De l’influence du catholicisme sur les stratégies éducatives des régimes politiques français de 1806 à 1906
Catholicism and the educational strategies of the French state from the first empire to the third republic
p. 233-243
Résumé
When, in 1806, Napoleon I decided to award a « monopoly of education » to his University it seemed that the historical role of the Catholic Church as guide of education, exercised until the Revolution of 1789, had been definitively ended. But to consider the period 1806 to 1906 is to find that the influence of Catholicism in educational matters remained very important and that successive political administrations have been deeply conscious of the fact.
Texte intégral
1 Dès le Moyen-Age, le christianisme avait joué dans le domaine de l’enseignement un rôle capital, des écoles paroissiales aux universités. Cette volonté éducative, incarnée à partir du XVIe siècle par le catholicisme et les Églises protestantes, n’avait cessé par la suite de s’affirmer jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, tout en acceptant, il est vrai, un droit de regard de l’administration royale1. Après l’échec politique et scolaire de la Révolution2 et dans le cadre du Concordat de 1801, le catholicisme se trouve de nouveau dans une position de force, même si l’État napoléonien, en 1806, impose son « Monopole universitaire »3.
2Désormais, l’Église militante, fidèle à sa tradition enseignante, pèse de toutes ses forces sur les politiques scolaires que l’État laïque tente de mettre en place, avec des fortunes diverses de l’Empire à la Troisième République4. Ainsi, du moins jusque dans les années 1880, la dynamique catholique réussit-elle à infléchir profondément le système éducatif français, même si elle ne réussit pas à en reprendre la direction exclusive.
3Notre propos cherche à montrer comment le catholicisme, grâce aux moyens temporels, intellectuels et spirituels dont il dispose, a contribué à modeler et à orienter les stratégies éducatives de l’État laïque, en l’espace d’un siècle. Nous distinguerons ainsi trois phases successives : de 1806 à 1830, une catholicisation du système universitaire ; de 1831 à 1860, l’établissement du pluralisme scolaire par le biais de la liberté d’enseignement ; de 1861 à 1906, la difficile revanche de l’État sur l’Église enseignante.
I – Une Université catholicisée (1806-1830) ?
4La loi de floréal an X n’avait été qu’une première étape dans la reprise en main par l’État d’un enseignement abandonné à l’initiative privée (souvent confessionnelle) et aux autorités départementales et municipales5 ; l’établissement du Monopole en 1806 et la mise en place de l’Université en 18086 consacraient, semble-t-il, la réalité inédite et exclusive de l’État enseignant. En fait, l’Université impériale se limite à l’instruction secondaire et supérieure ; l’enseignement primaire est confié à l’initiative privée et en particulier aux congrégations enseignantes qui, dissoutes en 1790, se reconstituent à partir de 1801. Certaines d’entre elles sont même reconnues par le pouvoir politique, comme les Frères des Écoles chrétiennes (en 1810) ou les Ursulines avec leurs 50 établissements et leurs 10000 élèves : de 1804 à 1813, près d’une centaine de congrégations féminines sont ainsi autorisées à enseigner (en 1808, elles dirigent déjà 470 établissements). Dans l’enseignement secondaire, d’autre part, à côté des lycées impériaux et des écoles secondaires communales, des pensions et des institutions privées (dirigées le plus souvent par des ecclésiastiques) se multiplient, freinant ainsi le développement des établissements publics. En particulier, l’épiscopat favorise la création de petits séminaires (ou écoles secondaires ecclésiastiques) dont les élèves sont loin de se destiner tous au sacerdoce7. De plus, la formation des futurs prêtres est désormais assurée par les grands séminaires sous le contrôle exclusif du clergé. A peine né, le Monopole est battu en brèche : de 1806 à 1813, le nombre des établissements privés s’élève de 377 à 1 000 ; celui des établissements publics stagne : il reste inférieur à 400 (en 1813, il y a 346 collèges communaux et 36 lycées). Le décret du 15 novembre 1811 qui avait voulu briser la concurrence de l’enseignement privé8 se révèle incapable de remédier à cet état de choses : à la fin de l’Empire, établissements publics et collèges privés (si l’on tient compte des petits séminaires) se partagent inégalement la clientèle de l’instruction secondaire (celle-ci est plus importante dans les établissements privés, soit 50000 contre 44000).
5La situation est encore plus paradoxale à l’intérieur même de l’enseignement public. Le corps enseignant qui constitue l’Université impériale est organisé sur le modèle des anciennes congrégations enseignantes9 : en particulier le célibat, le port de la robe et un style de vie communautaire lui sont imposés (puis recommandés). Les préceptes de la religion catholique restent les bases essentielles de l’éducation donnée dans les lycées et collèges. Il s’agit de former des citoyens « attachés à leur religion, leur prince, leur Patrie et leur famille... ». Aussi, l’instruction et la pratique religieuses, grâce à la création d’une aumônerie dépendant des évêques sont-elles intégrées au cours des études. Portalis, ministre des Cultes, n’affirme-t-il pas que « le dogme appuie et sanctionne la morale, il épargne à la raison des incertitudes désolantes ; il nous révèle les desseins impénétrables de Dieu sur les enfants des hommes... ». De plus, le grand-maître de l’Université, Louis de Fontanes, lui-même, est un catholique convaincu et contribue à catholiciser le corps enseignant mis en place à partir de 1808. Il fait entrer au Conseil de l’Université des ecclésiastiques comme Villaret, évêque de Casal, Émery, supérieur de Saint-Sulpice, Beausset, ancien évêque d’Alais ; il nomme à l’inspection générale Villar, ancien évêque du Mans, le chanoine Roman, dom Despaulx, les abbés Daburon, d’Andrezel, de Champeaux ; il place à la tête des rectorats, l’abbé Eliçagaray (à Pau) et l’abbé d’Humières (à Limoges) et à l’inspection de l’Académie de Paris, l’abbé Frayssinous ; de même, les lycées se peuplent de proviseurs, censeurs et professeurs issus des anciennes corporations enseignantes comme d’ailleurs les collèges communaux. Cette colonisation ecclésiastique, encouragée par l’administration de l’Université, s’étend à l’enseignement supérieur. Il est créé, en outre, dix facultés de théologie catholique. Celles-ci souffrent, il est vrai, de la concurrence redoutable des grands séminaires. La présence de l’Église catholique s’affirme, en dernier lieu, dans les bureaux d’administration des collèges et lycées ainsi que dans les Conseils académiques.
6Pourtant, en dépit de ces concessions diverses et majeures, l’Université impériale, dénoncée avec violence par la droite ultra-royaliste, est menacée en 1814 de démantèlement10 ; elle est néanmoins, au lendemain de la Deuxième Restauration, maintenue dans ses structures originelles et toujours dotée du Monopole de l’enseignement. Il s’agit là d’un compromis illusoire. Dans un premier temps, le nouveau pouvoir politique favorise l’indépendance et le développement de l’enseignement privé et des petits séminaires en particulier, renforce le contrôle de l’Église sur l’enseignement primaire au plan local et confie la direction de l’Université à une commission de l’Instruction publique où siègent des catholiques sûrs comme Ambroise Rendu et Guéneau de Mussy, et un ecclésiastique, l’abbé Frayssinous (le protestantisme y est représenté par le naturaliste Georges Cuvier). A partir de 1820, la catholicisation du système éducatif s’accélère. La direction de l’Instruction publique est confiée à l’abbé Frayssinous11 qui en 1824 devient ministre de l’Instruction publique et des Cultes (jusqu’en 1828). L’inspection générale est ouverte à des ecclésiastiques militants tels les abbés Eliçagaray et Fayet ; l’abbé Clausel de Coussergues entre au Conseil royal de l’instruction publique aux côtés des ultra-royalistes Maussion et Delvincourt. Cet « entrisme » catholique et royaliste s’étend à l’inspection académique et aux rectorats et surtout au personnel des lycées et collèges. Sur treize proviseurs nommés entre 1822 et 1825, onze sont des ecclésiastiques ; c’est le cas de neuf censeurs sur quarante ; en 1824, on recense 144 principaux ecclésiastiques sur 309 et 510 régents sur 1809. Les aumôniers dès 1821 sont assimilés au rang des censeurs et l’instruction religieuse dans les établissements publics est considérée dans les textes ministériels comme un élément capital du contenu éducatif12. La tutelle de l’Église se resserre sur l’enseignement de la philosophie13. Un pas de plus est franchi dans l’instruction primaire puisque l’ordonnance du 8 avril 1824 impose aux instituteurs la possession d’un certificat d’instruction religieuse (il sera supprimé en mars 1831). La mainmise de l’Église sur l’ensemble de l’instruction, favorisée par la réaction ultra-royaliste, en arrive à inquiéter les milieux libéraux et gallicans et les ordonnances de 1828 tentent de briser le développement des petits séminaires et d’en écarter la Compagnie de Jésus : il existe alors 126 établissements et 53 non autorisés dont huit sont dirigés par les Jésuites.
II – L’acceptation de la liberté d’enseignement et ses conséquences pour l’ensemble du système éducatif (1831-1860)
7La Révolution de 1830 bloque la « colonisation » du système d’enseignement français amorcée par l’Église dès avant 1815 et amplifiée entre 1820 et 1830. Dans la fièvre anticléricale qui suit les journées de juillet, l’épuration massive de l’instruction publique exigée par les libéraux prend valeur de symbole14. Mais le poids de l’Église demeure. Son influence sur le système éducatif revêt seulement des formes nouvelles. Cette dynamique inédite débouche en une trentaine d’années sur des acquis considérables.
8Dès 1831, le catholicisme libéral regroupé autour de Lamennais, Montalembert, Lacordaire et le journal L’Avenir prend l’offensive ; il exige l’abandon du Monopole et l’établissement de la liberté d’enseignement ; il fonde même à Paris une école privée que le pouvoir laïque issu des Trois Glorieuses fait fermer peu après. Mais ce coup de semonce n’est pas sans lendemain ; la Charte revisée évoque la possibilité d’un régime de liberté d’enseignement et la lutte reprend en 1833 quand Guizot, ministre de l’Instruction publique, dépose son projet de loi sur l’instruction primaire. La loi du 28 juin 1833, si elle maintient le Monopole dans l’enseignement secondaire et supérieur, le supprime en fait dans l’instruction primaire. Sans doute établit-elle une instruction primaire publique dans chaque commune, crée-t-elle des écoles normales départementales pour la formation des futurs maîtres laïques et un service d’inspection dépendant des autorités rectorales, mais elle accepte aussi la coexistence d’écoles privées (pour la plupart catholiques), la nomination d’instituteurs congréganistes dans les écoles publiques et surtout une représentation importante du clergé dans les comités locaux (communaux et d’arrondissement) chargés de surveiller la bonne marche de l’instruction. De plus, l’enseignement primaire comprend l’instruction morale et religieuse ; celle-ci est assurée par les instituteurs eux-mêmes sous le contrôle direct du curé de la paroisse. L’instruction primaire n’est ni gratuite ni obligatoire, ce qui facilite la concurrence de l’enseignement libre.
9C’est là une inflexion capitale dans l’histoire du système éducatif que doit accepter le pouvoir politique. Il ne s’agit d’ailleurs que d’une première étape. Laïcs et clercs militants, « nouveaux croisés » d’un christianisme menacé par le matérialisme, l’athéisme et les progrès du Mal, ouvrent presqu’immédiatement un nouveau front : la liberté d’enseignement doit s’étendre à l’instruction secondaire15. L’enseignement dispensé dans les collèges de l’Université est dénoncé avec violence à la tribune des assemblées, dans la presse et dans une série de libelles. L’offensive contre le Monopole, après l’échec du projet Guizot de 1836 reprend avec une vigueur accrue dans les années 1840 et prend des dimensions nationales lors de la discussion du projet Villemain de 1844. Le gouvernement doit reculer devant la violence des attaques et les prises de position intransigeantes de la majorité de l’épiscopat : ses tentatives de compromis se soldent par des échecs successifs16.
10La Révolution de 1848, loin de retourner la situation ainsi créée par les affrontements entre libéraux et catholiques sur le thème de la liberté d’enseignement, favorise en fait la stratégie de l’Église. Après les journées de juin 1848, la majorité modérée de l’Assemblée constituante écarte un nouveau projet du ministre Hippolyte Carnot sur l’enseignement primaire, accepte une épuration du corps des instituteurs et des régents et professeurs des collèges et lycées17. « La peur des rouges » permet de révoquer, de suspendre ou de muter tous ceux que l’opinion locale soupçonne d’avoir été des alliés des socio-démocrates ou des maîtres irréligieux. Le parti de l’ordre, avec l’appui du prince-président, Louis-Napoléon, maître de l’Assemblée législative, peut encore aller plus avant dans la lutte contre le Monopole. Campagnes d’opinion et discussions parlementaires aboutissent en effet au vote de la loi du 15 mars 1850 dite loi Falloux18.
11Celle-ci abolit le Monopole de l’enseignement instauré en 1806 ; elle étend donc la liberté d’enseignement à l’instruction secondaire sinon supérieure (les facultés gardent la collation des grades universitaires, du baccalauréat au doctorat). Désormais les facilités les plus grandes sont offertes à l’enseignement libre pour multiplier les établissements et recruter ses maîtres. De plus, la nouvelle loi insère plus profondément le clergé dans l’administration de l’instruction publique. L’épiscopat siège dans les Conseils académiques et surtout dans le Conseil supérieur de l’instruction publique ; l’inspection générale, l’inspection académique, les rectorats peuvent être confiés à des ecclésiastiques ou à des laïcs issus de l’enseignement libre, directeurs ou professeurs. Ainsi sur 87 recteurs nommés en 1850, l’on compte dix ecclésiastiques et quatre membres de l’enseignement libre. La religion considérée par la bourgeoisie victorieuse comme « un rempart social » contre la révolution et l’immoralité revêt une importance accrue dans l’instruction primaire et secondaire, en particulier dans les écoles normales primaires et dans les lycées et collèges.
12Si les nouveaux ministres de l’Instruction publique, de Fortoul (1852-1856) à Gustave Rouland (du moins jusqu’en 1860) ne peuvent empêcher l’extension de l’enseignement privé, ils s’efforcent néanmoins d’assurer la survie de l’enseignement public. Celui-ci, soigneusement épuré de ses maîtres irréligieux ou « socialistes », surveillé étroitement par l’Église militante, traverse une période difficile. Par contre, collèges, pensions et institutions « libres », surtout catholiques, prolifèrent et attirent à eux les enfants de la bourgeoisie. En l’espace de quatre ans, de 1850 à 1854, le nombre de collèges et institutions libres passe de 914 à 1081 dont 156 établissements ecclésiastiques de plus (il faut y ajouter 123 petits séminaires). Au total, en 1854 l’enseignement privé accueille 84000 élèves pour environ 49000 dans les lycées et collèges d’enseignement public. Dans l’enseignement primaire des filles, les congrégations conquièrent un monopole de fait. Dans celui des garçons, les instituteurs congréganistes accueillent environ le quart des élèves.
13Ainsi, l’Église en une trentaine d’années réussit à la fois à renforcer sa tutelle sur l’enseignement public et à développer un enseignement concurrentiel qui lui permet de regrouper la majorité des clientèles scolaires, en particulier dans l’instruction secondaire.
III – Les revanches de l’État laïque : du libéralisme de Victor Duruy à l’anticléricalisme de la République radicale (1861-1906)
14Dans les années 1860, le climat politique change ; les catholiques s’éloignent du bonapartisme, en particulier à cause de la Question romaine ; le pouvoir impérial prend conscience, de son côté, des dangers potentiels d’une mainmise trop grande de l’Église sur le système éducatif. L’enseignement public bénéficie de cette conjoncture nouvelle.
15La résistance de l’administration publique se dessine dans les dernières années du ministère Rouland (1860-1863). Avec Victor Duruy19, nommé ministre en 1863, une contre-offensive se durcit contre l’enseignement confessionnel20 ; elle s’étend à tous les degrés de l’instruction. Au niveau des écoles primaires, le ministre, combattu par l’opposition cléricale, favorise l’extension de la gratuité, songe même à imposer l’obligation, introduit l’enseignement de l’histoire et de la géographie et protège le personnel laïque contre les empiétements des congrégations. Dans les lycées et collèges, l’on revient à la prépondérance de l’humanisme classique ; en 1864, l’histoire contemporaine est introduite dans les programmes et l’enseignement de la philosophie est rétabli dans son indépendance et son importance. Victor Duruy veut même fortifier l’enseignement supérieur, y développer des enseignements nouveaux (par le biais de l’École pratique des hautes études qu’il fonde en 1868). Il tente aussi d’insérer un enseignement secondaire des jeunes filles par l’établissement de cours et conférences confiés à des professeurs de lycée. Cette contre-offensive laïque qui s’accompagne d’une attitude plus libérale à l’égard des personnels de l’instruction publique se heurte, il est vrai, à de sérieuses résistances. Les projets de réforme de l’instruction primaire échouent devant les Chambres. L’épiscopat, à l’appel de l’évêque d’Orléans, Monseigneur Dupanloup, se déchaîne contre les cours d’enseignement secondaire proposés aux jeunes filles de la bourgeoisie21. En 1869, à la veille de la guerre, Victor Duruy est écarté de la direction de l’Instruction publique. La droite cléricale triomphe bruyamment.
16Elle se retrouve d’ailleurs quelques années plus tard, entre 1873 et 1877, dans une position dominante avec l’Ordre moral. Le personnel républicain est de nouveau surveillé et pourchassé ; l’enseignement libre est favorisé. Bien plus, en 1875, l’Assemblée constituante décide d’étendre la liberté d’enseignement à l’instruction supérieure ; elle impose même l’organisation de jurys mixtes pour la collation des grades universitaires. En 1877, près de 45 % des élèves de l’enseignement primaire sont regroupés dans des écoles congréganistes publiques et privées. Dans l’enseignement secondaire, l’on compte 960 établissements libres avec 104000 élèves ; il n’y a encore que 333 lycées et collèges d’instruction publique avec 79000 élèves. L’enseignement secondaire des jeunes filles reste confié aux congrégations religieuses enseignantes22.
17Mais l’Église est victime, en 1877, de la nouvelle conjoncture politique. Les élections d’octobre 1877 donnent à la Chambre des députés une majorité républicaine et le président de la République, le maréchal de Mac-Mahon, démissionne en 1879. La Troisième République devenue républicaine s’installe au pouvoir ; elle peut ainsi imposer une nouvelle stratégie scolaire destinée à écarter définitivement l’Église de l’enseignement public et même du système éducatif français. Cette stratégie étatique se développe progressivement dans un climat plus anticlérical que réellement laïque.
18La première étape se situe dans les années 1880. En février 1880, une réforme du Conseil supérieur de l’instruction publique permet d’en écarter les membres étrangers à l’Université, dont les représentants de l’épiscopat ; en mars, les jurys mixtes sont supprimés et il est interdit aux établissements libres de prendre le titre d’université ; en décembre, est créé un enseignement secondaire des jeunes filles par la loi Camille Sée. De plus, par la voie réglementaire (décrets du 29 et 30 mars 1880), le gouvernement républicain impose à la Compagnie de Jésus sa dissolution et la fermeture des établissements que dirigeait cette congrégation ; les autres congrégations non autorisées sont invitées à se mettre en règle dans un délai de trois mois. Les mesures les plus importantes concernent l’enseignement primaire. Il s’agit des lois du 16 juin 1881 sur la gratuité, du 28 mars 1882 sur l’obligation et du 30 octobre 1886 sur la laïcisation du personnel enseignant. Cet ensemble de dispositions législatives a pour objectif de briser la concurrence des écoles congréganistes publiques et privées et vise à établir le monopole de fait de l’instruction publique au niveau primaire.
19L’affaire Dreyfus et le rôle joué par certaines congrégations dans cet affrontement sévère entre républicains et conservateurs permettent au Bloc des gauches regroupé autour de Waldeck-Rousseau d’aller encore plus loin. La loi du 1er juillet 1901 sur les associations soumet en effet les congrégations religieuses à une autorisation législative qui implique leur contrôle tout en leur permettant d’obtenir éventuellement une existence légale. En réalité, le ministère Combes profite de cette réglementation pour porter des coups décisifs à l’ensemble des établissements congréganistes ; en juin 1902, il fait fermer 135 écoles ouvertes depuis 1901, en juillet il en supprime 2500 autres créées avant 1901 puis toutes celles que dirigent les congrégations qui avaient pourtant demandé à être autorisées ; en 1904, même celles que contrôlaient des congrégations autorisées doivent être fermées dans un délai de dix ans.
20Les résultats de cette stratégie scolaire apparaissent éloquents. Dans l’enseignement supérieur, en dépit de la survie des établissements libres créés en vertu de la loi de 1875 et appelés désormais instituts catholiques, ce sont les facultés de l’État regroupées en universités (depuis les réformes de 1886-1896), qui gardent le monopole de la collation des grades et l’essentiel des clientèles étudiantes23. Dans l’enseignement secondaire, les lycées et collèges de l’État voient leur population scolaire passer, entre 1898 et 1906, de 65000 à 82000 ; par contre, un reflux s’amorce dans l’enseignement secondaire privé, du moins dans la période 1886-1906. En 1880, dans l’enseignement primaire, l’école publique (y compris les écoles congréganistes) accueillait 80,8 % des élèves ; en 1906, ce pourcentage s’élève à 82 %. Mais en dépit des coups qui lui ont été portés, l’enseignement privé garde une place importante : 19,2 % des élèves en 1880 et encore 18 % en 1906.
21En définitive, les revanches de l’État laïque et républicain sur l’Église enseignante, du moins avant 1914, sont incontestables : l’instruction publique à tous les degrés a acquis des positions indépendantes et même dominantes dans le système éducatif. Après un bon départ, les universités catholiques n’ont plus qu’un avenir incertain ; de très nombreux collèges et écoles primaires tenus par les congrégations enseignantes ont dû fermer leurs portes ; les harcèlements du clergé et des laïcs catholiques contre « l’école sans Dieu » ont au fil des ans diminué de violence24. Bien plus, dans l’enseignement public, la « républicanisation » des personnels et du contenu même des enseignements s’est développée sans rencontrer de résistances majeures et la laïcité ferryste s’est transformée au début de ce siècle en un laïcisme de combat, sinon athée du moins anticlérical25.
22Mais ce modèle éducatif, si cohérent et dynamique soit-il, est loin de recueillir l’adhésion unanime de la société française. Comme l’enseignement demeure régi par la loi du 15 mars 1850 qui avait établi la liberté d’enseignement, l’Église enseignante garde une place importante. Elle a rouvert des écoles et des collèges avec un personnel laïque ou laïcisé et le concours financier des fidèles ; elle maintient un contre-enseignement plus rassurant et plus éducatif que celui qu’offre désormais l’école républicaine du moins pour une partie de la bourgeoisie et pour les populations rurales de l’Ouest et de certains départements du Centre. De plus, le pouvoir politique a dû accepter le maintien des aumôneries des lycées et collèges communaux, la possibilité pour les familles de faire instruire religieusement leurs enfants grâce au congé du jeudi. D’autre part, la morale enseignée à l’école publique s’inspire profondément du christianisme et les outrances laïcistes n’excluent pas dans une grande partie du personnel enseignant un esprit incontestable de tolérance et d’ouverture spirituelle. La stratégie éducative de la Troisième République débouche ainsi sur un modus vivendi qui s’efforce de concilier tant bien que mal la volonté d’indépendance de l’État laïque et les fidélités confessionnelles d’une France historique.
23En l’espace d’un siècle, l’influence du catholicisme concordataire, d’abord prépondérante et presqu’exclusive, même dans le cadre du Monopole universitaire, s’est progressivement amenuisée tout en restant importante. Ce déclin incontestable apparaît lié aux progrès de l’État laïque soucieux de conquérir à ses propres idéologies politiques et philosophiques l’ensemble de la société française. Mais c’est là une œuvre de longue haleine qui ne fait que s’esquisser au début de ce siècle. Elle bénéficie alors du concours d’une active minorité protestante (avec Ferdinand Buisson et Félix Pécaut en particulier), de l’appui de la franc-maçonnerie (à partir de 1900), d’un scientisme diffus et des maladresses politiques d’une certaine Église militante. Mais la querelle de l’école est loin d’être réglée ; elle divise encore aujourd’hui une partie de l’opinion et l’influence du catholicisme contemporain demeure une donnée non négligeable du problème éducatif français26.
Notes de bas de page
1 Diverses mises au point récentes sur les systèmes éducatifs avant 1789 : F. Ponteil, Histoire de l’enseignement, Paris 1967 (orientation bibliographique, pp. 411-413) ; P. Riché, Les Écoles et l’enseignement dans l’Occident chrétien de la fin du Ve siècle au milieu du XIe siècle, Paris 1979 ; J. Verger, « Tendances actuelles de la recherche sur l’histoire de l’éducation en France au Moyen-Age (XIIe-XVe siècles) », Histoire de l’éducation, n° 6, avril 1980, pp. 9-33 ; D. Julia, « Les Recherches sur l’histoire de l’éducation en France au siècle des Lumières », ibid., n° 1, déc. 1978, pp. 17-38.
2 F. Ponteil, op. cit. ; J. Godechot, Histoire des institutions de la Révolution et de l’Empire, Paris 1951 (orientation bibliographique).
3 Orientations bibliographiques dans : J. Godechot, op. cit. ; J. Tulard, Napoléon, Paris 1977 ; A. Aulard, Napoléon 1er et le Monopole universitaire, Paris 1911.
4 A. Debidour, Histoire des rapports de l’Église et de l’État en France de 1789 à 1870, Paris 1898 ; L. Grimaud, Histoire de la liberté d’enseignement en France, nouv. éd., Paris-Grenoble 1944-1954, 6 vol.
5 La loi du 11 floréal an X (1er mai 1802) crée une direction de l’Instruction publique (au ministère de l’Intérieur), une inspection générale de l’Instruction publique et des lycées (par la suppression des écoles centrales de département).
6 Le décret du 17 mars 1808 définit avec précision l’organisation de l’Université (Recueil des lois et règlements concernant l’instruction publique, 1ère série, Paris 1814).
7 Sur le statut des petits séminaires, cf. P. Gerbod, La Condition universitaire en France au XIXe siècle, Paris 1965, p. 96.
8 Ch. Schmidt, La Réforme de l’Université impériale en 1811, Paris 1905.
9 Napoléon et certains de ses conseillers ont pensé pouvoir confier l’Université aux congrégations enseignantes ; cf. J. Godechot, op. cit., p. 637.
10 L’ordonnance du 17 février 1815 abolit l’Université et crée 17 universités régionales (projet abandonné à cause des Cent Jours) ; sur les attaques contre l’Université, voir J. Poirier, « L’Opinion publique et l’Université pendant la Première Restauration », La Révolution française, mars-avril 1909, pp. 234-270, 330-342 ; du même, « L’Université provisoire, 1814-1821 », Revue d’histoire moderne, t. 1, 1926, pp. 241-279 ; t. 2, 1927, pp. 1-35, 261-316 ; voir aussi P. Gerbod, « La Vie universitaire à Paris sous la Restauration de 1820 à 1830 », Revue d’histoire moderne et contemporaine, t. 13, n° 1, 1966, pp. 5-48.
11 A. Garnier, Frayssinous : son rôle dans l’Université sous la Restauration, Grenoble 1925.
12 L’ordonnance de février 1821 précise que les bases de l’éducation dans les collèges sont la Religion, la Monarchie, la Légitimité et la Charte.
13 P. Gerbod, « L’Université et la philosophie, de l’Ancien Régime à nos jours ». Actes du 95e Congrès national des Sociétés savantes (Reims 1970), Section d’histoire moderne, Paris 1974, t. I, pp. 237-330.
14 Ainsi dans l’inspection générale, les abbés Thibault et Fayet sont écartés ; dans le Conseil sont révoqués les abbés Nicolle et Clausel de Coussergues, Maussion, Delvincourt ; l’épuration s’étend à l’inspection académique, aux rectorats, aux proviseurs et principaux.
15 L. Grimaud, op. cit., t. VI ; P. Gerbod, La Condition universitaire (op. cit.).
16 A la veille de 1848, Salvandy, ministre de l’Instruction publique, propose un nouveau projet sur la liberté d’enseignement ; cf. L. Trénard, Salvandy en son temps, Lille 1968.
17 P. Gerbod, op. cit.
18 G. Chenesseau, La Commission extra-parlementaire de 1849, Paris 1939 ; H. Michel, La Loi Falloux, Paris 1906.
19 E. Lavisse, Un ministre : Victor Duruy, Paris 1895 ; V. Duruy, Notes et souvenirs, Paris 1901, 2 vol.
20 J. Maurain, La Politique ecclésiastique du Second Empire de 1852 à 1869, Paris 1930.
21 F. Dupanloup, M. Duruy et l’éducation des filles, Paris 1867 ; cf. aussi P. Gerbod, op. cit.
22 F. Mayeur, L’Enseignement secondaire des jeunes filles, Paris 1977 ; du même auteur, L’Éducation des filles au XIXe siècle, Paris 1980.
23 Sur l’évolution de l’enseignement supérieur public et privé, cf. les statistiques ministérielles de 1888 et 1898.
24 M. Ozouf, L’École, l’Église et la République, Paris 1963.
25 P. Gerbod, Les Enseignants et la politique, Paris 1978.
26 A. Prost, L’Enseignement en France 1800-1967, Paris 1968.
Auteur
Université de Paris-Nord (France)
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2015
Une histoire environnementale de la nation
Regards croisés sur les parcs nationaux du Canada, d’Éthiopie et de France
Blanc Guillaume
2015
Enfermements. Volume III
Le genre enfermé. Hommes et femmes en milieux clos (xiiie-xxe siècle)
Isabelle Heullant-Donat, Julie Claustre, Élisabeth Lusset et al. (dir.)
2017
Se faire contemporain
Les danseurs africains à l’épreuve de la mondialisation culturelle
Altaïr Despres
2016
La décapitation de Saint Jean en marge des Évangiles
Essai d’anthropologie historique et sociale
Claudine Gauthier
2012
Enfermements. Volume I
Le cloître et la prison (vie-xviiie siècle)
Julie Claustre, Isabelle Heullant-Donat et Élisabeth Lusset (dir.)
2011
Du papier à l’archive, du privé au public
France et îles Britanniques, deux mémoires
Jean-Philippe Genet et François-Joseph Ruggiu (dir.)
2011