Version classiqueVersion mobile

État et société dans le Tiers-Monde

 | 
Christiane Frelin
, 
Maxime Haubert

1. L’État modernisates en question : la crise politique

Participation paysanne ou transfert des coûts aux organisations locales ?

L’agriculture irriguée et le désengagement de l’État au Sénégal et à Madagascar

Paul Mathieu

Texte intégral

1Le Sénégal et Madagascar sont deux pays qui, en dépit de différences considérables (quant à la population, la superficie, les ressources en terres et en eau), ont cependant en commun les trois caractéristiques suivantes :

  • l’importance du riz comme aliment de base,

  • une insuffisance croissante de la production nationale, et donc des importations de plus en plus coûteuses et importantes de ce produit entre 1970 et 1985,

  • et enfin, l’accent mis récemment par l’Etat sur des formes d’organisation paysannes dans la riziculture irriguée pour tenter d’accroître la production.

I. Les petits périmètres irrigués villageois (PIV) au Sénégal

  • 1 Société d’Aménagement et d’Exploitation du Delta et des terres de la vallée du fleuve Sénégal.
  • 2 Discours inaugural du Président Abdou Diouf au colloque sur l’après-barrages. Dakar, novembre 1984. (...)

2Dans la moyenne vallée du fleuve Sénégal, une société d’Etat, la SAED1 encadre depuis 1974 l’aménagement de petits périmètres irrigués villageois (PIV). Le nombre de ceux-ci s’est accru très rapidement au point de représenter en 1986 une superficie totale de 15 700 ha, soit 43 % du total des aménagements sous tutelle de l’Etat sur la rive gauche (sénégalaise) du fleuve. Ces aménagements sont réalisés à la demande des communautés villageoises et sur des sites choisis par les villages eux-mêmes (en fonction bien sûr, aussi, des contraintes techniques de l’irrigation). La réalisation effective des aménagements se fait le plus souvent de façon manuelle par les futurs exploitants avec un encadrement technique léger de la SAED. La taille moyenne de ces périmètres était en 1983 de 21 ha, et la superficie des parcelles attribuées à chaque exploitant de 0,19 ha. Le rôle de la société d’encadrement se limite à fournir le groupe moto-pompe au départ, ainsi que les intrants (engrais, gasoil, semences, produits phytosanitaires)2. Les groupements de producteurs s’organisent de façon autonome pour constituer des caisses d’amortissement et de financement des réparations, pour le paiement collectif des intrants, l’organisation des tours d’eau, le choix des cultures éventuelles autres que le riz, etc. La culture principale, en saison d’hivernage (saison des pluies, chaude), est celle du riz.

3Bien que cette culture, ainsi que les techniques de l’irrigation, aient été quasi-inconnues dans cette zone avant 1974, les résultats techniques obtenus ont très vite été excellents, avec des rendements moyens atteignant 4 tonnes de riz paddy à l’hectare en 1982-83, moins de dix ans après l’introduction de cette nouvelle production.

4Vu l’impact de la sécheresse, qui rend les résultats des cultures traditionnelles de plus en plus faibles et aléatoires, la production des PIV quoique limitée, permet d’assurer une certaine sécurité alimentaire minimale mais cependant essentielle pour les populations qui cultivent sur ces périmètres. Les rendements élevés résultent de pratiques culturales intensives : repiquage systématique, temps de travaux à l’hectare élevés, utilisation généralisée de l’engrais.

5La réussite technique des petits périmètres irrigués villageois, leur extension rapide, suite de la forte demande des populations et du soutien de l’Etat à cette formule, les bons résultats agricoles obtenus grâce à l’adoption et à la diffusion rapide des techniques de culture intensives résultent de la convergence de nombreux facteurs favorables.

6Parmi ceux-ci, on peut relever notamment le fait que cette production répondait à un besoin à proprement parler vital suite à la sécheresse, le fait qu’elle était adaptée, au plan technique et institutionnel, aux types d’organisation sociale de la vallée, et enfin un appui important de l’Etat à ces périmètres, sous diverses formes et à différentes étapes :

  1. pour la préparation des aménagements : un appui technique “souple” et peu autoritaire pour identifier les sites les plus propices à l’aménagement et définir les travaux et opérations techniques d’aménagement à réaliser (planage, tracé des canaux, petits ouvrages de maçonnerie) ;

  2. lors du démarrage des périmètres : pour la fourniture gratuite du matériel d’irrigation indispensable et coûteux (groupe motopompes, tuyaux etc.) ;

  3. enfin, en phase d’exploitation, par la très forte subvention, jusqu’en 1985, des principaux coûts d’exploitation courants. Les prix des intrants (engrais, insecticides) fournis par la SAED étaient, en effet, fortement subventionnés, et les provisions d’amortissement demandées pour le remplacement des motopompes étaient d’une part très faibles, et, d’autre part, non effectivement payées par les groupements de producteurs.

7En apportant cet appui – de façon indéniablement assez efficace –, alors que la formule des PIV n’était pas initialement prévue dans les plans d’aménagement de la vallée du fleuve, l’Etat, à travers une action “sociale” équivalant quasiment à une aide d’urgence (venir en aide à des populations en détresse), réalisait en même temps une “transition ménagée” et progressive vers l’aménagement global de la vallée, qui poursuivait, on s’en doute, d’autres objectifs, à travers d’autres formes d’exploitation agricole.

8Le principal objectif du projet d’aménagement global, décidé dès les premières années de l’indépendance (et faisant suite aux grands projets du même type de l’époque coloniale), était, en effet, de réaliser ou de contribuer de façon décisive à l’autosuffisance nationale – et non locale –, pour satisfaire les besoins de consommation de riz des villes. Cet objectif requiert des rythmes d’aménagement élevés, assurant une croissance rapide des superficies cultivées, avec des modes d’exploitation qui, contrairement aux PIV, dégagent des surplus commercialisables importants. Ceci semblait impliquer nécessairement des exploitations agro-industrielles privées, ou de grands aménagements encadrés par l’Etat, pour produire d’importants surplus commercialisables.

  • 3 Discours inaugural du Président Abdou Diouf au colloque sur l’après-barrages. Dakar, novembre 1984. (...)

9En principe, l’Etat a affirmé de façon claire le choix d’un certain équilibre dans la diversité des formes de production, le Président Abdou Diouf déclarant notamment en 1984, à propos de “l’après-barrages” (c’est-à-dire l’aménagement global de la vallée pour l’irrigation faisant suite aux deux grands barrages construits à partir de 1982) : « Dans le domaine de l’agriculture, aucune des voies de développement possibles (la grande exploitation industrielle privée ou la petite exploitation familiale) n’a été écartée. Toutefois, le développement de l’agriculture par le biais de la petite exploitation paysanne sera privilégié »3.

10En fait, par rapport aux objectifs étatiques, la voie des périmètres villageois apparaît fort limitée, d’une part parce que les surfaces aménageables sous cette forme sont, pour des raisons techniques et topographiques, limitées à 60 000 hectares sur les 250 000 qu’il est prévu d’aménager au total sur la rive gauche, sénégalaise, du fleuve, et d’autre part, parce que les subventions très élevées à l’exploitation de ces périmètres (estimées à près de la moitié des coûts réels de production, jusqu’en 1985) ne peuvent aujourdhui plus être pratiquées, en raison de la politique dite de “vérité des prix” et du désengagement étatique imposée au Sénégal par les bailleurs de fonds, et particulièrement la Banque Mondiale. Le financement des investissements dans l’irrigation étant assuré, pour le septième plan (1985-89), à plus de 95 % par des sources extérieures, il est clair que ces conditions imposées reflètent une contrainte de financement externe absolument incontournable. Or ces subventions étaient jusqu’ici un élément essentiel de l’attractivité économique des PIV pour les paysans, et elles constituent sans doute, à moyen et long terme, une condition de viabilité économique et de reproduction technique de ces périmètres.

  • 4 Au contraire, en diminuant le prix de vente du riz de 160 à 130 F. CFA le kg en mai 1988, le présid (...)
  • 5 Ph. Lavigne-Delville, “Les périmètres irrigués villageois de Matam : stratégies paysannes et irriga (...)

11En effet, depuis la “Nouvelle politique agricole” définie en 1984 et le désengagement de l’Etat mis en œuvre de façon accélérée depuis 1986, la “vérité des prix” pour les intrants agricoles a fait augmenter de façon substantielle les charges monétaires de la culture irriguée, sans qu’il y ait d’augmentation parallèle des prix de vente du paddy par les paysans4. La “vérité des prix” se traduit donc directement par une diminution constante du revenu du travail paysan pour la culture du riz5. Cette diminution est encore accentuée depuis que le crédit de campagne (pour l’achat des intrants) est lui aussi devenu “vrai” et payant depuis 1988, c’est-à-dire soumis à des taux d’intérêt de plus de 10 % l’an, alors que ce crédit était fourni auparavant sans intérêt par la SAED (sur des financements publics étrangers). Ces évolutions récentes font donc que l’exploitation de la riziculture irriguée a cessé d’être rentable pour un grand nombre de petits exploitants (particulièrement ceux qui n’ont que des surfaces limitées et pas ou peu de revenus monétaires extra-agricoles). On risque donc d’assister à une diminution rapide des surfaces totales cultivées efficacement en irrigation (c’est-à-dire de façon intensive) dans les PIV. D’autre part, la vocation égalitaire de ceux-ci à leurs débuts fera sans doute place à une différenciation croissante des revenus et de l’appropriation foncière au sein du monde paysan : les producteurs capables de financer les charges monétaires et de cultiver de façon rentable s’approprieront progressivement les terres attribuées aux exploitations devenues “non rentables” (ou non viables) et utiliseront de façon croissante une main-d’œuvre agricole salariée.

  • 6 Plus de 15 000 ha aménagés, cultivés par plus de 50 000 exploitants et leurs familles, en 1987.

12Il est donc fort probable que les périmètres villageois périclitent progressivement durant les prochaines années, si aucun correctif n’est apporté à la politique actuelle des prix, du crédit, et aux conditions de fourniture des intrants et équipements aux périmètres villageois. Si cette marginalisation et la dégradation probables des périmètres villageois se réalisent, comme on peut le craindre, ceux-ci auront essentiellement assuré deux fonctions : l’une, d’aide d’urgence à court terme, l’autre, à long terme, d’insertion “douce” d’une part importante des populations de la vallée du fleuve dans des formes de production dépendantes de facteurs de production importés (motopompes, gasoil, engrais) et soumises à une logique marchande. Le fait que le principal objectif des producteurs des PIV soit vivrier plutôt que marchand, de même que la forte subvention – jusqu’en 1985 – des principaux coûts de production monétaires caractérisent bien sûr ces aménagements et constituent sans doute une des raisons de leur rapide extension et de la forte adhésion paysanne qu’ils ont suscitée. Cela n’empêche pas que, ce faisant, la transformation des modes de production agricoles ainsi déclenchée est à la fois radicale, relativement massive6, et réussit cependant la gageure de se réaliser “en douceur” et même “en réponse” – à l’occasion de la sécheresse – à une demande paysanne, alors même que la structure sociale de cette zone et les modes de production agricole avaient fait la preuve d’une remarquable stabilité depuis bien avant le début de ce siècle.

13En les considérant avec un minimum de recul historique, une des caractéristiques de ces périmètres villageois semble donc être leur ambivalence :

  1. d’une part, un succès technique remarquable – et qui était somme toute peu prévu – et rapide durant les 10 premières années suivant le démarrage de cette forme de production. Ce succès résulte à la fois de dynamiques internes au monde paysan et de facteurs externes (subventions, encadrement technique, fourniture des intrants), mais ces derniers entraînent une dépendance car ils sont en effet quasi-totalement déterminés par des politiques de financement du développement choisies à l’extérieur du pays.

  2. Autre ambivalence : on est ici face à une demande paysanne pour une production vivrière axée sur l’objectif d’autosubsistance ou au moins de sécurité alimentaire familiale, mais cette production “paysanne” aboutit dans des circuits techniques et économiques qui rendent les producteurs dépendants de facteurs de production marchands et importés (gasoil, engrais, moto-pompes) et de “méga-outils” (grands barrages) directement contrôlés par l’Etat et, au-delà de celui-ci, par des sources de technologie, d’expertise et de financement extérieures.

II. Les petits périmètres irrigués (PPI) à Madagascar7

  • 7 Les réflexions qui suivent s’appuient sur l’expérience de deux missions d’évaluation des PPI de l’O (...)
  • 8 Pour une production supplémentaire totale espérée de presque 50 000 tonnes par an de riz-paddy, d’a (...)

14A Madagascar, le programme national de réhabilitation des petits périmètres irrigués (en abrégé : PPI) a débuté en 1985 avec comme premier objectif la réfection technique d’une superficie totale de près de 60.000 hectares d’aménagements irrigués (actuellement fort dégradés) hydrauliques entre 1986 et 1995. Il ne s’agit pas, dans la plupart des cas, d’aménagements traditionnels mais de réseaux hydrauliques, qui ont été réalisés à l’époque coloniale et étaient jusqu’ici gérés par l’Etat. L’insuffisance de cette gestion, en partie à cause de l’absence des ressources et moyens nécessaires pour les entretiens et réparations, avait cependant entraîné depuis les années 70 une dégradation accélérée de ces réseaux et dans de nombreux cas, à cause de cette dégradation, une part importante des superficies aménagées avait donc cessé d’être irriguée correctement. Grâce à la meilleure maîtrise de l’eau rendue possible par la réhabilitation des réseaux, le programme vise à ce que les paysans adoptent des techniques améliorées (utilisation des engrais, repiquage) et, en obtenant des rendements plus élevés, accroissent ainsi de façon substantielle la production de riz du pays8.

15Le second objectif essentiel de ce programme est que l’entretien et la gestion de ces périmètres réhabilités soient entièrement transférés aux exploitants eux-mêmes, regroupés en “Associations d’usagers de l’eau” (AUE).

  • 9 Discours de clôture du Ministre de l’Agriculture au séminaire de formation des responsables d’AUE, (...)

16Ces associations d’usagers sont dotées par décret d’une personnalité juridique et de l’autonomie (et donc aussi de la responsabilité financière). En transférant entièrement les responsabilités de gestion et d’entretien à ces associations, l’Etat propose donc aux paysans de ces périmètres une innovation assez radicale et une expérience sans doute encore inédite à une telle échelle en Afrique. Pour l’Etat, cet objectif est essentiel. Comme le signale le ministre de l’Agriculture aux responsables des nouvelles associations : « Concrètement, la relation entre les paysans et l’Etat, le Pouvoir Central ou les Collectivités Décentralisées va changer »9.

17L’enjeu de ce changement est en fait la mise en place d’organisations nouvelles aptes à assurer certaines fonctions (maintenance et gestion hydrauliques) anciennement remplies tant bien que mal (et plutôt mal, depuis 1970) par l’encadrement étatique. Derrière la “responsabilisation” paysanne, ce programme constitue donc aussi, dans le secteur stratégique du riz et de l’agriculture irriguée, un aspect important du désengagement de l’Etat, par la diminution du rôle direct de celui-ci dans l’encadrement du monde rural et par une diminution des coûts de cet encadrement.

  • 10 Les travaux de la plupart des PPI de l’ORD se sont achevés fin 1989, et la phase de prise de respon (...)

18En liant le transfert de responsabilité à une remise en état des réseaux et en consultant les paysans, dès le début des études préparatoires, sur leurs principaux souhaits quant au contenu technique de la réhabilitation, le ministère de l’Agriculture inscrit en principe le transfert de responsabilité dans un contexte positif (du point de vue matériel) et dans une relation de dialogue entre Etat, techniciens et paysans. Ce contexte technique favorable et l’insistance sur la consultation des usagers et la communication entre les divers partenaires du processus de transfert devraient donner un maximum de chances de réussite à l’opération. L’expérience, encore très limitée dans le temps10, de ce programme montre cependant que l’innovation “proposée” est hautement complexe et difficile.

  • 11 Et en restant dans les limites de coûts d’investissement puis d’entretien qui soient considérés com (...)

19Aux travaux de réhabilitation technique est donc lié un processus de participation paysanne, la transition vers ces nouvelles organisations paysannes “responsabilisées” étant bien sûr pilotée et orchestrée par l’Etat, à travers les organismes d’encadrement du monde rural. La première étape de ce processus consiste en une consultation des paysans, avant les travaux de réhabilitation et avant même la décision de réaliser ceux-ci. Lors de ces consultations, les techniciens recueillent d’abord l’avis des paysans sur les options techniques souhaitées par eux pour la réalisation des nouveaux réseaux réhabilités. En même temps, l’administration subordonne la décision effective de réhabilitation à l’acceptation par une majorité d’exploitants (75 %) du principe de créer une association d’usagers et d’assumer, dans le cadre de celle-ci, les charges d’entretien du périmètre après la réhabilitation. Ce n’est qu’après l’engagement écrit de 75 % des exploitants concernés par le futur réseau que l’administration prend la décision de réaliser effectivement les travaux, suivant le scénario technique lors des consultations préalables11.

20La réalisation effective de ce programme est encore trop peu avancée pour pouvoir apprécier avec tout le recul nécessaire les résultats obtenus et le degré de réalisation des objectifs officiels. La brève expérience de la mise en place et du début de fonctionnement des associations déjà créées permet cependant de mettre en lumière certaines ambiguïtés et difficultés fondamentales que le programme devra surmonter pour réussir.

21De nombreuses AUE de grande taille (plusieurs centaines de membres dispersés dans des hameaux souvent très éloignés) arrivent très difficilement à avoir la cohésion sociale, la qualité de communication interne et la discipline collective nécessaires pour gérer l’interdépendance technique très forte qui caractérise ces réseaux hydrauliques très étendus (souvent plus de 5 km de canal primaire). La taille de ces réseaux et les solutions techniques adoptées font qu’une gestion optimale de la ressource en eau (respect des tours d’eau et des quantités prévues pour chaque maille hydraulique) est indispensable pour que tous les usagers puissent disposer de l’eau nécessaire. Il y a donc divergence, dans “ces associations”, entre l’interdépendance fonctionnelle au plan technique et l’absence ou la difficulté de cohésion et de discipline des usagers au plan social ou institutionnel.

22L’autorité nécessaire aux dirigeants de ces nouvelles associations leur fait souvent défaut, à la fois pour des raisons internes aux AUE (hétérogénéité sociale des associations, divergences d’intérêts entre les exploitants d’amont et d’aval), des raisons historiques (pas d’expérience d’une gestion paysanne de l’eau sur ces réseaux jusqu’ici gérés au moins formellement par l’Etat) et pour des raisons “externes”. Les nouvelles associations s’inscrivent, en effet, dans un ensemble de relations de pouvoir complexes entre des acteurs très divers : l’Etat central, les services techniques responsables des infrastructures rurales, les autres institutions d’encadrement du monde rural, et enfin les collectivités rurales décentralisées fokonolona. Ces dernières sont un des principaux pouvoirs à l’échelle locale ; elles sont aussi officiellement l’autorité de tutelle des AUE. Mais d’autre part, ces collectivités sont très fortement politisées, et elles perçoivent souvent les associations de façon assez ambivalente comme une autorité potentiellement concurrente et, en tout cas, un enjeu important de pouvoir et de ressources financières à contrôler.

  • 12 Comme le disait un membre d’une nouvelle association pour justifier son adhésion initiale au projet (...)

23Même si une majorité d’usagers acceptent de constituer des associations et d’assumer les obligations futures qui en découlent (coûts financiers des cotisations et redevances, coûts sociaux d’une discipline institutionnelle et collective dans la gestion de l’irrigation et les travaux collectifs d’entretien etc..), il est à craindre que cette acceptation ait souvent été relativement superficielle et formelle. Les engagements (signature individuelle de chaque usager) ont souvent été obtenus par des pressions des autorités locales en présentant surtout les avantages à attendre de la réhabilitation12 et en en minimisant les obligations. D’autre part, les avantages des travaux de réhabilitation sont clairement perçus par les usagers dont les conditions techniques d’irrigation sont mauvaises, mais essentiellement par ces usagers-là. Par contre, les coûts et les contraintes résultant du nouveau régime institutionnel (“auto gestion” et responsabilité) et des nouvelles caractéristiques des réseaux (tours d’eau, discipline d’irrigation plus stricte) s’imposent de façon égale et homogène à tous les exploitants. De plus ces contraintes et ces coûts doivent être effectivement acceptés par tous pour pouvoir atteindre à la fois un bon fonctionnement technique de l’irrigation et un bon fonctionnement institutionnel des associations. Bref, si les coûts et obligations du nouveau système s’imposent également à tous, les avantages et bénéfices vraiment significatifs de la réhabilitation concernent seulement une partie de l’ensemble des usagers. Même si ces bénéficiaires objectifs sont nombreux (ils représentent souvent 50 % ou plus des exploitants), l’innovation technique et institutionnelle ne répond pas ici, contrairement au cas des PIV du Sénégal, à un objectif ou à un intérêt perçus comme vitaux par l’ensemble des membres du groupe. Or, la perception d’un tel intérêt commun est sans doute un facteur nécessaire pour obtenir un consensus réel et très fort, aussi pour ce qui concerne toutes les contraintes et tous les coûts impliqués par le nouveau système et qui conditionnent son fonctionnement efficace.

24Toutes ces raisons expliquent pourquoi de nombreuses associations éprouvent des difficultés dès l’achèvement des travaux de réfection, lors de la phase où il faut concrétiser les engagements initiaux : discipline d’irrigation, paiement des cotisations et redevances.

*
* *

Essai d’interprétation provisoire des deux expériences

25Il est parfaitement possible qu’après ces difficultés initiales, les associations d’usagers de l’eau des PPI arrivent à s’approprier l’outil d’irrigation “nouveau” mis en place, en trouvant les modes de fonctionnement institutionnels adéquats, et en dépassant les réticences paysannes actuelles bien compréhensibles. Par rapport à l’expérience sénégalaise des PIV, le recul est ici insuffisant pour formuler des appréciations ou prédictions plus précises. Deux aspects apparaissent cependant de façon claire, qui rapprochent les deux projets présentés ici :

  • d’une part, il s’agit d’amener, en un temps très bref, des organisations paysannes à assumer les coûts de “la vérité des prix” et du désengagement forcé de l’Etat (coûts d’exploitation monétaires de l’irrigation au Sénégal, coûts élevés de l’entretien des aménagements, dans les PPI de Madagascar) ;

  • d’autre part, derrière une opération technique qui, au départ, semble entraîner une adhésion au moins conjoncturelle de tous les acteurs concernés – c’est-à-dire, pour schématiser : l’Etat, les techniciens, les paysans, les sources de financements extérieurs –, il est loin d’être certain qu’en réalité, dans le moyen et long terme, ces divers acteurs continuent à poursuivre des objectifs convergents. Le risque existe donc que des options ou des intérêts concurrents se manifestent quant aux conditions dans lesquelles les associations d’usagers vont assurer leurs fonctions collectives à l’égard de l’outil de production.

26Dans les deux cas présentés ici, ce sont donc à la fois les inégalités et les tensions internes au monde rural, le contexte économique national (influant sur la rentabilité de la culture du riz et l’intérêt d’investir, à tous points de vue, dans celle-ci), et les règles nouvelles d’exploitation imposées par l’Etat qui détermineront la viabilité des organisations locales de producteurs, le progrès ou le déclin des productions, et finalement la réussite des innovations techniques réalisées.

Notes

1 Société d’Aménagement et d’Exploitation du Delta et des terres de la vallée du fleuve Sénégal.

2 Discours inaugural du Président Abdou Diouf au colloque sur l’après-barrages. Dakar, novembre 1984. Le Soleil, Dakar, 20.11.84

3 Discours inaugural du Président Abdou Diouf au colloque sur l’après-barrages. Dakar, novembre 1984. Le Soleil, Dakar, 20.11.84

4 Au contraire, en diminuant le prix de vente du riz de 160 à 130 F. CFA le kg en mai 1988, le président Abdou Diouf a pu désamorcer une crise sociale et politique aiguë à ce moment, mais les revenus de la commercialisation du riz sur le marché (vente du paddy directement par les producteurs aux intermédiaires et commerçants privés) ont diminué d’autant : ce prix de vente est aujourd’hui proche de 60 F le kg de paddy, alors que le prix de vente officiel du paddy à la SAEB (avec paiement effectif plusieurs mois après la livraison) est de 85F/kg.

5 Ph. Lavigne-Delville, “Les périmètres irrigués villageois de Matam : stratégies paysannes et irrigation”. Note pour le réseau Recherche-Développement, Paris, 1989.

6 Plus de 15 000 ha aménagés, cultivés par plus de 50 000 exploitants et leurs familles, en 1987.

7 Les réflexions qui suivent s’appuient sur l’expérience de deux missions d’évaluation des PPI de l’ORD (Opération de Développement Rural) à Antsirabe. Les opinions exprimées ici le sont bien sûr à titre entièrement personnel et n’engagent pas les organismes pour lesquels ces missions ont été réalisées.

8 Pour une production supplémentaire totale espérée de presque 50 000 tonnes par an de riz-paddy, d’après le schéma directeur du programme national PPI (Min. de la production agricole et de la réforme foncière, 1985).

9 Discours de clôture du Ministre de l’Agriculture au séminaire de formation des responsables d’AUE, Antsirabe, 1989.

10 Les travaux de la plupart des PPI de l’ORD se sont achevés fin 1989, et la phase de prise de responsabilité progressive des AUE a donc débuté depuis très peu de temps. Ceci donne aux remarques qui suivent une portée nécessairement limitée par la brièveté de l’expérience.

11 Et en restant dans les limites de coûts d’investissement puis d’entretien qui soient considérés comme supportables respectivement par l’Etat (qui emprunte pour réaliser la majeure partie de ces travaux) puis pour les pays (pour les coûts d’entretien).

12 Comme le disait un membre d’une nouvelle association pour justifier son adhésion initiale au projet : “quand on vous demande si vous êtes pour le progrès, personne n’ose répondre non”.

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

Cette publication numérique est issue d’un traitement automatique par reconnaissance optique de caractères.
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search