1Les trois années qui succèdent à la création de l’Amicale sont sans nul doute les années les plus fébriles de la vie de Matswa, celles où il abat un travail considérable pour faire croître l’association, occupe tous les fronts, tient une correspondance quasi quotidienne avec les autorités de Paris et de Brazzaville, courtise les mécènes et les donateurs métropolitains, participe aux réunions des organisations noires dans la capitale, noue de nombreux contacts politiques et professionnels en France, voyage en province pour faire connaître l’association et recruter de nouveaux membres, tisse patiemment son réseau en Afrique centrale. Toutes ces activités accusent une certaine frénésie et n’eurent été la force de caractère et la ténacité du personnage, l’Amicale aurait rapidement fermé boutique comme tant d’autres associations sur la place de Paris. C’est que l’Amicale opère en réalité comme un one man show, Matswa ne pouvant pas toujours compter sur l’assistance d’un bureau dont les membres possèdent peu d’instruction. Matswa est à lui tout seul l’Amicale. Il est simultanément le chef d’orchestre et le premier violon. Il donne le la et tente de maintenir à lui seul l’harmonie d’un groupe qui ne sera jamais réglé comme du papier à musique, trop vaste, trop hétéroclite, trop éclaté pour rester au même diapason. Lorsque, par exemple, Joseph Kangou, le trésorier de l’association que l’assemblée générale nomme lors de sa session du 17 juillet 1926 (bien que son nom ne figure pas immédiatement sur la première liste du bureau), tombe sous le coup d’une « révocation disciplinaire », le 7 janvier 1927, Matswa a beau lui chercher un successeur, il ne trouve cependant d’autre candidat que lui-même. Il cumulera donc officiellement le poste de président fondateur et de trésorier, mais en réalité il sera aussi secrétaire, puisque les deux secrétaires qui se succèdent, Lucien Tchykaya et Jean Massamba, savent à peine écrire. Il servira également de responsable de la propagande, car lui seul vraiment dans ce groupe a le verbe haut, facile et libre.

2En dehors de son but immédiat, qui vise à venir en aide aux Africains vivant en France, l’Amicale se destine également à accomplir une autre mission plus périlleuse que Matswa passe pour le moment sous silence bien qu’il s’agisse pour tous en réalité d’une évidence. Quand Duchène confie à son ministre ses craintes de voir Matswa et l’Amicale jouer un jour « un rôle politique quelconque », il ne faut pas se méprendre sur cette formule et la prendre dans le sens d’aujourd’hui où vouloir faire de la politique n’a d’autre sens ni d’autre ambition que forcer les portes du pouvoir, entrer au gouvernement. Cela ne correspond pas non plus au sens qu’on pourrait lui prêter dans les années 1950 où faire la politique pour les activistes africains c’est réclamer une certaine forme d’autonomie, une africanisation des cadres devant forcément déboucher vers la fin de la colonisation. Le combat politique de Matswa ne consiste pas à saborder l’empire ni à revendiquer l’indépendance. Il est question de droits, avant tout, et celui qui l’emporte sur tous les autres reste la citoyenneté française. En France, confrontés à un racisme quotidien qui les disqualifie et les déshumanise à cause de la couleur de leur peau, les Africains se font peu d’illusions sur ce que la citoyenneté peut leur apporter, cette citoyenneté qui, en réalité, n’octroie rien aux « Nègres » sinon le malaise d’être, en France, Noir et Français. Ils n’attendent rien d’autre de l’Amicale que d’accomplir son but, de les soutenir en cas de chômage et de maladie, de leur permettre de se sentir un peu moins seuls dans cette France où ils sont si peu nombreux, mais tellement visibles.

3En revanche, pour ceux qui sont restés en Afrique, la promesse de la citoyenneté possède un attrait quasiment magique et mystique que ne surpasse qu’à peine la promesse du salut. Il ne faut pas moins que ça pour grossir la vague d’adhésions et de contributions financières qui va déferler sur toute l’Afrique centrale et déclencher la furie de Poséidon, d’une administration prise de court et qui cherchera par tous les moyens à endiguer cette grande vague d’espoir. À cela il faut ajouter la dernière mission de l’Amicale, celle qui offusque l’administration au plus haut point : promouvoir en Afrique les intérêts financiers des « commerçants et industriels » amis de l’Amicale. Tout cela dans une optique qu’on qualifierait aujourd’hui du mantra néolibéral de win-win que l’on retrouve à peu près inscrit dans toutes les politiques d’aide au développement destinées aux « pays émergents ». Pour Matswa, il faut ouvrir l’économie coloniale à d’autres investisseurs et mettre un terme à la mainmise des frères Tréchot et des autres compagnies de leur acabit. « Placez une bonne partie de vos capitaux dans les affaires du Congo français », lance La Gazette coloniale du 24 novembre 1927. En bon lecteur de cet hebdomadaire de politique et d’économie coloniales, Matswa prend bonne note. De nouveaux opérateurs économiques, ceux qui soutiennent l’Amicale, se montreront sans doute moins prédateurs, songe-t-il. Ils n’accumuleront pas leurs profits sur le dos des Africains et au détriment d’un développement local et durable. De telles idées, d’une rare audace aujourd’hui, devaient à l’époque être perçues par l’administration française comme carrément révolutionnaires et subversives. On ne pardonnera jamais à Matswa d’usurper ainsi le pouvoir du colonisateur, de venir jouer dans la cour des grands, de se mêler de ce qui ne le regarde pas, lui un indigène et sujet de la France.

4D’ailleurs, si on pense que ses rapports avec le ministre des Colonies sont exécrables, que ce dernier le tient dans la plus grande suspicion et affiche à son égard une méfiance qui ne se démentit jamais, il faut lire sa correspondance avec les autorités de Brazzaville pour se rendre compte qu’ici le torchon brûle au grand jour. Comme il l’a fait pour le ministre, Matswa informe le gouverneur général de l’A-EF, Raphaël Antonetti, de la création de l’Amicale et sollicite son patronage. La première lettre officielle dont nous disposons date du 1^er novembre. Matswa la fait parvenir au gouverneur par l’entremise de son lieutenant-gouverneur du Moyen-Congo qui se trouve alors en séjour à son domicile parisien de la rue Saint-Honoré. C’est une lettre toute à la fois curieuse et astucieuse, écrite sur simple papier libre et à la troisième personne, mais dans laquelle Matswa fait montre d’un art consommé de la manipulation et une connaissance parfaite des rouages complexes de l’administration.

Le soussigné : A. GRÈNARD MATCHOUAND PRÉSIDENT FONDATEUR INAMOVIBLE DE L’ASSOCIATION AMICALE DES ORIGINAIRES DE L’AFRIQUE ÉQUATORIALE FRANÇAISE demeurant 51, rue de Cléry Paris 2^ème. à l’honneur de vous exposer que depuis quelques temps à Paris il à constaté que ses camarades du Congo Français se trouvaient pour la plus part dans l’isolement, bien souvent sans travail et sans appui et cette situation pénible pour beaucoup d’entre eux l’a ému. C’est alors qu’il a pris l’initiative de grouper plusieurs d’entre eux et de former une Association qui a pour but de resserrer les liens d’amitié les unissant […]. [N]otre société a besoin de l’appui du Gouvernement Général de l’Afrique Equatoriale Française lequel pourra intervenir utilement auprès du MINISTRE des Colonies et faire subventionner l’Association. D’autre part, ce dernier s’est déclaré prêt à aider notre organisation ainsi que l’Agence Economique de l’Afrique Equatoriale Française, après avoir reçu l’approbation de Monsieur le Gouverneur Général de l’Afrique Equatoriale Française à Brazzaville. Monsieur le Général GOURAUD Gouverneur Militaire de Paris s’est également déclaré prêt à accepter la présidence d’honneur de notre Association des qu’il constaterait l’intervention du Gouverneur Général de l’Afrique Equatoriale Française.

5Tout cela n’est évidemment que pur bluff. On ne sait pas par exemple si le général Henri Gouraud (1867-1946), figure emblématique de la conquête française en Afrique de l’Ouest, tombeur du chef mandingue Samory Touré qu’il capture sans effusion de sang en 1898, accepte vraiment la présidence d’honneur de l’Amicale. C’est bien possible. Mais on ne retrouve ni lettre de lui ni mention de son nom dans la masse d’archives dont nous disposons. On est d’ailleurs étonné que Matswa approche cette icône coloniale. Mais comme tout chez lui découle de son pragmatisme, la chose n’est pas pour nous surprendre. Reprenons l’examen de cette lettre : en sollicitant l’appui du gouverneur, Matswa utilise un argument qui résume tout son parcours de Brazzaville à Paris et voile à peine une critique cinglante de la politique de l’abandon que la France pratique en A-EF, en lui consacrant peu de ressources et en lui portant un intérêt parcimonieux. L’argument est tourné de telle sorte que seul un sot ne pourrait comprendre que ce n’est pas du développement de « notre société » dont il est question et qui importe mais bien celui du Congo français.

C’est pourquoi Monsieur le Gouverneur, nous prenons la respectueuse liberté de solliciter votre bienveillante intervention à notre égard et votre généreux appui, notre société doit pouvoir sous vos auspices se développer rapidement et arriver aux mêmes résultats que nos camarades du Sénégal, de la Martinique, Gouadeloupe, Réunion etc. etc. Elle mérite la même sollicitude du Gouvernement français que nos camarades noirs d’autres régions de l’Afrique¹.

6Piqué au vif, le gouverneur fera la sourde oreille avant d’entamer un véritable travail de sape contre l’Amicale. Quant au lieutenant-gouverneur du Moyen-Congo, Matswa lui écrit plusieurs semaines plus tôt pour demander son adhésion comme « membre d’honneur bienfaiteur² ». Il écrira des lettres similaires aux lieutenant-gouverneurs des trois autres territoires de l’A-EF (Gabon, Tchad et Oubangui-Chari). Les choses traînent en longueur et, la distance et la lenteur de la communication aidant, on a tout le temps pour se prêter des intentions hostiles et soupçonner le pire. Contrairement au ministre des Colonies, qui n’a qu’une idée vague de ce qui se trame à Brazzaville, le gouverneur général de l’A-EF ainsi que le lieutenant-gouverneur du Moyen-Congo et le maire de Brazzaville eux sont aux premières loges. Leurs espions sont partout, épient la moindre agitation, rapportent des propos tenus à huis clos à telle ou telle réunion et interceptent des lettres compromettantes. Après avoir joué au chat et à la souris pendant quelques mois, et même consenti une modeste subvention de 1 000 francs « pour votre caisse de secours³ » lors de son passage à Paris en mars 1927, le gouverneur général se rebiffe et sort ses griffes dans une note secrète adressée au ministère des Colonies le 6 mai 1927. Il y est question pour la première fois sous la plume d’un haut fonctionnaire d’accusation, du moins d’insinuation, d’un complot communiste dont l’Amicale servirait en fait de tête de pont en Afrique centrale.

Dans sa communication, André GRENARD fait appel au concours financier de ses compatriotes en vue semble-t-il de donner plus d’activité à sa société ; mais sous couleur d’assistance aux Noirs en France, cette Association paraît poursuivre d’autres buts et entre autres celui de créer une certaine agitation dans la Colonie.

Ses correspondants les plus notoires, les nommés Jacques MAYASSI, planton au Tribunal de Brazzaville et KYELLE [Kyélé], désignés dans la lettre, sont depuis longtemps suspects à l’Administration locale en raison de leur attitude et de leur propagande subversive.

En portant à votre connaissance, je voudrais vous demander, Monsieur le Ministre, de vouloir bien faire procéder à une enquête sérieuse sur le but réel de cette Société et notamment sur le point de savoir si son fondateur ne serait pas en relations avec les milieux communistes et bolchevistes dont il servirait les fins en Afrique Equatoriale Française⁴.

7Bien que les enquêtes diligentées par les services du ministère des Colonies et la préfecture de Police de Paris s’avèrent favorables en ne révélant ni malversations ni collusion d’aucune sorte avec un soi-disant complot communiste visant à semer la graine de la rébellion au cœur de l’Afrique, l’Amicale n’en est pas plus en odeur de sainteté à Brazzaville. Notre Ulysse y est en rupture de ban depuis qu’il a abandonné son poste au service des douanes sans autorisation pour entreprendre son odyssée vers Paris. On ne le lui a jamais pardonné. Les autorités coloniales ne l’aiment pas, surtout depuis que son entregent à Paris déclenche un véritable branle-bas de combat dans le milieu indigène de Brazzaville et bientôt dans les villages du Pool et d’ailleurs. Il leur fait l’effet d’une mouche de coche, qui pense savoir mieux que le conducteur à quelle allure l’équipage doit voyager et quelle route il doit emprunter. À une différence près que cette mouche est non seulement sûre de son fait mais importune, déroute, dérange et menace de renverser l’ordre établi. Devant le silence du gouverneur, Matswa recourt parfois à la flatterie : « Et par de nombreuses lettres que je reçois de la Colonie vous êtes aimé et [vé]néré par eux tous, aussi insistent ils pour votre maintient. » Ni le vinaigre ni le miel ne semblent délier la langue de l’administration, tant elle se mure dans un silence qu’elle qualifie dans sa correspondance de « neutralité bienveillante ».

8C’est alors que Matswa se tourne vers le président du Conseil Raymond Poincaré (1860-1934). Homme politique emblématique, presque providentiel, de la Troisième République, comme de Gaule le sera pour la Cinquième, Poincaré accumule tous les postes au sommet de l’État depuis son entrée en politique à l’âge de 27 ans. Avocat de profession, il se retrouve benjamin de l’hémicycle en se faisant élire, presque malgré lui, député de la Meuse et occupera trois portefeuilles ministériels, dont celui de l’Instruction publique, alors qu’il n’est encore que dans sa trentaine. En 1913, il est élu président de la République après avoir servi comme président du Conseil sous la présidence d’Armand Fallières. Figure de proue de la gauche modérée, partisan farouche de la laïcité, dreyfusard par légalisme plutôt que par conviction, Poincaré sera élevé en parangon de tolérance et de justice à la suite d’un épisode singulier qui se déroule en 1923 et où son intervention lui gagne l’estime du Tout-Paris noir. Laissons Émile Derlin Zinsou et Luc Zouménou nous procurer le fil d’Ariane pour nous orienter dans le dédale de cette affaire étrange. Tout commence dans la nuit du 3 au 4 août 1923 lorsque deux Noirs élégamment habillés entrent, en compagnie d’une danseuse de Montmartre et de leur ami blanc, administrateur d’une importante compagnie coloniale, dans le restaurant El Garòn, situé 45, rue Fontaine, pour un dernier verre de champagne après un repas copieux chez leur ami. « Aussitôt arrivés, un garçon leur apporte une table, toutes les autres étant occupées par des Américains. Il repart pour rapporter des chaises, lorsqu’un américain se lève et va parler au gérant… Celui-ci, pour contenter sa clientèle américaine, s’empresse vers les Noirs et leur déclare qu’il ne reste plus de place dans son établissement, donne l’ordre au garçon d’emporter la table » et ordonne à ses videurs de faire déguerpir les clients indésirables « à coups de pied et de poing ». Outrés de se retrouver ainsi jetés dans la rue comme des malpropres, les victimes « discutent entre eux, mais certainement à voix suffisamment haute pour être entendus du voisinage, fustigeant l’attitude intolérable du gérant, lorsque des agents de police en patrouille arrivent sur les lieux et leur ordonnent de circuler. Le groupe refuse d’obtempérer ; alors les policiers les emmènent au poste, au grand étonnement des passants et des curieux qui, attroupés autour du cabaret, protestent. Au poste de Police, après avoir enregistré leur état-civil on leur déclare qu’aucune sanction contre le gérant n’est en l’espèce du ressort du commissariat⁵ ».

9L’un des Noirs en question n’est autre que l’activiste dahoméen Kojo Tovalou Houénou, dont la famille « appartient à l’oligarchie des grands dignitaires du royaume du Dan Xome [Dahomey] ». À Bordeaux, où il poursuit de brillantes études en droit et en médecine, Tovalou se montre doué pour tout, le latin, le grec, le sanskrit et l’anglais ; il excelle dans ses cours de piano, apprend la danse ; mélomane, il « assiste assidûment aux concerts de la cathédrale Sainte-Cécile ». Engagé volontaire durant la guerre (alors qu’il n’est pas encore naturalisé français) comme médecin militaire, il est blessé, démobilisé et s’installe à Paris en 1915 où il commence à militer dans le mouvement pan-nègre et s’engage dans des activités littéraires et mondaines sans, cependant, se faire remarquer encore. Survient alors l’« incident de Montmartre » qui le catapulte du jour au lendemain en héraut de la cause noire et en coqueluche du Paris noir. De simple fait divers raciste, l’« incident de Montmartre » prend une ampleur inouïe lorsque le député socialiste Georges Barthélemy se joint à Gratien Candace pour en faire une cause célèbre. Les journaux français tirent à boulets rouges contre le restaurant dont la licence de nuit est immédiatement retirée. Lorsque l’affaire parvient aux oreilles de Poincaré, celui-ci saisit l’occasion pour réaffirmer les mesures de « tolérance zéro » que son gouvernement avait déjà prises contre les tenanciers d’établissements refusant l’accès aux Noirs. Il rappelle « aux étrangers [les Américains sont particulièrement visés ici] se trouvant en France qu’ils sont tenus d’y oublier leurs préjugés et de respecter le principe de l’égalité des races garanti par les lois françaises⁶ » et menace de sanctions sévères les établissements « qui n’accueilleraient pas les gens de couleur à l’égal des Blancs⁷ ».

10Pour les Noirs de France, cette intervention inopinée et musclée du président du Conseil, fondée sur le respect des lois de la République, leur octroie ce que W. E. B. Du Bois disait être une sorte de psychological wages en évoquant, dans son ouvrage Black Reconstruction in America, le privilège racial de la classe laborieuse blanche. Bien que « Nègres » et démunis, songent les Noirs de France, en prenant ainsi fait et cause pour eux et en s’érigeant en champion de la liberté et de l’égalité, Poincaré leur permet de recueillir un dividende psychologique sous la protection du tricolore et d’éprouver le réconfort qu’on ne badine pas avec l’égalité en France. Aux yeux de Matswa un symbole ne trompe pas : Poincaré retourne au pouvoir en 1926, pour former un nouveau gouvernement, le jour même où l’Amicale est portée sur les fonts baptismaux. Quel autre signe attendre alors que tout indique que le président du Conseil, cet homme qui n’a pas hésité à trancher en faveur des Noirs contre les avanies que leur font subir des tenanciers bigots, peut jouer un rôle favorable dans l’essor de l’Amicale ? Le 19 décembre 1927, il lui écrit une première lettre. D’autres suivront. Le but de cette première lettre, semble-t-il, est de convaincre le président du Conseil que l’Amicale reste loyale à l’œuvre de la colonisation française en Afrique et à ses artisans. Matswa s’appesantit sur le gouverneur général Antonetti, qu’il encense avec tant d’obséquiosité qu’on le croirait suborné par ce dernier.

Lecteur assidu du Journal de la GAZETTE COLONIALE j’ai eu l’occasion de lire différents articles concernant d’une part M. ANTONETTI Gouverneur Général de l’Afrique-Équatoriale française et d’autre part l’Editorial du Jeudi I^er Septembre 1927, concernant NOS CONCESSIONS COLONIALES.

11Dans ce qui suit, il faut séparer le bon grain de l’ivraie. Le bon grain, c’est la campagne acharnée que Matswa mène contre les abus des compagnies concessionnaires dans le nord du Moyen-Congo et ses convictions profondes que le développement de l’économie coloniale ne peut se faire qu’en mettant un frein à ce qu’on appellerait aujourd’hui le « capitalisme sauvage. » L’ivraie n’est autre que cette propagande en faveur du gouverneur Antonetti. Tout cela serait touchant si c’était vrai. Mais Matswa n’en pense pas un mot. Tout au contraire. Mais en faisant passer le gouverneur aux yeux du président du Conseil comme un allié dans la lutte contre les frères Tréchot, il accomplit deux objectifs essentiels : d’abord, il prouve au gouverneur (qui ne manquera pas d’avoir des échos à défaut d’une copie de cette lettre) sa loyauté et qu’il ne constitue en rien une menace, alors que celui-ci est déjà au courant du complot que Matswa ourdit contre l’administration coloniale à Brazzaville. Ensuite, il faut montrer au bon président du Conseil que ce combat n’est pas une croisade indigène contre Tréchot mais mobilise également l’administration elle-même.

Inutile de vous décrire ici le biographie de M. ANTONETTI dont le Journal la GAZETTE COLONIALE du 13 Oct. 1927, fait suffisamment d’éloges, mais si je vous adresse ces lignes c’est qu’en France [on] ignore tout ou à peu près de son activité dans notre pays.

M. ANTONETTI a eu il y a peu de temps l’occasion de constater de quelle façon les frères Tréchot Administrateurs d’une Compagnie Française du Bas Congo au Capital de Cent Millions de Francs eux-mêmes plusieurs fois millionnaire, entendaient augmenter leur capital au détriment des Noirs de mon pays. Vous ignorez Monsieur le Président que pour une poignée de Sel, les frères Tréchot se faisaient facilement remettre Cent Kilos de Caoutchouc ou autres produits du Congo français, et d’autres agissements encore ont forcément amené M. ANTONETTI lorsqu’il les a connus, à les repprouver et les faire cesser d’ou Campagne par les frères Tréchot et consorts gens assoiffés de capitaux contre M. ANTONETTI. […] je ne peux vous encourager à prendre le défense de M. ANTONETTI, chacun fois que vous en aurez l’occasion, car mes frères Congolais et moi même ne pouvons que nous louer d’avoir à la tête de notre cher Pays, un homme de cœur, aussi loyal et impartial que vous. Aussi bienveillant que M. ANTONETTI auquel nous souhaitons ici longue vie et toute la santé désirable pour le voir le plus longtemps possible diriger et développer les destinées de ce pays, dont les richesses immenses seraient entièrement accaparées par les vautours ou oiseaux de proie Tréchot et consorts si notre Cher Gouverneur Général n’y avait pas mis ordre à temps. Il est de toute justice que chacun profite au prorata de son activité et de ses peines des immenses richesses et qu’elle ne soient pas la propriété exclusive de gens qui n’ont reculé devant rien pour se les approprier⁸.

12Le président du Conseil, le champion des Noirs, ne daignera pas répondre à Matswa. Les archives ne contiennent aucune lettre de sa part adressée directement à Matswa ou même à son ministre des Colonies. La correspondance va pourtant bon train entre ce dernier et le gouverneur général sans toutefois que rien ne filtre à l’attention de l’Amicale. Au début de l’année 1929, le gouverneur général monte son opposition d’un cran et décide de couper les ponts avec l’Amicale. Il en informe donc son ministre des Colonies en l’encourageant à lui emboiter le pas.

Mais eu égard à la nouvelle orientation politique de la Société […] et en tenant compte tant de sa façon de recueillir des fonds parmi les populations indigènes que de l’emploi qui leur est donné, il semble nécessaire de mettre fin à toute collaboration officielle avec l’Association dont [il] s’agit et de lui retirer tout appui, qu’il soit matériel ou moral.

Je vous serais, en conséquence, obligé de me faire connaître si vous avez, comme moi-même, l’intention de mettre fin à une équivoque qui ne saurait à mon sens se prolonger sans inconvénient. Dans l’affirmative, l’Association des originaires de l’A.E.F. serait mise en demeure, tant par votre Département que par le Gouvernement Général de la Colonie, d’avoir à supprimer sans délai les mentions portées sur les imprimés en tant qu’elles se rapportent à leur patronage, en apportant si besoin est toutes modifications utiles à ses statuts⁹.

13Matswa croit bon de relancer le président du Conseil en se fendant de plusieurs autres lettres, toujours, bille en tête, escomptant obtenir son soutien tout en le rassurant qu’il a groupé ses compatriotes « sans aucune idée de politique ». Dans l’une d’entre elles, Matswa se permet même de donner un petit cours d’histoire au président et de vanter les mérites de la colonie voisine du Congo belge en faisant l’impasse sur la violence inouïe qui a présidé à son essor économique.

En effet si les Faidherbe, Galliéni, Mangin, Dodds et SAVORGNAN de BRAZZA fondateurs et pacificateurs de nos Colonies vivaient encore notre race serait plus respectée qu’elle l’est actuellement et surtout moins exploitée.

À côté du Congo Belge qui prends un essor si formidable notre pays de l’Afrique Equatoriale Française tout aussi riche si ce n’est plus aspire au développement qui lui est dû, et cela en pleine justice et profit pour tous les Noirs qui y collabor[èrent] sans qu’il puisse y avoir place pour les écumeurs coloniaux cela nous ne le voulons pas.

Je dois vous dire aussi Monsieur le Président, que le Congo Belge qui a toujours été bons pour les Noirs a vu ceux ci émigrer du Congo Français vers son territoire et c’est dans cet esprit que nous souhaiterions voir notre Colonie du Congo gouverné par les hommes comme notre actuel Gouverneur Général bon pour nos compatriotes et surtout impartial ne permettant pas d’injustices ni d’exploitation à leur égard¹⁰.

14En réalité, tout le monde joue un jeu double, cache ses cartes maîtresses dans ses manches, fait monter la mise, mais personne n’ose encore abattre ses cartes. Matswa est trop sûr de son fait pour entendre les coups de semonce à peine feutrés que l’administration lance dans sa direction. Il y a déjà eu cette perquisition du 12 janvier 1929 à son domicile de la rue de Nazareth où, en présence de sa compagne, Julie Plevert, les inspecteurs de police ont emporté une valise pleine de documents de l’Amicale et la plupart de ses papiers personnels. Mais les enjeux sont trop grands et Matswa semble vouloir miser sur les deux tableaux, le patronage de l’administration et la liberté de conduire les affaires de l’Amicale à sa guise et en toute liberté. Le silence alarmant de l’administration aurait dû déjà éveiller ses soupçons et le convaincre qu’il y avait péril en la demeure, mais Matswa reste obnubilé par le combat pour l’égalité. C’est que Paris berce d’illusions, Paris procure un tel sentiment de sécurité, d’invulnérabilité même, que l’on se croit vraiment à l’abri de l’arbitraire, protégé par cet air de liberté que l’on ne respire nulle part ailleurs. Alors que l’étau commence à se resserrer autour de lui, Matswa ne cède pas un pouce dans ce bras de fer qui le met aux prises avec l’administration. Depuis la création de l’Amicale, il s’intéresse de plus en plus aux activités de la Ligue de défense de la race nègre, assiste à quelques réunions et lit régulièrement La race nègre, l’organe mensuel de la LDRN. Il ne songe pourtant pas à y faire entrer l’Amicale.

15Tout bascule cependant à l’été 1929. Le 10 août, l’inspecteur de police qui le file depuis plusieurs mois, et qui signe ses rapports du nom code de « Coco », le voit entrer au bureau de la LDRN en compagnie d’un groupe de sept Congolais. Ils sont accompagnés d’une femme européenne qui n’est autre que Madeleine Robert. Le lendemain dimanche, Matswa fait adhérer l’Amicale à la LDRN. « Il a déclaré être, si l’on en croit Coco, un fervent partisan de l’union des Nègres reconnaissant que ce n’est que par l’union que nous arriverons à chasser nos exploiteurs blancs de nos pays. […] Cet indigène a ensuite manifesté des sentiments de révolte contre la métropole et il préconise l’union de tous les Nègres pour chasser les Blancs de leur pays¹¹. » Pourquoi trois ans après la création de l’Amicale, Matswa s’affranchit-il ainsi de l’égide du CAI pour joindre la LDRN qui avait effarouché l’autre amicale, celle des originaires de l’A-OF ? Et pourquoi le fait-il avec une telle rage ? Pour répondre à ces questions, il faut quitter un moment Paris pour repartir où tout a commencé, à Brazzaville.