La création de l’enseignement professionnel agricole en France (1848-1880)
The introduction of professional teaching in agriculture in France 1848-1880
p. 187-195
Résumé
In 1848 the French Government introduced the professional teaching of agriculture at three levels, to meet the requirements of agriculture : i) school farms to turn out skilful workers ; ii) regional schools to train principale of farms, owners or farmers ; iii) a national Agronomie Institute to prepare teachers and highly qualified popularisers.
This organisation corresponded with a pattern of agricultural development called the « English model », i.e. an agriculture based on large farms employing wage-earners. In addition teaching was directed to retaining farmers on the land, to prevent them from joining the rising workers’movement. In 1870 the number graduating annually from such agricultural schools was only 390.
To gain the support of farmers the Third French Republic established practical schools for those with a small or medium income and appointed teachers of agriculture in every department of France (the locality administered by a prefect). Thanks to this it became a question of providing courses in agriculture for intending teachers and lectures for farmers. The « English model » was abandoned, the Third Republic sought an agriculture based on millions of individual farm properties, a « country democracy ».
From 1848 to 1880 despite changes in educational policy professional training in agriculture remained secondary. This was because the main element in the evolution of agricultural teaching was a model of agricultural development, not of the education of the worker and citizen.
Texte intégral
1 L’enseignement agricole a, en France, une situation particulière : c’est un secteur d’enseignement extérieur au ministère de l’Éducation nationale qui rassemble la quasi-totalité du système éducatif. Qui plus est, l’enseignement agricole se trouve rattaché au ministère de l’Agriculture, c’est-à-dire un ministère dont les fonctions principales sont fort éloignées de l’enseignement. C’est le seul secteur d’enseignement à avoir été créé explicitement en octobre 1848 pour une composante précise de la société : la paysannerie. L’histoire de l’enseignement agricole nous renvoie ainsi en permanence à la question de la place et du rôle de la paysannerie dans la formation économique et sociale française. Repérer et analyser les modifications techniques, économiques et sociales qui affectent le monde agricole est d’autant plus indispensable que le système éducatif n’est pas clos, mais qu’il participe à la reproduction des rapports sociaux de production. Ignorer la nature de ceux-ci et leurs transformations – et en particulier les caractéristiques des rapports internes à la paysannerie et entre celle-ci et les autres classes et couches sociales – ne permettrait pas de comprendre les spécificités de l’enseignement agricole français.
*
2Les premiers établissements assurant une formation professionnelle agricole apparaissent au début du XIXe siècle. Créés par des initiatives privées, touchant souvent des fils de grands propriétaires fonciers, ils se situent d’abord au niveau supérieur. La priorité est ainsi accordée à la formation d’ingénieurs pour l’agriculture, selon une conception venue de l’industrie. Ces ingénieurs doivent permettre la mise en valeur des capitaux investis dans l’agriculture, et par là attirer de nouveaux capitaux, nécessaires à la modernisation de la production. Il ne faut pas surestimer l’impact de ces établissements, puisque vers 1845, ils assurent chaque année la sortie de 50 ingénieurs.
3Dans les années 1840, l’agriculture entre peu à peu, avec des difficultés et des souffrances pour les petits paysans, dans l’économie de marché. La population française a augmenté de 30 % depuis le début du siècle, et les villes s’agrandissent. Mais l’évolution technique de l’agriculture est très lente, la jachère occupe encore près du quart des terres et la mécanisation est freinée à la fois par les structures agraires et par le manque de capitaux. La population agricole représente environ 20 millions de personnes en 1851, soit 53 % des Français. L’agriculture est donc un secteur économique essentiel, avec un poids politique et social très important. En matière de formation professionnelle, l’idée dominante est que l’agriculture s’apprend dans une exploitation agricole et non dans une école.
4Cependant, en 1845, le Conseil général de l’agriculture (CGA) émet un vœu extrêmement important. Affirmant fortement que la science est utile à l’agriculture, ce texte propose un plan d’ensemble pour « l’instruction agricole » qui tient compte des expériences passées ou en cours. Il demande l’aide financière et le contrôle des programmes par l’État, souhaitant ainsi rationaliser la formation professionnelle et l’implantation des établissements. Le CGA propose de créer deux types d’établissements, d’abord les « instituts agronomiques » peu nombreux et assurant un enseignement théorique et pratique ; ensuite les « fermes-écoles » nombreuses, formant des maîtres-valets. Enfin, le CGA souhaite voir des notions d’agriculture transmises par les instituteurs et par les écoles primaires supérieures.
5Nous avons là un enseignement à trois niveaux, répondant à une certaine analyse des besoins de l’agriculture :
- une masse d’agriculteurs qui ont besoin de « notions »,
- un nombre relativement important de « contremaîtres agricoles » formés par la pratique,
- un nombre limité d’agriculteurs et de techniciens ayant reçu « une instruction théorique développée et des connaissances pratiques étendues »
6A travers cette organisation de l’enseignement c’est aussi un modèle d’agriculture qui apparaît : une masse de petits et moyens paysans pauvres, à qui on n’apportera pas de formation professionnelle, des paysans aisés et riches, pouvant employer des maîtres-valets, voire des « ingénieurs agricoles », et pouvant eux-mêmes suivre l’enseignement des instituts. Pour développer cette agriculture moderne, outre la science, il faut des capitaux et le CGA souhaite la création de chaires d’économie agricole, à l’image de celle fondée à Bordeaux en 1836. A la veille de la Révolution de 1848, ce texte montre que la nécessité de rationaliser et développer la production agricole est plus nettement perçue. Le projet de formation professionnelle agricole repose sur des considérations purement économiques.
7Avec le gouvernement provisoire de février 1848, de nouvelles initiatives sont prises. Cette Révolution a conduit au pouvoir, selon le mot de Tocqueville, les représentants « des classes qui travaillent de leurs mains ». Le suffrage universel est institué, permettant pour la première fois à la masse des paysans de s’exprimer. Une place essentielle est donnée à l’éducation du peuple comme moyen d’émancipation et de promotion. Le ministre de l’Agriculture, s’appuyant sur le texte du Conseil général de l’agriculture élabore un projet de loi. Le ministre de l’Instruction publique, Car not, demande que les écoles primaires diffusent « les connaissances les plus essentielles à l’agriculture » et que pour cela les instituteurs bénéficient de cours d’agriculture dans les écoles normales primaires. Et Carnot souligne que « l’instruction publique doit contribuer au développement de l’agriculture, et par conséquent à l’augmentation des éléments de la subsistance publique ». Il s’agit pour lui de s’adresser à la masse des jeunes ruraux, alors que le ministre de l’Agriculture met en place l’enseignement agricole par « le faîte ».
8Après les élections d’avril 1848, le nouveau ministre de l’Agriculture, Tourret, ancien vice-président du CGA, dépose le projet de décret en juillet à l’Assemblée nationale. L’argumentation développée dans l’exposé des motifs est de nature essentiellement économique. Il s’agit d’accroître les richesses agricoles en augmentant la productivité, d’améliorer le revenu des agriculteurs pour les fixer à la terre, et même d’inciter les citadins à revenir dans les campagnes, enfin d’« abaisser autant qu’il se pourra, le prix des matières premières, particulièrement celui des substances alimentaires les plus indispensables ». Le meilleur moyen pour atteindre ces objectifs est « l’enseignement professionnel de l’industrie rurale ».
9Le Ministre précise ainsi l’organisation qu’il propose :
Cet enseignement doit être en rapport avec les besoins de l’industrie rurale ; or, il faut à celle-ci, pour être prospère : 1° des travailleurs habiles ; 2° des chefs d’exploitation, propriétaires ou fermiers, moraux, capables et instruits ; 3° enfin des hommes qui, versés dans la science et la pratique agricoles, se vouent à la carrière de l’enseignement, et propagent, par la parole et par l’exemple, les hautes connaissances qu’ils auront acquises par l’expérience et le travail. Des fermes-écoles rempliront le premier but ; des écoles régionales répondront au second ; et le troisième enfin sera atteint par la création d’un Institut National Agronomique, véritable école normale ou faculté de l’agriculture.
10Lors du débat à l’Assemblée nationale, le rapporteur insiste sur le fait que l’existence de cadres hautement spécialisés est un élément important pour attirer les capitaux vers l’agriculture. Les agriculteurs ainsi instruits au plus haut niveau,
commanderont la confiance par leur savoir et les preuves qu’ils auront données de leur habileté à bien diriger des entreprises lucratives, [et] attireront vers l’industrie rurale les capitaux qui auraient continué de s’en éloigner toujours. Cela s’explique : l’argent fuit avec raison les entreprises hasardées ou méconnues ; il recherche toujours le capital de l’intelligence et du savoir qui sait le faire fructifier. Le capital moral et le capital matériel se prêtent toujours un mutuel appui, parce qu’ils peuvent compter l’un sur l’autre, et que l’expérience leur a prouvé qu’ils avaient raison tous les deux.
11L’analyse du rapporteur Richard est simple. Il constate que l’agriculture a l’avantage de rester calme en période de crise et en déduit qu’il faut donc favoriser l’industrie rurale.
Un événement politique, un changement ou une modification dans l’ordre social d’un peuple, font éprouver de suite une secousse plus ou moins nuisible aux industries manufacturières ; il s’ensuit des grèves, des chômages, qui mettent des milliers d’ouvriers dans la rue et causent aux gouvernements et à la société les plus grands embarras. L’industrie rurale n’a pas les mêmes inconvénients : les champs offrent toujours de l’ouvrage à leurs ouvriers, et d’autant plus qu’ils sont mieux cultivés. Si les ouvriers manquent à la grande manufacture de la nature, elle ne leur manque jamais ; ils y ont toujours droit au travail, au travail honnête, qui ne nuit ni à leur santé ni à leurs mœurs ; ils conservent les qualités qui distinguent les populations rurales, amies de la religion, de l’ordre et des institutions démocratiques sages, au lieu de s’en montrer les ennemis sous l’empire de l’ambition, de l’intrigue ou du vice.
12Ce qui s’exprime ainsi, c’est l’idéologie agrarienne de la bourgeoisie républicaine, idéologie qui se constitue alors. L’opposition entre ville et campagne, industrie et agriculture, est affirmée et poussée jusqu’à la caricature. Les citadins, la classe ouvrière, sont ennemis de l’ordre, de la religion, intrigants, vicieux..., le paysan, lui, a toutes les vertus. Les luttes paysannes qui ont secoué plusieurs régions en 1847 sont oubliées.
13La République, grâce à l’enseignement professionnel agricole, va donner sa vraie place au métier d’agriculteur :
Les fils des cultivateurs, pleins d’intelligence et de force, ne dédaigneront pas la carrière de leurs pères, parce qu’ils la comprendront ; ils n’iront pas dans les villes solliciter des places et se mettre trop souvent à la disposition de l’intrigue, de coupables partis, ou de théories antireligieuses et immorales, qui ne tendent qu’à compromettre la France et la société entière ; la famille et la propriété, comme la religion, n’auront rien à craindre des rêves antisociaux de quelques esprits chagrins et ennemis de l’ordre. Vous savez, citoyens, si le cultivateur aime sa famille, sa propriété et la religion ! L’instruction agricole, enfin, retiendra le peuple des campagnes chez lui, et la République n’aura pas d’admirateur plus dévoué, de soutien plus énergique. Avec lui, elle n’aura rien à craindre de ses ennemis.
14La peur de la bourgeoisie après les mouvements ouvriers de février à juin, ainsi que devant la montée des idées socialistes, se voit très clairement dans ces lignes. Les paysans peuvent être le meilleur soutien du pouvoir, mais il faut pour cela les isoler et les flatter. Ce texte annonce ce que sera la politique de la bourgeoisie durant la fin du XIXe siècle.
15Nous pouvons résumer les objectifs du projet de décret :
- attirer le capital vers l’agriculture en formant des spécialistes de niveau supérieur,
- améliorer la productivité du travail agricole et baisser ainsi les prix des produits alimentaires et des matières premières agricoles,
- obtenir l’appui de la paysannerie par la diffusion d’une idéologie agrarienne républicaine, s’appuyant sur l’idée de progrès par la science et la connaissance.
*
16Le décret adopté le 3 octobre 1848, reprend l’organisation en trois niveaux proposée par le ministre de l’Agriculture. C’est une organisation calquée sur celle de l’enseignement industriel : formation de contremaîtres, d’ingénieurs de fabrication et d’ingénieurs de « conception ». Le paysan pauvre et l’ouvrier agricole, comme l’ouvrier d’industrie, ne sont pas concernés par l’enseignement professionnel. L’agriculture qui se dessine ainsi est une agriculture de type capitaliste, avec ouvriers et cadres salariés. La mise en œuvre de cette loi amène la création de 47 fermes-écoles, de 4 écoles régionales et de l’institut national agronomique. Mais, dès 1852, avec le pouvoir de Napoléon III, l’enseignement agricole subit un coup d’arrêt : l’institut national agronomique et une école régionale sont fermés. Ce qui est en cause, c’est en réalité, plus fondamentalement, la place de l’agriculture dans le développement économique de la France. L’agriculture n’intéresse les capitalistes que pour fournir la main-d’œuvre et comme lieu de prélèvement de capital afin d’assurer la mise en place de grandes unités industrielles et commerciales. En 1870, à la fin du Second Empire, il sort annuellement 330 jeunes garçons des fermes-écoles (niveau primaire) et 60 cadres des écoles régionales. A cette époque, la population active agricole est de 7,2 millions de personnes, et le secteur qui forme le plus d’agriculteurs est celui des colonies agricoles pénitentiaires...
17Lorsque la bourgeoisie républicaine, arrivée au pouvoir, veut écraser la Commune en 1871, c’est aux ruraux qu’elle fait appel. Les paysans composent l’essentiel des troupes qui massacrent au moins 20 000 personnes à Paris durant la « Semaine sanglante » du 22 au 28 mai 1871. Dans son roman « La Débâcle », Zola résume bien le sentiment de la bourgeoisie apeurée : « c’est la partie saine de la France, la raisonnable, la pondérée, la paysanne, qui supprime la partie folle... détraquée de rêveries et de jouissance ». Voilà qui rappelle les arguments du citoyen Richard en 1848.
18Mais le pouvoir républicain est encore faible, outre la lutte politique directe, le gouvernement décide de développer l’enseignement agricole, afin de « conquérir les villages ». C’est en 1875 qu’une nouvelle loi « sur l’enseignement élémentaire pratique de l’agriculture » est promulguée. Elle crée des établissements nouveaux : les écoles pratiques d’agriculture ». Il s’agit ainsi de satisfaire les besoins des « petits cultivateurs qui constituent l’immense majorité des exploitants du sol ». Ils sont estimés à 3,3 millions sur 3,46 millions de chefs d’exploitation.
19Peut-on, comme le dit l’exposé des motifs, penser que la loi de 1848 avait « oublié » l’immense majorité des agriculteurs ? En réalité, dans le modèle capitaliste de développement de l’agriculture, il n’y avait aucune place pour les petits et moyens paysans. Rien d’étonnant donc à ce qu’aucun type d’établissement d’enseignement agricole ne s’adresse à eux. Mais, en ce début de la Troisième République, l’évolution de l’agriculture n’a pas vérifié les hypothèses faites trente ans plus tôt. Au lieu de grandes exploitations capitalistes, employant des ouvriers agricoles qualifiés, en 1882, 80 % des exploitants agricoles sont propriétaires de tout ou partie de leur terre. En 1892, le recensement dénombre près de 1,9 million d’agriculteurs travaillant sur des exploitations de 1 à 5 hectares.
20La situation politique et économique pousse au maintien de nombreux agriculteurs représentant la « démocratie terrienne ». Le portrait qu’en trace Tisserand, directeur général de l’Agriculture, est éloquent : ils ont « l’esprit d’ordre et d’économie, la vaillance et l’opiniâtreté au travail ». Mais ces agriculteurs sont dans une situation difficile, avec la crise économique qui, depuis 1873, frappe l’agriculture. Il est donc indispensable au gouvernement de montrer son intérêt pour ces millions de ruraux qui sont aussi des électeurs dont le soutien à la République est nécessaire. Ce sont des agriculteurs que la bourgeoisie exploite économiquement tout en les flattant.
21Ces agriculteurs ne peuvent envoyer leurs fils dans les écoles régionales, trop coûteuses et peu nombreuses, et ne veulent pas les envoyer dans les fermes-écoles « pour y servir de domestiques et apprendre une pratique qu’ils pourraient recevoir à peu près aussi bien chez eux ». Ainsi, selon Tisserand, la grande masse des agriculteurs était « condamnée fatalement à l’ignorance et à la routine ». Il convient donc de créer un type d’établissement nouveau, recevant les jeunes garçons dès la sortie de l’école primaire, à treize ans, « alors qu’ils sont encore une charge pour la famille », et non à dix-sept ans comme dans les fermes-écoles, « c’est-à-dire à un âge où ils sont utilisables et peuvent gagner leur vie ». Les petits et moyens agriculteurs ont en effet besoin du travail de leurs fils pour se maintenir économiquement, dans cette période de transformation rapide de l’agriculture.
22Un autre aspect est mis en avant par Tisserand, la nécessité que ces établissements apparaissent comme de « véritables petits collèges » comparables à ceux qui accueillent les fils de la petite bourgeoisie urbaine. Les paysans doivent ainsi comprendre quelle place est la leur dans la société.
23Mais les écoles pratiques sont coûteuses, longues à installer, il n’y en a que quatre en 1880, et il faut faire beaucoup plus pour la formation des agriculteurs. L’idée de Carnot en 1848, former les agriculteurs d’abord à l’école primaire, est reprise par le gouvernement. En outre, la Commission de l’enseignement agricole, créée par le ministre de l’Instruction publique, propose d’étendre la formation des adultes par la généralisation de professeurs d’agriculture itinérants. Cette convergence d’intérêts aboutit à la loi du 16 juin 1879 qui prévoit l’installation dans chaque département d’une chaire d’agriculture. Le professeur départemental d’agriculture doit donner un cours d’agriculture à l’école normale pour les futurs instituteurs, et donner des conférences pour les agriculteurs, dans les villages. Ce fonctionnaire, d’un type original, est payé à parts égales par le ministère de l’Agriculture et par le ministère de l’Instruction publique.
24 A la veille des grandes lois éducatives, l’orientation prévue pour l’enseignement agricole est donc celle d’un enseignement de masse, touchant les jeunes et les adultes. Il s’agit, à la fois, d’assurer la formation professionnelle de la grande majorité des agriculteurs, et de diffuser les idées républicaines dans les campagnes, en vantant les traditions paysannes, en aidant à la constitution de syndicats, coopératives, caisses de crédit. La Troisième République a adopté à son tour les idées agrariennes, et en appelle à la « démocratie paysanne ».
25Le bilan de l’enseignement « de masse » en 1891 permet de voir qu’il y a loin des discours aux réalisations. Dans un pays de 3 millions d’agriculteurs, moins de 4000 élèves ont suivi les cours des écoles pratiques depuis 1876 et les cours d’adultes touchent moins de 300000 agriculteurs par an. Dans l’enseignement professionnel de type « ancien », le flux annuel de sortie est environ de 800 élèves, soit 250 au niveau ingénieur, 350 au niveau moyen et 200 dans les fermes-écoles. Les agriculteurs formés professionnellement constituent donc un groupe marginal. Seule la formation des ingénieurs répond de façon moins limitée aux besoins du pays.
Flux annuel de sortie de l’enseignement professionnel agricole (établissements publics), 1870-1894
1870 | 1894 | |
Enseignement supérieur | ||
– Institut national agronomique | – | 94 |
– École nationale d’agriculture | 60 | 173 |
– École nationale d’industries agricoles | – | 20 |
Total | 60 | 287 |
Enseignement de niveau moyen | ||
– Écoles pratiqués | – | 360 |
– Écoles ménagères | – | 40 |
Total | – | 400 |
Enseignement primaire | ||
– Fermes-écoles | 330 (a) | 182 |
Total général | 390 | 869 |
26Lorsque l’enseignement agricole public apparaît en 1848, il est directement inspiré par l’enseignement technique industriel : formation de contremaîtres et ouvriers qualifiés, d’ingénieurs de fabrication et d’ingénieurs « de conception ». Pour la masse des agriculteurs, comme pour les ouvriers, des notions élémentaires sont suffisantes. Cet enseignement agricole doit à la fois permettre la mise en place d’une agriculture dynamique et capitaliste, et obtenir l’appui de la paysannerie au pouvoir en place, par la diffusion d’une idéologie agrarienne.
27Après le Second Empire, l’évolution de l’agriculture conduit la Troisième République à modifier le modèle de développement proposé aux agriculteurs. C’est l’exploitation familiale qui doit être le fondement de l’agriculture française. Pour cette population agricole si nombreuse, sont créées les écoles pratiques et multipliés les professeurs d’agriculture. Le ministère de l’Instruction publique intervient également, par diverses institutions, de l’école primaire rurale à l’université. Mais un élément reste indispensable : la formation des ingénieurs. Spécialistes de haut niveau pour l’agriculture, pour l’administration et l’enseignement, et pour l’agro-industrie qui se constitue, ils assurent l’encadrement technico-économique de l’agriculture. Ces ingénieurs qui devaient être les cadres supérieurs d’exploitations agricoles capitalistes de grandes dimensions économiques, vont assurer leurs fonctions d’organisation et de contrôle à travers les diverses organisations entourant les exploitations agricoles « familiales ».
28De 1848 à 1880, malgré les changements de la politique éducative de la France, la formation professionnelle agricole reste marginale. Ceci est conforté par le fait que l’enseignement professionnel agricole est sous la tutelle du ministère de l’Agriculture. Il est donc à l’écart du système scolaire de masse qui s’organise à cette époque. Longtemps encore, c’est le ministère de l’Instruction publique qui sera le seul véritable formateur des agriculteurs français. Mais la composante « professionnelle » de cet enseignement est, bien sûr, très limitée.
29Les agriculteurs n’ont accès, pour leur formation professionnelle, qu’à quelques cours à l’école du village lorsqu’ils sont enfants, et à quelques conférences à l’âge adulte. La formation professionnelle agricole n’existe qu’« au sommet ». La bourgeoisie ne voit aucun intérêt à donner à la masse des agriculteurs une réelle qualification. Le prélèvement de capital et de main-d’œuvre dans l’agriculture demeure en effet essentiel au développement des autres secteurs. L’agriculture, protégée par de nombreuses réglementations douanières, fonctionne avec une faible productivité du travail, et peu d’« investissements intellectuels ».
30L’enseignement agricole a donc, avant tout, une fonction idéologique, symbolisant l’intérêt du pouvoir vis-à-vis des agriculteurs, il invite ceux-ci à apporter leur soutien aux gouvernants, qu’ils soient monarchistes ou républicains, face à la classe ouvrière.
Bibliographie
Orientation bibliographique
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Chatelain (R.), L’Agriculture française et la formation professionnelle, Paris 1953.
Auteur
École nationale supérieure des sciences agronomiques appliquées, Dijon (France)
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