1Le 2 février 1956, l’abbé Fulbert Youlou, qui vient de faire une apparition météorique très remarquée sur la scène politique congolaise en remportant 27,6 % des voies aux législatives, s’embarque pour son premier voyage en Europe. C’est un homme en rupture de ban avec sa hiérarchie. Cette dernière désavoue catégoriquement ses ambitions politiques. Elle lui reproche également de ne pas toujours garder son vœu de chasteté. Sa hiérarchie s’indigne tandis que ses adversaires font les gorges chaudes de sa réputation de coureur de jupons. On le sanctionne en lui interdisant de porter la soutane et de célébrer la messe. L’homme est froissé. Défroqué ? Qu’importe. Fort du soutien des Balari, qui voient en lui un homme providentiel, l’abbé rompt avec sa hiérarchie. Il se rend à Paris pour plaider la cause de l’invalidation de Jean-Félix Tchicaya (sorti vainqueur des urnes) et tenter d’obtenir de nouvelles élections. La foule qui se presse à l’aéroport de Maya-Maya pour saluer son départ est une foule de jeunes que les débats politiques ne passionnaient guère avant la candidature de Youlou aux législatives du 2 janvier. C’est aussi une foule composée en majorité de Balari de Brazzaville, et parmi eux beaucoup s’identifient comme matswanistes. L’abbé comprend rapidement le gain politique qu’il peut tirer de l’aura qui plane toujours autour de la figure messianique de Matswa en s’affublant du manteau de ce dernier. On dit aussi, à cette époque, que l’abbé se rend souvent à la chute de la rivière Loufoulakari – là même où le résistant Boueta Mbongo fut décapité – pour s’y baigner en soutane, prier, méditer et s’imprégner de cette mystique kongo qui sature l’imaginaire collectif au Pool. Sa soutane, dit encore la légende, bien qu’immergée dans la rivière reste sèche.

2Le voilà donc qui salue la foule. Ce n’est pas tout à fait la liesse, mais un certain engouement qui semble de bon augure au petit abbé. Parmi cette foule, amassée au pied de l’avion, se trouve un jeune du nom de Guy Menga. Né à Mankonongo, sur les berges de la Loufoulakari, en 1935, Menga a donc 21 ans et ne sait pas encore que quelques années plus tard, lui aussi prendra le chemin de la France. Menga a soutenu comme tant d’autres jeunes Balari la montée fulgurante de l’abbé : « Les Laris ont tous cotisé pour envoyer Youlou en France. Moi-même j’ai cotisé. On voulait qu’il aille là-bas¹. »

3Les avis divergent, cependant, au sujet de cette question lancinante qui taraude les esprits de tout le monde dès son retour à Brazzaville. L’abbé a-t-il oui ou non vu Matswa en France ? Si, oui, comme beaucoup de matswanistes n’hésitent pas un instant à le croire, que se sont-ils dits ? Pour s’emparer du vote pour les os, il faut avoir vu Matswa puisque les récits adventistes et parousiaques sont au cœur du credo matswaniste. Les matswanistes reçoivent leurs instructions de Matswa, le voient en rêve, le rencontrent dans de multiples incarnations tant et si bien qu’ils ne peuvent guère imaginer qu’un homme charismatique de la stature de Youlou ne l’ait pas rencontré en France. Guy Menga est pourtant d’un autre avis et ne cache pas son scepticisme. Pour lui, Youlou possédait un art consommé de l’intrigue et un vrai sens politique. L’idée répandue qu’il aurait déclaré sans ambages avoir vu Matswa en France lui semble un mythe. Peut-être l’a-t-il fait en petit comité et laissé ses associés propager la légende, mais certainement pas en public, comme lors du meeting post-électoral qu’il convoque dès son retour à Brazzaville.

J’ai assisté à la première réunion qu’il a tenue lorsqu’il est revenu de France, se souvient Menga. Je n’ai pas entendu qu’il ait dit qu’il avait vu Matswa. Tout ce qu’il a dit est qu’il revenait de France avec un message : « Arrêtons de voter pour les os. » Les Laris lui ont pourtant demandé « Et Mbunta Muntu [Matswa] ? Qu’est-ce qu’il est devenu ? » Youlou n’était pas bête. Il ne pouvait pas dire « je ne l’ai pas vu ! » Il s’en est tiré avec un coup de maître : « Le moment venu nous allons divulguer la vérité »².

4D’autres ont fait pire pour assouvir leur ambition politique et se hisser sur le pavois. Pour Youlou, sa rampe de lancement (il le comprend très vite) c’est le mythe de Matswa. Il va s’en servir comme d’un tremplin jusqu’à se retrouver propulsé au zénith et devenir le « nouveau maître du jeu³ » sur l’échiquier politique congolais. Une fois le sommet du pouvoir atteint, son traitement des matswanistes émeut même leurs adversaires. C’est là l’un des épisodes les plus sombres de l’histoire postcoloniale du Congo. On y reviendra.

5Jusqu’en 1956, deux principales formations politiques dominent la vie politique au Moyen-Congo. D’un côté on a le Parti progressiste congolais (PPC), conduit par Jean-Félix Tchicaya et, de l’autre, la section locale de la SFIO, nouvellement baptisée Mouvement socialiste africain (MSA), que dirige le nordiste Jacques Opangault. « Il n’existe alors que deux réalités politiques vivantes : Tchicaya et Opangault⁴. » Derrière eux se rangent des masses ethniques. Tchicaya, qui est né à Libreville le 9 novembre 1903, représente ainsi le groupe vili. Diplômé de William Ponty (Dakar), citoyen français de droit commun, il est le « premier » Congolais élu et siégeant en tant que député au palais Bourbon à la suite des législatives du 21 octobre 1945. Opangault, lui, représente le groupe mbochi. Né à Ikanga (district d’Ewo) le 13 décembre 1907, il se place dès les premières législatives comme le principal adversaire politique de Tchicaya.

6Avant l’apparition de Youlou sur cette scène politique polarisée par ces deux groupes, les électeurs balari et bakongo se tiennent à l’écart, comme l’observent deux chercheurs américains qui travaillent sur le Congo dans les années 1950.

The Bakongo remained quiescent in the local political game, for they were addicted to their own forms of “protest” and looked with suspicion upon political parties and labour unions as alien formulas foisted upon them by the administration⁵.

7« L’inertie est leur seule arme⁶ », opine Sinda, en reprenant un poncif colonial. Ils n’ont bien souvent qu’un rôle mineur dans les joutes politiques qui se déroulent à la faveur de la décolonisation. Leur présence politique négligeable ne correspond pourtant pas à leur poids démographique. Deux raisons expliquent cette apparente apathie. D’abord, une masse de gens du Pool refuse de participer aux scrutins. Curieux paradoxe, puisque de tous les groupes du Moyen-Congo, c’est assurément le plus remuant, le plus politisé et le plus radical. Bien avant les réformes politiques, qui commencent à se mettre en place dès 1936, les ressortissants du Pool adhèrent au discours anticolonial et aux revendications ambiguës de leur leader Matswa qui accomplit la prouesse de leur promettre, dans la même foulée, et la citoyenneté française et l’émancipation politique.

8Le « vote pour les os », ou ce que les Balari appellent vote ya bihissi, précède en réalité la mort de Matswa. Dès 1937, Matswa est, en quelque sorte, plébiscité « par contumace » lors des élections du 3 octobre, alors que son nom ne figure pas sur la liste des candidats et qu’il est de toute façon sous le coup d’un mandat d’arrêt et donc de facto inéligible. En 1936, trois délégués indigènes du Moyen-Congo avaient été nommés pour siéger au conseil d’administration du gouvernement de l’A-EF, une façon d’avoir le pas sur les amicalistes. Le gouverneur général Reste se vante de cette petite réforme destinée à apporter au conseil d’administration « un esprit nouveau ». Aux Européens qui s’alarment de cette initiative, Reste se veut rassurant. La présence de ces indigènes « attest[e] une collaboration plus intime, et partant pus féconde, de tous les éléments actifs de l’A.E.F. : fonctionnaires, colons, commerçants, européens et indigènes. Leurs interventions, les exposés qu’ils ont présentés ont témoigné de l’idée juste qu’ils se faisaient de leur rôle et d’une connaissance approfondie des besoins et des aspirations des collectivités qu’ils représentaient⁷ ». En 1936, le délégué que l’administration désigne pour le Pool, au grand dam des Balali, n’est autre que Malanda Roch, le protégé du maire de Brazzaville, celui-là même qui ourdit maints complots contre les amicalistes. En 1937, l’administration décide que ces délégués seront désormais élus par un collège électoral trié sur le volet. Le scrutin a lieu le 3 octobre 1937. Malanda Roch fait piètre figure, ne recueillant que 73 voix sur un total de 774 suffrages exprimés par le collège électoral. Arrive en tête un certain Joseph Oliveira (224 voix), Loango, résident de Pointe-Noire, suivi de Pierre Tchikaya (170 voix). Joseph Keoua ferme le podium avec 129 voix recueillies. Avant le scrutin, les chefs balali torpillent la candidature de Malanda Roch et le criblent de calomnies : « [S]a mère fut achetée par les Missionnaires et qu’il se trouve être du Congo Belge. Alors que nous [nous] appartenant au Congo Français qui fut découvert par Savorgnan de Brazza et par Monseigneur Prosper Augouard […], et auquel ces derniers ont apporté la civilisation et surtout le titre de Français⁸. » Ils font campagne, en revanche, pour un homme absent, en rupture de ban et recherché par toute la police de France et de l’empire. « Nous votons André GRENARD Délégué de l’A.E.F. », font-ils savoir aux autorités. Aucun autre candidat, « aucune race » n’obtiendra le « vote Balali », ni un Loango, ni un Téké, ni un Mungala, proclament-ils⁹.

9L’administration, par un heureux hasard, a consigné le déroulement du scrutin dans l’un des terreaux de l’amicalisme, à Kinkala. Plusieurs incidents qui émaillent ce scrutin permettent de bien comprendre la genèse du vote ya bihissi. Le 3 octobre, donc, à 8 heures du matin, le bureau de vote de Kinkala ouvre ses portes. Préside aux opérations, le chef de la subdivision Brousset, assisté de deux assesseurs, le chef de tribu Moundongo et le chef de terre Matsoula. Le petit bureau de vote dispose d’une table sur laquelle on a disposé une urne, fermée à clé, et des bulletins de vote au nom de six candidats. Les 42 membres du collège électoral attendent dehors depuis plusieurs minutes, et voient arriver Brousset muni de la clé. Derrière eux, une foule de badauds, de villageois, grossit à l’approche de l’heure fatidique. Après avoir ouvert le bureau, Le président rappelle aux électeurs la portée de cette réforme, établie par le décret du 19 mars 1937, et la marche des opérations. Une fois les instructions fournies, le vote peut commencer. À tour de rôle, les électeurs pénètrent dans le petit réduit qui sert de bureau, choisissent leur bulletin et le déposent dans l’urne. Jules Tsonde, facteur des PTT, entre à son tour dans le bureau. Il est le troisième. À la surprise générale, il en ressort immédiatement en déclamant contre cette mascarade à laquelle il ne comprend rien. Et puis, pour bien marquer son opposition, il déclare ne pas vouloir voter. Alors que le président, interloqué, l’interrompt pour lui réexpliquer les instructions, Tsonde l’arrête tout net :

Ce n’est pas nécessaire, j’ai compris, mais parmi le nombre de candidats imposés par l’Administration, il n’y a pas celui pour lequel je veux voter.

10Nullement, objecte le président, les candidats n’ont pas été choisis par l’administration, mais se sont inscrits volontairement sur la liste. Tsonde lui répond alors vivement de manière à être entendu par tous : « Celui que nous voulons, nous tous, est André MATSOUA. » Tout le collège électoral prend alors unanimement le parti de Tsonde, encouragé par la foule, et refuse de voter. Le chef Moundongo, qui lui aussi fait partie du collège, prétexte qu’il ne sait pas lire et, par conséquent, ne peut choisir un bulletin et voter. « Si l’Administration désire que nous votions, renchérit un autre électeur, nous voulons tous André MATSOUA. » Il est 9 h 30. La foule s’ébranle derrière les électeurs comme un cortège funèbre quittant le cimetière. Le bureau reste cependant ouvert jusqu’à 16 heures des fois qu’un électeur se raviserait et viendrait voter. Lorsqu’on fait le dépouillage, on trouve seulement deux bulletins exprimés au nom de Pierre Tchikaya. 40 électeurs ont « voté avec leurs pieds » pour Matswa¹⁰ !

11Le 5 novembre 1937, le ministre des Colonies Marius Moutet reçoit une lettre d’un nommé Jean Kitvoukissi, signalant les irrégularités qui ont marqué ce qui devait être un « moment démocratique pour la défense des intérêts du peuple ».

Je veux espérer Monsieur le ministre, continue Matswa (puisqu’il s’agit bien de lui), que la voix du PEUPLE BALALI soit par vous entendue et que le choix qu’elle a fait de son candidat en la personne de M. GRENARD MATCHOUAND André sera respectée¹¹.

12Même vivant en clandestinité, affublé de nombreuses doublures, Matswa continue à exercer une influence considérable sur les événements qui se déroulent à mille lieues de Paris. Son ombre plane sur toutes les élections, à commencer donc par celle de 1937. Qu’un mot d’ordre confirmé vienne de lui par les canaux habituels, tous les chefs du Pool passent à l’exécution au péril souvent de leur carrière, de leur propre bien-être, quand ce n’est pas de leur vie même.

13Même mort (tandis que les matswanistes le présument vivant) son aura ne varie guère d’intensité. Après 1937, tout le monde a en ligne de mire les élections législatives de 1945 qui doivent porter pour la première fois un député indigène du Moyen-Congo-Gabon au palais Bourbon. En 1944, à la conférence de Brazzaville, les idées de Matswa sur l’émancipation, l’abolition de l’indigénat et l’octroi de la citoyenneté française, endossées par Éboué et entérinées par de Gaulle, servent de base aux discussions. Elles aboutissent une année plus tard aux élections législatives. C’est une première pour le Congo. Comme le Sénégal, les deux colonies du Moyen-Congo et du Gabon vont désormais avoir leur député noir. On peut aussi y voir une victoire posthume pour Matswa, lui qui n’a eu de cesse de revendiquer, à défaut d’une autonomie totale, une association à la gestion des affaires coloniales.

14La veille des élections, Brazzaville est en ébullition. Un groupe d’amicalistes, mené par Diata, tente un coup de force. Le samedi 24 février 1945, lui et ses acolytes répandent les rumeurs d’une « révolution balali » imminente. Le lendemain dimanche, profitant des premières lueurs de l’aube, ils se rendent à la résidence de deux chefs de quartier à Bacongo, Eugène Kinouani et Marius Samba. Ils les arrêtent, les frappent, les ligotent et les amènent au poste de police. Diata et ses complices sont appréhendés le lendemain et placés immédiatement sous mandat de dépôt. Le procès s’ouvre le 23 mars. Parmi les chefs d’accusation retenus contre les prévenus figurent, outre l’« association de malfaiteurs » et les « violences et voies de fait », l’« attentat à la sûreté de la colonie », une accusation qui va chercher loin, d’autant que l’on est toujours en temps de guerre. Pour sa défense, Camille Diata, qui a alors 33 ans, travaille comme écrivain auxiliaire à la Caisse centrale de la France libre et siège à la commission municipale de Bacongo, tente d’abord de se disculper, vu les chefs d’accusation qui pèsent sur lui, en faisant cette curieuse confession :

Certes j’ai adhéré du temps de Matsoua au mouvement de l’Amicale Balali, malgré les conseils de mon père dont la personne était impopulaire et la politique dépassée. Mais l’idéal de ce mouvement n’était à mes yeux que l’accession à la citoyenneté française […]. Tout le monde sait que l’Amicale a échoué. Je n’ai jamais fait croire pour ma part à quiconque que Matsoua était encore en vie. Ce que je voudrais, c’est faire personnellement le plus de bien possible pour ma race. Je sais que je ne pourrais pas grand’chose sans l’appui de l’Administration Française.

15Il prétend ensuite avoir agi pour prévenir un plus grand mal, en offrant des explications qui ne convainquent pas ses juges.

Avant de me décider à agir, soutient-il, j’ai adressé plusieurs lettres restées sans suite à l’Administration des Communes pour l’avertir du mal qui risquait de s’abattre sur le pays. Je recevais en effet des visites fréquentes du caporal Bandza [Bondza] et d’autres tirailleurs qui m’affirmaient qu’en France et ailleurs les Noirs étaient mieux traités qu’en A.E.F. Ils me conviaient à participer à une bataille contre les Européens de Brazzaville. Je ne partageais pas leurs conclusions et leur ai toujours répondu que la faute incombait aux Noirs eux-mêmes et que, s’il fallait une révolution, elle devait être dirigée contre les Noirs responsables exclusivement. Voilà pourquoi, en tant que membre du Corps Municipal de Bacongo, je me suis cru le droit et le devoir d’entreprendre une politique tendant à combattre les funestes de celle de Bandza [Bondza].

16Quant à savoir pourquoi il cible les deux chefs de quartier, Diata avoue leur reprocher de « ne pas tenir compte de l’autorité de la Commission Municipale », de contraindre les femmes à travailler aux travaux d’intérêt publics en les rémunérant au rabais et d’avoir, en 1936, dénoncé les Balali auprès de l’administration à cause de leur refus de payer les « trois francs ». Cette scission entre Balali et Bakongo semble bien l’étincelle qui a mis le feu aux poudres et déclenché cette soi-disant révolution balali. « Kinouani, bien que Balali, n’est pas des nôtres et Samba Marius est Bacongo », soutient le prévenu Auguste Mouanga que tous les doigts pointent comme le véritable bras armé de cette opération punitive. Âgé de 34 ans, Lali et jardinier de profession, Mouanga nourrit une haine profonde à l’égard des Bakongo qu’il accuse d’avoir trahi les Balali et rompu la solidarité au Pool en payant les « trois francs » à la SIP, passant outre le boycott du bloc lali¹². Le conflit interne entre Bakongo et Balali isole davantage le mouvement amicaliste et contribue à la mue qui le transforme de mouvement politique en secte messianique et en fait désormais l’apanage des Balali.

17La fracture consommée entre Balali et Bakongo n’entame cependant pas la solidarité légendaire entre écrivains de Brazzaville et chefs du Pool. C’est à travers cet axe de la fronde que les mots d’ordre circulent rapidement, acheminés dans les compartiments du Congo-Océan. Dans les villages du Pool, la nouvelle de la condamnation à mort de Diata révolte les populations. Le chef de village Timothée Samba se pose en meneur et tient des réunions à son domicile le vendredi, jour du marché. Il incite ses hommes à la résistance. Lors d’une réunion qui a lieu chez lui le 5 avril, une dizaine de jours après le verdict terrible prononcé à l’encontre de Diata, Samba excite une cinquantaine d’amicalistes à passer à l’action. « J’aime mieux être commandé par les Allemands que par les Français à cause des souffrances que ces derniers ont infligées à ma race », déclare Samba. Tu as raison, renchérit un autre militant, « je regrette que les Allemands ne soient pas venus faire la guerre jusqu’au Congo, ce qui nous aurait permis de passer dans leur camp, après avoir frustré les Français de leurs fusils ». Comme nous ne pouvons pas chasser les Français, vengeons-nous, continue Samba. Il dévoile alors un projet qu’il mûrit depuis quelque temps de faire dérailler un train du Congo-Océan transportant des dignitaires français afin de causer un grand nombre de victimes. Rien de plus facile pour lui qui a été longtemps chef de gare à Kibossi. Et puis, des Balali employés à la gare de Brazzaville ont été mis au parfum et n’attendent que son signal pour mettre le plan à exécution¹³.

18Plusieurs semaines avant les élections du 21 octobre 1945, les matswanistes, suivant un plan arrêté, décident de soutenir la candidature de leur messie. La cheville ouvrière derrière ce projet n’est autre que Thomas N’Kari, ancien infirmier révoqué pour sédition, que nous avons croisé dans le chapitre précédent. C’est lui qui répand la rumeur selon laquelle Matswa serait ressuscité et vivrait à Paris. Matswa collaborerait avec le général de Gaulle qui l’aurait adoubé et lui aurait demandé de briguer la députation en se présentant aux élections législatives¹⁴. Il n’en faut pas plus pour galvaniser les matswanistes et canaliser leur ferveur pour Matswa vers une action purement politique. Un groupe d’écrivains de Brazzaville, autour de N’Kari, crée une affiche électorale de Matswa qu’il diffuse largement à travers Brazzaville. À Bacongo et à Poto-Poto circulent des tracts en lari enjoignant les membres du collège électoral à voter pour Matswa. N’Kari établit une liste de 7 270 électeurs de Matswa qu’il envoie au chef du département du Pool sous pli anonyme. Alarmé par cette nouvelle poussée fiévreuse et craignant que les « fauteurs de trouble » ravivent la « Merveilleuse Légende de Grenard » (euphémisme que l’on doit à un administrateur) à la faveur de ce grand rendez-vous électoral, le gouverneur général André Bayardelle met toutes les subdivisions en alerte. Il faut à tout prix faire échec au vote pour les os. Malgré la déportation au Tchad de Diata et de Samba quelques mois auparavant, et la terreur que font régner les miliciens dans les centres du Pool, les militants matswanistes ne capitulent pas. Après le dépouillement, les bulletins portant la mention Matswa, majoritaires dans la circonscription du Pool, sont invalidés.

19Le cas se répète en 1946, sauf que cette année-là, Jean-Félix Tchicaya, élu député l’année précédente, réussit à faire échec aux matswanistes. Redoutant le danger que représente le vote pour les os, Tchicaya entretient une rumeur selon laquelle il aurait vu et parlé à Matswa à Paris¹⁵. La manœuvre réussit à scinder le vote pour les os en ralliant à lui une partie d’anciens amicalistes. Ainsi, une réunion se tient le dimanche 7 avril au débit de boissons de la veuve Bemba situé 19, rue Voltaire, à Bacongo. Organisée par le « Comité Jean-Félix Tchicaya », sous l’égide de Germain Bicoumat, la réunion a pour but de convaincre les fidèles de Matswa que le député Tchicaya ne poursuit rien d’autre que le programme politique de Matswa. Gagnée à cette idée, l’assemblée des Balali décide d’accorder sa confiance à Tchicaya. Sous son haut patronage, s’enthousiasme Prosper Massengo (dit Decorads), l’un des principaux amicalistes de Fort-Lamy dans les années 1930, l’Amicale va pouvoir renaître de ses cendres¹⁶. Pour les inconditionnels de Matswa, ceux qui commencent déjà à lui dresser et dédier des autels, leur idole a battu tous les « faux candidats par 2.366.096 de voix venues de tous côtés des territoires [de l’A.E.F.] » Par conséquent Matswa est « digne de représenter ces territoires précités à l’assemblée nationale constituante au Parlement français¹⁷ ».

20Jusqu’en 1946, le vote pour les os importune l’administration et empêche Tchicaya, qui appartient au groupe minoritaire des Vili, de faire le plein des votes dans le Pool. Les bulletins en faveur de Matswa que l’on est obligé d’invalider n’affectent nullement le résultat des élections. Tout bascule, cependant, aux élections territoriales de 1952. Comme un oiseau de proie, décrivant de grands cercles au-dessus du Pool, ce vote menace désormais de ravir de nombreuses voix aux candidats en lice. Il enregistre un « chiffre record de bulletins nuls… dans la circonscription du Pool-Brazzaville : 15 075 sur 41 281 bulletins de vote au total, soit plus de 36 %. Ces élections marquèrent l’apogée de l’expression électorale du matsouanisme¹⁸ ».

21En faisant irruption sur la scène politique, Youlou comprend vite qu’il ne lui suffit pas d’être Lari pour obtenir le soutien des gens du Pool. Il lui faut encore apprivoiser le vote pour les os s’il veut se faire une place dans un paysage politique dominé par Tchicaya. Et pour cela, il faut entretenir la « Merveilleuse Légende » de Matswa et ramener dans son giron les matswanistes qui avaient pris le parti de Tchicaya.

22Né le 9 juin 1917 à Madibou, à quelques dizaines de kilomètres de Brazzaville, Youlou emprunte un parcours que d’autres futurs chefs d’État africains, notamment Kasa-Vubu et Boganda, ont suivi avant lui : petit séminaire de Brazzaville, puis grand séminaire à Yaoundé pour embrasser finalement la vocation ecclésiastique. En juin 1946, il est ordonné prêtre et affecté à la paroisse Saint-François de Brazzaville. Le 20 novembre 1954, par mesure disciplinaire, il se retrouve à la mission de Mindouli peinant à contenir son impatience. Bénéficiant déjà d’un fort courant de sympathie au sein de la population balali, il quitte Mindouli sans autorisation et sans prévenir sa hiérarchie pour mener campagne pour les législatives du 2 janvier 1956. Avant les élections, le couperet tombe : sa hiérarchie lui interdit de porter la soutane et de célébrer la messe. À cela, Youlou rétorque : vox populi, vox dei. En réalité, loin de le desservir, les stigmates que lui infligent les autorités religieuses consolident, au contraire, son aura auprès des matswanistes. Sa condamnation par les autorités lui permet aussi de se présenter aux yeux des Balali comme l’antithèse de Tchicaya, trop compromis avec l’administration coloniale depuis que son parti, le RDA-PPC, a quitté l’obédience communiste pour devenir un « parti de gouvernement ».

23Grâce au vote matswaniste, qu’il s’est désormais solidement acquis, Youlou bouleverse la polarisation de l’échiquier politique autour de Tchicaya et d’Opangault et de leur électorat régional respectif pour la remplacer par une triangularité¹⁹. En mai 1956, ses efforts aboutissent à la formation de l’Union démocratique pour la défense des intérêts africains (UDDIA), le véhicule de son ascension politique. Au mois de novembre, il remporte les élections municipales²⁰, toujours grâce au vote matswaniste, et devient premier maire noir de Brazzaville tandis que son allié Stéphane Tchitchelle remporte la mairie de Pointe-Noire.

24Toute l’ironie de cette ascension politique de l’abbé tient en deux mots : le « credo matswaniste ». En réalité, la soutane que Youlou continue de porter malgré l’interdiction formelle de son supérieur, l’évêque Bernard, reste le symbole même de cette ferveur catholique qu’il ne saurait répudier. Sa profonde adhésion à la mystique lari est aussi indéniable. Qu’il épouse également les idées de Matswa sur l’émancipation de l’homme noir : pas de doute là-dessus non plus. Mais de là à embrasser le matswanisme est un pas que Youlou ne saurait franchir. Le matswanisme lui sert de marchepied pour accéder au pouvoir. Une fois son but atteint, il ordonne une répression sans précédent contre les matswanistes. Si ces derniers s’étaient donné la peine de parcourir tant soit peu un ouvrage assez obscur que l’abbé publie en 1955 sous le titre de Matsouanisme : grande étude, ils se seraient aperçus bien vite de l’imposture. De « grande étude », il ne s’agit en réalité que d’un petit exposé de onze pages qui voue le matswanisme aux gémonies, l’assimilant à des « élucubrations » et à des « productions d’imagination », et en le définissant comme « une charge mal réussie d’un christianisme frelaté ». Le but de Youlou, il ne s’en cache d’ailleurs pas, est de mobiliser des populations balari qui jusqu’alors étaient « stérilisées dans le rêve matsouaniste²¹ » et de mettre fin une bonne fois pour toutes au vote pour les os. Il y parviendra sans que les matswanistes s’aperçoivent de la trahison. Ils ne s’en apercevront que lorsqu’il sera trop tard.

25Pour les matswanistes, l’abbé n’est plus seulement un abbé, il représente le prophète annonçant et préparant le retour du messie. Mais comme son ascension n’abolit pas le régime colonial tant honni, les matswanistes ne se départent pas de leur idéologie millénariste. Matswa reviendra pour instaurer une ère de paix perpétuelle en restaurant l’entité politique kongo. Au début de sa carrière politique, Youlou feint d’ignorer ce facteur en profitant simplement de la force de propulsion offerte par le matswanisme. Mais une fois que la machine de l’UDDIA commence à fonctionner à plein régime, l’abbé montre ses vraies couleurs et débarque les matswanistes. En désaccord complet avec une partie de son électorat, il fait alliance avec des leaders non kongo comme Stéphane Tchitchelle, Marcel Ibalico, Antoine Hazoumé et Emmanuel Dadet. Il s’entoure surtout de conseillers européens, Christian Jayle, Joseph Vial et René Mahé²², le premier, sans aucun doute le plus influent parmi eux tous, détenant même le poste de président de l’UDDIA après l’élection de Youlou à la primature le 28 novembre 1958. Mécontents, les matswanistes font resurgir les bulletins au nom de Matswa qu’ils avaient remisés dans leurs tiroirs. Ils en déposent un grand nombre dans les urnes lors des législatives du 14 juin 1959. Ils reviennent également sur l’attitude contestataire qui leur avait valu les foudres de l’administration coloniale : refus de payer l’impôt, de se plier au recensement et de se faire établir la carte d’identité. Pour comble de tout, les matswanistes se prononcent pour le « non » au référendum lancé par de Gaulle le 28 septembre 1958, alors que l’élite congolaise, Youlou en tête, appelle à voter « oui ».

26Déterminé à liquider cette base radicale, Youlou adopte vis-à-vis des matswanistes une fermeté inouïe. « Malgré la victoire de l’UDDIA, les Matsouanistes sont réprimés, car l’ordre néocolonial ne devait plus être contesté²³. » Les 17 et 18 juin 1959, des bagarres violentes opposent les jeunes Balari de l’UDDIA aux « vieux » matswanistes. Sans défense, ces derniers sont attaqués dans leurs cases, déshabillés, lapidés ou matraqués. Le matin du 18 juin, nombre d’entre eux se présentent dans les commissariats de Brazzaville pour régler l’arriéré de leurs impôts. Le 23 juin, le Premier Ministre Youlou déclare :

L’incivisme n’a pas sa place dans la société africaine. Le gouvernement ne peut admettre qu’une catégorie de citoyens continue à faire la grève de l’impôt qui, pour certains, dure depuis de nombreuses années. Le gouvernement lance un dernier appel à tous les réfractaires afin qu’ils se mettent en règle sans tarder²⁴.

27Le 28 juillet, lors d’une opération d’évacuation décidée par Youlou pour déloger les matswanistes réfugiés à Mpila, 37 d’entre eux périssent piétinés et étouffés par la foule²⁵. Cinq cents sont déportés en convois routiers vers Fort-Rousset et Djambala²⁶ et deux cents par train vers Mossendjo, Sibiti et M’vouiti²⁷. Pierre Kinzonzi, l’ancien « délégué de la race balali », déporté au Tchad sous la colonisation, est transféré à Abala, le 1^er octobre²⁸. Jamais, même durant les sombres heures de la colonisation, on n’avait connu pareille hécatombe dans les rangs des séides de Matswa. En réprimant les matswanistes, Youlou a-t-il voulu séparer le bon grain de l’ivraie ? Lui, l’abbé défroqué, devenu président d’un pays qu’il porte sur les fonts baptismaux tandis que les démons du tribalisme rôdent autour du rejeton colonial, lui, l’héritier de Matswa, a-t-il voulu séculariser l’attente messianique des matswanistes ? A-t-il voulu libérer Matswa de la gangue fanatique des Balari pour en faire don à la nation, pour lui conférer le titre de founding father ? Pour Mieke de Goede, qui consacre un travail remarquable à la répression antimatswaniste de 1959 en recueillant les témoignages des victimes, le sacrifice des matswanistes sur l’autel de décolonisation, et entre les mains de l’abbé Youlou, donne lieu à un récit alternatif de la décolonisation. Il n’y est pas question d’indépendance, événement étrangement (mais non étonnamment) occulté, ni de libération ou de nation. Ces témoignages, recueillis entre 2015 et 2017, s’articulent autour de l’idée d’exclusion, de résistance et de continuité (entre colonisation et indépendance), contestant ainsi le récit officiel ainsi que sa césure commode de l’indépendance²⁹.

28Voulant, selon la formule brillante de l’historienne Florence Bernault, « combiner des symboles hétérogènes de prestige public³⁰ », en se rattachant par filiation à la tradition messianique kongo, en se proclamant vicaire de Matswa et de son combat anticolonial et en se posant en garant de l’ordre néocolonial, l’abbé voit son aura décliner brutalement. Affublé du manteau de démiurge hérité de Matswa, Youlou n’a guère eu le temps de forger un projet national dans le creuset ethnique hérité de la colonisation. En août 1963, lors de trois journées « glorieuses », qui font basculer le pays de la dramaturgie du sacré à l’empire de l’occulte, Youlou tombe, lâché par tous. Les remous que produit sa chute permettent aux « corbeaux » de reprendre leur vol, à la recherche de leur idole.