La naissance de la Troisième force et la lutte contre la hausse des prix : échec de la dernière offensive des « partis organisés »
p. 269-282
Texte intégral
1Quand on parle de la « Troisième force », il existe « deux formules »1. Grâce aux articles de Gilles Morin2, on sait maintenant que malgré son image péjorative de combinaisons parlementaires, à la fois contradictoires et défensives, la « Troisième force » se voulait, à son début, un mouvement dynamique de rassemblement populaire. Dirigé par un « Bureau exécutif », elle devait s’appuyer sur une pyramide de « comités Troisième force » départementaux et locaux, où les fédérations et les sections socialistes et MRP s’uniraient étroitement pour défendre la République et les libertés contre les deux dangers, communiste et gaulliste.
2Toutefois, Gilles Morin a également démontré pourquoi cette formule, que je nomme « Troisième force organisée », était vouée à l’échec. Alors que la coopération organisationnelle entre la SFIO et le MRP était considérée comme essentielle au succès de cette formule, la répulsion a été, dès le début, très vive, surtout à la base des deux partis3.
3Il serait peu raisonnable de réfuter cette analyse. Mais pour mieux mesurer les espoirs et échecs de cette « Troisième force organisée », nous devons suivre les efforts de la Troisième force sur le terrain de sa lutte contre la vie chère. Comme le symbolise l’expression de « justice sociale » inscrite dans sa devise, le destin de la Troisième force est indissociablement lié à la réussite du gouvernement et des partis de majorité dans la bataille des prix.
Le maintien du pouvoir d’achat, objectif numéro un de la Troisième force
L’initiative de la direction SFIO et le problème du pouvoir d’achat
4Le but officiel de la Troisième force était de stopper le raz-de-marée des gaullistes et de regagner la confiance de la majorité des Français à la République parlementaire. Cependant, en lançant ce mouvement, l’état-major du Parti socialiste cherchait également à sauvegarder l’organisation de sa base militante qui avait commencé à s’effondrer.
5Déjà en septembre 1947, constatant que « la désaffectation gagne de plus en plus » parmi les militants, Guy Mollet craignait « une crise grave dans le Parti »4. En fait, de 1947 à 1948, les effectifs de la SFIO allait connaître les dégâts les plus importants, chutant de 323 000 à 239 000 adhérents.
6Toutefois, de mai à octobre 1947, Guy Mollet n’avait pu qu’adopter une attitude défensive. Depuis la fin 1946, la direction mollétiste avait multiplié les efforts de mobilisation, surtout à l’égard des ouvriers. Cependant, après les grèves de Renault et la défection des Jeunesses socialistes, elle a dû interrompre ces efforts en renforçant le contrôle vis-à-vis des Groupes socialistes d’entreprises5 et des JS.
7Avec la Troisième force, le Parti espérait reprendre l’offensive pour enrayer le déclin de l’organisation. Pour lui, la Troisième force devait être l’occasion d’une campagne de recrutement visant surtout la masse des travailleurs « qui se sont trompés et qui suivent les chefs communistes »6. C’est la raison pour laquelle la majorité des socialistes tenaient jusqu’au bout à ce que la Troisième force soit un mouvement populaire, fondé sur la coopération organisationnelle avec le MRP.
8Or, pour les socialistes, la revalorisation du pouvoir d’achat des travailleurs était l’arme la plus efficace pour atteindre les deux buts de la Troisième force.
9D’abord, défendre la République en danger. A leurs yeux, les conditions de vie misérables des ouvriers étaient à l’origine des grèves « communistes », qui avaient provoqué la montée des gaullistes en suscitant la peur devant l’agitation sociale. Si la majorité du Comité directeur insistait pour se débarrasser du gouvernement Ramadier, c’était parce que « l’expérience Ramadier, présentée comme tentative d’éviter le gaullisme, a, en réalité, facilité son succès »7 par la politique économique « inefficace » qui n’avait pas su assurer aux travailleurs un pouvoir d’achat minimum. Tous se retrouvaient pour estimer que face aux gaullistes et aux communistes, « on ne peut garder la République que si on gagne la bataille économique »8. Un gouvernement de Troisième force devait donc être à la fois « fort et efficace », car des « réalisations », surtout dans le domaine des salaires, des prix et du ravitaillement, seraient exigées de lui.
10Il en était de même pour le relèvement du Parti, le deuxième objectif de la Troisième force. L’échec de la politique économique du gouvernement Ramadier était d’autant plus inadmissible qu’il était considéré comme la cause principale de la crise au sein du Parti9, et surtout de l’effondrement de son organisation. Pour Victor Provo, le malaise général au sein de la SFIO était « dû à la situation économique »10. Inversement, si un gouvernement Troisième force réussissait à améliorer les situations économiques des travailleurs, le Parti pourrait regagner ce qu’il avait perdu à cause des difficultés économiques.
11On discerne ici le changement stratégique de la direction animée par Guy Mollet. Depuis le départ des ministres communistes en mai 1947, elle a voulu, s’opposant régulièrement au Groupe parlementaire socialiste, faire cesser la participation pour stopper « l’hémorragie » des effectifs. L’identification au gouvernement avait été un trop lourd fardeau pour la SFIO à cause des politiques économiques impopulaires. En revanche, avec le lancement de la Troisième force, Guy Mollet attendait du gouvernement une impulsion qui galvanise l’organisation de base du Parti. Pour le secrétaire général et ses amis du Comité directeur, la Troisième force était un pari sur les réalisations du gouvernement, c’est-à-dire un pari sur le pouvoir.
Les fédérations socialistes et la Troisième force
12Il en va de même au niveau fédéral. Convoqué pour débattre de la Troisième force, le Conseil national des 16 et 17 décembre 1947 révèle que chez les secrétaires fédéraux aussi, la question du pouvoir d’achat est la préoccupation la plus importante. Ils sont témoins que la vie chère et le ravitaillement déficient produisent des désaffections sensibles pour le Parti parmi les sympathisants et même parmi les meilleurs militants11.
13De tels soucis sont particulièrement sensibles dans le Nord, où les initiatives de contacts avec la Fédération MRP ont été prises dès le lancement de la Troisième force. Entre 1947 et 1948, la fédération perd 25 % de son effectif (de 23490 à 19892)12. De janvier à mars 1948, à chaque réunion de la Commission administrative fédérale, des responsables d’arrondissement, rendant compte du retard considérable de la prise de cartes et de timbres, expliquent que « les difficultés économiques freinent quelque peu l’enthousiasme des adhérents »13.
14En conséquence, quand Augustin Laurent annonce, au Congrès fédéral du 25 janvier 1948, son intention d’organiser la Troisième force dans le département, il l’envisage principalement comme une lutte contre l’inflation et pour augmenter la production. De même, beaucoup de secrétaires de sections insistent pour que la Troisième force mène une campagne « énergique » en vue de la baisse des prix, en disant que « les ouvriers sont découragés par la hausse permanente du coût de vie »14.
15De cette manière, le plus souvent, pour les fédérations les plus partisanes de la Troisième force, celle-ci doit être mobilisée autour du thème du pouvoir d’achat, pour qu’elles puissent redresser l’organisation fédérale.
16Par exemple, représentant la Fédération des Bouches-du-Rhône, où le comité Troisième force a été créé sans attendre des directives du centre, Francis Leenhardt critique certains responsables fédéraux réticents et remarque que « trop souvent, nous avons sous-estimé les possibilités d’entente, notamment pour l’action économique nécessaire, avec les groupes du MRP »15.
La Troisième force, côté MRP
17Pour le MRP, l’autre pilier de la Troisième force, celle-ci devait également lutter en premier lieu contre les conditions de vie misérables des classes populaires.
18Au Comité national des 27 et 28 décembre 1947, de nombreux délégués expriment leurs inquiétudes concernant les salaires, les prix et le ravitaillement16. En même temps, à l’égard de la Troisième force, tout en écartant la formule d’un super-parti, le comité national a conclu qu’elle « devra s’attacher résolument à des objectifs précis et concrets tels que le relèvement du pouvoir d’achat des travailleurs, la lutte contre le marché noir et la hausse des prix [...] »17.
19D’ailleurs, les préoccupations en matière de pouvoir d’achat des travailleurs sont plus fortes parmi les dirigeants situés à la gauche du Mouvement. Il est vrai que parmi eux, s’il y a quelques parlementaires, tels Robert Buron ou François de Menthon, qui sont hostiles à la Troisième force au niveau fédéral, la plupart y sont favorables. Les partisans les plus fervents se trouvent parmi les représentants des militants des grandes Fédérations, surtout ceux de la Seine (Léo Hamon, Georges Marec, André Fosset), à un moindre degré parmi les leaders du Secrétariat général (Albert Gortais, secrétaire général adjoint) et les députés-militants de l’équipe ouvrière (Paul Bacon, Francine Lefebvre). Au contraire des dirigeants parlementaires, leurs préoccupations majeures n’est pas la survie du gouvernement mais le maintien des effectifs du Parti. Pour eux, le mouvement de la Troisième force représente, comme pour les socialistes, l’offensive (ou la contre-attaque) qui doit permettre au MRP de reconstruire son organisation qui connaît un déclin catastrophique. Au MRP aussi, c’est de 1947 à 1948 que la perte d’effectifs est la plus importante (de 80000 à 50000)18.
20Derrière eux, il y a les militants des grandes fédérations, impatients de faire vivre cette Troisième force. Ceux de la Seine surtout exercent une pression si forte que Paul Bacon, chef des Équipes ouvrières, estime que si la direction MRP freine l’organisation de la Troisième force, ils partiront du Mouvement19.
21La crise grave qui secoue la Fédération de la Seine explique l’enthousiasme des militants parisiens pour la Troisième force. En effet, lors des visites de sections que le Comité directeur fédéral effectue de mars à avril 1948, la grande majorité des secrétaires de sections répondent avoir perdu plus de la moitié de leurs adhérents de 194720. Cependant, selon eux, parmi ceux qui ont quitté le MRP, il n’y aurait qu’une faible minorité partie vers le RPF, qui d’ailleurs reviendra rapidement au MRP ; les autres n’ont pas renouvelé leurs adhésions uniquement en raison des difficultés économiques et surtout par « répugnance » vis-à-vis des leaders MRP qui avaient toléré des politiques gouvernementales inefficaces. Dans le Nord aussi, la Fédération MRP va perdre deux tiers de ses effectifs (de 25 000 à 8 000 adhérents) entre 1946 et 194821. C’est la raison pour laquelle les militants de base fondent de grands espoirs dans la Troisième force. Ils attendent d’elle l’amélioration de la situation économique, surtout celle du pouvoir d’achat des classes populaires.
Le plan Mayer et le contrôle inefficace de la politique économique gouvernementale
Le plan Moch et le plan Mayer
22La SFIO et le MRP ont des préoccupations communes. Pour sauver la République et sauvegarder leur organisation, il faut que le gouvernement de la Troisième force réussisse à améliorer le pouvoir d’achat, en résolvant les déséquilibres salaires-prix et les difficultés du ravitaillement.
23A cet égard, Guy Mollet et la direction socialiste croient disposer d’un atout majeur : le nouveau programme économique du Parti, conçu par Jules Moch, ministre des Affaires économiques, dans les dernières semaines du gouvernement Ramadier22. Pour Guy Mollet, un gouvernement de Troisième force doit avoir pour objectif principal d’appliquer le « plan Moch ».
24Cependant, l’échec de l’investiture de Léon Blum, le 21 novembre, semble avoir ruiné ce scénario. Non seulement Jules Moch n’a pas conservé, logiquement, son portefeuille des Affaires économiques, mais son successeur, René Mayer, leader du RGR, est connu à la fois comme « dangereusement » gaullisant et ouvertement libéral.
25La Troisième force est-elle mort-née aussi de ce point de vue ? L’histoire n’est pas si simple. En réalité, les axes du plan Mayer avaient déjà été établis sous le gouvernement de Ramadier par la Commission du Bilan National, et le plan Moch fait donc figure de précurseur de celui de René Mayer puisqu’il envisageait le retour à des « prix vrais » et le rééquilibrage des prix-salaires, à travers la libération progressive des prix, la hausse des prix industriels. Des mesures anti-inflationnistes telles que le prélèvement et l’emprunt exceptionnels et le retrait des billets de 5000 francs sont accueillies très favorablement par les socialistes. En somme, malgré l’opposition plutôt idéologique d’une fraction du Parti, le plan Mayer ne peut qu’entrer dans la ligne socialiste23.
Tentatives de pression au gouvernement
26Cependant, il y a dans le Plan Mayer une lacune qui va s’avérer essentielle pour le destin de la Troisième force. Alors que Moch a toujours essayé de mettre en œuvre des mesures tendant à renforcer le mécanisme de contrôle des prix, surtout ceux des produits alimentaires (« l’expérience Moch » de double étiquette ou de contrôleur par marché, etc.)24, le projet de René Mayer n’en parle guère. Son plan, tout en contribuant considérablement à la stabilisation à long terme, n’assure en rien le maintien, voire la revalorisation, du pouvoir d’achat des travailleurs dans les mois à venir.
27La nouvelle hausse des prix en février donne raison aux inquiétudes de Jules Moch25 et de Robert Buron26. Le pouvoir d’achat, réajusté en janvier grâce au relèvement des salaires, continue à baisser considérablement en février [tabl. 1]27, ce qui porte sérieusement préjudice à la Troisième force comme mouvement populaire. Pour reprendre le mot d’un délégué au Conseil national socialiste d’avril 1948, « on promet aux salariés la baisse des prix. Les salariés, enfin convaincus par nous, ne demandent que cela, n’attendent que cela »28.
Tableau 1 – Index du pouvoir d’achat des ouvriers de la métallurgie parisienne indice 100 en 1938

28Les militants de base socialistes et MRP élèvent de vives critiques contre le gouvernement et contre les directions de chaque parti. Les fédérations de la Seine et du Nord en prennent la tête29, puisque l’échec de la politique de baisse signifie pour eux, ils le savent, l’effondrement de leurs troupes.
29Encouragés et pressés par la base, les partisans de la « Troisième force organisée » des deux partis essaient d’obtenir du gouvernement des concessions tangibles tendant à assurer la baisse des prix et la revalorisation du pouvoir d’achat, sous menace du retrait de leur confiance. Au MRP, certains dirigeants parlementaires, tels que de Menthon, se joignent à la critique de la politique gouvernementale30. Pourtant les ministres et les dirigeants parlementaires veulent éviter à tout prix une crise ministérielle. D’ailleurs, peu enthousiastes voire défavorables à la Troisième force organisée, ils ne se sentent pas obligés d’accorder autant d’importance aux problèmes du pouvoir d’achat que leurs camarades. Cela empêche le Comité Directeur socialiste et les dirigeants militants MRP d’obtenir les résultats souhaités en matière des salaires et prix31.
Le Comité de lutte contre la hausse et contre la vie chère
30Il est vrai que les députés de gauche MRP se sont associés aux socialistes pour faire pression sur le gouvernement, et que ce dernier a pris en février diverses mesures tendant à stopper la hausse, comme le projet sur la répression des hausses illicites. Mais ces mesures sont dans la majorité des cas plus théoriques qu’efficaces32.
31Si on laisse les prix monter, cela donnera un coup fatal au succès de la Troisième force à peine lancée, puisque la population n’attend d’elle que la baisse des prix. C’est dans ce contexte-là que, le 20 février, le Bureau exécutif décide de lancer des directives de constitution de « Comités de lutte contre la hausse » au niveau départemental, auxquels les syndicats, les coopératives, les associations de consommateurs participent, à côté des partis de la Troisième force. Son but vise à faire baisser les prix, soit à travers des magasins-témoins, soit par la surveillance des marchés. Sachant que le contrôle de l’État ne peut être efficace à cause du manque de moyens officiels, on cherche à y substituer la pression populaire.
32Il est utile de rappeler que ce sont les socialistes qui ont inventé cette idée de mobilisation populaire pour le contrôle des prix. Au moment de « l’expérience de baisse » de Blum, Albert Gazier a proposé d’organiser le contrôle des prix par les ouvriers33. Jules Moch a envisagé, à l’automne 1947, de compléter « l’expérience Moch » par la mobilisation des sections du Parti et de la presse socialiste34.
Une formule de réaliste
33Par ailleurs, il est vrai que les socialistes ont accepté à regret ces « Comités de lutte » comme bouche-trou35. Les Comités « officiels » de Troisième force départementaux n’ont jamais commencé, sauf dans quelques départements, à se constituer en raison des diverses oppositions à l’intérieur des deux partis. En plus, la Commission exécutive MRP a déjà décidé de la « borner à des objectifs précis et concrets »36. Pourtant, les divergences entre les deux partis semblent plutôt verbales, car même des champions de la Troisième force au Parti socialiste, dont Guy Mollet, savent bien qu’il serait extrêmement difficile, voire dangereux, de constituer des comités « officiels » Troisième force dans la plupart des départements37. Tout comme au MRP, la résistance de la base est forte. D’ailleurs, même si on est favorable à la Troisième force comme rassemblement populaire, la constitution des réseaux des comités Troisième force pose un autre problème, particulièrement délicat, au niveau de la discipline organisationnelle. Le contrôle de la direction nationale risquerait d’être perturbé à la base. C’est pour cette raison que des « hommes de l’appareil » des deux partis, comme Pierre Commin et André Colin, secrétaire général du MRP, restent très prudents jusqu’à la fin de la constitution des comités officiels Troisième force38.
34Compte tenu des réalités des deux partis, on doit considérer ce « Comité de lutte » comme une formule réaliste. Tant qu’il reste des conflits concernant la laïcité entre les fédérations des deux partis, il est plus sage de commencer par un « Comité de lutte » pour faciliter « les rencontres et les ententes possibles sur le local », comme Albert Gortais le souligne39.
35Cela est d’autant plus vrai que cette formule répond directement à ce que les fédérations et sections socialistes et MRP demandent à la Troisième force, c’est-à-dire la revalorisation du pouvoir d’achat des salariés.
36En effet, parmi les délégués des fédérations socialistes consultés sur l’organisation de la Troisième force au Conseil national des 16 et 17 décembre, nombreux sont ceux qui estiment que les prix et salaires doivent avoir la priorité sur tous les autres problèmes, y compris celui de la Troisième force40. « Quand j’essaie en présence des camarades, d’amis, sympathisants ou non, de parler doctrine ou idéal, presque tous, ils me répondent par ce mot " bifteck" ». Pour eux, la solution des problèmes salaires-prix est une condition sine qua non de l’organisation de la Troisième force. « C’est en créant d’abord un climat social meilleur que nous déclenchons le rassemblement enthousiaste des éléments de la Troisième force »41. Pour les militants de base, la formule de « Comité de lutte contre la hausse » pourrait être plus acceptable et susciter plus d’enthousiasme.
37Il en est de même du côté du MRP. Dans la Seine, Georges Marec, secrétaire général de la Fédération, a fait un sondage d’opinions en décembre 1947 auprès des secrétaires de sections. Parmi plus de 50 réponses conservées, un tiers soutient la construction de la Troisième force telle que la direction MRP la définissait, c’est-à-dire des actions concrètes dans le domaine des prix, du ravitaillement et de la lutte contre le marché noir. Dans cette catégorie, la plupart de secrétaires se déclarent très intéressés par le problème des salaires et des prix, demandant le relèvement du pouvoir d’achat des salariés. Pour cela, ils exigent, en majorité, de renforcer le contrôle des prix et la répression des marchés noirs et des intermédiaires spéculateurs, par exemple. En revanche, un autre tiers des secrétaires, qui se déclarent défavorables à l’organisation de la Troisième force, montre peu d’intérêt pour le problème du pouvoir d’achat42.
Premiers signes du succès
38En effet, c’est uniquement avec cette formule de « Comité de lutte contre la hausse » que le MRP déclenche des efforts plus sérieux pour promouvoir la coopération organisationnelle avec les socialistes au niveau départemental et local. Le 22 février, L’Aube lance aux lecteurs, pour la première fois, un appel à la mobilisation pour soutenir les « Comités de lutte contre la vie chère ». Au Comité national des 28 et 29 février, les délégués des fédérations ont avec enthousiasme approuvé la motion demandant de « s’associer à la campagne de L’Aube [...] en collaboration avec toutes les organisations intéressées ». Dans son rapport de politique générale, André Colin recommande fortement la coopération avec les socialistes dans le cadre des « Comités départementaux de lutte contre la vie chère », en exaltant l’exemple de la Charente.
39De fin février à début mars, des « Comités de lutte » bipartites se constituent dans quelques départements, selon les interventions des délégués fédéraux au Conseil national socialiste d’avril 194843. Ainsi, avec le lancement de ces « Comités », la coopération entre les deux partis organisés commence enfin à fonctionner, même si elle n’est pas tout à fait conforme à ce que les socialistes envisageaient au début.
40Également, avec cette formule, ils peuvent espérer des engagements beaucoup plus avancés de la part des syndicats. Contraints par le principe d’autonomie par rapport au politique, les syndicats ouvriers n’osent pas participer à des comités Troisième force officiels. Mais ils assurent le « Comité de lutte » de leur soutien ardent44. D’ailleurs, les syndicats libres ont déjà pris l’initiative dans le cadre du Conseil Économique de créer un « Comité national de lutte contre la vie chère »45. Face à l’apparition d’un mouvement dirigé par les deux grands partis de majorité et tous les syndicats libres, et attaché directement aux efforts du gouvernement, l’opinion publique nourrit un espoir assez important. Comme les sondages le montrent, alors que l’opinion ne croyait en rien au succès de la politique de baisse des prix du gouvernement avant février, les espoirs mis dans la baisse montent d’une façon spectaculaire en mars, pour la première fois depuis l’expérience Blum de début 194746. La Troisième force commence ainsi à faire sentir sa présence dans le pays.
L’échec de la baisse et la fin de l’ère des partis organisés
41Mais la déclaration de Compiègne de Charles de Gaulle, le 7 mars, et l’offre d’entremise de René Pleven, le 11 mars, torpillent cette expérience et mettent fin à l’espérance de la Troisième force.
42Le contrôle par l’État ne fonctionnant plus, le contrôle populaire étant arrêté net juste après son lancement, le gouvernement et les partis de la Troisième force n’ont plus aucun moyen d’enrayer la hausse, encore moins de baisser les prix. Sous la pression des syndicats libres, le gouvernement annonce fin mars la baisse des prix, mais le pouvoir d’achat des salariés continue à stagner. La déception est si grande dans l’opinion que les possibilités de rassemblement populaire s’évanouissent en grande partie bien avant que n’éclate l’affaire du décret Poinso-Chapuis en mai. L’espérance de la baisse anéantie, les syndicats se détachent définitivement de la Troisième force. Après avoir multiplié, en vain, des démarches vis-à-vis du gouvernement pour en obtenir une baisse réelle, Force Ouvrière prend contact, début mai, avec la CFTC pour former un « Cartel interconfédéral pour la baisse des prix », mouvement indépendant à la fois du gouvernement et de la Troisième force47.
43Après cet échec, les deux partis connaissent tous les deux des crises internes très sérieuses ; contestation violente de la direction, marasme répandu parmi les meilleurs militants48, et enfin chute catastrophique de leurs effectifs.
44Sous le tripartisme, les trois partis organisés se sont implantés et pénétraient profondément dans la société française, et ils ont voulu être des liens entre la société et l’État. Mais après la rupture avec les communistes, la SFIO et le MRP ont commencé à perdre du terrain non seulement face à la résurgence des partis de type Troisième République, mais aussi à cause du déclin de leur influence dans le pays. La Troisième force a été la dernière tentative pour réactiver leurs organisations de base et pour rétablir un régime de partis organisés, bien implantés dans le pays.
45En août 1948, après avoir confirmé léchec total de la campagne de baisse des prix, une synthèse des rapports de préfets a souligné le « renforcement des pouvoirs des nouvelles "féodalités économiques" [...]. On assiste à un transfert d’influence des partis politiques à ces organisations professionnelles »49. Il s’agit de la fin de l’ère des partis organisés, ouverte à la Libération.
Manifestation de la Confédération générale des cadres devant la Chambre des députés au printemps 1946. France et Monde, 6 avril 1946.

Notes de bas de page
1 Éric Duhamel, « La Troisième Force », in, J.-F. Sirinelli et alii (dir.). Dictionnaire historique de la vie politique française au xxe siècle, Paris, PUF, 1995.
2 « Une expérience peu connue, le bureau exécutif de la Troisième force », L’OURS, Cahier et revue n° 175, 1987, p. 28-37. – « La Troisième force », Historiens et Géographes, n° 361, 1998, p. 361-371.
3 Voir aussi les monographies des fédérations socialistes rassemblées dans Recherche socialiste n° 4, 1998.
4 Compte rendu du Comité directeur [abrégé par la suite en CD] 3 septembre 1947.
5 CD, 9 juillet 1947. Interventions de Brutelle et de Dexionne, compte rendu sténographique du Conseil national, 16 décembre 1947.
6 Guy Mollet, CD, 27 octobre 1947.
7 Boutbien, CD, 22 octobre 1947.
8 Gazier, CD, 22 octobre 1947. Cf. les interventions de Guy Mollet, de Meyniel (Cantal) et de Gauthe (Nièvre), compte rendu du Conseil national, 17 décembre 1947.
9 Par exemple, les interventions de Mollet, CD, 27 août et 22 octobre 1947.
10 CD, 3 septembre 1947.
11 Conseil national SFIO du 17 décembre 1947, compte rendu sténographique, archives de l’ours.
12 Olivier Laurent, « Un exemple de social-démocratie dans le socialisme français : la Fédération du Nord de la SFIO de 1944 à 1958 », Thèse de doctorat, Université de Lille II, 1992, p. 297.
13 Bertrand, compte rendu de la Commission administrative fédérale [abrégé par la suite en CAF], 14 février 1948, Archives de la Fédération Socialiste [ci-après, SFIO/Nord].
14 Compte rendu du Congrès fédéral, 25 janvier 1948. SFIO/Nord. Laurent n’a pas modifié cette attitude jusqu’à la fin. CAF, 6 mars 1948.
15 Compte rendu du Conseil national du 17 décembre 1947.
16 Compte rendu. 350AP58.
17 « Conclusions adoptées au Comité national des 27 et 28 décembre 1947 », 350AP58.
18 Pierre Létamendia, Le Mouvement Républicain Populaire, Paris, Beauchesne, 1995, p. 197.
19 Compte rendu de la Commission exécutive [abrégée par la suite en CEx] du 30 décembre 1947. 350AP46.
20 Archives de la Fédération MRP de la Seine, MRPS 22 [FNSP].
21 Bruno Béthouart, Le MRP dans le Nord-Pas-de-Calais, Westhoek, 1984, p. 45-46. Fiche « Cotisations réglées », 350AP3.
22 CD 27 octobre, 5,12 et 18 novembre 1947. Vincent Auriol, Journal du Septennat 1947, P. Nora et J. Ozouf (ed.), Paris, Armand Colin, 1970, p. 514-515, 554.
23 Michel Margairaz, L’État, les finances et l’économie. Histoire d’une conversion, 1932-1952, Imprimerie Nationale, 1991, p. 934-936,944,945,999-1010. Auriol, op. cit., p. 549-550,562 et 586.
24 L’Année Politique 1947, p. 226-228. Vincent Auriol, op. cit., p. 514-515. – Jules Moch, Une si longue vie, Paris, Robert Laffont, 1976, p. 258, 259. CD 5,12 novembre 1947.
25 Vincent Auriol, Journal du Septennat 1948, op. cit., 1974, p. 54-55.
26 Compte rendu du Groupe Parlementaire [abrégé par la suite en MRP/GP] du 20 décembre 1947. MRPS 50.
27 Source : Bulletin de la Statistique Générale de la France. A propos de problèmes techniques des statistiques, voir Michel-Pierre Chélini, Inflation, Etat et opinion en France de 1944 à 1952, Imprimerie Nationale, 1998, surtout p. 307 et 308.
28 Intervention de Roux (Loiret). Compte rendu du 27 avril 1948.
29 « Lettre du Comité de la Seine " 3ème Force" au Comité national », 14 février 1948. Comité de la Seine "3ème Force", « Aux comités locaux. Circulaire très importante ». Archives Marceau Pivert, MP34. CAF 24 janvier, 14 février, 3 avril 1948. Le Populaire 25 mars 1948.
30 MRP/GP 27 et 28 janvier 1948.
31 Aux socialistes, par exemple, malgré la décision contraire du Comité directeur, le Groupe parlementaire a accepté, dans la nuit du 28 au 29 janvier, de voter le projet de liberté de l’or. Il en résultait des conflits entre ces deux organismes, mais le Parti avait déjà perdu la bataille contre le gouvernement, surtout contre le plan Mayer. CD 27, 28, 29, 30 janvier 1948.
32 L’Année Politique 1948, p. 24 et 25. Cf. l’intervention de Francis Leenhardt, Conseil national SFIO du 27 avril 1948, compte rendu sténographique, archives de l’ours.
33 Le Populaire, 13 mars 1946.
34 CD des 5 et 12 novembre 1947.
35 Compte rendu du Bureau Exécutif du 20 février 1948. MP34.
36 CEx 2 décembre 1947.
37 Compte rendu du Conseil national du 17 décembre 1947. Deux semaines après, au comité national MRP, non seulement Georges Bidault mais aussi Léo Hamon ont repris la même mise en garde. Compte rendu su 27 décembre 1947, 350AP58.
38 CD 21 janvier 1948. CEx des 2, 4, 20 et 30 décembre 1947.
39 Compte rendu du Bureau exécutif du 20 février 1948.
40 Voir aussi le compte rendu de la conférence des délégués généraux de janvier 1948, L’OURS, Cahier et revue, n° 175, 1987, p. 25.
41 Intervention de Gonthier (Marne). Compte rendu du 16 décembre 1947.
42 Archives du CHEVS, fonds MRPS 14.
43 Conseil national des 27 et 28 avril 1948, compte rendu sténographique, archives de l’OURS.
44 Compte rendu du Bureau exécutif du 20 février 1948.
45 Archives confédérales de la CFDT, 4H106.
46 IFOP, Sondages, 1948, p. 62, 104, 167. En mars, 32 % des personnes interrogées ont répondu croire que « les prix vont baisser », alors qu’il n’y en avait que 2 % en janvier et 4 % en février.
47 CFDT 4H106. A l’époque, le cabinet du ministre des Finances n’a jamais pensé à améliorer le pouvoir d’achat des travailleurs. Cf. « Note pour le ministre sur la politique des prix du gouvernement », 14 mai 1948, Papiers René Mayer, Archives nationales, caran, 363AP 8.
48 Pour les socialistes, voir Conseil national des 27 et 28 avril 1948, compte rendu sténographique, archives de l’ours. Pour le MRP, voir le compte rendu du Comité national, 25-26 septembre 1948 ainsi que les nombreuses motions des fédérations. Archives nationales, caran, 350AP 58.
49 Archives nationales, caran, Flc/III/1234.
Auteur
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Yohei Nakayama
Professeur adjoint à l’Université de Tokyo.
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