle souvent qu’il a été négligé par Renouvin, à savoir l’opinion publique. Son premier docteur, Henry-Thierry Deschamps, publie une thèse remarquée des historiens français en 1956 : La Belgique devant la France de Juillet, l’opinion et l’attitude françaises de 1839 à 1848. Louis Girard y voit « un de ces jeunes historiens qui renouvellent l’histoire diplomatique traditionnelle43 ». André-Jean Tudesq en fait l’éloge dans les Annales. ESC44. Demoulin honore ses collègues français en histoire des relations internationales : Renouvin et Duroselle sont docteurs honoris causa de l’université de Liège (1961 ; 1980). Quant à René Rémond, ancien thésard du « doyen », il est reçu à Liège en 1976. Renouvin est élu à la section des sciences morales et politiques de l’Académie royale de Belgique en 1961, par l’intermédiaire de Harsin45. En 1963, il y prononce une communication sur « La politique extérieure de la France de 1933 à 1939 : progrès et lacunes de l’étude historique46 ». Duroselle intègre à son tour la Compagnie en 1984, où siègent ses deux « contacts », Aubert et Stengers47. Il prononce en 1985 une conférence sur l’amitié entre Monnet, Clemenceau et Geffroy. Gratifié du prix Balzan, il estime que ce dernier a surtout récompensé l’École française d’histoire des relations internationales48. En 1990, Duroselle donne une autre conférence et lance une flèche à feu Fernand Braudel, dont il paraphrase les « temps court », « long » et « très long ». « Aujourd’hui, je crois fermement que l’histoire ne porte que sur le temps court, sur le fourmillement extraordinaire des événements49. »
22Renouvin a ainsi mobilisé un réseau orienté vers Liège (Demoulin, Harsin) tandis que Duroselle se tourna vers Louvain (Aubert), pour des raisons scientifiques, mais aussi personnelles : un attachement commun à la foi catholique unissait ce dernier à son collègue belge, tandis que Renouvin, bien que croyant, ne rendait pas cette foi ostensible, à l’image de Demoulin, peu politisé, plutôt proche du libéralisme, mais croyant. Renouvin est reconnu jusque dans les années 1950, alors même qu’il écrit son Histoire des relations internationales, comme le premier historien légitimant l’histoire « contemporaine ».
23Les échanges intellectuels entre Renouvin et la Belgique se transmettent par plusieurs canaux sociaux et intellectuels. Le premier est la RHGM, au sein de laquelle il se taille la réputation de premier historien critique et dépassionné de la Belgique en 1914-1918. Il s’agit d’un réseau polarisé sur un objet précis et d’un espace de débats focalisé sur le conflit récent. Ces échanges s’émancipent ensuite dans la sociabilité plus pérenne et moins « ciblée » de la Société d’histoire moderne. Celle-ci ne se cantonne pas à la publication des travaux de la génération finissante de l’histoire diplomatique ou de celle, naissante, de l’histoire des relations internationales. Les auteurs issus des Annales y sont présents. Là, Renouvin fait office de grande référence de l’histoire contemporaine aux côtés de Van Kalken, puis de Harsin. Les échanges se poursuivent à la faveur des congrès internationaux des sciences historiques, qu’il s’agisse de celui de Paris en 1950 ou de Rome en 1955. La diffusion des travaux de Renouvin en Belgique est favorisée par Demoulin, successeur symbolique de Van Kalken dans le champ historique belge : séduit par les causalités économiques mises en exergue par les Annales et les nouveaux apports de la sociologie, il est passé comme lui par l’histoire politique de la Belgique des années 1830, mais a opéré un net virage vers l’histoire des relations internationales après 1945. Après cinq ans de captivité en Allemagne dans plusieurs Oflag, il est convaincu que les enjeux de l’époque relevaient des fluctuations du concert des nations et non de cycles économiques. À l’image de Renouvin, son expérience personnelle de la guerre a réorienté ses intérêts scientifiques. Comme lui, il se vit confier des missions par la fondation Rockefeller, et, comme Duroselle, il se révéla très sensible à l’intégration des méthodes de la science politique à l’analyse historique50.
Notes de bas de page
1 Un cas d’étude : Antoine Bonnivert, Kevin Schmidt, « Des Annales à l’étude de la patrie. Jean Lejeune et l’évolution de sa pensée (1935-1950) », dans Vincent Genin (dir.), Une fabrique des sciences humaines. L’université de Liège dans la mêlée (1817-2017), Bruxelles, Archives générales du royaume, 2019, p. 123-139.
2 Michel Dumoulin, « Émile de Laveleye, un professeur renommé puis oublié », dans Vincent Genin (dir.), Une fabrique des sciences humaines, op. cit.
3 Els Witte, Voor vrede, democratie, wereldburgerschap en Europa : Belgische historici en de naoorlogse politiek-ideologische projecten (1944-1956), Kapellen, Pelckmans, 2009.
4 Christophe Charle, « Pierre Renouvin », dans Christophe Charle, Eva Telkès (dir.), Les professeurs du Collège de France. Dictionnaire biographique (1901-1939), Paris, INRP, 1986, p. 181-183.
5 « Le problème des responsabilités de la guerre dans la politique internationale contemporaine », L’esprit international, 10, 1929, p. 228-241.
6 Cité dans l’hebdomadaire bruxellois, lu par la bourgeoisie libérale, très bien informé et au ton parfois satirique : Pourquoi pas ?, 17 septembre 1920, p. 595-596.
7 Revue d’histoire de la guerre mondiale, juillet 1926, p. 193-216.
8 Jean-Baptiste Duroselle, « Pierre Renouvin (1893-1974) », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 22, 1975, p. 498.
9 Revue d’histoire de la guerre mondiale, 4, 1926, p. 362-364.
10 René Rémond, « Le contemporain du contemporain », dans Pierre Nora (dir.), Essais d’ego-histoires, Paris, Gallimard, 1987, p. 321-322.
11 François Bluche, Le grenier à sel, Paris, Fallois, 1991, p. 156.
12 Revue d’histoire moderne, 18, juin-août 1935, p. 309-311.
13 Jacques Willequet, « Notice sur Frans Van Kalken », Annuaire de l’Académie royale de Belgique, 150, 1984, p. 104-133.
14 Pourquoi pas ?, 3 octobre 1930, p. 2079-2081.
15 Revue d’histoire moderne, 18, juin-août 1955, p. 309-311.
16 Revue belge de philologie et d’histoire, 14/2, 1935, p. 500-502.
17 Ibid.
18 Marc Bloch, Lucien Febvre, Correspondance (éd. par Bertrand Muller), 1. 1928-1933, Paris, Fayard, 1994.
19 Revue d’histoire moderne et contemporaine, 13, 1966, p. 303-309.
20 Quentin Deluermoz, Pierre Singaravélou, Pour une histoire des possibles. Analyses contrefactuelles et futurs non advenus, Paris, Seuil, 2016, p. 215-220.
21 Frans Van Kalken, « Réflexion sur la méthode actualiste », dans Mélanges offerts à Ernest Mahaim, t. I, Paris, Recueil Sirey, 1935, p. 401-407.
22 Annales d’histoire économique et sociale, 35, 1935, p. 525.
23 Comité international des sciences historiques, IXe congrès international de sciences historiques (Paris, 28 août-3 septembre 1950), t. 1, Paris, Armand Colin, 1951, p. 572-592.
24 « La correspondance des consuls anglais en Belgique pendant la Révolution de 1830 », Bulletin de la Commission royale d’histoire, 98, 1934, p. 417-534.
25 Comité international des sciences historiques, IXe congrès international de sciences historiques, op. cit., p. 246.
26 Ibid., p. 248.
27 Michelle Perrot, « L’historien n’est pas un redresseur de torts », Critique, 843-844, 2017, p. 754.
28 Comitato internazionale di scienze storiche, Atti del X congresso internazionale (Roma, 4-11 Settembre 1955), Rome, Giunta centrale per gli studi storici, 1956.
29 Ibid., p. 364. Article paru dans la Revue française de science politique, 1953, p. 699-713, dirigée par Jean-Baptiste Duroselle.
30 Revue belge de philologie et d’histoire, 33/3, 1955, p. 695-697.
31 Pierre Renouvin, « L’histoire contemporaine des relations internationales. Orientation de recherches », Revue historique, 222/2, 1954 p. 233-255.
32 Revue belge de philologie et d’histoire, 33/3, 1955, p. 695.
33 Ibid., p. 697.
34 Ibid., t. 34/4, 1956, p. 1158-1160.
35 Ibid.
36 Pierre Nora, « Conclusions », dans Pierre Nora (dir.), Essais d’ego-histoires, Paris, Gallimard, 1987, p. 354.
37 Revue belge de philologie et d’histoire, 34/4, 1956, p. 1158-1160.
38 Ibid., 37/3, 1959, p. 837-840.
39 Ibid., p. 839.
40 Pierre Renouvin à Robert Demoulin, Paris, 26 décembre1959 (archives familiales Demoulin).
41 Robert Demoulin à Pierre Renouvin, Liège, 14 décembre 1959.
42 Ibid., 8 avril 1960.
43 Revue belge de philologie et d’histoire, 36/1, 1958, p. 208-211.
44 Annales. ESC, 4, 1958, p. 792-794.
45 Bulletin de l’Académie royale de Belgique. Classe des lettres, sciences morales et politiques, 5e série, 47, 1961, p. 594-595 ; Pierre Renouvin à Charles Manneback, 8 décembre 1961, Archives de l’Académie royale de Belgique (ci-après AARB), n° 11928.
46 Pierre Renouvin à Charles Manneback, 17 avril 1963 (AARB, n° 11928).
47 Bulletin de l’Académie royale de Belgique. Classe des lettres, sciences morales et politiques, 5e série, 52, 1984, p. 403.
48 Ibid., 71/6-9, 1985, p. 12-231.
49 Ibid., 6e série, 1, 1990, p. 40-41.
50 Vincent Genin, « Robert Demoulin », dans Nouvelle Biographie nationale, vol. 13, Bruxelles, Académie royale de Belgique, 2016, p. 100-102.
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Histoire et relations internationales
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