Politiques urbaines et violence d’État
(Déguerpissement à Lomé, rénovation à Ouagadougou)
p. 99-111
Texte intégral
I. Pour une problématique politique des politiques urbaines
1La réflexion sur les politiques urbaines joue trop souvent d’abstractions réifiées, certes commodes par l’effet de condensation qu’elles permettent, mais également mystificatrices en raison de l’effet d’occultation plus ou moins technocratiquement lénifiant dont elles sont porteuses. En fonction du roboratif principe selon lequel ce qui va sans dire va encore mieux en le disant, énonçons donc quelques truismes sociologiques par lesquels on reviendra à la vocation éminente de la sociologie, qui est d’être critique, ainsi qu’à la qualité première du sociologue qui est d’être porté à l’impertinence....
2Ainsi l’on rappellera que l’Etat est tout à la fois un appareil de pouvoir centralisé érigé en instance supérieure, séparée du corps social dont elle prétend représenter l’intérêt général en l’imposant au besoin aux particularismes égoïstes ; mais qu’il est simultanément un instrument que les groupes dominants, engagés dans des rapports alternés d’alliance et de rivalité, utilisent pour asseoir, pérenniser et étendre leur domination et leur pouvoir d’accumulation.
3Or, c’est bien entendu en référence à cette ambivalence qu’il faut penser les dites « politiques urbaines », politiques généralement qualifiées à l’aide d’une panoplie de doux euphémismes – planification, contrôle, maîtrise de l’« espace urbain », de la « croissance urbaine », du « développement urbain », etc., quand l’enjeu fondamental est d’abord de s’assurer de la maîtrise sur... les hommes et sur les ressources qu’ils produisent.
4A ce sujet, encore quelques truismes : sous la plage de l’urbain, adjectif substantivé souvent érigé en entité autonome au même titre qu’on a pu poser « la » ville en sujet historique, le sociologue, pour sa part, mettra au jour la réalité des rapports sociaux qui sont, en dernière instance, des rapports de force et de pouvoir : rapports de production, d’appropriation et de maîtrise de l’espace, des capitaux fonciers et immobiliers, qui impliquent la compétition entre groupes sociaux et, au premier chef, dans les capitales, la lutte d’influence entre Etat et société.
5Ainsi, sous la fallacieuse homogénéité de « l’urbain », le sociologue lit au contraire le jeu des stratégies concurrentielles et des contradictions inhérentes à toute société, donc, en dernière analyse, des enjeux de pouvoir. En bref, l’enjeu de toute « politique urbaine » est... politique, l’urbanité n’étant pas, en cette matière, la qualité première des relations entre les acteurs sociaux, surtout quand l’accumulation (ou tout simplement la survie), dans un contexte de sous-développement industriel, de surpopulation et de sous-emploi, passe de manière privilégiée par la course au sol et au logement.
6Bien sûr, cette dure réalité, en l’absence de véritable débat public et contradictoire (démocratique pour tout dire), ne manque pas d’être déniée dans les discours dominants (ceux de l’Etat, des institutions internationales, des experts « autorisés »), par exemple au nom des refrains de la « participation populaire », de la « gestion participative », du « développement communautaire », du logement « social » ou « économique », ou encore, last but not least, de « la révolution par le peuple et pour le peuple ».
7Rien d’étonnant, dans ces conditions, à ce que tous ceux qu’on ne prend pas la peine d’écouter ni de consulter, les citadins « du bas » et du « bas du bas », prennent parfois la parole en de brusques passages à l’acte, ultime ressource de ceux qu’on condamne au silence ou à l’approbation systématique et qui n’ont souvent d’autres solutions que la violence (émeutes urbaines, jacqueries citadines, dont il est facile de saisir le sens sous les symboles du pillage des beaux quartiers et du vandalisme destructeur des équipements publics).
8Pourtant le sociologue, quand il entend raison critique et liberté de jugement exercer, et qu’il fait sienne une problématique résolument politique dont il faut dès lors tirer les conséquences épistémologiques, dispose de moyens (simples dans leurs principes) pour ne pas reproduire, comme s’il se contentait de les traduire dans son jargon spécifique, les seuls discours autorisés (c’est-à-dire, peu ou prou, ceux de la domination).
9Ces moyens, ce sont : l’attention privilégiée portée à la dynamique sociale, celle des acteurs, de leurs intérêts contradictoires, de leurs stratégies concurrentielles et des enjeux divergents qui orientent celles-ci ; le recours constant à la perception des écarts entre le discours et la pratique, entre la norme idéologique et sa traduction (trahison ?) en actes, entre les objectifs proclamés et les enjeux tacites ou masqués, entre les fins recherchées et l’effet pervers de leur mise en œuvre. Et, bien entendu (tant il est vrai qu’ils sont plus révélateurs que les mécanismes de l’intégration et de la reproduction), de prêter une attention particulière aux processus de domination, d’exclusion et de marginalisation, surtout quand ils apparaissent avec un effet de grossissement, quand c’est la violence d’Etat qui les administre sans plus de faux semblant.
10Certes, la violence d’Etat se masque souvent sous la couverture de politiques dites « sociales » par lesquelles l’Etat se donne le beau rôle (celui de l’arbitre « providentiel », protecteur des faibles), mais à l’abri desquelles l’apparente neutralité des lois du marché est chargée de « faire le ménage ». En guise d’illustration d’un tel tour de passe-passe, on pourrait proposer l’exemple ivoirien de la politique dite du « logement social », dont l’Etat se fait le promoteur ambitieux dans les années soixante et soixante-dix à Abidjan, et montrer que, sous couvert de préoccupations « sociales », il s’est agi en réalité de mener une politique d’intégration clientéliste des classes moyennes au prix de l’exclusion des pauvres sur lesquels, comble de perfectionnement, fut reporté le coût des terrains et de la construction (l’Etat subventionnant les sociétés immobilières grâce aux ponctions opérées dans les réserves de la Caisse de soutien des prix agricoles, tandis que les locataires attributaires ou les acheteurs des dits logements sociaux, tout en bénéficiant déjà de conditions financières inférieures aux coûts des réalisations, reportaient en outre la charge de leur acquisition sur leurs propres locataires, ces logements étant affectés, en tout ou en partie, à un usage locatif fort rémunérateur puisqu’il leur a permis des amortissements de cinq à dix ans).
11Mais la violence d’Etat peut aussi s’avancer à visage découvert et se manifester avec toute la brutalité nécessaire pour imposer de chirurgicales opérations urbanistiques, dont on peut se demander parfois si elles ne sont pas avant tout l’administration de la preuve par la force, soit que sa nature purement despotique conjuguée à la crise économique ait dépouillé l’Etat de toute autre forme de légitimation (cas du Togo à partir des années 80), soit que son idéologie révolutionnaire, mise au service d’un projet de construction d’un pouvoir central hégémonique, ait amené l’Etat à faire de la rénovation urbaine généralisée l’un des instruments privilégiés de sa prise de contrôle sans partage sur la société civile (cas du Burkina entre 1983 et 1987).
II. Lomé 1983 : le déguerpissement d’un quartier populaire, démonstration de force d’un pouvoir despotique mal assuré
12A propos du Togo, on pourrait ainsi raconter la tragédie vécue en 1983 par les déguerpis du quartier d’Akodessewa à Lomé, quand les forces armées vinrent sans préavis détruire au bulldozer les maisons en dur et incendier les paillotes des huit cents familles du quartier, poussant devant elles cinq à six mille personnes désemparées, courant en catastrophe en essayant de sauver ce qui pouvait l’être de leurs maigres possessions.
13On pourrait dire aussi la détresse de gens réduits à l’hébergement, au campement précaire, au bidonville, à la pauvreté accrue, à l’humiliation, à l’éclatement des familles et des couples ; évoquer le souvenir de cette réunion au cours de laquelle certains de leurs porte-parole exprimaient l’espoir chimérique de voir le sociologue se faire leur avocat pour demander l’« aide de la France » ou « porter l’affaire devant l’ONU », alors que des jeunes hommes, plus tard, au cours d’entretiens discrets, exprimaient sans fard leur révolte (« nous, autochtones, nous sommes devenus des étrangers dans notre propre pays » ; « nous ne pensons plus qu’à émigrer, le Togo n’est plus notre pays » ; « si nous avions eu des fusils, nous aurions fait la guerre »).
14Mieux vaut, cependant, tenter l’analyse de cette violence d’Etat que rien ne justifiait rationnellement : certes, en 1962 puis en 1970, la zone avait fait l’objet d’une déclaration d’intérêt public l’incluant dans le domaine portuaire et industriel de la capitale ; mais, en 1983, la récession frappait déjà le Togo depuis plusieurs années (dès 1976 les cours du phosphate chutent, des entreprises industrielles surdimensionnées ferment ou sont mises en veilleuse les unes après les autres et, fin 1982, un moratoire du FMI impose une déflation vigoureuse), et le pays n’avait plus les moyens d’installer de nouveaux équipements industriels.
15Le problème est dès lors de savoir les véritables raisons d’une telle intervention aux allures de répression, que le Pouvoir avait effectivement justifiée au nom du nécessaire et exemplaire châtiment des « bandits », fauteurs de désordre et d’anarchie. Quels étaient donc les faits ? L’assassinat, mi-crapuleux, mi-rituel, de sa cliente par un « féticheur » du quartier, avait quelque temps auparavant déclenché une véritable campagne d’éditoriaux aux accents hystériques dans l’unique et officieux quotidien : Akodessewa y était présenté comme un dangereux repaire de criminels mettant en danger le havre de paix togolais ; il fallait donc au plus vite éradiquer les germes du cancer qui menaçait la ville, et au-delà le pays tout entier ; il fallait faire un exemple.
16Cependant, si l’on ne se contente pas d’expliquer le phénomène par les fantasmes paranoïaques d’un Pouvoir prisonnier de son idéologie sécuritaire, de son isolement autocratique au sein d’une société urbaine à très grande majorité sudiste, refusant silencieusement la domination d’un militaire nordiste, et de sa solitude au centre d’un cercle de courtisans serviles habiles à pratiquer la désinformation intéressée (toute l’opération aurait été montée par le ministre de l’Intérieur de l’époque), il faut bien proposer une interprétation qui fasse aussi sa part à une certaine rationalité politique. Remarquons donc que la zone dans son ensemble (le quartier détruit, plus les quartiers voisins ayant servi de lieu d’accueil pour les sinistrés) avait connu une croissance rapide (la population passant de 3 000 à plus de 13 000 habitants entre 1960 et 1981) encore accélérée, début 1983, par l’afflux de transfuges chassés du Nigéria et, qu’à côté du vieux noyau ancien à majorité éwé autochtone (ceux précisément qui furent paradoxalement les principales victimes du déguerpissement), étaient venues s’installer des vagues successives d’immigrants accentuant l’hétérogénéité sociale et ethnique du quartier (flux constant de néo-citadins attirés par les emplois induits du domaine portuaire et industriel ; arrivée de citadins loméens attirés par les logements moins chers ; afflux de paysans ouatchi chassés par la sécheresse de 1975-77 ; installation de campements de pêcheurs d’origine ghanéenne ; reflux de citadins chassés par les déguerpissements précédents en 1964, 1968, 1970, 1974, 1977, et enfin venue d’un certain nombre d’immigrés expulsés du Nigéria).
17Dans ces conditions, la montée effective à Akodessewa (mais ce quartier n’en avait pas le monopole) d’une petite délinquance endémique (vols, prostitution, trafics divers) qui trouvait à s’abriter plus commodément au milieu d’une population cosmopolite et dans un tissu urbain irrégulier avec des poches de densité interlope, très mal contrôlées par la police, a eu brusquement une valeur de symptôme menaçant pour un Pouvoir peu assuré de sa légitimité et encore fragilisé par la récession.
18L’opération urbanistique ainsi chirurgicalement administrée aux petits cultivateurs éwé et à leurs voisins prolétaires et sous-prolétaires n’était donc pas le simple revers d’un nettoyage policier (qui punirait plusieurs milliers de personnes du crime d’un seul ?). Elle était en fin de compte un acte politique dans toute sa pureté : celle de la violence administrée par le Pouvoir, violence d’autant plus ouvertement brutale que le Pouvoir se sait illégitime et fragilisé, et qu’il lui faut donc imposer par la force la démonstration de sa puissance. Dans l’immédiat, disperser un prolétariat d’autant plus dangereux qu’il campe en bordure de la ville ; pour l’avenir, lancer surtout un avertissement solennel (et prémonitoire) à l’ensemble de la société.
III. Ouagadougou 1983-1987 : la rénovation urbaine au service de l’État révolutionnaire
19Le cas burkinabe, soulignons-le, est tout différent des précédents (mais il présente avec eux quelques instructives analogies). A Lomé, le Pouvoir encadre, surveille et réprime une société civile avec laquelle il entretient un rapport d’extériorité menaçante, donc fragile et menacée. Son emprise sur elle est de pure opposition et domination frontales car, mis à part les habituels opportunistes, il n’y dispose pas de réel point d’appui (en pays sudiste, sa base est nordiste et militaire, kabye pour l’essentiel).
20Au Burkina, au contraire, à partir de 1983, des pans entiers de la société ont adhéré au programme progressiste et anti-impérialiste du nouveau pouvoir révolutionnaire. C’est d’ailleurs largement à promouvoir un consensus que le directoire militaire du CNR (Conseil National de la Révolution) s’attache avec la plus grande vigueur dès sa prise de pouvoir, de manière à agréger autour de lui l’ensemble des masses populaires contre les diverses minorités « réactionnaires » (notables politiciens, gros commerçants et bourgeoisie foncière urbaine d’une part, « forces rétrogrades de la société traditionnelle », notamment la chefferie mossi, d’autre part). Pour cela, il lui faut donc supprimer tous les anciens pouvoirs intermédiaires disqualifiés pour leur impéritie, leur corruption, leur collusion avec l’impérialisme et leur main-mise sur la richesse nationale.
21Trois objectifs principaux ont en effet orienté d’emblée la politique du CNR : la construction d’un pouvoir central fort supprimant les écrans entre les « masses » et lui ; l’édification de la société et de l’homme nouveaux par la mobilisation militante et la « conscientisation » ; la mobilisation des ressources et de la force de travail pour un développement autocentré améliorant le sort du plus grand nombre et emportant l’adhésion durable du peuple.
1. La politique urbaine, pièce maîtresse de la politique révolutionnaire
22Or, à considérer toutes les mesures qui furent prises par le CNR, on ne manque pas d’être frappé par toutes celles qui, de près ou de loin, furent relatives au remodelage de la société urbaine et de son support spatial. Sans pouvoir toutes les énumérer, rappelons les principales :
- l’institution des CDR (Comités de Défense de la Révolution), courroie de transmission du pouvoir destinée à se substituer à tous les contre-pouvoirs antérieurs (dans les bureaux et les usines, pour remplacer les syndicats ; dans les villages et les quartiers de la ville, pour supplanter les chefferies traditionnelles) ;
- la division de Ouagadougou en trente secteurs sous administration CDR de manière à disloquer les 66 anciens quartiers et à priver ainsi les notables traditionnels de leurs assises territoriales et foncières ;
- la nationalisation de toutes les terres, urbaines et rurales, mesure qui radicalise et généralise les effets de la précédente ;
- la suppression des loyers durant l’année 1985 pour casser la spéculation immobilière et se gagner la faveur du petit peuple des locataires en aiguisant la lutte des classes entre eux et les propriétaires (face à ses effets pervers – ententes entre locataires et propriétaires, gel de la construction locative, protestations des petits propriétaires dont les loyers représentaient la principale source de revenus, etc. –, la mesure fut levée dès janvier 1986) ;
- le lotissement de tous les quartiers spontanés de la périphérie de Ouagadougou pour donner une parcelle à chaque ménage et casser les pratiques de cumul spéculatif ;
- la construction de cités pavillonnaires et de petits immeubles pour satisfaire les aspirations à un logement moderne chez la moyenne et petite bourgeoisie urbaine, couches sociales ambivalentes qu’il s’agit de gagner à la révolution ;
- la rénovation des vieux quartiers centraux sur-densifiés, mal équipés et construits selon des normes trop modestes pour y implanter à la place la monumentalité des grands équipements voués aux affaires et à l’administration.
23Le Burkina apparaît ainsi à cette époque comme le seul pays africain à s’être lancé dans une politique urbaine aussi ambitieusement volontariste et systématique, puisqu’elle impliquait à très court terme la recomposition totale de la société urbaine et de son espace.
24Il y a là un paradoxe et même une apparente contradiction : dans un pays à très large dominante rurale, en situation de pauvreté structurelle encore aggravée par les sécheresses successives, dans un contexte de priorité affichée et mise en application pour le développement rural et les infrastructures régionales, pourquoi diable se lancer à marches forcées dans cette sorte de fuite en avant urbanistique dont l’urgence ne paraissait nullement démontrée ?
25Une première réponse, d’inspiration politique, vient à l’esprit : dans un contexte de sous-développement industriel et d’hyper-urbanisation nourrie par l’exode rural, donc de forte demande en terrains et logements, il n’est pas étonnant que les investissements spéculatifs des couches sociales à revenus élevés ou intermédiaires se portent sur la constitution d’une rente foncière et immobilière.
26Dès lors, lotir et construire de manière à casser la spéculation c’est, en principe du moins, faire coup double : détruire l’une des principales sources d’accumulation de la bourgeoisie ou des « féodaux » et, a contrario, conquérir la faveur du petit peuple des locataires, ainsi que l’adhésion de la remuante petite bourgeoisie urbaine à qui l’on offre la possibilité d’accéder en location-vente à des logements modernes conformes à ses aspirations.
27Plus généralement, le développement rural étant œuvre de longue haleine et de résultat toujours aléatoire, et le paysannat restant hors du jeu politique car il est encore rivé à ses appartenances identitaires traditionnelles, le succès de l’entreprise révolutionnaire, à court terme, se joue sur la scène urbaine : ici se concentrent toutes les forces sociales qui comptent politiquement, ici se manifestent les principaux contre-pouvoirs à abattre, mais ici aussi viennent s’agglomérer toutes les forces potentiellement révolutionnaires (paysans prolétarisés, sous-prolétaires, ouvriers, employés et aussi toutes ces couches intermédiaires qu’il s’agit de faire basculer dans le camp de la révolution).
28Dans ces conditions, la politique urbaine apparaît comme une pièce maîtresse de la politique révolutionnaire en général : aussi ne s’étonnera-t-on pas qu’elle ait été mise au service de l’Etat plus que de la société. C’est du moins cette contradiction principale, en ses différentes facettes, que l’on voudrait expliciter maintenant.
2. Le lotissement : du logement pour tous à l’exclusion des plus pauvres
29a) Première contradiction : les plus pauvres n’ont pas accès à la jouissance d’une parcelle lotie.
30L’objectif officiel du lotissement était, on le sait, d’offrir un logement à chaque ménage. Or, le seul examen des critères d’attribution montre que ce ne fut pas le cas. Entre autres conditions, il fallait en effet :
- être propriétaire de la parcelle précédemment occupée ;
- verser un droit d’entrée de 25 000 F CFA ;
- reconstruire en dur sur la parcelle attribuée ;
- acquitter un droit de 300 F CFA le m2 (soit de 90 000 à 120 000 F selon la superficie)1.
31On constatera donc que se trouvaient exclus de l’attribution les chefs de ménage locataires ou hébergés mais aussi nombre de petits propriétaires titulaires de revenus trop faibles ou trop intermittents pour faire face aux charges nouvelles.
32b) Deuxième contradiction : le lotissement repousse plus loin de nouveaux quartiers spontanés.
33Un autre objectif du lotissement visait à la résorption de l’habitat spontané et à la fixation de limites intangibles à l’extension de l’espace urbain. Or les exclus du lotissement avaient-ils d’autres ressources que d’aller au-delà chercher un terrain moins cher ?
34c) Troisième contradiction : le lotissement, loin de la résorber, alimente et généralise la spéculation.
35Le lotissement devait casser définitivement toute possibilité de spéculation. Or, d’une part celle-ci est alimentée par les reventes de leurs parcelles loties par ceux des attributaires qui ne peuvent les mettre en valeur ou bien préfèrent spéculer à leur tour en réalisant leur bien et en allant s’installer hors de la zone lotie ; et, d’autre part, la spéculation accompagnait le processus même du lotissement comme le ver dans le fruit : anticipant sur le lotissement à venir, les familles multi-propriétaires avaient adopté une stratégie délibérée de dispersion de leurs membres adultes placés comme pseudo-propriétaires sur les différentes parcelles du groupe de sorte que chacun pût se voir compter comme attributaire (notre enquête, réalisée en 1985 et 1987, montrait que 93 % des parcelles de la périphérie de la ville n’étaient occupées que par un seul ménage, que 23 % étaient tenues par des ménages de « célibataires », dont 30 % de femmes, et que 9/10 des hommes isolés sur leur parcelle étaient des célibataires dont une grande majorité d’hommes jeunes, avec un nombre appréciable d’étudiants).
36d) Quatrième contradiction : le coût du lotissement est reporté sur ses prétendus bénéficiaires.
37Le choix de la rénovation par le lotissement généralisé était encore justifié officiellement (du moins dans les entretiens avec les agents responsables de l’opération) par des raisons de moindre coût par comparaison avec les opérations de restructuration et de réhabilitation habituellement recommandées par les experts internationaux mais dont, au Burkina, fort de l’expérience du quartier de Cissin, l’on critiquait la lenteur, la difficile mise en oeuvre et les effets pervers en matière de relogement sur place de la population ainsi que de spéculation (les attributaires pauvres revendant leurs parcelles améliorées aux spéculateurs ou à de plus riches qu’eux attirés par l’amélioration des conditions de logement).
38Or, force est de constater qu’en l’occurrence, s’il y eut effectivement moindre coût, ce fut au bénéfice de l’Etat promoteur, mais non pas à celui des prétendus bénéficiaires. Non seulement le coût de l’opération leur incombe tout en alimentant pour partie les caisses de l’Etat (les taxes payées par les attributaires étaient ventilées selon l’affectation suivante : 25 % pour alimenter les fonds de l’opération ; 25 % pour le budget communal ; 50 % pour le budget de l’Etat), mais de surcroît le lotissement leur coûte la perte sèche de leurs investissements fonciers et immobiliers antérieurs et les oblige donc à de nouvelles dépenses de construction. Les études de cas montraient en effet que le nouveau plan en damiers avec réduction de la taille des lots ne pouvait coïncider avec l’ancien parcellaire, plus lâche, plus irrégulier, si bien que, même si l’on avait la chance d’être relogé sur place, le changement des limites et de l’orientation condamnait à détruire de toute façon le bâti existant.
39e) Cinquième contradiction : le lotissement enrichit l’Etat mais appauvrit le pays (donc il appauvrit l’Etat à long terme).
40Au niveau macro-économique, le lotissement n’en apparaît pas moins incohérent puisqu’il revient à détruire du capital accumulé par l’épargne populaire, à l’obliger à devoir s’investir à nouveau dans des dépenses foncières (l’obtention définitive du titre de jouissance) et immobilières (la reconstruction), alors que cette épargne aurait pu, pour partie, se porter ailleurs vers des dépenses productives. Curieuse logique que de tarir soi-même, par des ponctions excessives, la source à laquelle on devra puiser le lendemain et les jours suivants. Et tout ceci au nom du peuple et de l’amélioration de ses conditions de vie. Tout se passait donc, en l’occurrence, comme si l’Etat lui-même (faute d’imagination ? pour d’autres raisons moins excusables ?) n’avait trouvé que ce procédé prédateur pour capter l’épargne populaire et relancer les activités au seul bénéfice du secteur du bâtiment.
41f) Sixième contradiction : la sécurité foncière est l’un des buts principaux du lotissement mais, en réalité, c’est le lotissement qui est le but de la garantie de sécurité foncière.
42L’ensemble de l’opération fut menée à grands tapages autour du thème de la sécurité foncière. On répétait à l’envi l’argument apparemment imparable selon lequel le lotissement, en permettant à chaque attributaire bien identifié d’obtenir la reconnaissance juridique de son droit de jouissance (le Permis Urbain d’Habiter) sur une parcelle dûment cadastrée et répertoriée, mettrait l’attributaire définitivement à l’abri de tout déguerpissement ou de toute expropriation sans compensation. Reconnaissons d’ailleurs que cet argument fut d’une efficacité incontestable et que bien des citadins interrogés au cours des enquêtes officielles (mais quelle est l’enquête qui pourrait prétendre échapper à sa perception par les enquêtés comme une démarche répondant au besoin de savoir du Pouvoir ?) répondaient en effet qu’ils étaient satisfaits du lotissement qui leur donnait enfin une sécurité foncière.
43Pourtant cette évidence massive (trop massive ?) résiste mal à l’idée simple (trop simple ?) suivante : n’aurait-il pas été moins coûteux et plus juste, en fin de compte, de recenser sur place les résidents et les ayants droit, de purger les droits antérieurement acquis selon diverses modalités (coutumières, néo-traditionnelles, modernes) et d’enregistrer les parcelles ainsi identifiées à l’aide d’un cadastre facile à dresser avec les moyens actuels ? Quant à de nécessaires modifications de voirie ou à l’implantation d’équipements collectifs, elles pouvaient très bien s’accommoder de restructurations ponctuelles.
44Comment s’empêcher de penser dès lors qu’en réalité l’argument séducteur de la sécurité foncière ne fut rien moins qu’un chantage destiné à imposer le lotissement et ses contraintes ?
45g) Septième contradiction : opération officielle de logement pour tous, le lotissement a pour fonction de réserver la ville moderne aux couches solvables.
46Mais alors, si le but de la sécurité foncière, c’est d’imposer le lotissement, quel est donc le but du lotissement ? Nous avons déjà risqué une hypothèse économico-financière : le lotissement comme instrument du financement forcé de la modernisation urbaine par la population, comme mode d’extorsion étatique d’un tribut prélevé sur l’épargne populaire, comme machine, en somme, à remplacer l’impôt sur les revenus et comme facteur de la relance par la dynamisation des activités du bâtiment (rappelons-nous l’adage bien français : « quand le bâtiment va, tout va »).
47Qu’une telle interprétation ne soit pas purement hypothétique, qu’elle ne relève pas seulement de l’impertinence sociologique, nous voulons en trouver confirmation dans les propos de tel haut responsable qui, finissant par convenir que l’opération avait pour conséquence l’exclusion des pauvres (effet pervers ?), ajoutait sans plus de détour : « la ville a un prix ; celui qui ne peut y accéder n’a qu’à retourner au village pour y cultiver » (effet pervers ? Non : effet voulu) (entretien effectué en 1988).
48Ainsi s’avouait, par une bouche autorisée, l’une des rationalités profondes de la politique urbaine du pouvoir : exclure de la ville utile, moderne, les couches sociales non solvables, impropres à en consommer productivement l’espace et les services, inaptes à payer le coût de sa modélisation ; finalement, façonner une ville de producteurs-consommateurs-contribuables recensés, localisés, fixés dans les limites d’un espace homogène, quadrillé, ordonné, lisible, rationnel.
3. Où les contradictions disparaissent : la politique urbaine, instrument cohérent d’une politique cohérente de contrôle panoptique des ressources et des populations par l’Etat
49Mais cette rationalité économico-financière, de facture somme toute très classiquement bourgeoise (chassons la contradiction, elle revient au galop, mais comment résister, en la matière, à l’analogie entre révolution burkinabé et logement social ivoirien ?) s’articulait de manière fort cohérente à une rationalité plus directement politique, d’inspiration à la fois haussmannienne et révolutionnaire.
50En effet, par l’irrégularité du parcellaire, des superficies et des formes, par le caractère souvent labyrinthique des cheminements, par la mitoyenneté des concessions avec leurs dédales de cours plus ou moins communicantes, par l’instabilité d’un marché informel non contrôlable, par la fluctuation incessante des populations résidantes, les quartiers spontanés de la périphérie, tout comme les vieux quartiers densifiés du centre, constituaient des territorialités « difficilement saisissables par les autorités », comme le disait si bien un haut fonctionnaire (1985). Et le même d’ajouter très explicitement que, seul, le modèle orthogonal classique où chaque parcelle a son côté-rue, permet une bonne fixation du cadastre, l’établissement d’une assiette pour taxes diverses, facilite un numérotage rigoureux de chaque rue et de chaque maison, ce qui rend possible « de retrouver facilement les gens avec moins de perte et moins de fuite ».
51Une telle volonté de contrôle « panoptique » (Jeremy Bentham via Foucault) du territoire, des populations urbaines, et d’exploitation rationnelle de leurs ressources, était donc en parfaite congruence avec la volonté plus générale de construire un Etat hégémonique, capable d’asseoir son emprise directe sur des sociétés plurielles divisées par de complexes et hétérogènes appartenances particularistes (ethniques, tribales, régionales, lignagères, corporatistes, politiques, idéologiques) opposant toute leur diversité, toute leur opacité, toute leur labilité, au dur désir d’homogénéité, de transparence et de rationalité univoque du Pouvoir révolutionnaire.
52Cette cohérence, retrouvée dans l’articulation en complémentarité d’une logique rentabiliste et d’une logique étatiste, on peut encore, pour les besoins d’une démonstration plus complète, en trouver confirmation dans la mise en œuvre du programme de construction de petits ensembles immobiliers de bon standing (Cités An II, An III, An IV, de la Révolution et petits immeubles à usage résidentiel), ainsi que dans la rénovation des vieux quartiers populeux du centre-ville (déguerpissement-destruction de Bilibambili en octobre 1985, de Tiedpalogho, Peuloghin et Zangouettin en août 1986,...) pour y installer à la place des quartiers d’affaires, de bureaux et d’immeubles de grand standing.
53Si ces deux types de programme paraissent peu compatibles, en effet, avec des idéaux révolutionnaires de justice sociale et de priorité aux besoins essentiels, ils le sont tout à fait, en revanche, avec les objectifs de rentabilisation et de contrôle social.
54La rénovation des vieux quartiers du centre permet à la fois d’en expulser les couches sociales les moins solvables, d’en rentabiliser l’occupation en faisant appel à des investisseurs publics et privés, et d’en réaménager totalement l’ordonnancement de telle sorte que l’espace y soit parfaitement aéré, lisible, facile à contrôler, tout à l’opposé donc de l’inquiétante opacité des vieux quartiers (signalons à ce propos que, pour justifier la destruction de Bilibambili, le plus ancien quartier loti en 1932, on avait tenu un discours analogue à celui qu’avait produit le pouvoir togolais pour raser Akodessewa : Bilibambili était un quartier « insalubre », une « termitière » et surtout « un des bastions de la prostitution ». Où l’on vérifie, une fois encore, qu’un discours urbanistique d’inspiration moralisante et hygiéniste masque fort mal la réalité de la violence d’Etat.
55La rationalité est identique dans la destruction du vieux marché central, qualifié alors, pour les besoins de la cause, comme un « regroupement de hangars branlants », un « haut lieu de la contrebande », « une plaie au cœur de la capitale », à la place duquel est édifié aujourd’hui un beau marché moderne aux formes aérées, tandis que tout autour s’élèvent peu à peu les petits immeubles qu’on a fait obligation aux commerçants riverains de construire à leurs frais.
56Quant à l’édification des petits ensembles destinés essentiellement à la moyenne bourgeoisie intellectuelle, sous la contradiction apparente entre un programme dit « social » et la réalité de leur coût élevé (montants de la location-vente s’élevant de 30 000 à 45 000 F CFA, dans un pays où le salaire mensuel moyen est de 65 000 F CFA, le salaire médian étant de 48 000 F CFA, chiffres de 1985)2, il faut percevoir une réelle cohérence. En offrant à cette couche sociale des logements à la fois satisfaisants et onéreux, le Pouvoir gagne en même temps sur plusieurs tableaux : d’abord il peut espérer s’assurer de son clientélisme tout en escomptant que cette faveur la coupera des catégories inférieures auprès desquelles elle peut avoir une fonction de leader d’opinion ; ensuite, il la contraint à la tranquillité petite-bourgeoise des accédants modestes à la propriété, liés par leur endettement et le paiement de charges accrues inhérentes à l’élévation des normes de confort, de ce fait particulièrement vulnérables à la hantise de perdre logement et emploi (cette dernière sanction, le « dégagement », étant d’usage contre les fonctionnaires indisciplinés) ; enfin, en la regroupant au sein d’ensembles résidentiels bien individualisés par rapport au reste du tissu urbain, le pouvoir l’assigne en quelque sorte à résidence dans des espaces bien localisés et faciles à contrôler (par le CDR de secteur notamment).
Retour à la contradiction...
57Analysée selon les termes d’une problématique résolument politique, la politique urbaine du gouvernement révolutionnaire de 1983-1987 s’est donc révélée profondément cohérente, sous ses paradoxales mais trop manifestes contradictions entre l’affirmation d’objectifs populistes et la réalité d’une action tout entière orientée par des objectifs de rentabilisation économique et de dégagement de ressources financières nouvelles d’une part, de construction d’un Etat central hégémonique, régnant sans partage sur une société domestiquée, totalement prise dans le maillage serré de l’appareil d’Etat et de ses dispositifs spatiaux, d’autre part.
58La justice sociale ni la démocratie n’y trouvèrent leur compte. Non plus, par conséquent, la légitimation de l’Etat. C’est la seule contradiction fondamentale que l’on peut souligner dans toute cette tentative de prise de possession forcée d’une société par l’Etat.
59Mais cette contradiction-là est irréductible, comme le montrent bien d’autres exemples analogues à cet égard (notamment ceux de la Côte d’Ivoire et du Togo), par delà leurs différences idéologiques officielles.
Notes de bas de page
1 Pour apprécier ces sommes, indiquons que le salaire médian était en 1985 de 48 000 F CFA et le salaire mensuel moyen de 65 000 F CFA ; et surtout qu’être salarié, dans ce pays, c’est faire partie d’une minorité privilégiée.
2 Pour apprécier ces sommes, indiquons que le salaire médian était en 1985 de 48 000 F CFA et le salaire mensuel moyen de 65 000 F CFA ; et surtout qu’être salarié, dans ce pays, c’est faire partie d’une minorité privilégiée.
Auteur
CECOD-IEDES, Université de Paris I.
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