1En dépit d’articles approfondis qui lui ont été consacrés, l’histoire de Pierre Renouvin reste à écrire1. Si les historiens ont traité des conséquences, si visibles, de son engagement militaire pendant la Première Guerre mondiale et de son travail pour le ministère des Affaires étrangères, son activité importante aux côtés de la Dotation Carnegie n’a pas encore suscité beaucoup d’intérêt, malgré les indices importants dont on disposait2. Or, cette activité durant l’entre-deux-guerres a contribué à élargir ses horizons et à affermir son influence. Elle s’inscrit, de fait, dans les réseaux libéraux internationalistes qui font l’objet depuis quelques années de l’attention des historiens.

2Le retour de la paix en 1919 ouvre une période d’instabilité, mais suscite aussi des espoirs et des opportunités, incarnés par la création de la Société des nations (SDN) et l’activisme des associations qui gravitent autour d’elle. L’histoire de cette dernière a été profondément revisitée, en lien avec le désir de trouver les racines du système international contemporain où les États-nations cohabitent de plus en plus avec les organisations internationales et les organisations non gouvernementales. En dépit de la non-participation des États-Unis à la SDN, on sait aujourd’hui qu’ils demeurèrent bien présents sur le continent, en particulier par le biais de leurs fondations philanthropiques, comme la Dotation Carnegie et la fondation Rockefeller, et des experts qui travaillaient avec les diverses instances internationales3. L’action de ces fondations, combinée à celle des organisations internationales, témoigne de l’essor d’un internationalisme libéral. L’enjeu est de contrôler les dérives extrémistes de l’État-nation, en particulier les excès d’un nationalisme virulent, vu par beaucoup comme le facteur responsable de la guerre. Les normes de cet internationalisme libéral – la démocratie, le respect du droit, le désarmement et l’éducation – constituent les piliers d’une idéologie très positiviste dont les objectifs sont la paix, la prospérité et la liberté. La multiplication d’associations qui dépassaient les frontières des États-nations pour rassembler des peuples sur tous les continents en dit beaucoup sur l’espoir que la logique, la rigueur scientifique et la mobilisation de l’opinion publique seraient capables de surmonter les étroits calculs de certains gouvernements et de ceux qui ignoreraient l’intérêt général4. Or, des réseaux étroits ont lié les gouvernements, la SDN et les autres organisations internationales de l’époque et ce monde effervescent des organisations non gouvernementales. Immergé au cœur de ces réseaux, Renouvin s’est trouvé en contact avec une série de grands hommes politiques, de hauts fonctionnaires, de militants, de juristes, d’universitaires, de journalistes, etc.5. Ses liens avec la Dotation Carnegie sont au cœur de notre étude.

3La Dotation Carnegie pour la paix internationale fut fondée en 1910 par l’industriel Andrew Carnegie. Son don de dix millions de dollars n’a pas été le seul aspect exceptionnel de la création de cette institution qui existe toujours. La Dotation avait pour mission « de faire progresser la cause de la paix entre les nations, de hâter l’abolition de la guerre internationale, et d’encourager et de promouvoir un règlement pacifique des différends internationaux ». Elle exprimait le besoin « de promouvoir une recherche et une étude approfondies et scientifiques des causes de la guerre et des méthodes pratiques pour la prévenir et l’éviter », « d’aider au développement du droit international » et « à l’acceptation de celui-ci entre les nations », d’adopter une série de mesures afin d’« éduquer l’opinion publique » sur les causes et les conséquences de la guerre, « de cultiver des sentiments d’amitié entre les habitants des différents pays et d’accroître la connaissance et la compréhension mutuelles »6.

4Son promoteur au Congrès, le sénateur et ancien secrétaire d’État et secrétaire à la Guerre Elihu Root, devenu son premier président, se vit attribuer le prix Nobel de la paix en 1912. Cette philosophie et l’approche de Root se reflètent dans une organisation qui repose sur trois divisions : droit international, relations sociales et éducation, et économie et histoire. En plus de ses bureaux à Washington et New York, la division des Relations sociales et de l’Éducation a établi en 1912 un Centre européen (CE) de la Dotation Carnegie à Paris7.

5Les archives de la Dotation pour cette période, à l’université Columbia à New York, sont considérables et constituent une source importante pour l’étude des liens entre le monde émergent des ONG, les organisations internationales comme la SDN et les États. Ce matériau souligne l’ampleur des activités des trois divisions de la Dotation et de son CE. Les procès-verbaux et dossiers concernant le financement que la Dotation a fourni à d’autres ONG et organisations sont fondamentaux pour cette étude. Si ces archives sont consultables à l’université de Columbia (New York), c’est parce que celle-ci était intimement liée à la Dotation lors de sa création. Le président de l’université entre 1901 et 1945 était Nicholas Murray Butler : il connaissait bien Carnegie et l’a aidé dans la mise en place de l’institution. Il a succédé à son ami Root à la présidence de la Dotation (1925-1945) et le prix Nobel de la paix lui a été à son tour attribué en 1931. Pour bien comprendre les relations entre Renouvin et la Dotation, nous avons donc consulté les archives de l’organisation, pas toujours bien organisées, et les avons croisées avec d’autres sources, en particulier les papiers de trois personnalités clés : Butler, James Brown Scott, chef de la division du droit international, et James Shotwell8. Nous avons pu ainsi mesurer la participation de Renouvin et les modalités de son intervention dans ces réseaux libéraux internationalistes.

6Comprendre l’internationalisme de Renouvin permet de mieux expliquer son nationalisme, les liens entre sa propre histoire et les relations internationales de l’époque, et surtout la distinction qu’il faisait entre l’histoire et la politique.

7Pour bien saisir ces enjeux et comprendre cette tendance liberal internationalist, il faut mettre en lumière un interlocuteur clé de Renouvin, Shotwell. Canadien d’origine, Shotwell est arrivé à Columbia comme étudiant. Il y a obtenu son doctorat en 1903 et y est resté presque quarante années. Sous l’influence de la New History, une école de pensée qui a mis l’accent sur le progrès de l’humanité dans les domaines technologique et scientifique, intellectuel et social, Shotwell a publié de nombreux livres et articles historiques sur les questions de guerre et de paix. Quand il a pris sa retraite en 1942, il était titulaire de la chaire Bryce d’histoire des relations internationales. Après la création de la Dotation, Shotwell fut rapidement intégré dans la division Économie et histoire et l’a dirigée de 1924 à 1948. Il est devenu président de la Dotation en 1948 et, en 1950, le titre de président émérite lui a été accordé9.

8La collaboration entre la Bibliothèque et musée de la Guerre (BMG), où Renouvin travaillait depuis le début des années 1920, et la Dotation fut instaurée au début de 1921 par l’entremise de Shotwell. Le 11 janvier, ce dernier visita la BMG pour un entretien avec Camille Bloch, son directeur, dont Renouvin était un très proche collaborateur10. Shotwell et Bloch ont discuté les modalités d’« une coopération suivie » entre leurs deux institutions, y compris la rédaction d’une Bibliographie méthodique de l’histoire économique et sociale de la France pendant la guerre, qui parut la même année, 1925, et dans la même série de la Dotation, qu’une étude de Renouvin sur Les formes du gouvernement de guerre11. 1925 est aussi l’année où Renouvin publia son importante étude sur Les origines immédiates de la guerre (28 juin-4 août 1914).

9Le livre Les formes du gouvernement de guerre faisait partie d’un projet au cœur des activités de la Dotation à l’époque, la série intitulée « Histoire économique et sociale de la guerre mondiale ». Placée sous la direction de Shotwell, cette série de 152 tomes (200000 exemplaires en tout) était, comme la Grande Guerre, du jamais-vu. Son ambition, comme celle de son prédécesseur à la tête de la division Économie et histoire qui abritait ce projet, l’économiste très réputé John Bates Clark – qui enseigna aussi à l’université Columbia, de 1895 à 1923 –, était d’apporter une documentation exhaustive sur les destructions causées par la guerre et de tout comptabiliser. Conçu en 1914, le projet fut mis en attente pendant les hostilités. En 1919, Shotwell fut nommé general editor de la série et cet immense travail a été l’une de ses grandes préoccupations jusqu’à l’achèvement du projet en 1937. Selon un calcul de la Dotation en 1950, le coût total était de 879448,26 dollars, dont 373890,36 sont venus de la Dotation et 505575,96 de la Carnegie Corporation12. Parmi les auteurs, comme Bloch et Renouvin, qui ont participé à ce projet, on note la présence de trente-cinq anciens membres des gouvernements impliqués dans la guerre13. L’irruption du conflit en 1914 entraîna un profond changement dans le programme de recherche mené par Bates Clark depuis plusieurs années. Au lieu de continuer à étudier la « guerre actuelle », « les armements et les préparatifs pour la guerre » et « les développements économiques affectant la probabilité de la guerre », Bates Clark et ses collègues commencèrent à mettre en place un tout autre projet14.

10 Un mémorandum, en grande partie préparé par Shotwell quelques mois après le début de la guerre en 1914, révèle l’envergure et la logique de leur vision :

The importance of an authoritative survey of the present war in the moulding of opinion and future policies is too evident to require argument. But the extent to which it may influence those policies is apparent only when one examines the situation from the standpoint of the investigator. For the first time in the world’s history it is possible to secure an adequate treatment of the role of war in the history of civilization, that is, as a negative rather than as a positive event, an interruption and disturbance of the forces of progress. The appreciation of this fact, – which depends upon a genuine appreciation of the forces thus disrupted, – is the surest guarantee of a neutral mind, and its existence today is one of the most encouraging signs of the strength of the peace propaganda. Now, however, the Carnegie Foundation can drive home the lesson by a survey of actualities such as no previous economist or historian has ever had at his disposal. The social and political sciences may be said to have come into existence since the last European war, or at least to have developed since then that mechanics of research which has carried them over from the hazards of philosophy to the rigid methods of induction… The material for a comprehensive study of the economics of the war is for the most part inextricably involved with the sources for social, intellectual, and political history. The historian translates into terms of human outlook and action what the economist reduces to more generalized expressions, such as those of mathematics. No economic fact is without historical importance, and if the historian’s treatment of his data lacks the accuracy of statistical measurement, his narrative is likely, none the less, to be regarded by readers as of at least equal authority with the statement of the economist. Morever, the very fact that the historical narrative deals primarily with the human side of the problem, while the economic statement often seems to deal mainly with goods, gives to the historian a somewhat undue advantage over his readers. It is safe to say that the historians of this war will exercise an influence far out of proportion to the importance or reliability of their work as historians. The Foundation has it now within its power [to] largely direct their attitude and outlook by opening up such intimate and vital data as have never before been within the grasp of a historian of war, and thus, by the fact of insisting upon a more scientific analysis secure a truer synthesis. In short, by farsighted cooperation and an economical use of resources, it is possible at this critical moment, when the ideals and beliefs of the past are being so sternly tested, for the Foundation to determine to a large degree the direction of not one but most of the political and social sciences15.

11L’accent fut dès lors mis sur l’histoire plutôt que sur l’économie. Elle était la seule science sociale capable de saisir la nature et toutes les dimensions de la guerre dans une forme qui pourrait atteindre et éclairer l’opinion publique. Bien avant que la terrible envergure du conflit soit capable d’être appréciée, Shotwell et Bates Clark ont choisi l’histoire, sous l’influence de la New History, comme outil pour transformer la crise que la guerre représentait pour les objectifs de la Dotation en un moyen de les atteindre. L’histoire de la guerre est ainsi devenue un instrument pour peser sur l’opinion publique, la façonner et exercer une influence sur l’avenir. Le fait que les collaborateurs européens de la Dotation, comme les partis socialistes des pays belligérants, étaient déjà en train de se diviser sur les causes du conflit n’a pas tempéré la conviction et l’idéalisme de Shotwell et Bates Clark. En soutenant ce programme internationaliste, ils ont sous-estimé le rôle de leur propre nation. L’implication de Shotwell dans la mobilisation des États-Unis pendant la guerre, puis comme membre de la délégation américaine à Paris en 1919, témoigne du fait que lui-même était en proie aux exigences et aux contradictions qui découlaient de la mobilisation des intellectuels en temps de conflit. Bien avant Shotwell, Renouvin a vécu une toute autre mobilisation, vers le front16.

12L’engagement de Renouvin auprès de la Dotation à cette époque n’a pas concerné que la recherche scientifique. En 1922, parallèlement à son travail à la BMG, Renouvin donna à la Sorbonne le premier cours sur l’histoire de la guerre mondiale17. Quatre ans après, il fut sollicité par le CE de la Dotation pour y donner des cours d’histoire des relations internationales, portant sur le xix^e et le début du xx^e siècle, au nouveau siège du 173 boulevard Saint-Germain. La collaboration fut pérenne18.

13 Le projet de la Dotation a sans aucun doute joué un rôle important dans le rayonnement du jeune historien français et les deux publications de Renouvin en 1925 sont les deux versants complémentaires d’une même activité. La question des origines du conflit était problématique pour le projet de Shotwell. Dans la logique qui était la sienne, la recherche des causes des grands événements historiques avait souvent suscité une surestimation de leur importance et une sous-estimation de leurs conséquences. Le débat sur la responsabilité de l’Allemagne, déjà très polarisé par l’article 231 du traité de Versailles, devait être évité. En outre, Renouvin l’alimentait déjà avec son livre sur Les origines immédiates de la guerre. Il était donc essentiel de mettre en évidence l’ampleur de la guerre moderne et les destructions spécifiques causées par ce type de conflit19. L’étude de Renouvin sur Les formes du gouvernement de guerre était donc parfaitement adaptée : elle mettait l’accent sur l’évolution du gouvernement face aux exigences croissantes de la guerre. Les quelques commentaires et suggestions de Shotwell – par exemple, « quelques références chronologiques plus précises » – pour aider la lecture par le public américain, et ceux de l’évaluateur pour la série, Arthur Fontaine, président du conseil d’administration de l’Organisation internationale du travail, ont été immédiatement acceptés par Renouvin20.

14Si Bates Clark, Shotwell et leurs collègues ont formalisé au début de la guerre une conception de l’histoire sans précédent, bien avant que la nature inédite du conflit commençât à être perçue, le travail de Renouvin fut, en revanche, le fruit de la guerre, en raison de sa participation au conflit et de sa décision, à la suite des blessures qui l’avaient obligé à renoncer à se battre en 1917, d’étudier l’histoire du conflit plutôt que celle de la Révolution française sur laquelle il avait commencé à travailler. Comme la Dotation Carnegie, la BMG, le principal lieu de travail de Renouvin à cette époque, éprouva le même besoin de rassembler une ample documentation sur la guerre, en constituant un large éventail de sources sur l’histoire politique, militaire, économique, sociale et culturelle des pays belligérants et neutres. Cette préoccupation commune permet de comprendre la visite de Shotwell en 1921. Toutefois, la conception de la BMG, au moment de sa création en 1916-1917, ne reposait pas sur l’internationalisme libéral de la Dotation : elle traduisait la volonté de devenir un laboratoire d’histoire de la guerre, très international certes, mais au service de la France21. Renouvin a été le seul historien à l’intersection de ces deux institutions, si semblables dans leur méthodologie, mais si différentes dans leurs orientations.

15Si la question des origines de la guerre ne correspondait pas aux vues de la série de la Dotation, Shotwell n’en estimait pas moins le travail de Renouvin, sa méthodologie rigoureuse et son interprétation. Il intervint pour aider à mettre Les origines immédiates de la guerre à la disposition du monde anglophone. Dans une lettre aux Presses universitaires de Yale, éditrices en langue anglaise, en 1926, des livres de la série de la Dotation sur la guerre, Shotwell souligna le fait que c’était « le meilleur livre sur les causes de la guerre ». Il suggéra aussi que l’étude devrait être mise à jour, certain que l’historien ferait tout pour rendre un manuscrit faisant autorité. Avec l’entrée de l’Allemagne dans la SDN, la question des origines de la guerre demeurerait centrale, parce que le pays vaincu avait l’intention d’utiliser l’Assemblée « comme caisse de résonance pour proclamer sa cause devant le monde entier22 ». L’année suivante, en 1927, Yale publia aussi la traduction anglaise de son étude sur Les formes du gouvernement de guerre. Pour Shotwell, le livre sur les origines immédiates de la guerre ne nuisait pas à la contribution de Renouvin à la série de la Dotation, qui dressait un bilan de son coût ; les démarches étaient plutôt complémentaires.

16La perspicacité de Shotwell quant à l’importance de l’étude de Renouvin sur les origines de la guerre fut confirmée en 1929. Sans doute encouragé par la réception de son livre édité en anglais, Renouvin fit le compte rendu pour Foreign Affairs du livre révisionniste de Sidney Fay, The Origins of the World War paru en 192823. Dans son article « How War Came », Renouvin n’a pas traité directement de la question de la responsabilité de l’Allemagne imputée par le fameux article 231 du traité de Versailles, mais il a fourni une redoutable critique du livre de Fay qui défendait l’idée que la responsabilité de l’Allemagne était surestimée. Fay voulait « comprendre et expliquer […] l’attitude de l’Allemagne, plus que celle de la France ou de la Russie24 ». En particulier, il insistait sur les responsabilités de la Russie. Renouvin pensait certainement à Fay quand il écrivait : « En essayant de faire peser une responsabilité majeure sur le gouvernement de Saint-Pétersbourg, certains historiens tombent dans une erreur qu’une estimation plus exacte des faits ne manquera pas de révéler25 ».

17La collaboration entre Renouvin et Shotwell a dépassé l’écriture de l’histoire pour pénétrer le domaine politique. Très actif lors des négociations sur le protocole de Genève (1924) et les accords de Locarno (1925), Shotwell était en contact avec plusieurs gouvernements et d’importantes personnalités, en particulier avec Aristide Briand, à l’époque ministre des Affaires étrangères. Shotwell a aussi constitué des comités de travail dans plusieurs pays pour développer ses idées politiques sur la question du désarmement. En France, parmi ses collaborateurs, on comptait Joseph Paul-Boncour, Fontaine, René Massigli, Charles Rist et Albert Thomas26.

18L’« ère de Locarno » incita la Dotation à créer une revue en 1927, L’esprit international, et Renouvin en devint le secrétaire de rédaction. Ce choix marque l’affermissement de la présence de Renouvin dans cet immense réseau27. Très engagé dans l’organisation de chaque numéro de la revue, Renouvin fut rapidement occupé par la gestion d’une série d’articles écrits par des personnalités comme Butler, le ministre des Affaires étrangères de la Tchécoslovaquie Edvard Beneš, l’ancien ambassadeur de France Jules Cambon, l’écrivain Thomas Mann, le diplomate français Jacques Seydoux, Shotwell lui-même, l’historien anglais Charles K. Webster, l’ancien chancelier allemand Joseph Wirth et le professeur et vice-directeur de l’Institut international de coopération intellectuelle Alfred Zimmern. Renouvin a donné deux articles à la revue : l’un en 1928 sur « Le sixième Congrès international des sciences historiques » et l’autre en 1929 sur « Le problème des responsabilités de guerre dans la politique internationale contemporaine », destinés à consolider la présence des historiens dans le débat sur la politique internationale28. De fait, il ne faut pas oublier qu’à la fin des années 1920, Renouvin était aussi très impliqué dans différentes associations d’historiens, y compris dans l’antenne française du Comité international des sciences historiques (CISH) et la Société de l’histoire de la guerre (SHG). À la fin de 1927, en partie sous l’impulsion de Massigli et à la suite d’une déclaration du premier Congrès français des sciences historiques appuyé par Renouvin, le gouvernement français a finalement révisé sa politique de ne pas publier de nouveaux documents à propos des origines de la guerre. Un décret a créé une commission responsable de la publication des Documents diplomatiques français (DDF) sur la question. Renouvin en est rapidement devenu l’homme clé. Faisant montre de ses grandes qualités scientifiques, il a soigneusement rectifié les modifications apportées par le Quai d’Orsay aux documents publiés, en novembre 1914, dans le Livre jaune sur les origines de la guerre. Tout en reconnaissant les limites d’une telle publication – comme le fait que les télégrammes provenant d’autres pays, déchiffrés par le Cabinet noir du Quai d’Orsay, ne pouvaient pas être divulgués –, il faut reconnaître l’intégrité scientifique du projet. Vu d’aujourd’hui, le contraste entre le travail méticuleux de Renouvin, et donc la haute qualité scientifique des DDF, et son équivalent allemand, Die Grosse Politik des Europäischen Kabinette (1871-1814), est frappant29.

19Le monde de Renouvin comprenait donc la BMG et la SHG à Vincennes, le Quai d’Orsay et son travail sur les DDF, la Sorbonne et la Dotation Carnegie. Son engagement auprès de la Dotation permet de comprendre comment il concevait les liens entre l’histoire et la politique. Deux cas l’illustrent bien. Le premier concerne la question des origines de la guerre et les efforts pour promouvoir une réconciliation entre historiens. Le CISH, fondé à Genève en 1926, a été au cœur des efforts pour rétablir les relations entre historiens, largement rompues en 1914 à la suite du « manifeste des 93 », texte où des intellectuels allemands défendaient la décision du gouvernement de Berlin d’entrer en guerre contre la Triple Entente et le comportement de l’armée allemande lors de l’invasion de la Belgique30. Le congrès d’Oslo en 1928, le deuxième congrès depuis la guerre, a attiré Renouvin et beaucoup de ses homologues français et étrangers. Il leur a permis de confronter à la fois leurs positions sur la question des origines de la guerre et de réfléchir aux moyens de reconstituer leur profession à l’échelle internationale31. Comme c’était souvent le cas, Renouvin a porté plusieurs chapeaux. Il était d’abord un membre de la délégation française, même s’il ne faisait pas partie de ceux soutenus financièrement par le gouvernement32. Il était aussi un représentant de la Dotation Carnegie puisqu’il donna une conférence pour elle à Oslo et publia, juste après, ses impressions sur le congrès dans L’esprit international, suivies en 1929 par son article sur « Le problème des responsabilités de la guerre dans la politique internationale contemporaine33 ».

20Pour Renouvin, en 1928, « le premier devoir de l’historien, et le plus difficile sans doute, c’est la surveillance qu’il doit exercer sur lui-même pour acquérir une forme d’esprit et pour la conserver ». Pendant la guerre, « la science historique était mise au service des propagandes ». Grâce en partie à son travail pour l’édition des documents diplomatiques, il était particulièrement bien placé pour constater qu’« aisément, dans tous les pays » les historiens « qui avaient le goût de la vérité, oubliaient pour un temps leur tâche ». Un retour à « l’équilibre du jugement et l’indépendance d’esprit », le sine qua non pour un historien, nécessitait un « travail en commun » pour « réussir à former une autre mentalité ». Renouvin trouvait « sage » la décision des organisateurs d’écarter de leur programme la question de la responsabilité de la guerre, même s’ils avaient « tort » de penser que la question ne pouvait pas être traitée d’une manière scientifique. En revanche, ils avaient raison de penser qu’un tel sujet était capable de « mettre en péril, dès le premier jour, l’organisation internationale des historiens »34. Le congrès avait aussi donné à Renouvin l’opportunité d’entendre son collègue, le professeur Harold Temperley de l’université de Cambridge, un historien réputé en Grande-Bretagne. Ce dernier avait, lui aussi, édité des documents diplomatiques sur les origines de la guerre et avait remarqué « quelle influence la presse, l’opinion publique » et « la tradition des bureaux du Foreign Office […] exerçaient sur l’orientation de la politique extérieure » de la Grande-Bretagne. Comme d’autres aspects de son engagement avec la Dotation, les expériences de Renouvin à Oslo ont donc influencé ensuite plusieurs facettes de son travail35.

21L’année suivante, Renouvin a réfléchi de nouveau à la distinction entre l’histoire et la politique. D’après lui,

il est certain qu’avec le temps, avec le progrès des travaux conçus dans un esprit d’indépendance et de bonne foi, les historiens de tous les pays parviendront à établir un récit des faits qui ne provoquera plus de controverses sérieuses.

22Plus de cent ans après 1914, on constate que le débat reste vif. Renouvin avait-il raison : la question n’est-elle pas encore sortie « du domaine politique » ? Ou est-ce plutôt le fait que l’objectivité de l’histoire n’est qu’une « illusion noble » pour reprendre l’expression de Peter Novick36 ? Ce qui est clair, c’est que Renouvin a été très marqué par la puissance politique de l’écriture de l’histoire, pour le pire avec le jugement « superflu » des Alliés dans l’article 231 et la réaction que cela a provoquée du côté allemand37, et pour le meilleur avec la campagne de désarmement moral à laquelle il participa. Dans le premier cas, la tentative d’utiliser l’imprimatur de l’histoire pour résoudre un problème diplomatique et politique n’a servi qu’à saper la paix. Dans le second cas, la discipline a offert une meilleure voie, encore longue et incertaine, pour harmoniser le nationalisme et l’internationalisme. En 1923, la Dotation lança une étude des manuels scolaires38. Cela participait de ses efforts pour promouvoir la paix par l’éducation pacifique des jeunes et s’inscrivait dans les tentatives de désarmement moral. Renouvin fut impliqué dans plusieurs aspects de ce programme. Si la question des origines de la guerre avait été écartée du congrès du CISH à Oslo, le sujet des manuels scolaires et les dangers de certains d’entre eux avaient donné lieu à un débat « parfois véhément » entre les délégués. La Dotation devait beaucoup s’investir dans la campagne de désarmement moral, comme en témoignent les nombreux articles en ce sens publiés dans L’esprit international39, les efforts de Renouvin – par exemple, dans l’organisation du premier Congrès international pour l’enseignement de l’histoire en 193240 –, les liens que la Dotation a établis avec l’Institut international de coopération intellectuelle41 ainsi que les interventions de Shotwell auprès des gouvernements pendant la Conférence mondiale du désarmement à Genève en 1932-193342. Malgré les difficultés de la tâche, Renouvin s’est engagé à deux reprises dans les efforts pour une réconciliation entre historiens allemands et français, en 1935 puis en 1951. Son expérience avec la Dotation apporte un éclairage inédit sur ces deux initiatives et les relations entretenues avec son homologue Gerhard Ritter en 1951 dans la reprise des discussions et du programme de l’avant-guerre. Si, comme son collègue Jacques Droz l’a écrit à l’époque, un « esprit de compréhension » se manifeste entre les deux groupes, c’est en grande partie parce que Renouvin avait pratiqué cette approche du dialogue pendant au moins un quart de siècle43.

23Mais avec le retour de la guerre en 1939, le temps vint pour Renouvin de redéfinir son activité. Pendant que son fils et son jeune frère servaient dans l’armée, il se mobilisa à sa manière et avec ses armes. En collaboration avec Alfred Coville, de l’Institut de France, et l’historien Webster à Oxford, de chaque côté de la Manche, il participa à l’organisation d’une rencontre entre les historiens de cette alliance reconstituée contre l’Allemagne. Son objectif était d’organiser la coordination de la collecte des documents pour écrire l’histoire de ce nouveau conflit. Ses efforts en cette période témoignent de la difficulté de retrouver l’esprit qu’il décrivait en 1928. À la fin de mai 1940, il écrivit à Webster : « Les lettres que je reçois du front sont très encourageantes : le moral des troupes reste excellent44. » Un mois auparavant, il avait publié un article sur « La guerre actuelle et les études historiques » dans lequel il constatait que la guerre était « toujours un moment critique » pour l’histoire. Les passions étaient exacerbées et le désir de comprendre d’autres points de vue disparaissait. Pour Renouvin, face à la conception « totalitaire » de l’histoire qui menaçait la France, incarnée par le régime nazi, les études historiques n’étaient « ni vaines ni dangereuses, parce qu’elles contribuaient à maintenir, à sauvegarder les plus hautes valeurs spirituelles et morales45 ».

24 Ce parcours avec la Dotation est donc essentiel, à nos yeux, pour comprendre l’ouverture du jeune historien aux « forces profondes ». La philosophie de la série « Histoire économique et sociale de la guerre mondiale » a sensibilisé Renouvin à de nombreux facteurs qui seront repris dans cette approche, telle l’opinion publique. Ce facteur et d’autres ont été des éléments clés dans la diplomatie mise en œuvre par la Dotation, sa campagne de désarmement moral dans les pages de L’esprit international, les rencontres du CISH et d’autres organisations qui ont bénéficié de l’aide et des subventions de Shotwell et de ses collègues.

25En définitive, cette activité para-diplomatique, parallèle aux efforts des gouvernements et des institutions internationales, ne pouvait que sensibiliser Renouvin au besoin de dépasser une approche strictement interétatique pour bien comprendre les relations entre les pays et les peuples. Il est certes plus facile de mesurer son engagement dans les activités de la Dotation que sa conviction du bien-fondé de toute leur philosophie. Mais à la différence de beaucoup de ses collègues, sa pratique internationaliste a marqué, fondamentalement, sa vision du système international et de son histoire.