Introduction

1Cette contribution présente quelques éléments d’une recherche plus large, encore en cours. La problématique de cette recherche est complexe, parce qu’il s’agit des influences de développements économiques, sociaux et mentaux sur une pratique et un discours pédagogiques. Du point de vue de la pédagogie, le phénomène dominant dans cette recherche est la naissance de la catégorie des enfants « déplacés » ou « déprivés », et son développement au cours du XIXe siècle. La naissance de cette catégorie s’est accompagnée de la genèse d’une méthode spéciale pour l’éliminer, c’est-à-dire pour faire des enfants normaux, non « déprivés », etc. Dans cette recherche, l’aspect totalitaire, institutionnel et « résidentiel » de la méthode a particulièrement retenu mon attention1.

2Il existe donc un double problème : la naissance et le développement d’une catégorie à l’intérieur d’un discours, d’une part, et de l’autre, la pratique pédagogique qui veut éliminer cette catégorie, donc sauver, rééduquer, guérir les enfants. En choisissant ce problème, il faut faire attention à l’influence de facteurs économiques, sociaux et mentaux (y compris religieux). En effet, une catégorie pédagogique ne se développe pas dans le seul domaine pédagogique, mais à l’intérieur du domaine plus complexe des idées religieuses, sociales, économiques, donc dans le domaine de la mentalité. Pour la même raison, la solution du placement en résidence des enfants revêt un caractère si totalitaire, imitant toute une société, qu’il faut combiner les événements, les activités, les programmes aussi, pratiqués dans cette situation pédagogique, avec l’évolution générale de la société dans la période choisie pour en esquisser la genèse.

3Il existe déjà plusieurs publications sur ce thème2. Une des plus audacieuses est la contribution de Michel Foucault sous le titre Surveiller et punir. La thèse de la normalisation, de la mise sous discipline progressive de la société a attiré l’attention des historiens et dans un débat avec quelques historiens français récemment publié M. Foucault a précisé sa thèse3. Dans la contribution suivante, quelques éléments de cette recherche seront présentés.

Sources et méthode de travail

4J’ai utilisé deux séries de sources : les rapports annuels de la colonie « Nederlandsch Mettray » et les dossiers des enfants de cette colonie. Mon but est d’analyser toute la série des dossiers d’enfants pour la période allant de 1851 (naissance de la colonie) à 1914 (fin du projet de recherche). En ce moment, ce travail n’est pas encore terminé ; il s’agit donc d’un échantillon, choisissant en principe chaque dixième dossier de la série4, c’est-à-dire au total 149 dossiers d’enfants. En quelques mots, la méthode utilisée a été la suivante. J’ai construit un cadre analytique, contenant une série de catégories ou de variables concernant l’enfant et sa famille. L’on trouve, en effet, dans les dossiers une vaste quantité d’informations à leur sujet, rassemblées par la colonie dans un but pédagogique : savoir davantage donc mieux (ré) éduquer... Ensuite, j’ai rédigé un formulaire uniforme pour toute la période et toute la série. Après la recherche d’archives – il s’agit de 2000 dossiers d’enfants à peu près – il faut un schéma d’analyse très précis, résultant de la problématique générale de cette recherche, qui permette de faire des analyses et des combinaisons de variables à l’aide de l’ordinateur. En ce moment, seuls les premiers résultats de cette analyse sont disponibles. Quant aux rapports annuels, cette source sérielle fournit sur des dizaines d’années des informations à propos des idées pédagogiques, mêlées aux idées religieuses, mais aussi en ce qui concerne la pratique pédagogique. Cette source a été analysée à l’aide d’un schéma contenant des catégories qui résultent de la problématique générale5.

5En résumant, il s’agit dans cette contribution tout d’abord de la présentation de quelques éléments d’analyse, situés à l’intérieur d’une recherche plus large, de deux séries de documents, à savoir les rapports annuels et, par voie d’échantillon, les dossiers des enfants. Ensuite je ferai quelques remarques sur l’intervention disciplinaire et le problème de l’ordre social, sur l’intervention ecclésiastique dans le cadre du Réveil protestant aux Pays-Bas, et sur le phénomène des colonies agricoles. La colonie agricole « Nederlandsch Mettray » constitue le cadre spatial, les années 1851-1914 la période. D’abord, il faut commencer par quelques remarques sur ce centre résidentiel et totalitaire de l’éducation des garçons « déplacés » ou « déprivés », qui s’appelle « Nederlandsch Mettray ».

La naissance de la colonie agricole « Nederlandsch Mettray »

6« Nederlandsch Mettray » est le résultat d’une crise fondamentale dans la société néerlandaise, au cours de la première moitié du XIXe siècle. Les problèmes économiques, démographiques, sociaux et religieux s’aggravaient pendant cette période, spécialement dans les années 1840-18486. En tant que phénomène européen, la crise était très sévère pour les Pays-Bas, parce qu’elle était de très longue durée, et que la croissance de l’économie qu’avaient connue l’Angleterre, la France et la Belgique, n’avait pas encore débuté aux Pays-Bas.

7Un groupe d’hommes recrutés dans l’élite7 de la société, s’intéressant à l’éducation et s’inquiétant du désordre existant dans la société et spécialement du désordre religieux, décida de fonder une maison pour l’éducation et la guérison de garçons protestants « déprivés » ou « malades ». Le personnage central de l’œuvre, Willem H. Suringar, avait déjà été à l’origine de plusieurs actions pour la réorganisation des prisons néerlandaises. Inspiré par le mouvement orthodoxe que connut le monde protestant de ce temps – le Réveil8 – et qui était également très important dans l’Église réformée néerlandaise, il prit l’initiative de fonder une maison d’éducation. Au cours de l’année 1851, la rééducation des premiers garçons put commencer. La capacité de l’institution augmenta très vite, de 56 places au début à bientôt plus de 100 garçons « déprivés »9.

L’intervention disciplinaire et le problème de l’ordre social

8Dans son livre sur la naissance de la prison, Michel Foucault développe sa thèse sur la formation du système carcéral. Fait surprenant, il ne fixe pas comme date d’achèvement de cette évolution l’année 1844, au cours de laquelle fut votée la loi qui arrêta le principe de l’internement cellulaire, mais la date de l’ouverture officielle de la colonie de Mettray, en 1840 :

Pourquoi Mettray ? Parce que c’est la forme disciplinaire à l’état le plus intense, le modèle où se concentrent toutes les technologies coercitives du comportement10.

9Cette interprétation de la colonie française11 est-elle également applicable au modèle néerlandais ? Ce n’est pas seulement le nom qui rapproche les deux institutions. Souhaitant créer une institution rééducative aux Pays-Bas, Suringar visita plusieurs réalisations étrangères, entre autres la fameuse institution de Hambourg, connue comme la « Rauhe Haus »12, la colonie Ruysselede en Belgique, et plusieurs modèles similaires en France. En 1845 déjà, visitant la colonie de Mettray en France, Suringar conçut le désir d’établir une telle colonie aux Pays-Bas13. Aussi la colonie française fut-elle le modèle fondamental pour la Mettray néerlandaise. Le directeur de cette colonie, Demetz, remarquait en visitant la « Nederlandsch Mettray », le 15 avril 1852, que le modèle de sa colonie n’avait jamais été aussi bien copié que dans la colonie néerlandaise. Il n’avait remarqué qu’une seule différence, à vrai dire fondamentale : l’absence d’un système cellulaire. Notons, en revanche, cette remarque de Demetz : « Je pris conscience de la force de l’élément religieux, qui domine ici »14.

10Pas de système cellulaire, donc, mais certainement un système disciplinaire. Les raisons pour créer un système disciplinaire sont données par les objectifs sociaux de la colonie. Ceux-ci se répètent à loisir dans les rapports annuels et je voudrais les résumer en trois points. D’abord, l’ordre social et l’harmonie sociale constituent les objectifs fondamentaux15. Dans ce cadre, la direction de « Nederlandsch Mettray » souligne plus d’une fois les avantages que toute la société tirera du travail de sa colonie. Ensuite, un des principes de base de la colonie veut qu’après le processus de leur rééducation, les garçons restent dans les classes laborieuses (qui alors ne seront peut-être plus dangeureuses...). L’ordre social, l’harmonie sociale et la stabilité de la société dans une hiérarchie rigide des couches sociales – une hiérarchie non juridique, mais sociale et économique – constituent donc les objectifs centraux de la colonie. Un exemple : l’inspecteur exerçant la surveillance médicale dans la région où était située la colonie, avait fait des remarques critiques sur la composition du dîner des garçons. Manquant totalement de viande, ceux-ci pouvaient rencontrer des problèmes de croissance, avec des conséquences pour leur constitution physique. Les autorités de la colonie réagirent en parfaite harmonie avec leur vision sociale : la place assignée dans la société néerlandaise aux anciens pupilles de la colonie était située à un niveau très bas. La consommation de viande pouvait les habituer à un comportement culinaire et social qui ne convenait pas aux couches inférieures de la société. On risquait ainsi de créer un grand danger : le mécontentement. Soit donc un dîner maigre pour les garçons de Mettray16 ! D’une manière générale, les objectifs sociaux de la colonie restèrent les mêmes durant toute la période étudiée, mais la fréquence des formules allant dans ce sens diminua dans les rapports annuels, spécialement après 1890.

11Étant donné la nécessité d’un système disciplinaire pour maintenir l’ordre social, quels étaient les éléments de ce système, quelles étaient les technologies coercitives du comportement ? A notre grande surprise, les moyens « doux » dominent dans la première phase de la colonie. C’est en parlant, en retardant le plus possible la punition et en consultant les renseignements obtenus sur le passé des garçons, qu’on essaie alors de les rééduquer. Comme s’il s’agissait d’une organisation démocratique, les garçons les plus grands, rééduqués avec un très bon résultat, sont appelés à surveiller les plus petits. Ce système « doux » se maintint jusqu’en 1873-74. On peut se demander s’il fut un système disciplinaire, avec des technologies coercitives. Je crois en effet – mais la recherche n’est pas encore finie – qu’il s’agissait d’un système disciplinaire, plus peut-être que d’un système cellulaire ou prévoyant des punitions physiques, du moins si l’on en croit l’expérience de plusieurs garçons de Mettray. Dans le rapport de 1857, un garçon dit préférer la punition physique, qui n’est pas habituelle à ce moment dans la colonie, à la méthode « psychologique », en usage à Mettray17. Plusieurs de ces garçons sont habitués depuis longtemps à des punitions physiques. Cette méthode « psychologique » constitue une nouveauté terrible dans l’expérience de nombreux garçons.

12Après 1873-74, on change les techniques pédagogiques : le système disciplinaire devient plus ouvert. On élimine le système de surveillance par les grands garçons, il y a désormais davantage de punitions et on souligne plus directement l’ordre et le besoin d’activités disciplinaires18. Un détail remarquable : le nouveau régime se traduit aussi dans la sémantique. En dénommant le personnel disciplinaire, on fait usage du mot « instructeur » jusqu’en 1892, du mot « surveillant » après cette année.

Intervention pédagogique ou intervention religieuse ?

13Prévenir la chute, guérir les garçons malades, sauver les garçons « déprivés », tels sont les buts de Mettray, quant au salut individuel des garçons. On écrit beaucoup sur l’éducation, sur la pédagogie, sur les buts et les moyens pédagogiques, mais la pédagogie est en réalité une variable dépendante. On souligne l’intérêt de la méthode individuelle19 dans l’éducation, on développe le système disciplinaire, d’abord de façon couverte, après 1873 plus ouvertement. Mais la pédagogie forme un élément du système de la totalité religieuse. Dans les règlements et les rapports annuels, la position dominante de la religion protestante est évidente. Il faut rééduquer les garçons, modifier leur personnalité d’une façon pédagogique20, bien sûr, mais ce n’est pas une tâche pédagogique, c’est une tâche purement religieuse.

Colonie agricole ou colonie disciplinaire ?

14Lors de la fondation, l’intention était d’établir une colonie agricole. Le moyen pédagogique par excellence, le travail agricole, était en même temps un moyen de production pour la colonie. Pourtant, c’était l’éducation qui était le but principal, non pas la production21. Gaillac réserve dans son livre sur les maisons de correction en France le titre L’épopée des colonies agricoles à la période 1840-188022. Comment la colonie agricole « Nederlandsch Mettray » se développait-elle ? Une première indication est donnée par les chiffres concernant la répartition des garçons entre les métiers qu’ils pouvaient exercer dans la colonie.

15On peut voir sur le graphique ci-après que le pourcentage des métiers agricoles (y compris les horticulteurs), très élevé dans la période allant jusqu’en 1873-74, tombe très fortement au cours de la période suivante. Ensuite, on observe une stabilisation à un niveau très bas pour une colonie « agricole ». Jusqu’à la fin de la période, il n’y a plus de rétablissement. Quand nous regardons les chiffres de la seule agriculture, donc sans les horticulteurs, les résultats sont encore plus remarquables. Les chiffres tombent très rapidement, de plus de la moitié des garçons dans les premières années, à une minorité toute petite, avoisinant le niveau zéro vers la fin de la période étudiée.

16Les commentaires que fournissent les rapports annuels donnent une explication de ce développement, qui était en contradiction flagrante avec l’objectif initial de « Nederlandsch Mettray ». Les premiers rapports décrivent avec enthousiasme les avantages de la vie agricole, du travail agricole, et des effets prodigieux de la rééducation dans le cadre agricole. Il était donc normal de regarder tous les garçons comme de futurs ouvriers agricoles. Tous les garçons sont, par conséquent, compris dans les chiffres fournis jusqu’en 1865. Après cette année, la direction devient plus réaliste, et les chiffres contiennent désormais uniquement la catégorie des enfants âgés de plus de quinze ans. Les garçons plus jeunes n’ont pas encore fait de choix professionnel. Et, de plus en plus, ils ne choisissent plus l’agriculture. Pourquoi ? Selon la direction, ceci s’explique par l’origine géographique des garçons : il s’agit de garçons originaires de la ville, inaptes, voire hostiles au travail agricole23. En effet, les résultats de l’échantillon confirment cette hypothèse (tableau 1).

17Dans chacune des trois périodes analysées, les trois villes les plus importantes – Amsterdam, Rotterdam, La Haye – fournissent la majorité des garçons, tandis que seulement 5,6 %, 16,9 % et 13,3 % d’entre eux habitaient la campagne avant leur départ pour la colonie. On doit donc constater que la tâche extrêmement difficile du transfert de jeunes citadins à la campagne a échoué, en tout cas quant au choix professionnel. Les citadins ne sauraient se transformer en ouvriers agricoles.

18Pourtant, l’éducation reçue à la colonie conduisait bien à un certain changement géographique. Les résultats provisoires de l’échantillon donnent l’impression d’un transfert important de la ville à la campagne. Dans la première période (tableau 2) un tiers des garçons restait à la campagne après leur rééducation24. La deuxième période ne permet pas de constater un tel changement, mais dans la troisième celui-ci est important. Par ce changement voulu, on espérait provoquer une rupture totale avec l’environnement ancien25. L’idéal était l’exercice d’un métier agricole à la campagne, mais la domiciliation à la campagne avec l’exercice d’une autre profession était elle aussi conforme aux buts de la colonie. La majorité des garçons devenait forgeron ou charpentier, non ouvrier agricole, mais une partie importante de ce groupe trouvait du travail à la campagne, incitée très fortement à cela par la direction de la colonie.

19Le changement de la colonie agricole en colonie purement rééducative ou disciplinaire était partiellement dû à la situation générale de l’agriculture en Hollande. En particulier dans le dernier quart du XIXe siècle, il existait de très grands problèmes dans ce secteur économique26. Après 1974, on vendit d’abord des parts importantes de la ferme de « Nederlandsch Mettray ». Enfin, la direction alla jusqu’à vendre toute la ferme en 188527. Le rendement de la ferme avait été si faible, voire négatif, que son exploitation n’était plus lucrative pour la colonie agricole. Quelques années plus tard, on découvre que le nom de « colonie agricole » ne s’applique plus vraiment à la « Nederlandsch Mettray »28. Deux raisons ont donc causé le changement de la colonie agricole en colonie purement rééducative, à savoir l’origine urbaine des garçons et la crise générale de l’agriculture en Hollande.