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Les îles de l’Empire byzantin (viiie-xiie siècles)

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Élisabeth Malamut

Conclusion

Texte intégral

1 Multiplicité, éparpillement, originalité des îles byzantines ; lumière souvent diffuse sur une histoire mouvementée, faite de conquêtes et de reconquêtes, de désertification et de repeuplement, sur un paysage semé d’établissements côtiers ou au contraire de refuges en hauteur, éloignés du rivage ; rôle des îles byzantines comme jalons dans la Méditerranée Orientale, contredit par la vie de leurs habitants vouée à l’agriculture ; pôles avancés de la défense maritime ou bien terres cédées trop facilement à des alliés peu sûrs et voraces : ce monde de contradictions que sont les îles de l’Empire byzantin à l’époque étudiée peut-il prêter à quelques conclusions au terme de cette étude que nous aurions voulu exhaustive ?

2 Au-delà de cette disparité foisonnante que nous venons de suggérer, nous avons, au fil de notre étude, dégagé des thèmes qui s’imposent avec force et qui permettent à la fois de comprendre l’histoire des îles de l’Empire aux 8e-12e siècles et d’entrevoir leur destin au 13e siècle.

3 Le premier thème est celui de la géographie spécifique de la région.

4 Quand nous avons abordé la géographie des îles byzantines, nous avons constaté qu’elle s’inscrivait certes dans une géographie insulaire méditerranéenne, mais nous avons noté les caractéristiques propres aux îles de la Méditerranée Orientale : micro-insularité (les grandes îles restant l’exception et étant quand même moins étendues que les grandes îles de la Méditerranée Occidentale), répartition en archipels et séries d’îles qui s’égrènent le long du continent. Les îles étudiées appartiennent à une région bien spécifique.

5 Il était nécessaire ensuite d’analyser dans les sources byzantines la conception de l’espace insulaire. La conception byzantine se superposant progressivement à la conception antique (qui prévaut aujourd’hui), il nous a paru essentiel de comprendre la langue géographique de l’époque. Nous avons constaté que la notion des « groupes insulaires », et, plus largement encore, la connaissance que les Byzantins avaient des îles, dépendaient en grande partie des auteurs de l’Antiquité tardive. Nous avons néanmoins relevé une évolution des concepts (notamment ceux des Cyclades et des Sporades) qu’il faut lier à la géographie administrative de l’Empire. Cette évolution du langage nous amenait à éclairer d’un jour nouveau les sources écrites.

6Enfin l’histoire de cette région de la Méditerranée Orientale dépend de sa situation géographique. Cette région était en effet un nœud stratégique. Par stratégie, il faut d’abord évoquer son importance militaire : les îles ioniennes, avant-poste de Byzance en Occident, ont joué le tout premier rôle tant que Byzance eut des ambitions italiennes. Nous avons vu que le premier thème insulaire créé fut celui des îles ioniennes (vraisemblablement dès le milieu du 8e siècle). Le stratège de Céphalonie cumula même à haute époque les fonctions de stratège de Macédoine, de Thrace et de Longobardie lors des campagnes en Italie méridionale. Peu après celui des Iles Ioniennes, un autre stratège acquiert une importance presqu’égale, celui de Samos en Egée. Samos était d’ailleurs réputée pour être la capitale du « thème des plôïzomenoi ». Ici encore c’est la lutte contre les Arabes qui a provoqué la promotion de l’île de Samos. Après l’époque de la militarisation, la fin du 11e siècle ouvre l’époque de la domination économique du réseau maritime. Les commandements importants se situent désormais en Crète et en Chypre, là où l’on trouve les Vénitiens implantés en nombre, là où passent les routes stratégiques du trafic en Méditerranée Orientale, entre Alexandrie et Constantinople, entre l’Italie et la Syrie-Palestine. Mais l’importance militaire de la région n’est pas pour autant effacée : la poussée normande sur les îles ioniennes, jalon d’une ambition visant le trône de Constantinople, donne à nouveau à Corfou le premier rôle en 1081, en 1084 et en 1147. C’est de n’avoir pas su conserver sa suprématie navale et économique en Méditerranée Orientale, que Byzance est tombée en 1204.

7 Le second thème découle du concept « insulaire », c’est celui à la fois de l’isolement et de l’ouverture des îles sur le monde extérieur.

8 En étudiant les « îles » de la Méditerranée Orientale, nous avons pu à chaque instant en mesurer les caractéristiques. D’un côté c’est l’« isolement » créé par la mer, qui sépare l’île du reste du monde et qui donne à l’insulaire une vie précaire, toujours menacée. De l’autre côté, l’intégration des îles dans un immense réseau de voies maritimes les amène à participer à l’histoire de la Méditerranée Orientale et à son essor à la fin de la période étudiée. Il est tout à fait remarquable que l’on puisse reprendre mot pour mot les termes de F. Braudel sur les îles de la Méditerranée au 16e siècle :

9 « Vie précaire, étroite, menacée, tel est le partage des îles. Leur vie intime si l’on veut. Mais leur vie extérieure, le rôle qu’elles jouent sur le devant de la scène de l’histoire est d’une ampleur que l’on n’attendait pas de mondes au fond misérables. La grande histoire en effet aboutit souvent aux îles. Il serait peut-être plus juste de dire qu’elle s’en sert » (Braudel, La Médit, p. 141).

10 Rappelons ici quelques points de notre étude, qui illustrent l’isolement et la précarité des îles. Nous avons vu en effet les contraintes multiples qu’imposaient la mer et le milieu insulaire étudié, souvent montagneux, où le problème de l’approvisionnement en eau se posait de façon cruciale. Il faut rappeler la peur incessante des incursions ennemies et la nécessité pour l’insulaire de construire de multiples tours de défense et des remparts autour des villes-ports. Il faut mentionner également l’obligation pour les insulaires de vivre des produits de leur île, de cultiver le moindre lopin de terre : la famine menace sans cesse les insulaires, même dans une île réputée prospère. Il faudrait là encore reprendre les termes que nous avons cités de F. Braudel sur la contradiction entre la vie interne et la vie extérieure de l’île. La démographie insulaire fut soumise pendant toute la période aux aléas des récoltes annuelles, mais aussi aux épidémies qui accompagnaient souvent les périodes de famine, aux massacres de la population par des raids continuels. Et nous avons constaté qu’il y avait un seuil démographique (dépendant certes de structures économiques rigides, mais aussi des limites propres à l’île) qui ne fut jamais dépassé, même si l’on constate des fluctuations importantes de population au cours de la période étudiée. La répartition de l’habitat fut aussi largement soumise aux contraintes insulaires et à la précarité du sort des habitants : il fallait s’éloigner des côtes, construire un peu en hauteur, la limite des 300-700 mètres paraissant l’optimum dans l’ensemble. L’économie insulaire était à cette époque une économie vivrière et de subsistance. Il ne pouvait en être autrement du fait de l’isolement des îles. On devait alors s’efforcer dans n’importe quelle île de produire ce qu’il fallait pour vivre : d’où l’orientation nécessaire de l’agriculture vers une polyculture vivrière, commune aux pays de la Méditerranée. Dans chaque île habitée il y avait des céréales, quelques oliviers, du vin, du petit bétail. Dans ce contexte d’isolement, il est vrai que les grandes îles avaient un éventail de cultures plus diversifié : ainsi trouve-t-on des légumes, des arbres fruitiers et même des cultures plus rares, comme le coton, à Chypre et en Crète. Des diverses aptitudes agricoles des îles découlent alors des types d’économie différents que nous avons analysés en détails. L’île a attiré de nombreux moines errants, car elle leur paraissait la terre de l’isolement par rapport au monde extérieur. Et c’est ainsi que Christodule a fondé le monastère du Théologos à Patmos. L’île était ressentie comme un bout du monde par le moine, mais aussi par le Constantinopolitain échoué là par hasard : il suffit de rappeler les lamentations de Manassès qui, échoué sur la terre de Chypre, s’y sent emprisonné comme dans un « phrourion ». Isolée, telle apparaissait également l’île au pouvoir impérial qui y exilait des indésirables : le kastron insulaire, double prison, était alors le lieu ultime d’exil. Mais « isolée », et par conséquent protégée de répressions éventuelles, apparaissait l’île à ceux qui y habitaient et qui, accablés par l’impôt, se révoltaient et tendaient à se séparer définitivement du pouvoir central : ainsi peut-on comprendre les révoltes insulaires du 11e siècle. Isolées aussi des grands courants de culture, qui primaient à Constantinople, nous apparaissent les îles byzantines où il n’y a guère d’écoles, ni de livres profanes. Les monastères insulaires seuls diffusent une culture uniquement religieuse et dans laquelle un lettré comme Manassès ne se reconnaissait guère. Les moines établis dans les îles semblent alors avoir accentué l’isolement culturel.

11 L’isolement des îles peut être aussi considéré comme un fait historique. Il convient d’évoquer ici la grande cassure du monde byzantin au 7e siècle, l’explosion de l’Islam et la poussée slave. Il faut évoquer également aux 9e- 10e siècles la faiblesse maritime de Byzance. Les îles s’isolent progressivement tandis que les structures et les mentalités sont bouleversées. Ainsi pour reprendre l’exemple de l’isolement culturel de Chypre à l’époque byzantine, ne pouvons-nous le considérer comme une ultime conséquence de ce poids de l’histoire ? La bibliothèque importante de l’île, constituée à l’époque hellénistique et romaine, qui perdura et s’enrichit peut-être à l’époque paléochrétienne, fut entièrement pillée par les Arabes au début du 9e siècle, au cours d’une trêve et non par la force des armes. Il y aurait eu, selon les sources arabes, un accord entre le calife et le gouverneur de Chypre au sujet de cette bibliothèque : c’est un abandon volontaire d’une culture profane héritée de l’Antiquité. Cette explication donnée par les auteurs arabes n’a rien d’invraisemblable. Et Chypre, éloignée de Constantinople, n’a pu reconstituer, aux heures de la renaissance de l’humanisme, son patrimoine.

12 L’isolement « historique », c’est également celui des petites îles comme Paros ou Cythère, qui avaient connu un grand épanouissement monumental (il suffit d’évoquer ici l’église dite Katapoliani à Paros) ou commercial (rappelons le rôle du port de Kastri à Cythère) au 6e siècle, et qui ne sont plus aux 9e-10e s., à l’époque des raids Crétois, que des terres en friches fréquentées aux heures d’accalmie par des chasseurs venus du continent voisin, par des moines errants ou encore des navigateurs perdus.

13 L’isolement « historique », c’est enfin le repli économique de l’île de Chypre jusqu’à la fin du 11e siècle. Ce repli économique mainte fois évoqué, et sans doute exagéré par la bibliographie (Chypre en effet était une place de commerce connue de nombreux exportateurs, selon Ibn Hauqal) contraste d’autant avec l’expansion antérieure de l’île et ses capacités d’inonder le marché méditerranéen de ses céramiques. Plutôt que la fatalité insulaire, il faut invoquer, comme explication à cette rétractation économique, les raids arabes du 7e siècle, le partage de l’île, les transferts de population qui en ont profondément modifié les activités, les expéditions arabes de représailles, les difficultés que l’on devine après le rétablissement de l’autorité byzantine.

14 Et pourtant les recherches que nous avons menées nous ont montré l’autre face des îles, celle de leur intégration au monde extérieur. Il est vrai que les réseaux maritimes désenclavent les îles, non seulement en les projetant dans le monde byzantin, mais plus encore dans le monde méditerranéen de l’époque. Les îles en souffrirent pendant des siècles, quand la suprématie de la flotte arabe les exposait à des raids continuels et même souvent à l’occupation. Les îles étaient alors à l’avant-scène de l’Histoire, mais à l’avant-scène militaire. Nous avons noté le rôle fort important des îles ioniennes et les noms prestigieux de leurs stratèges au tout début du 11e siècle. Nous avons évoqué la militarisation du réseau égéen aux 9e-10e siècles. A partir du 11e siècle, l’histoire économique prend le dessus en Méditerranée orientale et les îles suivent l’ascension du grand commerce et des réseaux multiples tissés par les Juifs et surtout les cités italiennes qui finissent par les supplanter. Quelques îles en profitent pour spéculer sur certaines cultures, ainsi Chios pour le- mastic, Andros pour le mûrier (Andros était réputée en effet pour ses tissus de soie). Les îles en général connaissent alors le rayonnement des cités les plus prospères, et avec les marchands amalfitains, vénitiens, pisans, génois, débarquent les pélerins en route pour la Palestine, les Croisés et tout un peuple hétéroclite de voyageurs, d’artistes et de réfugiés qui vont augmenter tout à coup une population insulaire relativement stable jusqu’à cette date. Si toutes les îles ne participent pas avec la même intensité à cette vie extérieure, peu d’entre elles en sont exclues. Là encore ce rôle de premier plan qu’elles jouent dans l’histoire économique de la Méditerranée ne les sert pas toujours. Elles sont les premières victimes des représailles commises au nom de la grande politique : il suffit d’évoquer ici les représailles vénitiennes sur les îles en 1124-1125 et en 1171-1172, puis à partir des années 1180 la mainmise occidentale, avec d’abord l’occupation par les Normands des îles ioniennes et de nombreuses îles égéennes, puis la piraterie génoise sur les îles nord-égéennes et enfin le démantèlement du monde insulaire byzantin à partir de 1203. Dire que l’ouverture des îles est due uniquement aux relations multiples que tissaient les réseaux maritimes serait en-dessous de la réalité. Les îles de la Méditerranée Orientale se trouvaient en effet dans une région de contact entre les peuples les plus divers du Monde médiéval. Les îles ont vu successivement débarquer les monoxyles slaves, les flottes arabes, mais aussi des flottes byzantines composées de corps romains et étrangers : parmi ces derniers, citons les Russes, les soldats des thèmes asiatiques et les Arméniens. Les îles ont été à cette époque un « melting-pot », mais elles ont également su garder les spécificités d’une civilisation greco-romaine qui leur étaient propres et qui les ont conduites à se révolter contre le pouvoir iconoclaste aux 8e-9e siècles, à extirper pour certaines toute trace d’acculturation quand elles rentrèrent à la fin du 10e siècle au sein de l’Empire. L’intégration des « étrangers » aux 8e- 10e siècles est une ouverture démographique qui précède l’ouverture économique du 12e siècle (il faut noter qu’à cette date les étrangers ne s’intégreront plus à la population byzantine, mais constitueront des communautés distinctes). L’ouverture des îles, ce sont aussi les liens serrés qu’elles ont entretenus pendant toute la période avec le continent voisin. Nous avons noté la configuration particulière de l’espace étudié qui favorisait l’ouverture des îles ioniennes et micrasiatiques sur le proche continent. Les meilleurs ports insulaires étaient ceux qui lui faisaient face. Si l’on ajoute à ces dispositions naturelles les liens économiques, sociaux et politiques que l’histoire fit naître, on évaluera justement l’ouverture des îles sur le continent. Une grande île comme Chypre, plus éloignée du continent, regardait néanmoins vers l’Asie Mineure (la densité des relations avec Attalia en témoigne) ou la Syrie-Palestine. Les liens étaient profonds, même au niveau spirituel : le chypriote Néophyte s’inquiète des tribulations d’un moine d’Antioche. Les ports insulaires font partie de la vie de l’île, de son histoire extérieure. Certaines îles, grâce à leur situation exceptionnelle, jouirent de nombreux ports actifs ; aucune île, qui fût habitée, n’en était dépourvue : à Patmos, difficile d’accès, on aménagea une échelle. C’est l’ouverture des îles à la grande histoire méditerranéenne, qui en fit des pôles d’attraction non seulement pour les marchands étrangers ou byzantins, les voyageurs, les pélerins, mais aussi pour cette élite byzantine au sein de laquelle étaient nommés les gouverneurs. Généralement micrasiatique ou constantinopolitaine, l’élite politique s’établit de plus en plus dans les îles au fil de la période. Elle pactise avec les Vénitiens et s’oppose aux décisions impériales. Elle érige des monuments et fait venir des peintres de Constantinople. Ainsi les îles attirent, par leur rôle à l’avant-scène de l’histoire méditerranéenne, des personnages importants (il s’en trouve même qui au 12e siècle ont des liens de famille avec l’empereur) qui eux-mêmes vont tisser entre l’île et Constantinople les liens les plus étroits sur le plan artistique.

15 Les îles nous apparaissent alors comme le monde de la contradiction entre le dénuement provoqué par l’isolement originel et la richesse accumulée grâce à leurs liens multiples avec le monde extérieur. Mais ces liens sont sélectifs : la pauvreté de la culture dans les îles jure avec la richesse des fresques des églises insulaires. La construction insulaire prend un aspect monacal ou de refuge (je songe ici aux églises rupestres du Mont Paradissis à Rhodes ou à l’Enkleistra construite par Néophyte à Chypre) ou typiquement constantinopolitain (ainsi la Nea Moni de Chios). La famine des Chypriotes en 1176, puis de 1179 à 1181, dément la richesse économique de l’île. Néophyte se réfugie dans sa grotte de l’Enkleistra tandis que l’Eglise de Chypre est accusée de cautionner sans réserve un pouvoir politique corrompu et de mener une vie dissolue reposant sur les privilèges d’une élite qui accumule les bénéfices de la vie extérieure de l’île.

16 Le troisième grand thème que nous avons dégagé de cette étude est celui d’une histoire proprement byzantine.

17 Nous avons souligné l’importance historique, pour l’ensemble de nos îles des années 961-965, date de la reconquête des îles de Crète et de Chypre. La suprématie maritime de Byzance à cette époque a intégré les îles dans l’aire d’expansion d’une civilisation qui a laissé ses marques jusqu’aujourd’hui. Pour l’époque étudiée on y retrouve un habitat spécifique, une évolution économique et sociale commune à l’ensemble des régions de l’Empire. L’administration enfin, si mouvante fût-elle à cette époque, tenait compte, à chaque réforme, des nécessités stratégiques de l’Empire et de la cohésion des différentes régions à un niveau plus élevé que celui des îles. Ceci vaut surtout jusqu’à la fin du 11e siècle, le 12e siècle étant marqué par des tendances centrifuges. Rappelons rapidement l’ensemble de ces aspects que nous avons développés dans notre ouvrage et examinons comment l’étude des Iles nous amène à évoquer en arrière-plan l’évolution de la population, du peuplement, de l’administration, de l’économie et de la société dans l’Empire à la même époque. Bien des études aujourd’hui sur les grandes villes de l’Empire ou même sur quelques régions nous permettent d’y inscrire l’histoire des îles.

18 Ainsi nous pouvons y inscrire l’évolution démographique des îles avec la rupture du milieu du 7e siècle au début du 9e. Leur essor démographique aux 11e-12e s. coïncide avec ce que nous savons aujourd’hui de l’essor démographique de la partie occidentale de l’Empire à la même époque. De même la composition de la population insulaire byzantine, depuis les établissements slaves jusqu’aux flux arméniens, a évolué comme l’ensemble de cet empire constitué de multiples ethnies. Et à côté de cette population byzantine, on constate l’établissement d’étrangers comme dans les autres régions de l’Empire : au cours du 11e siècle l’établissement des Karaïtes dans l’île de Chypre coïncide avec leur établissement dans les grandes villes de l’Empire, et à partir du 11e s. l’établissement des Vénitiens dans les îles ne diffère pas de leur implantation à la même époque à Constantinople et dans les grandes villes maritimes de l’Empire. Et les transferts forcés de population que nous avons évoqués, sont commandés, ici comme ailleurs, par les impératifs de la politique impériale.

19 Nous ne reviendrons pas sur les détails de notre recherche à propos de l’habitat insulaire, mais il suffit de dire que nous avons parlé de « kastra », de villes réduites établies sur une partie des ruines des villes antiques et paléochrétiennes, de villages devenus sièges de « tourmai » et d’évêchés, de petites églises, édifices bien modestes, si on les compare, en dimensions et en nombre, avec les basiliques paléochrétiennes. Et à la place de villes-ports ouvertes sur la mer et de hameaux diffus le long des côtes, voici des remparts qui entourent les villes-ports, voici de multiples tours et fortins qui parsèment l’intérieur des îles, voici donc un paysage médiéval proprement byzantin.

20 L’étude de l’administration insulaire nous a permis d’analyser sous un jour nouveau les relations entre l’administration impériale et l’administration ecclésiastique. Les influences réciproques dont témoigne une série d’exemples constituent un aspect nouveau des recherches sur l’administration byzantine. Il serait étonnant de ne pas trouver des exemples comparables dans les autres régions de l’Empire. Car nous avons pu constater que généralement certaines évolutions communes étaient dues à l’évolution démographique de la région étudiée. Néanmoins il est certain que l’administration civile et militaire a subi des transformations beaucoup plus importantes que l’administration ecclésiastique, transformations qui coïncident avec celles que l’on constate dans l’ensemble des provinces de l’Empire. Ainsi l’administration byzantine a donné ses caractéristiques aux circonscriptions insulaires et à leur évolution au cours de la période étudiée. Nous avons d’abord noté, jusqu’au milieu du 9e siècle environ, un système intermédiaire entre l’administration paléochrétienne et le régime thématique, système qui doit encore beaucoup à l’administration justinienne dans le découpage des circonscriptions. Il faut faire exception des îles ioniennes, fer de lance à cette époque de la frontière occidentale de l’Empire. Puis l’ensemble des îles a été intégré dans de grands thèmes à la fois insulaires et continentaux : l’accent est alors mis sur la constitution de flottes régionales dont les ports d’attache étaient situés dans les îles et sur la côte de l’Asie Mineure. C’est également l’époque de la défense des provinces par leurs stratiotes et pour les îles par leurs « plôïmoi ». Au fil des siècles, l’administration insulaire et le recrutement de la flotte évoluent : on note la division des pouvoirs militaire et civil et la prééminence du kritès à la fin du 11e siècle ; on constate dans les îles, comme ailleurs dans l’Empire, la fiscalisation de la strateia ; de nouvelles circonscriptions insulaires détachées des grands thèmes sont créés et ces nouveaux petits thèmes reflètent la nouvelle organisation sur l’ensemble des frontières de l’Empire. Au 12e siècle enfin on trouve dans les îles comme dans l’ensemble des provinces de l’Empire les ducs et katépans qui concentrent entre leurs mains l’ensemble des pouvoirs civils et militaires sur leurs circonscriptions que l’on pourrait comparer à de petites « seigneuries » de plus en plus autonomes du pouvoir central. Les ducs du 12e siècle mènent une politique personnelle, fondée sur des rapports économiques et sociaux qui ont également subi une profonde évolution en cinq siècles.

21 L’étude de l’élite sociale insulaire témoigne en effet de la collusion au fil des siècles entre l’autorité politique extérieure aux îles et les notables locaux. L’origine sociale et les pouvoirs des gouverneurs insulaires se transforment : les personnages issus de grandes familles se rencontrent de plus en plus fréquemment alors, qu’ils s’établissent progressivement, eux et leurs familles, dans les îles. On les rencontre souvent deux fois au gouvernement insulaire et à la fin du 12e siècle, quand les personnes changent, le patronyme demeure. Ils deviennent de plus en plus puissants en acquérant des terres, en se liant avec les notables locaux et en touchant des revenus commerciaux. Ils mènent une politique plus conforme à leurs intérêts qu’aux besoins de l’Etat Byzantin, et c’est ainsi qu’à l’extrême fin du 12e siècle et au début du 13e, on trouve des « dynastes locaux ». Ces derniers se recrutent également parmi les grandes familles locales qui ont acquis pouvoir et richesse au cours de la période. En effet, en suivant l’évolution des structures économiques et sociales, nous avons constaté l’accroissement de la grande propriété. Les grands propriétaires établis dans les îles ont des terres sur le continent voisin ou dans d’autres îles. Les structures économiques, comme les cadres de l’administration, débordent l’espace insulaire et créent des liens serrés entre les îles et les autres régions de l’Empire. Nous l’avons noté à propos des propriétés monastiques (exemple de Chios) ou laïque (exemple de l’Eubée). L’accroissement de la grande propriété insulaire, comme partout ailleurs, a entraîné progressivement le passage des chôria libres en chôria domaniaux, même si la personnalité juridique du chôrion demeure une réalité vivace à la fin du 12e siècle. Il convient de relever à cet égard le texte de Mouzalôn sur la société rurale de Chypre en plein 12e siècle : nous avons la preuve de la permanence à cette époque de la solidarité fiscale entre les membres du chôrion, le texte mentionnant explicitement l’« allengyon ». Ce témoignage exceptionnel dépasse l’histoire de Chypre et éclaire l’évolution de l’histoire de la paysannerie à Byzance au 12e siècle. Nous avons évoqué également le visage social des îles aux 11e- 12e siècles : petits propriétaires, parèques, ouvriers agricoles d’un côté grands propriétaires et pronoïaires de l’autre. En étudiant la redistribution des revenus insulaires, nous en sommes arrivés à la conclusion que finalement la « pronoïa » du 12e siècle, si elle lésait le fisc, était plutôt synonyme d’investissements pour la région. Cette évolution économique explique, autant que les raisons militaires et de sécurité, le détachement progressif des insulaires par rapport au pouvoir central : la région profite de la désagrégation de l’Empire. Le 13e siècle est né de cette évolution économique et sociale du 12e siècle : en Crète par exemple les Vénitiens auront en face d’eux une solide aristocratie byzantine s’appuyant sur une large clientèle. Car, en dernier point de cette étude sur la société insulaire, nous avons envisagé les rapports entre les différentes classes sociales. Cette étude ne pouvait être que fragmentaire et limitée, étant donné le peu de sources dont nous disposions. Nous avons pu déceler de nombreux indices de crises sociales à partir de la fin du 11e siècle. Il nous est cependant apparu que la solidarité de l’ensemble des classes sociales contre le pouvoir impérial l’emportait largement sur le caractère de luttes de classes. Les liens entre les classes évoluent et l’on peut suggérer quelque apparence de « féodalité » à la fin du 12e siècle.

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