Du corporatisme fasciste à la « troisième voie » libéral-dirigiste
p. 221-231
Texte intégral
Introduction
1En Italie, l’historiographie sur le court xxe siècle est inévitablement confrontée au ventennio fasciste en matière d’institutions et de lois destinées à prolonger leur durée (Institut de reconstruction industrielle [IRI] et enti, législation du travail, de régulation du crédit et de la banque, réorganisations industrielles, contrôle des prix). S’agit-il d’interventions qui s’enclenchent dans la formation de l’État corporatif ou sont-elles neutres ? L’Assemblée constituante (1946-1947) visa, entre autres, à marquer une rupture nette avec le passé récent. La constitution républicaine changea l’échelle de valeurs. Le droit de propriété – pour le Statuto libéral, pivot des droits individuels inviolables, contrepoids et limite aux pouvoirs souverains, et non mis en question sous le fascisme – devint un droit auxiliaire soumis à l’intérêt général. Restait le problème de l’intégration dans le nouvel ordre démocratique d’institutions et de lois rescapées à l’élimination des « harnais » (bardature) corporatifs. Dans les discussions au sein de la Commission économique de la Constituante ressortirent les motivations fondamentales reprises par l’historiographie pour justifier ces persistances. La République accueillait et assimilait des changements faits sous le fascisme, les estimant fruits de décisions techniques, parfois occasionnées dans l’urgence et donc n’ayant aucun rapport avec une idéologie fasciste vide de contenus.
2La troisième voie, qui commençait à se définir sous le fascisme, pouvait ainsi être partiellement reprise et orientée vers des horizons nouveaux. Peut-on dire que l’économie mixte est donc une économie moins idéologiquement connotée ? Avait-elle effectivement coupé toutes ses racines corporatistes ? Ce qui était balayé, étaient-ce les seuls mythes et rites, la rhétorique lourde et alambiquée sous le masque noir d’une dictature qui prétendait être totalitaire ?
3Les pages suivantes s’interrogent sur ces questions de métamorphose de la troisième voie. L’économie mixte et contrôlée qui venait de remplacer le corporatisme fasciste était-elle entièrement forgée à nouveau à l’instar de la vague d’un New Deal italianisé, n’étant pas encore tournée vers le keynésianisme, ni vers une programmation pragmatique et à mi-chemin entre technocratie industrielle et bureaucratie ministérielle ? La manière de concevoir les changements et de les réorienter a influencé les politiques, les choix opérationnels, les motivations d’une génération d’intellectuels, politiciens et managers qui subirent et, en même temps, influencèrent le cours des événements sur la manière d’organiser la société et l’économie. C’est au lendemain de la Première Guerre mondiale que se définit de manière plus précise ce parcours au cours duquel se confrontent, en gros, deux lignes de pensée et d’action très éloignées qui peuvent être groupées sous l’étiquette « neutre », l’une, de théoriciens et, l’autre, de ceux qui avaient des responsabilités opérationnelles, donc idéologues et gens de métier, les uns non retranchés dans leurs tours d’ivoire, les autres voulant donner une signification à ce qu’ils faisaient. Les économistes de formation théorique restèrent attachés aux principes libéraux même durant le fascisme pour des raisons à discuter. Ceux d’entre eux qui subirent une fascination pour la troisième voie corporatiste la trouvèrent assez large et indéfinie au point de la réaligner, en termes d’efficience économique, aux règles de l’économie de marché. Pour les gestionnaires, les grandes entreprises nationales pouvaient jouer un rôle de vecteurs du renouvellement technologique. À la chute du régime, tout cela devait se confronter avec une reprise de la conflictualité sociale. Trouver une voie médiane entre décentralisation et dirigisme technocratique n’était ni facile ni acquis. La question au fond était : comment entamer une voie tout italienne pour la gouvernance de l’économie nationale ?
Entre deux systèmes
4En 1935 Friedrich Hayek fit publier un long article d’Enrico Barone paru en 1908 et considéré désormais comme une référence incontournable dans les débats en matière de planification économique centralisée1. Barone démontrait que dans une économie collectiviste, un planificateur central peut allouer les ressources disponibles aboutissant, à parité d’information, au même « bien-être collectif maximal » d’une économie de marché en concurrence. En plus, il suggérait que, par rapport à une économie de marché, le collectivisme pouvait atteindre un meilleur équilibre entre demande et offre. Cette théorie fixait les limites dans lesquelles une économie moderne pouvait organiser sa production suivant des principes de rationalisation de toute activité économique, les mêmes principes expérimentés et développés par l’ingénierie industrielle dans les grandes usines modernes ou par le génie militaire en économie de guerre. Restait le choix déconcertant vers lequel de ces deux systèmes opposés se rapprocher en tenant compte que les deux finissaient pour se confondre. Hayek reprenait la critique de von Mises mettant en doute qu’un décideur central puisse acquérir toute l’information nécessaire et suffisante et établir des calculs exacts sans s’appuyer sur un système de prix, ni sur aucun mécanisme de tâtonnement. Toutefois, dans l’entre-deux-guerres, le système des prix était loin de révéler les réalités de l’économie sous-jacente. En matière de production industrielle, le problème touchait la définition des objectifs d’une économie nationale. Pour des libéraux ultra-orthodoxes, toute définition du « bien commun » aboutissait à une inévitable autocratie sans disposer d’une comptabilité précise ni d’échanges monétisés desquels dégager les préférences des consommateurs. Le chaos incombait sur toutes les autres formes à l’interventionnisme étatique.
5En Italie, le dialogue entre les deux grands systèmes économiques, opposés et tellement égaux quant aux résultats, ne connut plus de grand débat après Pareto et Barone. L’effet fut de cliver deux fronts : d’une part, les économistes théoriques et académiciens, dont la plupart restèrent fidèles aux principes libéraux en politique mais surtout en économie et, de l’autre, économistes d’entreprise, managers, comptables et ingénieurs qui gardaient une approche pragmatique du type problem solving. Mais un petit nombre restèrent coincés entre ces deux pôles. Ceux parmi les théoriciens qui embrassèrent la cause du corporatisme étaient en général les moins sensibles aux sources des « classiques » et les moins familiarisés avec les questions théoriques et, en revanche, les plus intéressés à des solutions politiques réalisables. Cette division eut des conséquences importantes pour l’élaboration d’un projet cohérent et efficace de troisième voie avant la Seconde Guerre mondiale. Le rassemblement ne pouvait se réaliser qu’à la condition d’accepter des interprétations communes sur les tendances historiques du moment.
6Avant la Grande Guerre, l’article de Barone, tranchant de manière presque définitive la question sur les possibilités d’alternative à l’économie de marché, rendait difficile l’acceptation de toutes sortes de compromis. Les économistes proches ou sensibles aux idées socialistes (tels Achille Loria et Arturo Labriola2) n’intervinrent pas de manière explicite sur la question. Cela déplaçait les discussions sur un niveau de choix politiques et de régulation. Pour les économistes libéraux, la régulation n’avait pour but que de récréer des conditions « idéales » de la concurrence parfaite et, pour les réformateurs sociaux, sans prétendre respecter les « lois » de l’économie, tout instrument était viable pour protéger des intérêts nationaux selon leurs diverses déclinaisons et préférences : l’égalitarisme les rapprochait des idéaux socialistes et le conservatisme au rapprochement de la puissance mythique d’antan.
7Le souci des théoriciens restait celui de ne pas sortir du canon libéral. Peu d’entre eux eurent la hardiesse de s’en extraire. Pareto intervint sur la question, quelques années plus tard, du côté de la sociologie politique. Maffeo Pantaleoni, le « prince » des économistes italiens, adressa ses critiques tous azimuts. Alberto de’ Stefani, qui arriva au ministère des Finances sous le premier gouvernement Mussolini, fut acclamé par la plupart de ses collègues et apprécié pour sa rigueur en matière fiscale et son orthodoxie libérale, sa répulsion envers les sauvetages bancaires que son ministère dut achever, sa détermination pour bloquer la spirale inflation-spéculation, qu’il croyait nécessaire pour stabiliser l’économie. Pour eux le fascisme, avant l’instauration de la dictature, fut le mal mineur pour endiguer les conflits sociaux et le péril socialiste. Pareto gardait une méfiance profonde. Son esprit antidémocratique et aristocratique et sa connaissance de l’histoire le mettaient en garde contre les dégénérations populistes et le tralignamento vers la féodalité économique3. Son ami et mentor, Pantaleoni, étreignit le fasciste par aversion du bolchevisme mais aussi des gouvernements libéraux trop enclins aux compromis et à l’affairisme de la ploutocratie et du néocorporatisme syndical. Un État fort et autoritaire pouvait mettre fin au chaos social et endiguer la domination de la richesse ou les prétentions des masses populaires. Pantaleoni et Pareto, nommés sénateurs par Mussolini, n’eurent pas le temps d’assister à la transformation du régime en dictature. À leur mort, à moins d’un an d’écart, ces deux Dioscures de l’économie italienne laissèrent, comme dans la mythologie, la terre fécondée par leurs idées.
8C’est alors que Luigi Einaudi pris le relais. Étant de la génération suivante, il était le plus influent parmi tous les économistes qui traversèrent le fascisme. Initialement il accepta le régime pour les mêmes idées, mais après l’assassinat de Matteotti, son opposition fut ouverte. En 1925, il signa le Manifesto de Croce, ce qui l’obligea à arrêter sa collaboration au Corriere della Sera. Sa vie publique se limita aux petits cénacles d’intellectuels antifascistes et de collaborateurs dans un milieu éditorial et culturel. Pour protéger ces espaces d’autonomie, il établit des rapports plus étroits avec des cercles académiques américains. À quelques semaines de la défaite du régime, il dut se réfugier en Suisse, traqué par les nazi-fascistes. Sur la figure d’Einaudi on reviendra plus avant car il eut un rôle essentiel pour rassembler les académiciens théoriques aux économistes industriels et aux techniciens d’entreprise.
9Certains de ses collègues choisirent le silence, le repli sur leurs recherches, ou parfois l’exil. La plupart de ceux qui s’intéressèrent, convaincus ou obéissants, aux projets corporatifs, avaient une formation fortement juridique, laïque et conservatrice en politique ou catholique sur le plan religieux. Comme le remarque Schumpeter, ils n’avancèrent aucun argument fort pour soutenir l’économie corporative capable de percer la dichotomie de Pareto-Barone4. Toutes les possibilités de sortir d’un système économique dominé par des mécanismes de marché semblaient ainsi condamnées à être ramenées à une simulation du fonctionnement des marchés en leur absence ou à un régime de blocage des mêmes mécanismes. En effet, pour des théoriciens de l’économie, il n’y avait aucune trace de troisième voie même pendant les phases finales du corporatisme fasciste. Les deux systèmes opposés ne laissaient aucun espace intermédiaire, ou alors celui-ci était tellement ample compte tenu de l’éloignement ou de l’affaiblissement des pôles attracteurs. Pourquoi et comment l’expérience corporative fut-elle suffisamment importante pour que, une fois reniée et abandonnée, les « théoriciens » se rapprochèrent des « praticiens », cherchant des bases acceptables ? Le parcours intellectuel d’Einaudi et de ceux qui adoptèrent une approche de l’économie à des degrés d’abstraction beaucoup moins élevés permet de comprendre la formation d’un paradigme qui s’affirme au lendemain de la Seconde Guerre mondiale suivant un corporatisme nouveau.
Organiser le capitalisme : un clivage de visions et de « métiers »
10Au cours des mêmes années, les économistes d’entreprise – comptables, ingénieurs de l’organisation et de la gestion, techniciens et économistes d’affaires – s’essayaient à des questions d’efficience limitée à la firme et, au plus, au secteur. Pour eux, la « main invisible » et les autres effets systémiques étaient des notions difficiles à vérifier, qui ne pouvaient donner aucune indication valable et les outils mis à leur disposition étaient trop rudimentaires pour s’en approcher. Le « compromis managérial5 », qui va prendre corps en Italie, est lié aux débats sur les systèmes de planification générale ou partielle de l’économie ou sur les régulations et la réorganisation de l’économie de marché qui connurent un moment culminant durant l’expérience corporative, mais qui ne s’épuisèrent pas avec elle. Tout semblait terminé après la Seconde Guerre mondiale, mais un compromis commence à se former alors sous l’impulsion de certains académiciens et avec d’autres perspectives.
11La maturation d’une convergence sur un modèle d’organisation de la société et de la régulation des mécanismes de marché passe à travers quatre thèmes qui concernent le changement économique : 1) l’organisation industrielle en sens strict, 2) la crise de la banque mixte, 3) la crise de l’ordre libéral et l’avènement du fascisme, 4) la concurrence.
12Les deux premiers points sont étroitement liés. Un débat sur les nouveaux systèmes d’organisation du travail et de rationalisation de la production industrielle ne s’amorçait qu’au tournant de la guerre. Les difficultés à coordonner les choix d’investissement ne pouvaient se résoudre ni se poursuivre avec la domination financière des grandes banques. La faillite du modèle de la banque mixte était de plus en plus évidente. Pantaleoni avait attaqué, depuis des décennies, la prédominance oligopolistique des grandes banques centrée sur des relations financières, qui durcissaient la concurrence sans aboutir à une rationalisation de la production mais à la protection des positions acquises qui déséquilibraient la situation financière des entreprises et mettaient en danger celle des banques mêmes. Cet encouragement de l’endettement affaiblissait l’autofinancement et les activités à court terme.
13Alfredo Rocco lança la campagne nationaliste de renouvellement fondée sur les principes du taylorisme et de l’organisation managériale des grandes entreprises modernes dans un but de relance de la productivité et d’un ordre social méritocratique. Le programme de rationalisation devait apaiser les conflits de classe, exacerbés par les conséquences de la guerre et cause d’un manque de collaboration entre capital et travail, essentiel pour atteindre des objectifs d’accroissement de la productivité. L’intuition de Rocco se raccordait à deux types de problèmes politiques et économiques : la faillite de l’autorégulation des marchés, déjà mise en évidence durant la crise bancaire de 1907 et ensuite dans celle, plus grave, de 1921. Les banques mixtes étaient l’épicentre de la crise et des difficultés de l’industrie lourde. Durant la guerre, enfin, l’épanouissement des grandes entreprises et leur intégration intersectorielle plus complète nécessitaient une coordination des stratégies productives à un niveau qui dépassait celui de chaque entreprise. La productivité de celle-ci dépendait d’accords et de fusions qui ne pouvaient plus être laissés aux stratégies des banques. Donc seul un intérêt national pouvait atteindre le projet ambitieux et de puissance, sur lequel les gouvernements libéraux avaient échoué.
14Cette analyse de la crise du libéralisme italien et des difficultés de l’économie se distinguait sur un point important de celles d’économistes qui aboutirent au nationalisme et puis au premier fascisme. Pour Pantaleoni ou Pareto, le tournant autoritaire était une façon d’établir un contrepouvoir détaché de la médiation d’intérêts et indépendant des pressions ploutocratiques, donc assez éloigné de la vision organiciste du juriste Rocco d’une société gouvernée par des corps sociaux et par un État qui devait les intégrer et les coordonner en une mission unitaire. Les économistes libéraux, au fond même de leurs apparentes autosatisfactions, se trouvaient dans une situation ambiguë. Ils admettaient un droit de s’associer mais jusqu’à un certain point. Les entreprises s’organisaient pour minimiser leurs coûts. Pourtant les « ligues » syndicales ou patronales n’étaient que des répliques de corporations médiévales créées pour contourner la concurrence6. Pour Rocco, l’individualisme libéral restait la source de conflits et de désordres irrémédiables et les syndicats, liés au Parti socialiste ou catholique, demeuraient réfractaires à une perspective productiviste7. Pour les économistes les plus influents, un État fort pouvait canaliser les intérêts sectoriels vers un intérêt supérieur, national, mais sans supprimer la dialectique des choix qu’un État corporatif ramenait à une coordination politique et technocratique dans laquelle la politique même se réduisait à la prise en charge de solutions techniques, à condition que les stratégies d’entreprise fussent maîtrisables.
15En 1925, à propos de l’évolution du régime vers la dictature, Piero Gobetti et Luigi Einaudi faisaient l’éloge de la « beauté de la lutte ». Le nœud de toute la question est là. Mais comment établir des limites à l’ampleur et à l’intensité des solidarités horizontales (l’association et la firme étaient deux formes essentielles de l’esprit de la libre entreprise) pour éviter qu’elles se transforment en solidarités verticales totalisantes (à la lumière de la théorie moderne coaseienne, l’entreprise « internalise » des contrats et des transactions, réduisant la dimension du marché) ?
16Einaudi distinguait le libéralisme et le libre-échangisme, s’appuyant sur une conception politique de la liberté individuelle plutôt que sur des postulats de l’utilitarisme benthamite, mais il élaborait une conception systématique de ce qu’il définit comme le « libéralisme ou capitalisme historique » pour comprendre les risques inhérents au système de progresser vers des solutions qui s’opposent au libéralisme. Il s’insérait donc dans le sillon creusé par Pantaleoni et Pareto, ancré dans le machiavélisme de l’école italienne des sciences sociales8. Mais l’art du buongoverno était l’art politique de prendre des décisions et d’exécuter les conseils techniques des économistes lorsque leurs compétences étaient concernées. Il ne se dessinait encore aucune troisième voie. Dans une société libre, les conflits étaient inévitables et sains lors des parcours institutionnels (marché ou parlement) pour atteindre des solutions partagées soumises aux avis rationnels de techniciens. Entre un pouvoir discrétionnaire et un pouvoir respectueux des compétences techniques ou, autrement dit, entre une stratégie politique et un avis strictement technique, la frontière paraissait assez nuancée, et difficile à tracer.
17La question des solidarités horizontales et verticales suscite deux mouvements contraires. D’une part, l’association d’intérêts améliore l’efficacité et la taille des entreprises, d’autre part, la systématisation d’une organisation hiérarchique et coercitive diminue l’autonomie. Ces deux formes d’organisation privilégient la politique à la technique. Les ingénieurs et les économistes industriels croyaient en la supériorité d’une succession de choix rationalisés sans continuité, qui pouvait s’étendre à l’organisation de toute la société. L’homme fort d’un État fort était ainsi concevable car cela évitait la représentativité libéral-démocratique.
18Le fascisme, dès le début, était hostile au parlementarisme, le duce pouvant, pour les élites économiques, léguer aux experts les compétences des arts et métiers. La voie corporative commençait à se dessiner.
19Quand Einaudi acheva son analyse sur les origines du fascisme, le corporatisme n’était encore qu’une réalité institutionnelle ébauchée, mais la menace était là. Son analyse se développa dans deux ouvrages publiés par la Fondation Carnegie pour la paix internationale dirigée par James T. Shotwell. La condotta economica e gli effetti sociali della guerra italiana, paru en 1933, représente encore aujourd’hui une des analyses économiques parmi les plus pertinentes sur les origines du fascisme9. Einaudi partait d’une représentation de la société italienne partagée en deux blocs : un corps social, la « multitude » (distinguée de la « populace pauvre »), qui comprenait les travailleurs qui n’avaient pas besoin des aides publiques10 ; et un groupe hétérogène formé d’industriels (et banquiers) qui cherchait la protection de l’État, contre les masses syndicalisées qui souhaitaient elles aussi conquérir l’État. Ces ploutocrates et ces mouvements syndicalisés étaient les seuls à tirer bénéfice d’une guerre longue qui avait épuisé les finances publiques et provoqué une inflation galopante. Les élites politiques, n’ayant pas bloqué à temps ce cercle vicieux, contribuèrent à l’effondrement du système libéral et à l’essor du fascisme, assistant inertes à l’assaut des industriels sur les finances publiques pour remédier aux risques de faillite, en même temps que les masses réclamaient la terre aux paysans et le contrôle des usines par les ouvriers11.
20Au fond, le problème italien était un problème d’élites, et – pour Einaudi –, politique et social. Le fascisme était une conséquence extrême d’anciens vices moraux de la société italienne12. Les aspects économiques n’étaient pas la racine des problèmes, mais un moyen pour les résoudre qui conduisait à une meilleure organisation de l’économie. La guerre avait montré que l’organisation de l’économie nationale pouvait se faire avec les mêmes méthodes d’organisation de la production d’une grande usine moderne où les cycles de fabrication devaient se coordonner pour minimiser les stocks de matières premières et de produits semi-finis. Le corporatisme fasciste n’était, de ce point de vue, qu’une continuation d’une expérience déjà ébauchée. Selon Einaudi, l’une et l’autre étaient destinées à la faillite.
La troisième voie est morte ! Vive la troisième voie !
21Lorsque Giovanni Demaria devint président de la Commission économique à la Constituante, il reprit presque intégralement dans le rapport final un texte paru six ans avant13. Il attribuait au corporatisme et à l’autarcie la chute du système industriel traditionnellement basé sur des petites et moyennes entreprises dynamiques, ouvertes aux exportations de leurs productions « légères ». L’analyse était en accord avec les convictions d’Einaudi qui, les mêmes années, élaborait les fondements d’un programme plus précis14. Il préfigurait une sorte de « voie suisse », une troisième voie axée sur la diffusion de la propriété privée indépendante et laborieuse15. Ainsi la paysannerie pouvait progresser en petite et moyenne bourgeoisie hostile à la collectivisation et à l’endettement excessif. L’admiration pour la société suisse dérivait de ce double caractère moral, de coutumes austères, facteur de progression à l’aide de son propre travail et de l’épargne, et d’harmonie sociale. Cela pouvait contrebalancer la domination de la ploutocratie et sa marche vers le nivellement social et moral.
22Cette réflexion systématique, Einaudi la développe dans un long compte rendu d’un ouvrage de Wilhelm Röpke16. Il définit mieux sa philosophie sociale, son esprit libéral tempéré par une analyse de l’évolution historique. Les points principaux du raisonnement sont : 1) la primauté de la politique, et surtout de la morale, sur l’économie17, 2) la fragilité d’une économie de marché sans un fort soutien institutionnel, 3) l’importance d’espaces économiques en dehors de la concurrence. Les deux premiers points s’appuient sur la conviction que l’organisation de marché n’est pas un ordre naturel. Sa construction artificielle se situe dans un système institutionnel issu de l’évolution historique de la société industrielle. Le troisième décèle une double anthropologie qui remonte à la tradition aristotélicienne (et thomiste). L’homo œconomicus n’est pas unique car « posséder et cultiver la terre est un style de vie, qui présume une répulsion invincible au calcul économique ». C’est autre chose que l’ambition du profit. La chrématistique, comme l’art de s’enrichir, n’est pas la « vraie vie ». Il y a deux motifs dans le maintien de ce clivage : le principe de liberté est la garantie pour la pluralité des styles de vie, en outre, « au fur et à mesure que la lèpre du machinisme, du bureau, du nivellement, de la collectivisation s’étend et absorbe tout, elle affaiblit le niveau et une grande partie du revenu social ». Certains espaces sociaux d’indifférence envers les profits amortissent les effets destructifs de la concurrence dans l’économie de marché et protègent celle-ci d’elle-même. Le « capitalisme historique » (c’est-à-dire, le libre-échangisme du xixe siècle), « insouciant des inégalités », se développe vers la ploutocratie, abandonnant l’économie de marché dans laquelle la concurrence est préservée par la dialectique sociale ferment du pluralisme et de l’innovation. Le principe de concurrence peut se sauver du capitalisme « seulement en réduisant le fonctionnement du marché de concurrence et en créant des territoires dans lesquels le marché ne peut pas opérer ». Donc les deux faces de l’anthropologie humaine se compensent et s’intègrent : la concurrence ne peut pas survivre à long terme si elle envahit les oasis qui en sont préservées. L’historicisme einaudien n’est plus celui des actions logiques et non logiques de Pareto : leur combinaison est un atout.
23Alcide De Gasperi, dans le programme économique des démocrates-chrétiens, reprenait les piliers classiques de la valeur sociale de la propriété, sans laquelle ni la liberté, ni les droits du citoyen, ni justice sociale ne pouvaient être protégés18. L’Italie que De Gasperi envisageait était celle des petites et moyennes entreprises commerciales, industrielles et agricoles. Ce que De Gasperi venait d’élaborer trouvait en Einaudi l’interprète le plus conscient des ressources morales des provinces italiennes, capables d’évoluer dans le sens souhaité grâce à l’épargne mobilisée par les petites et moyennes banques présentes sur une large partie du territoire et qui pouvaient soutenir les industries légères. La Démocratie chrétienne de De Gasperi partageait une même stratégie d’ouverture au commerce international que le choix atlantique devait confirmer, mais aussi un solidarisme soudé à l’idée einaudienne, fortement antiploutocratique, de la « majeure égalité possible des points de départ », pour rééquilibrer les périls de la prolétarisation, revaloriser le mérite et aiguillonner l’esprit entrepreneurial.
Conclusion
24À partir de son analyse sur les origines du fascisme, Einaudi conçoit une troisième voie orientée vers une économie de marché, ouverte, dans le sillon de la tradition des grands économistes italiens, mais écartée du libre-échangisme global. Sa perspective qui consistait à conserver, hors du capitalisme des grandes entreprises, privées ou contrôlées par l’État, une enclave d’économie traditionnelle de petits producteurs et de paysans, se rapprochait du catholicisme libéral et conservateur. Einaudi est toujours préoccupé par un État interventionniste qui finit par trouver un compromis avec les grandes industries qui cherchent une protection politique. Sa conception de l’État est cependant « haute » car il assigne à l’État avant tout la fonction de garant de la liberté dont les marchés sont un instrument à condition d’en préserver la concurrence contre les agressions qui viennent des sociétés anonymes, qui tendent aux monopoles, des corporations ouvrières et des interventions de type keynésien bouleversant la libre interaction des privés19. Sa vision fut la seule qui pouvait réconcilier des théories rigoureusement attachées à l’idée d’une économie de marché à concurrence intense et des praticiens qui géraient des entreprises sous contrôle direct ou indirect de l’État. Pasquale Saraceno était un des inspirateurs du Codice di Camaldoli (programme des catholiques sociaux), expert attaché à l’IRI, influent théoricien de la fonction des entreprises publiques qui, poursuivant l’efficacité productive, peuvent briser les oligopoles privés leur faisant concurrence dans des secteurs où les économies d’échelle favorisent les concentrations20.
25La force de médiation d’Einaudi est celle d’un économiste qui arrive à une synthèse entre des systèmes qui semblaient inconciliables21. Dans sa dichotomisation, tout aristotélicienne, les types humains sont considérées comme complémentaires. Les propensions individuelles de ceux qui sont voués à entreprendre, à dominer et à gagner sur des compétiteurs et d’autres qui « veulent garder une oasis de tranquillité […] en dehors de la concurrence, de l’émulation, de la compétition », sont l’expression d’une société qui laisse à chacun le droit de dessiner son propre cadre de liberté contractuelle. Sur cet aspect de la liberté de choix, on retrouve le fondement du libéralisme d’Einaudi et d’un catholicisme ouvert au progrès social. Le croisement avec l’ordolibéralisme d’une organisation vouée à rendre efficiente l’économie s’arrête, peut-être, là ; ainsi l’économie mixte ne serait pas aussi ouverte que la société de Popper. Difficile à dire, mais Einaudi ne suit pas les néolibéraux favorables à une société de concurrence sans frontières visant des performances productives à l’échelle nationale, mais limitant aussi les libertés individuelles.
Notes de bas de page
1 Enrico Barone, « The Ministry of Production in the Collectivistic State », dans Friedrich Hayek (dir.), Collectivist Economic Planning. Critical Studies on the Possibilities of Socialism, Londres, Routledge & Kegan Paul Ltd., 1935, p. 245-290 (trad. fr. : « Le ministère de la Production dans un État collectiviste », dans L’économie dirigée dans un régime collectiviste, Paris, Librairie de Médicis, 1939, p. 245-299).
2 Loria était, selon Schumpeter, un érudit sans préparation analytique. Est connue la dérision de Gramsci pour le « lorianesimo » ou le sarcasme envers Labriola.
3 Voir Vilfredo Pareto, Traité de sociologie générale, préface de Raymond Aron, Genève, Librairie Droz, 1968, p. 2259-2260 et l’article « Il fascismo », dans Scritti sociologici minori, Turin, Utet, 1980, p. 1088 pour les « cycles sociaux » dont le fascisme est le dernier.
4 Joseph A. Schumpeter, History of Economic Analysis, Londres, Allen & Unwin, 1954, V.3.2, p. 1156.
5 Alfredo Salsano, Ingegneri e politici. Dalla razionalizzazione alla “rivoluzione manageriale”, Turin, Einaudi, 1987.
6 Voir Louis Chauvel, Jean-Paul Fitoussi, « Pareto and Pantaleoni : Parallel Lives and Secant Lives », dans Mario Baldassarri (dir.), Maffeo Pantaleoni. At the Origin of the Italian School of Economics and Finance, Basingstoke/Londres, Palgrave Macmillan, 1997, p. 170.
7 Emilio Gentile, Il mito dello Stato nuovo. Dal radicalismo nazionale al fascismo, Rome/Bari, Laterza, 2002, p. 171-210 ; Giovanni Chiodi, « Alfredo Rocco e il fascino dello Stato totale », dans Italo Birocchi, Luca Loschiavo (dir.), I giuristi e il fascino del regime (1918-1925), Rome, RomaTrE-Press, 2015, p. 107-109.
8 Voir Nicolò Bellanca, « From Principii to Erotemi : An Organic Interpretation », dans M. Baldassarri, Maffeo Pantaleoni, op. cit., p. 109 et les considérations de Pierluigi Ciocca, « Market and Competition : The Contribution of the Italian School », et Marcello De Cecco « The Role of the Institutions in Pantaleoni’s Thought », ibid., p. 177-186 et 187-195.
9 Voir Roberto Vivarelli, Il fallimento del liberalismo. Studi sulle origini del fascismo, Bologne, Il Mulino, 1981.
10 Luigi Einaudi, La condotta economica e gli effetti sociali della guerra italiana, Bari/New Haven, Laterza/Yale University Press, 1933, p. 23-24.
11 Ibid., p. 264-281.
12 Voir Massimo L. Salvadori, Il mito del buongoverno. La questione meridionale da Cavour a Gramsci, Turin, Einaudi, 1981.
13 Giovanni Demaria, « Il problema industriale italiano », Giornale degli economisti, n.s., 3/9-10, 1941, p. 516-552.
14 Paolo Soddu, « Introduzione », dans Luigi Einaudi, Riflessioni di un liberale sulla democrazia 1943- 1947, Florence, Olschki, 2001, p. vii.
15 Luigi Einaudi, Lezioni di politica sociale, Turin, Einaudi, 1965, p. 183-184.
16 L’article « Economia di concorrenza e capitalismo storico. La terza via fra i secoli XVIII e XIX », Rivista di storia economica, 7/2, 1942, p. 49-72 est reproduit dans Alfredo Gigliobianco (dir.), Luigi Einaudi : libertà economica e coesione sociale, Rome/Bari, Laterza, 2010, p. 179-214 (voir un extrait en anglais dans « Economy of Competition and Historical Capitalism », dans Lorella Cedroni (dir.), Italian Critics of Capitalism, Lanham, Lexington Books, 2010, p. 21-34). Voir Riccardo Faucci, Luigi Einaudi, Turin, UTET, 1986, p. 300-301.
17 Leandro Conte, « La politica economica di Luigi Einaudi (1945-1948) », dans Stefano Magagnoli, Emma Mana, Leandro Conte (dir.), La formazione della Repubblica. Autonomie locali, regioni, governo, politica economica, Bologne, il Mulino, 1998, p. 356-357 et 431 ; Alberto Giordano, Il pensiero politico di Luigi Einaudi, Gênes, Name, 2006, p. 173.
18 Voir Giuseppe Conti, Giovanni Ferri, « Banche locali e sviluppo economico decentrato », dans Fabrizio Barca (dir.), Storia del capitalismo italiano dal dopoguerra a oggi, Rome, Donzelli, 1997, p. 435-436.
19 R. Faucci, Luigi Einaudi, op. cit., p. 171, 256-262, 321.
20 Pasquale Saraceno, « Iri : Its Origin and its Position in the Italian Industrial Economy (1933-1953) », Journal of Industrial Economics, 3/3, 1955, p. 214.
21 Pour les rapports avec Röpke, voir Francesco Forte, L’economia liberale di Luigi Einaudi. Saggi, Florence, Olschki, 2009, p. 223 et suiv.
Auteur
Professore di stora economica, dipartimento di economica e magament de l’université de Pise.
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Métro, dépôts, réseaux
Territoires et personnels des transports parisiens au XXe siècle
Noëlle Gérôme et Michel Margairaz (dir.)
2002
Policiers dans la ville
La construction d’un ordre public à Paris (1854-1914)
Quentin Deluermoz
2012
Maurice Agulhon
Aux carrefours de l’histoire vagabonde
Christophe Charle et Jacqueline Lalouette (dir.)
2017
Autonomie, autonomies
René Rémond et la politique universitaire en France aux lendemains de Mai 68
Charles Mercier
2015