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Le décanat de Pierre Renouvin à la faculté des lettres de Paris, 1955-1958
p. 187-203
Texte intégral
1Parmi les nombreuses activités qui ont accompagné la carrière de Pierre Renouvin, ses trois années comme doyen sont moins bien connues et peu mises en valeur par les biographes. De fait, cette fonction assumée par devoir après la retraite du sociologue Georges Davy ne semble pas avoir apporté à Renouvin les satisfactions en rapport avec la lourdeur de la charge. Longtemps directeur des études pour l’histoire, il est pourtant bien préparé aux aspects pédagogiques et administratifs de la fonction. Membre de l’Institut, professeur titulaire depuis 1937, auteur de nombreux ouvrages de référence, il dispose aussi du prestige du savant reconnu. Il semble disposer de tous les atouts pour agir sur cette faculté qui a atteint une taille critique. Mais elle aborde une nouvelle époque pleine d’embûches pour l’enseignement supérieur littéraire, le début de sa massification. Ce qui ne va pas manquer de compliquer la tâche du doyen Renouvin1.
La Sorbonne des années 1950 : grandeur et faiblesses
Les étudiants
2Lorsque Renouvin prend ses fonctions de doyen de la Faculté des lettres de Paris le 1er octobre 1955, cette dernière se distingue en effet par sa taille considérable au regard des autres facultés françaises ou de facultés d’autres pays comparables. Alors qu’au lendemain de la guerre, en 1947, elle comptait 13563 étudiants de tout type, on en dénombre près de 4000 de plus en 1954 et elle dépasse la barre des 19000 au début du décanat Renouvin. Deux spécificités de la Sorbonne lettres se dégagent : en premier lieu, la féminisation de plus en plus marquée. La part des jeunes filles est de 55 % dès 1947, elle atteint même 62,6 % au début du décanat Renouvin avec une légère baisse à la fin de celui-ci (59,6 % en 1958-1959). Son autre originalité est la forte présence d’étudiants étrangers ou d’outre-mer, qu’on désigne encore dans la statistique de 1947 comme « coloniaux » ! Comparée à l’avant-1940, la part des étudiants étrangers avait fortement décliné pour des raisons assez compréhensibles dans la période de reconstruction (moins de 10 % alors qu’on avait dépassé 20 % avant-guerre). En quelques années cependant, l’attractivité internationale de la Sorbonne redevient significative, puisqu’on retrouve 17,3 % d’étudiants étrangers en 1954 et qu’on dépasse les 20 % au début de la Ve République. Les évolutions sont moins spectaculaires pour les étudiants originaires de l’Union française, mais attestent également un rayonnement renouvelé de l’université centrale de la métropole (entre 3 et 5 % à la fin des années 1950).
3Si l’on peut risquer une expression anachronique, ce conservatoire de la culture française devient en même temps un lieu multiculturel par la double présence d’étudiants venus du monde entier ou de l’ex-Empire. Les statistiques disponibles ne permettent malheureusement pas de connaître leurs origines nationales précises ni leur répartition entre les niveaux d’étude ou les disciplines. D’après les données qu’on connaît sur les périodes antérieures, on peut supposer que l’Europe reste dominante parmi les étudiants étrangers, avec toutefois un rétrécissement de ce qu’il faut entendre par « Europe » du fait de la mise en place du « rideau de fer » qui limite les échanges avec l’Europe de l’Est et des difficultés probables de pays qui envoyaient beaucoup de leurs diplômés en France, comme la Grèce, les Balkans, l’Europe du Sud, à peine remis de la guerre, de guerres civiles ou soumis à des dictatures comme l’Espagne et le Portugal.
4La Sorbonne, université surencombrée déjà par le manque de place pour les étudiants autochtones, souffre donc d’un surencombrement supplémentaire du fait de son attractivité internationale. La poussée vers les études supérieures commence, mais l’État n’anticipe guère et ne s’intéresse qu’aux disciplines jugées aptes à faire entrer la France dans le nouveau régime de la modernité que les planificateurs des années 1950 appellent de leurs vœux : ceux-ci privilégient donc les investissements dans les sciences de la nature et la médecine. La nouvelle faculté d’Orsay commence à peine à sortir de terre, tout comme le déménagement d’une partie de la faculté des sciences vers le nouveau site de la Halle aux Vins se fait attendre alors que la nouvelle faculté de médecine de la rue des Saints-Pères a été inaugurée dès 19532.
5Dans son rapport au terme de sa première année de mandat (1955- 1956), le seul publié et disponible, Renouvin entame d’ailleurs son bilan d’emblée sur ce thème : « Ce sont les besoins de la Faculté en locaux et en personnels qui présentent le plus d’urgence3. »
6Comment ces étudiantes et étudiants se répartissent-ils par niveau ? La propédeutique compte 3433 inscrits lors de la session de juin 1956 sur un total de 19056 étudiants (18 %). Les certificats de licence sont passés par 7048 étudiants en novembre 1955 et 10853 en juin 1956. Aux deux sessions, l’évaporation entre inscrits et effectivement présents aux épreuves est forte : plus de 9 % d’absents à l’automne, près de 9 % en juin4. 1076 diplômes d’études supérieures enfin sont déposés.
Les thèses soutenues à la Faculté des lettres de Paris et la part de la Faculté des lettres de Paris dans le total national

7La formation doctorale n’existe pas de façon très cohérente à l’époque puisque la création du doctorat de troisième cycle résulte d’un décret du 19 avril 1958. Seuls existent le doctorat ès lettres, œuvre de longue haleine, et le doctorat d’université, plus bref, plutôt soutenu par des étudiants étrangers. Pour les deux, la Sorbonne reste l’enceinte privilégiée pour faire soutenir des thèses : 92 % des thèses d’État ès lettres sont soutenues à Paris en 1954, 80,6 % en 1956. Toute la reproduction du corps enseignant au niveau secondaire (via les concours d’enseignement) comme au niveau doctoral (via les thèses d’État et d’université) passe donc par les jurys et les amphithéâtres de la Faculté des lettres parisienne. Ce tableau n’a donc guère changé par rapport à la période de l’entre-deux-guerres.
Faiblesses de la Sorbonne
8Cette impression d’invariance masque cependant des faiblesses de moins en moins cachées à l’origine des premiers débats qui vont traverser le corps professoral confronté aux prodromes de la massification.
9Si l’on applique les procédures d’évaluation contemporaines à cette vénérable institution, les professeurs, et le doyen en particulier, pourraient être remis en question pour la faible efficacité des enseignements qu’ils dispensent, pourtant avec un engagement et un sérieux incontestables, comme l’attestent les polycopiés de leurs cours qu’on trouve encore dans les bibliothèques de référence aujourd’hui (voir la série des cours sur les grands pays professés par Renouvin lui-même tout au long des années 1950)5.
10Les taux d’échec, à tous les niveaux, sont en effet considérables, malgré la mise en place de la propédeutique pour opérer un premier tri au sein de la masse croissante des bacheliers qui prolongent leur formation. En première année (certificat d’études littéraires générales – Celg), en juin 1956, sur 3433 inscrits, 2936 sont effectivement examinés (85,5 %) mais seulement 1208 admis (41,4 % des présents). À la session d’octobre 1956 : sur 1565 inscrits, 1356 sont présents aux épreuves (86,6 %), mais seulement 494 rattrapent leur échec (36,6 % des présents). Le taux général d’admis de 1956, pour les deux sessions cumulées, n’est donc que de 39,6 %.
11Est-ce parce que les étudiants qui s’inscrivent la Sorbonne sont moins bons que ceux des autres universités ? Pour 1956, les statistiques nationales nous révèlent que le taux de réussite du Celg en lettres classiques est de 50,7 % et seulement de 36,5 % pour les lettres modernes. Avec les sessions de rattrapage d’octobre, on arrive à des taux de réussite généraux, respectivement de 70,8 % pour les classiques et de 53,4 % pour les modernes. Dans les deux cas, ils sont nettement meilleurs que pour les candidats parisiens. Comment expliquer cette différence ? Les jurys de province sont-ils plus indulgents ? Les Parisiens travaillent-ils moins ? Souffrent-ils des mauvaises conditions d’études qui caractérisent la capitale : manque d’encadrement, logement médiocre, assiduité à éclipse ? Difficile à dire dans l’état actuel des sources disponibles, même si les photographies d’amphithéâtres bondés reproduites dans les manuels d’histoire de l’enseignement vont dans ce sens. Des éléments pourtant plaident pour l’indulgence, même si ce n’est pas la tonalité des débats entre professeurs que l’on peut lire lors de certaines réunions.
12La forte féminisation irait plutôt conforter l’idée de sérieux des étudiants de lettres, si l’on en juge par la sur-sélection traditionnelle des filles quand elles poursuivent des études. En revanche, un élément perturbant est la part croissante des étudiants forcés de travailler à mesure que le recrutement social commence à se diversifier un peu. Les mauvaises conditions de travail sont donc probablement le facteur explicatif principal de la différence des résultats entre Paris et la province : le manque de places en bibliothèque, l’inconfort des amphithéâtres, le taux d’encadrement plus bas jouent contre la réussite des étudiants parisiens, à travail égal. Les lycées parisiens sont en effet plus sélectifs, or les étudiants de propédeutique viennent très majoritairement des départements de la région parisienne. En outre, comme ces taux d’échec ne diminuent pas au niveau de la licence, malgré ce premier écrémage, et alors que les bancs de la Sorbonne voient arriver à ce niveau les étudiants de classes préparatoires non admis dans les Écoles normales supérieures (ENS) ainsi que les normaliens et normaliennes, le niveau devrait mécaniquement remonter, ce qui n’est pas le cas.
Taux de réussite comparés au CELG et à la licence ès lettres à la faculté des lettres de Paris et en France
CELG (propédeutique) niveau national juin 1956
4175 inscrits : admis 2118 lettres classiques (50,7 %) reste 2057 4306 inscrits : admis 1574 lettres modernes (36,5 %) reste 2732 Octobre 1956 : sur 1824, 839 admis lettres classiques (45,9 %)
Taux général des deux sessions : 70,8 %
Sur 2223, 785 admis lettres modernes (35,3 %) : taux général des sessions : 53,4 % Paris CELG : taux général des sessions : 39,6 %
Certificats d’études supérieures (licence) (niveau national)
Philosophie : 45,4 % ; lettres classiques et modernes : 36,4 % ; histoire : 45,2 % ; géographie : 44,6 % ; langues vivantes : 31,8 % ; autres disciplines : 42 % ; 2e session philo 44,6 % ; lettres 39,9 % ; histoire : 40,7 % ; géographie 49,1 % ; langues : 34,7 % ; autres 48,3 %
Paris, licence, novembre 1955 : 33,6 % des présents ; juin 1956 : 31,4 % des présents
13Comparés aux résultats provinciaux, les taux de réussite à la licence à Paris restent en effet toujours en deçà (entre 45 et 50 % au niveau national alors qu’on est toujours autour de 30 % à Paris). Une confirmation indirecte des lacunes de l’encadrement peut être déduite du fait qu’au niveau national, ce sont les sections les plus nombreuses (lettres et langues vivantes) qui ont aussi les plus forts taux d’échec, alors que les licences plus élitistes (philosophie, histoire, autres disciplines) enregistrent de meilleurs résultats. Comme ce maigre encadrement joue pour toutes les sections à Paris, il est logique que le taux de réussite global soit inférieur à celui des facultés de province.
14Un dernier élément plaide pour notre interprétation. Même au niveau du diplôme d’études supérieures (DES), où un tri très important a été réalisé par rapport à la première année, la déperdition reste forte. Sur 1076 sujets déposés, 726 mémoires seulement ont été finalement remis (67,4 %). Si la part d’admissibles est très élevée, 95,5 %, le nombre d’admis enregistre une nouvelle perte sans doute par insuffisance à l’oral du C2 : 93,5 % ; au total, même à ce niveau terminal, le taux d’obtention s’établit à seulement 63,1 % par rapport aux sujets initialement déposés. Qu’en est-il justement de ce taux d’encadrement ?
Les taux d’encadrement
15Selon les données fournies à la fin d’Homo academicus par Pierre Bourdieu, le taux d’encadrement dans l’enseignement supérieur littéraire de rang A ne cesse de se dégrader dès cette époque, puisqu’on passe d’un professeur ou maître de conférences (au sens ancien de « professeur de 2e classe ») pour 73 étudiants en 1952 à 1 pour 91 en 1955 et 1 pour 97 en 19586. Les effectifs étudiants étant beaucoup plus considérables à Paris que dans les facultés de province, la dégradation est beaucoup plus précoce. En 1954, la Sorbonne comptait 90 professeurs et maîtres de conférences pour un peu plus de 17000 étudiants, ce qui donne un enseignant de rang A pour 188 étudiants ; en 1959, on est passé à 120 enseignants de rang A pour plus de 21000 étudiants, soit un taux encore très élevé de 1 pour 175 étudiants. Si l’on ajoute les personnels de rang B (assistants, chargés d’enseignement) qui sont moitié moins nombreux que les titulaires de rang A, le taux s’améliore un peu à 1 pour 125 étudiants en 1954 et à 1 pour 116 au début de la Ve République. Mais, dans tous les cas de figure, le taux d’encadrement est bien moins favorable que dans les facultés des lettres provinciales.
16Il faut en outre prendre en compte un facteur spécifique que n’indiquent pas ces moyennes. Les filières sont très inégalement encombrées : les lettres et les langues attirent beaucoup plus d’étudiantes que les disciplines philosophiques ou de sciences humaines (plus masculines), si bien qu’une fraction d’enseignants (en philosophie, sociologie, psychologie, ethnologie, histoire de l’art, langues rares) a beaucoup moins d’auditeurs qui se concentrent surtout au niveau de la licence et du DES. La faiblesse de l’encadrement s’en trouve aggravée pour les grosses disciplines canoniques, dominantes en propédeutique, soit précisément les disciplines à fort taux d’échec, à forte féminisation et les plus tournées vers les débouchés classiques de l’enseignement et de la fonction publique.
Le pouvoir attractif de la Sorbonne malgré tout
17Après ce côté sombre de la Faculté des lettres de Paris, il faut évoquer aussi son côté brillant. Pourquoi, malgré ces difficultés, un poste à la Sorbonne reste-t-il, aux yeux des professeurs de province, le véritable couronnement d’une carrière et pourquoi les élections restent-elles aussi disputées alors que le travail est plus lourd, les conditions de travail moins bonnes du fait du manque de place, sans parler du logement plus onéreux dans la capitale ? Il faut rappeler aussi que s’affirment alors face à la Sorbonne des institutions concurrentes. Même si elles sont moins prestigieuses – et moins lucratives –, elles commencent à proposer des conditions de travail plus confortables face aux lourdes charges des chaires universitaires : les directions d’études de l’École pratique des hautes études (EPHE) IVe, Ve ou VIe section, ou les postes à Sciences Po attirent même d’ailleurs des « sorbonnards » qui les cumulent parfois avec leur chaire, à l’instar de Renouvin. Lui-même enseigne rue Saint-Guillaume tandis qu’Ernest Labrousse est directeur d’études cumulant à la VIe section tout comme André Aymard, futur doyen.
18Dans Homo academicus, Bourdieu a proposé une explication en forme de typologie opposant les universitaires plutôt chercheurs, concentrés dans ces établissements périphériques parisiens ou au Collège de France, aux universitaires « patrons », voués plutôt à la reproduction du corps à tous les niveaux (via les concours d’enseignement et les jurys de thèse), concentrés à la Sorbonne. Ces derniers représenteraient le pouvoir universitaire temporel face aux précédents tournés vers la recherche et l’innovation, mais coupés du gros des publics étudiants et des clés de la carrière faute de chaire universitaire de plein exercice. Cette typologie n’est pas nouvelle et je l’ai retrouvée dans mon livre La République des universitaires pour la période qui précède la Seconde Guerre mondiale. Elle émerge même dès avant la Grande Guerre, à la suite des réformes universitaires des années 1880. Cependant, ce découpage commode en deux ensembles néglige le phénomène des cumuls comme ceux que je viens de signaler7.
19Surtout, la puissance de la Faculté des lettres de Paris ne repose pas seulement sur son quasi-monopole dans la reproduction du corps enseignant littéraire secondaire et supérieur. Elle se mesure aussi dans la multiplicité des instituts de recherche qui lui sont liés. La plupart ont à leur tête un professeur de la Sorbonne qui souvent dirige ou anime la revue spécialisée de son domaine, clé pour l’accès à la publication savante. Renouvin en réalise l’idéal-type ; il dirige l’Institut d’histoire des relations internationales contemporaines et la Revue historique, et siège dans les commissions du Centre national de la recherche scientifique (CNRS).
20Ces instituts sont une innovation des années 1920 – inspirée de l’Allemagne – qui atteint alors son apogée avant que la politique des laboratoires mixtes du CNRS – qui n’existent pas encore en lettres – ou la création de centres de recherche plus spécialisés à la Sorbonne avec la naissance du troisième cycle ne diminue l’importance des instituts. L’Annuaire de l’Éducation nationale de 1952 énumère pas moins de 23 instituts rattachés à l’Université de Paris pour les lettres et sciences humaines, auxquels s’ajoutent une quinzaine d’instituts propres à la seule faculté des lettres (histoire de la Révolution française, langue française, latin, littérature italienne, littérature portugaise, etc.). Cependant, même les instituts qui disposent dès l’origine de locaux propres affrontent à l’époque des difficultés matérielles dont la trace se retrouve dans les rapports des directeurs comme celui de l’archéologue Charles Picard, directeur de l’institut de la rue Michelet en 19578. À côté des effets du vieillissement des bâtiments s’ajoutent des erreurs de conception des locaux initiaux :
Lorsque l’Institut d’Art a ouvert ses portes – en 1930 – on a pu constater qu’il n’y avait eu de locaux prévus ni pour un cabinet du directeur, ni pour les bureaux du secrétariat, ni pour les réunions de travail des étudiants. Les lacunes des prévisions du concours pour la construction n’ayant pas été dénoncées, ni à temps, ni plus tard, la gêne n’a fait que s’accroître9.
21À ces difficultés matérielles que devra gérer le doyen Renouvin s’ajoute la conflictualité potentielle d’un corps enseignant nombreux, divers et en constant renouvellement, comme nous allons le voir.
Le corps enseignant : ambassadeurs ou chercheurs ?
Le processus de renouvellement
22Le corps enseignant se renouvelle régulièrement tout au long de ces trois années, puisque l’âge moyen d’arrivée en Sorbonne est relativement élevé – entre 45 et plus de 50 ans –, tandis que les retraites régulières des plus anciens, vers 70 ans et la création de nouvelles spécialités offrent un volant de postes vacants chaque année à pourvoir. À la rentrée de 1955, le doyen Renouvin annonce ainsi le départ de huit professeurs pour raison d’âge et l’arrivée de treize nouveaux titulaires. L’assemblée demande en outre la création de cinq maîtrises de conférences lors de sa séance du 18 février 195610. Au cours de la même année, trois professeurs décèdent en fonction, ce qui implique des mouvements supplémentaires pour les remplacer11. Sur un groupe d’une centaine de professeurs, tous ces mouvements représentent donc un turnover compris, bon an mal an, entre 10 et 15 % des effectifs, déclenchant en cascade une partie de chaises musicales pour les professeurs en province qui souhaitent « monter » dans la capitale.
23À la rentrée 1956, les départs sont au nombre de six, pour raison d’âge ou de santé. En février 1957, cinq nouveaux nommés intègrent l’assemblée de la faculté pour remplacer ces départs. À la rentrée 1957, ce sont quatre nouveaux maîtres de conférences qui entrent à la Sorbonne.
24D’autres mouvements s’ajoutent à ce mouvement « naturel » : ceux des suppléances quand un professeur est nommé à un poste administratif extérieur (École française de Rome, d’Athènes, direction au CNRS) ou promu au Collège de France.
25Chaque élection se joue à l’époque entre trois ou quatre candidats – sauf dans les disciplines rares – et exige souvent plusieurs tours pour que des majorités se forment après la dispersion des votes sur ces trois ou quatre noms. Prenons deux exemples de scrutin, l’un sans histoire, l’autre conflictuel.
26Lors du vote du conseil de la faculté du 16 juin 1956, pour un poste de philosophie, quatre candidats se disputent les suffrages des 90 présents : trois candidats gardent encore aujourd’hui une certaine notoriété, même si le vainqueur est toujours le plus connu puisqu’il s’agit de Paul Ricœur, élu au 2e tour par 52 voix contre 37 face à son principal adversaire, Raymond Polin qui, lui, entrera à la Sorbonne cinq ans plus tard. Les deux autres candidats (Jules Chaix-Ruy et Mikel Dufrenne) ne font pas seulement de la figuration puisqu’au premier tour ils avaient obtenu respectivement trois et onze voix qui se reportent au second tour sur les deux candidats les mieux placés.
27Le scrutin suivant concerne l’histoire contemporaine et se déroule beaucoup plus difficilement. Il s’agit de remplacer Charles-Hippolyte Pouthas sur la chaire d’histoire du xixe siècle. La compétition oppose cette fois cinq candidats et il faut trois tours pour élire Louis Girard contre Jean-Baptiste Duroselle avec 63 voix contre 29. Ce dernier devra patienter jusqu’en 1964 pour obtenir sa revanche en succédant à Renouvin lors du départ en retraite de celui-ci. Ce résultat qui donne l’avantage final à Girard est d’autant plus étonnant que le comité d’histoire, lors de son classement préalable du 13 juin 1956, avait proposé au conseil de la faculté Duroselle au premier rang par 16 voix sur 30. Ce classement avait été décidé au terme d’une compétition serrée sur six tours où Girard n’apparaissait même plus dans les derniers votes12. Cette inversion du vote du conseil de la faculté par rapport au choix des historiens est clairement un désaveu du candidat défendu par le doyen Renouvin. Ce cas de décalage caractérisé entre l’assemblée et le comité des spécialistes est toutefois rare.
28Les procès-verbaux disponibles effacent malheureusement tout ce qui pourrait nous révéler les manœuvres sous-jacentes, puisque les rapports de présentation des spécialistes ne sont pas annexés – comme c’était le cas pour la période antérieure – et que les discussions internes ne sont pas résumées. On en est réduit à des conjectures, sauf lorsqu’on dispose en parallèle, comme pour le comité d’histoire, des procès-verbaux des réunions préparatoires. On ne peut non plus voir si le rôle du doyen Renouvin est seulement de veiller au bon déroulement ou s’il pèse effectivement dans les débats. En l’occurrence, pour la dernière élection citée, son autorité ne semble pas avoir joué, puisque ce n’est pas le candidat qu’il soutient qui l’emporte au niveau de la faculté.
29Quelques éléments externes ont pu expliquer cette inversion entre le jugement des spécialistes et le vote de la faculté. En particulier le fait que Girard ait soutenu sa thèse sur « La politique des travaux publics du Second Empire » sous la direction du précédent titulaire Pouthas le 13 mai 195013. Pourtant, Duroselle, de six ans plus jeune, avait lui aussi soutenu sa thèse sur « Les débuts du catholicisme social en France » sous la direction du même un an avant, le 27 mai 1949. Mais il avait sans doute le tort aux yeux de Pouthas d’être entré dans la mouvance de Renouvin comme assistant à la Sorbonne, puis de s’être tourné vers l’histoire diplomatique et européenne du xxe siècle14.
30Par ailleurs, Girard disposait, au sein du groupe des professeurs littéraires, d’un allié de poids en la personne de son beau-père, le latiniste Édouard Galletier. Cet ancien recteur et ancien directeur de l’enseignement supérieur sous Vichy avait été par la suite blanchi de ses liens visibles avec l’État français parce qu’il avait été pris comme otage par la Gestapo et retenu prisonnier dans les Alpes autrichiennes, du 10 août 1943 au 2 mai 1945, avec d’autres personnalités françaises opposantes à la collaboration15. Ces arrière-plans politiques, dix ans à peine après la guerre, ont pu jouer dans le vote des historiens, plutôt de gauche, contre Girard, plutôt libéral et modéré, tandis que la position de son beau-père au sein de la faculté parmi les « classiques » a pu peser dans l’autre sens lors du vote final du conseil de la faculté pour faciliter le soutien des littéraires à la candidature de cet historien. Mais ce ne sont là que des conjectures qui relativisent en tout cas le pouvoir électoral d’un doyen, même aussi estimé que Renouvin.
Le rayonnement international
31L’attractivité de la Sorbonne ne se mesure pas seulement à travers cette compétition permanente des candidats venus de province. On la retrouve aussi à l’œuvre dans le poids croissant des étudiants venus d’outre-mer et de l’étranger. Nos données statistiques ne décomptent pas les étudiants selon l’origine précise. Pour mesurer le rayonnement international de la Faculté des lettres de Paris, il faut donc recourir, à défaut, à un autre indicateur, celui de l’origine des professeurs invités.
32Afin de disposer d’effectifs significatifs pour la comparaison avec la période d’avant 1939, j’ai étendu l’enquête aux années 1952-1959, soit une durée qui déborde le temps du décanat Renouvin. Au total, 97 invités ont donné des cours et conférences à la faculté des lettres pendant les sept années considérées. J’en avais recensé 132 entre 1926 et 1939 dans La République des universitaires. Rapportés au nombre d’années d’observation, les flux sont donc similaires, voire plus importants proportionnellement dans les années 1950. L’éventail des pays représentés est également large avec 26 nationalités différentes. Toutefois des zones privilégiées concentrent le plus grand nombre d’invitations. En premier lieu, sans surprise, l’Europe occidentale avec plus de la moitié des invités provenant, par ordre décroissant, d’Italie (dix-sept), de Grande-Bretagne (douze), de Belgique (neuf), des Pays-Bas (cinq), de Suisse (quatre) ou du Danemark (quatre). Par rapport à la géographie d’avant-guerre, les continuités sont frappantes. Entre 1926 et 1939 arrivaient en tête parmi les pays d’origine des invités : la Belgique (neuf), les Pays-Bas (huit), le Royaume-Uni (sept), l’Italie (cinq) et les pays nordiques. Soit, peu ou prou, la même liste de tête.
33Il existe aussi des discontinuités révélatrices du changement de la scène géopolitique et du rôle de la Sorbonne dans le concert des relations internationales. Un pays bien placé avant la guerre comme l’Espagne a perdu beaucoup d’importance en raison de sa fermeture due au franquisme. En contrepartie, la faculté des lettres invite des Argentins qui sont parfois en fait des exilés espagnols républicains réfugiés outre-Atlantique. La Pologne, grande amie de la France de l’entre-deux-guerres, est en déclin aussi, tout comme plus globalement tous les pays à l’est du rideau de fer qui profitaient d’un assez grand nombre d’invitations avant-guerre. Mais le plus grand recul est surprenant et en même temps compréhensible après 1945, c’est celui de l’Allemagne. Avant-guerre, cinq universitaires allemands étaient venus enseigner à la faculté des lettres malgré le contentieux postérieur à l’armistice. Dans les années 1950, deux seulement profitent de cette faveur. L’un est encore connu, il s’agit de Theodor Adorno, professeur à Francfort et incarnation de l’Allemagne exilée et antinazie.
34On aurait pu s’attendre en revanche à une meilleure place pour les universitaires des États-Unis, compte tenu de l’Alliance atlantique et des ressources consacrées par cet État aux échanges culturels (bourses Fulbright). Avec seulement sept invitations, contre onze avant-guerre, on ne voit pas de priorité particulière, en tout cas beaucoup moins que du côté des scientifiques plus tôt convertis aux vertus du modèle américain, comme l’indiquent les orientations du colloque de Caen de 1956.
Origine des professeurs invités à la faculté des lettres de Paris, 1952-195916
Pays | N= | Ville ou université d’origine |
Italie | 17 | Florence, Rome, Bologne, Catane, Turin, Syracuse, Padoue, Pavie |
Grande-Bretagne | 13 | Londres, Édimbourg, Oxford, Cambridge, Manchester, Birmingham, Hull |
Belgique | 9 | Bruxelles, Liège, Louvain |
Pays-Bas | 5 | Amsterdam, Leyde, Utrecht, Nimègue |
États-Unis | 7 | Harvard, Indiana, Iowa, Fordham, Chicago, UCLA |
Pologne | 6 | Cracovie, Lublin, Varsovie |
Suisse | 4 | Berne, Zurich, Genève |
Danemark | 4 | Aarhus, Copenhague |
Espagne | 3 | |
Argentine | 3 | Buenos Aires |
Pays | N= | Ville ou université d’origine |
Brésil | 3 | |
URSS | 2 | Moscou, Leningrad |
Irlande | 2 | Dublin |
Portugal | 2 | Lisbonne |
Allemagne | 2 | Göttingen, Francfort |
Québec | 2 | Université Laval |
Égypte, Turquie | 2+2 | |
Autres | 1×9 | Roumanie, Bulgarie, Inde, Israël, Norvège, Syrie, Islande, Bulgarie, Tchécoslovaquie |
Total | 97 |
Les questions du jour : quel pouvoir du doyen ?
Un pouvoir décevant
35Malgré son engagement et son autorité morale et scientifique, Renouvin ne semble pas avoir tiré de ses trois années de décanat les satisfactions qu’il en attendait. Nous manquons de sources directes, faute d’accès à ses papiers personnels, pour retrouver son état d’esprit. Cependant, le premier signe de sa déception probable est son refus de renouveler son mandat, pratique alors ordinaire pour ses prédécesseurs17, ce que déplore son successeur et ami Aymard au début de son rapport pour l’année scolaire 1958-1959 :
Parvenu au terme de son mandat triennal à la fin de septembre 1958, M. le Doyen P. Renouvin n’a pas accepté qu’il lui fût renouvelé. Comment taire le regret inspiré à tous par sa décision, à peine tempéré par le maintien de sa présence dans la Faculté, comme professeur et comme conseiller riche d’expérience ainsi que d’autorité ? Comment, aussi, ne pas exprimer l’unanime gratitude ressentie pour le lucide dévouement que, fût-ce aux dépens de sa santé, il n’a jamais marchandé, quand il s’agissait de défendre la cause de la Faculté et de la guider dans la bonne voie ? Son trop bref décanat demeurera notamment celui du décret qui a organisé le 3e cycle littéraire, grâce à une entente dont il se fit l’inlassable ouvrier en dépit de difficultés que nul autre que lui ne fût parvenu, sans doute, à surmonter18.
36L’éloge obligé du prédécesseur laisse aussi entrevoir en filigrane quelques-unes des raisons de son renoncement. La première invoquée est la santé et, de fait, Renouvin, âgé lors de son début de mandat de 62 ans, a dépassé 65 ans en 1958. Il a même dû interrompre ses activités pour raison de santé pendant une période de son décanat en 1958. Assumer un nouveau mandat l’aurait mené jusqu’à 68 ans, soit presque à la limite d’âge et alors que la montée des effectifs étudiants prenait un tour de plus en plus inquiétant, faute de locaux supplémentaires. Les autorités de tutelle accaparées par la crise du régime et la guerre d’Algérie n’ont toujours pas lancé les programmes immobiliers indispensables pour résoudre la crise des locaux en lettres. On retrouve en effet au début du rapport d’Aymard pour 1958-1959 des observations quasi similaires à celles que présentait déjà Renouvin dans son rapport pour l’année 1955-1956 et citées plus haut :
Pour éviter l’aggravation d’une concentration qui a déjà atteint ses limites tolérables, il faut dès maintenant, non seulement préparer, mais réaliser l’implantation de deux collèges universitaires (pour l’année propédeutique) hors du Quartier latin, en ménageant auprès d’eux l’espace nécessaire à leur transformation ultérieure en facultés qui assureraient au moins les enseignements de second cycle19.
37Dans cette phrase est évoqué (six ans à l’avance !) le projet de déconcentration qui aboutira à la création du centre Censier et à la faculté de Nanterre en 1964, puis de la future université de Créteil (début en 1967) dans le cadre du plan d’aménagement de la région parisienne. En attendant, la lenteur du départ de la Faculté des sciences vers la Halle aux Vins dont le projet est concurrencé par celui en cours d’Orsay20 et la lutte à mener pour le partage des locaux libérés à la Sorbonne contre les ambitions envahissantes des bureaux du rectorat rendent les tensions pour l’espace vital de plus en plus graves au Quartier latin. Lors de l’assemblée du 24 novembre 1958, Aymard explique à ses collègues les mesures d’urgence qu’il a dû prendre pour assurer la rentrée : 15 séries de travaux pratiques se tiendront de 20 h 15 à 22 h 15. Les horaires des cours seront étendus de 18 heures à 19 heures. Deux salles de l’Institut d’art et d’archéologie seront utilisées le matin ainsi que tous les locaux annexes libres comme ceux du 16 rue de la Sorbonne. On envisage aussi de requérir des amphithéâtres libres à la Faculté de médecine ou des salles à la Faculté de droit voire, l’année suivante, d’utiliser le grand amphithéâtre de la Sorbonne21. Bref, la crise s’aggrave au terme du décanat de Renouvin et les autorités supérieures sont inertes (nous sommes en plein changement de régime).
La réforme de la pédagogie
38Un autre problème a pesé sur le décanat de Renouvin, l’incapacité de la faculté à s’adapter aux nouveaux publics, ce qui se traduit par l’échec massif en propédeutique déjà évoqué. Cette génération de professeurs, nés entre 1900 et 1914 pour la plupart, est le produit d’un monde très élitiste, issu des filières des concours – École normale supérieure (ENS) pour la presque majorité, agrégation pour la presque totalité. Ils appartiennent en outre à des générations où les taux de bacheliers par génération étaient bien plus faibles que dans les années 1950 (en dessous de 3 % d’une classe d’âge)22. La propédeutique, créée en 1948 pour filtrer l’afflux de nouveaux bacheliers, ne suffit pas, on l’a vu, à limiter les forts taux d’échec en licence. Cela explique qu’Aymard insiste fortement sur la nécessité d’un meilleur encadrement pédagogique grâce à la multiplication des postes d’assistants :
Il convient donc de multiplier, en limitant l’effectif de chaque groupe, mais en assurant à chaque étudiant une place dans un de ces groupes, le nombre des séances d’exercices dirigés. Ce remède postule à la fois des locaux et des hommes, c’est-à-dire la création de nombreux postes d’assistants et de chefs de travaux en attendant ceux de maîtres-assistants23.
39De nouveaux assistants sont bien nommés au fil des réunions où on pourvoit les postes, mais leur nombre est toujours en retard sur la poussée démographique. Leur statut précaire, deux à quatre ans de présence au maximum, impose le principe du turnover jusqu’à ce qu’on crée le nouveau grade, plus stable, de maître-assistant à partir de 1959-1960. Mais ce dernier implique la création du doctorat de troisième cycle, discuté précisément pendant le décanat Renouvin, car ce nouveau statut est réservé à ce type de docteur.
La création du doctorat de troisième cycle
40Cette réforme est une initiative des scientifiques pour lesquels la spécialisation croissante rendait obsolète en partie le lourd rituel du doctorat d’État obtenu après une recherche de cinq à dix ans. En lettres et sciences humaines, ce doctorat court, mené à bien en deux ou trois ans, n’est pas si aisé à accepter. Il existe déjà le doctorat d’université qui présente bien des traits communs avec le futur troisième cycle. Celui-ci tuera sans doute celui-là, ce qui chagrine nombre de professeurs. C’est en effet un doctorat prisé de la clientèle étrangère et un élément du rayonnement international de la Sorbonne. Par ailleurs, à la différence des scientifiques, les littéraires privilégient dans leurs critères de choix des entrants dans l’enseignement supérieur la détention du titre d’agrégé (ainsi pour les assistants). Le troisième cycle risque de créer une voie alternative aux concours du second degré et donc une hétérogénéité croissante au sein du corps universitaire, phénomène déjà bien visible parmi les personnels des facultés des sciences. Enfin, le dernier point soulevé par la réforme est propre à Paris. C’est la compétition qu’elle ouvre avec les autres grands établissements susceptibles de délivrer aussi ce titre et donc de battre en brèche le monopole de la Sorbonne sur le titre de docteur24. Renouvin était particulièrement sensible à ce problème du fait des mauvaises relations qu’il entretenait avec Fernand Braudel et la VIe section de l’EPHE25. Le décret de 1958 autorise en effet les directeurs d’études de l’EPHE, les professeurs de l’École des langues orientales, les professeurs de l’École des chartes et les directeurs de recherches au CNRS, à encadrer des thèses de troisième cycle et bien entendu à faire partie des jurys finaux. C’est donc une atteinte directe aux privilèges de la Sorbonne en la matière.
41Bref, sur toutes les grandes questions du jour, le pouvoir du doyen paraît bien théorique, soumis aux décisions rectorales et ministérielles pour les locaux et les diplômes, aux conceptions divergentes entre facultés au sein de l’Université de Paris, au poids de la tradition littéraire en matière de pédagogie et de recrutement face aux ambitions des modernisateurs internes (sciences) ou externes (nouveaux établissements de sciences humaines). On peut imaginer aussi que l’échec de Duroselle, candidat que Renouvin soutenait face aux traditionalistes, a dû lui faire prendre conscience des limites du pouvoir décanal.
42Ce portrait de la Sorbonne des années 1950 et de son doyen souffre des lacunes des sources disponibles. Au-delà de la froide statistique, des rapports au ton policé, des procès-verbaux épurés en partie des tensions entre groupes ou des arguments critiques, on aimerait mieux voir le quotidien du doyen, les multiples réunions et rendez-vous, démarches au ministère et au rectorat voisin, coups de téléphone et billets griffonnés, notes préparatoires et projets avortés, arbitrages financiers entre centres et instituts. Bref, il s’agirait, si des sources nouvelles apparaissaient, de passer de cette histoire structurale à une histoire plus « diplomatique », si je puis me permettre cet usage facétieux du mot à propos d’un moment critique de l’histoire universitaire et du fondateur de l’histoire des relations internationales. Sans doute Renouvin avait-il affronté dans sa vie et sa carrière des moments plus graves et bien plus douloureux, de la guerre de 1914 comme combattant et grand invalide à la défaite de 1940, de la ruine de la paix de Versailles au difficile relèvement du pays après 1945. Lui qui avait connu la République triomphante de Georges Clemenceau devait souffrir du spectacle affligeant des gouvernements de la IVe République finissante, incapables d’anticiper les problèmes universitaires ou influencés par des schémas de réforme empruntés aux États-Unis ou aux sciences de la nature et bien peu adaptés aux lettres et sciences humaines. Surtout, il devait trouver inégale la bataille avec le nouvel astre montant du paysage universitaire parisien, cette VIe section soutenue par les fondations américaines, délivrée, par définition, des soucis du premier cycle et où son rival Braudel recrutait via le jury d’agrégation ses premiers chefs de travaux et faisait jouer ses relations au cabinet du général de Gaulle pour étendre sans cesse son empire. Le maître de la longue durée n’avait pas à affronter l’impérialisme de la Faculté des sciences dominée par les physiciens et portée par la politique gaulliste en faveur de l’atome, ni à gérer les ego compliqués de professeurs littéraires aux visions du monde antagonistes selon leur discipline. Plus grave même, Braudel attirait dans ses rets des collègues de la Sorbonne (Labrousse, Aymard, Aron), grâce aux postes de cumulant, ou des jeunes prometteurs avec des sous-directions d’études ou des postes de chefs de travaux. Cette guerre des Balkans des disciplines et des établissements n’en était qu’aux premières escarmouches, mais elle couvait déjà et allait, dix ans plus tard, au terme d’un printemps agité, faire exploser la Sorbonne comme l’attentat de Sarajevo avait déclenché l’autodestruction de l’Europe quarante et un ans plus tôt.
Notes de bas de page
1 Je remercie Charles Soulié, maître de conférences à Paris 8, pour ses remarques et informations statistiques, Stéphanie Méchine, ingénieure de recherche responsable du service des archives du rectorat, Océane Valencia, du service des archives de Sorbonne Université, et Sophie Lhermitte, secrétaire du Centre d’histoire du xixe siècle, pour leur aide précieuse pour accéder à divers documents d’archives ou statistiques utiles pour ce travail.
2 Voir Florence Bourillon, Éléonore Marantz, Stéphanie Méchine, Loïc Vadelorge (dir.), De l’Université de Paris aux universités d’Île-de-France, Rennes, PUR, 2016, en particulier les contributions de Christian Hottin, « Stratégies ou tactiques immobilières pour l’enseignement supérieur parisien (1950-1975) », p. 67-82, Ana Bela de Araujo, « “Leçons de sciences dans un parc”. La nouvelle faculté des sciences à Orsay dans la carte universitaire et scientifique francilienne (1955-1975) », p. 21-34 ; Emmanuelle Giry, Edith Pirio, « La faculté de médecine de Paris et ses transformations au cours du second xxe siècle », p. 111-121, Franck Delorme, « Les premiers bâtiments de la faculté des sciences de Jussieu (1958-1960). Une architecture universitaire méconnue dans le paysage des berges de la Seine à Paris », p. 35-50.
3 Pierre Renouvin, membre de l’Institut, doyen de la Faculté des lettres, « Rapport sur l’activité et les travaux de cette faculté pendant l’année scolaire (1955-1956) », Annales de l’Université de Paris, 27, 1957, p. 602 (italiques de Pierre Renouvin).
4 Ibid., p. 609.
5 Pierre Renouvin, Le mouvement des nationalités en Europe dans la seconde moitié du xixe siècle, CDU, 1946-1947, 119 p. ; id., La politique extérieure de la IIIe République, CDU, 1949, 337-iii p. ; id., L’empire allemand au temps de Bismarck, CDU, 1950, 240 p. ; id., Les États-Unis de 1914 à 1929, CDU, 1950, 72 + 88 p. ; id., L’empire allemand de 1890 à 1918, CDU, 1951, 315 p. ; id., La Grande-Bretagne de 1914 à 1939, CDU, 1952, 143 p. ; id., Les transformations de la Chine et du Japon du milieu du xixe siècle à 1922, CDU, 1953, 163 p.
6 Pierre Bourdieu, Homo academicus, Paris, Minuit, 1984, p. 271.
7 Rappelons en sens inverse l’importance que Fernand Braudel attachait à sa présidence du jury d’agrégation d’histoire pour repérer les jeunes historiens prometteurs.
8 Charles Picard, « Institut d’art et d’archéologie, rapport de M. Charles Picard, directeur, membre de l’institut pour l’année 1957 », Annales de l’Université de Paris, 28, 1958, p. 207.
9 Ibid., p. 208.
10 PV AG 16 février 1956, archives Faculté des lettres à Paris 4.
11 PV AG 18 mai 1956, archives Faculté des lettres à Paris 4.
12 PV de la réunion du comité d’histoire du 13 juin 1956.
13 Voir Raymond Huard, Philippe Gut, « Louis Girard (1911-2003) », Revue d’histoire du xixe siècle, 26/27, 2003, p. 445-446. En présentant la candidature de Louis Girard, Charles-Hippolyte Pouthas avait employé la formule suivante : « M. Girard dont la thèse est excellente lui paraît le plus indiqué en raison de sa familiarité avec les archives nationales et départementales et même les archives des grandes administrations comme les chemins de fer. » Pierre Renouvin lui réplique « en reconnaissant la pluralité des bons candidats dignes d’enseigner à la Sorbonne fait l’éloge de M. Duroselle, remarquable professeur, s’imposant et réussissant par son autorité personnelle et son talent d’expression dans toutes les tâches qu’il a assumées », PV de la réunion du comité d’histoire du 13 juin 1956.
14 Voir la notice sur Jean-Baptiste Duroselle (1917-1994) par Jean Sirinelli dans l’Annuaire des anciens élèves de l’École normale supérieure, 1996, p. 59-61. Ce changement d’orientation thématique apparaît avec la publication en 1953 de la première édition de l’Histoire diplomatique de l’Europe depuis 1919 chez Dalloz.
15 Voir la notice d’Édouard Galletier (1885-1965), Annuaire des anciens élèves de l’École normale supérieure, 1966, p. 41-42 et Jean-François Condette, Les Écoles dans la guerre, Villeneuve-d’Ascq, Presses du Septentrion, 2014, chap. xxiii. Acte de naissance de Louis Girard, Archives départementales des Deux-Sèvres (né le 15 septembre 1911 à La Mothe-Saint-Héray) : mention marginale du mariage le 18 avril 1938 à Besançon avec Yvonne, Jeanne, Étiennette, Eugénie, Galletier fille d’Édouard Galletier, à l’époque recteur de l’académie de Besançon ; Antoine Prost, « Louis Girard (1911-2003) », Annuaire des anciens élèves de l’École normale supérieure, recueil 2004, p. 46-48.
16 Sources : Annales de l’Université de Paris, no 1, 1953, p. 180 ; no 1, 1954, p. 187 ; no 1, 1955, p. 143-44 ; no 2, 1955, p. 294-295 ; no 1, 1956, p. 148 ; no 2, 1956, p. 302-303 ; no 4, 1956, p. 624 ; no 2, 1957, p. 316 ; no 3, 1957, p. 507-508 ; no 1, 1958, p. 126-127 ; no 2, 1958, p. 269 ; no 1, 1959, p. 176 ; no 3, 1959, p. 558-559 ; « Rapport de M. André Aymard, Doyen de la Faculté des lettres et sciences humaines sur l’activité et les travaux de cette Faculté pendant l’année scolaire 1958- 1959 », Annales de l’Université de Paris, 30, 1960, p. 280-281.
17 Sauf Georges Davy, tous les prédécesseurs de Pierre Renouvin avaient rempli au moins deux mandats de trois ans, parfois plus.
18 « Rapport de M. André Aymard », rapport cité, p. 267.
19 Ibid., p. 268.
20 Christian Hottin, « Stratégies ou tactiques immobilières pour l’enseignement supérieur parisien (1950-1975) », art. cité, p. 68-69.
21 Procès-verbal du conseil et de l’assemblée de la Faculté du 24 novembre 1958, p. 3.
22 D’après Antoine Prost, le taux de bacheliers par génération est compris entre 2,46 (1931) et 2,71 % (1936), voir Antoine Prost, Histoire générale de l’enseignement et de l’éducation en France, 4. L’École et la famille dans une société en mutation, Paris, Nouvelle Librairie de France, 1981, p. 265, tableau 7.5.
23 « Rapport de M. André Aymard », rapport cité, p. 268-269.
24 Sur ce point, voir le débat au sein du comité d’histoire du 2 février 1955 (PV, Registre manuscrit, archives de Sorbonne Université).
25 Giuliana Gemelli, Fernand Braudel, Paris, Odile Jacob, 1995.
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Histoire et relations internationales
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