1Réunifiée en avril 1943, la CGT retrouve une vie « légale » dès la libération de Paris. Elle fonctionne officiellement en respectant la physionomie qui était la sienne en 1939. Pour schématiser, les « ex-confédérés » sont, en théorie, majoritaires face aux « ex-unitaires »1.

2Des problèmes se manifestent cependant dès 1944, ou presque. Au plan interne, avec la prise de contrôle progressive de l’organisation par les ex-unitaires, nationalement, mais aussi dans les syndicats professionnels et les unions départementales. On mesure d’autres problèmes, dès mai 1945, au plan national, quand Léon Jouhaux, à son retour de captivité, est maintenu à son poste de secrétaire général de la CGT sur décision du Parti communiste2.

3Quelques mois plus tard, le Parti communiste prend moins de gants quand le Comité confédéral national de la CGT de septembre 1945 décide de créer (par 89 voix contre 42 et 2 abstentions) deux postes de secrétaires généraux adjoints, l’un pour Léon Jouhaux, l’autre pour Benoît Frachon. Au premier, les relations extérieures, au second, la vie interne de l’organisation : si la dyarchie est officialisée, le partage est inégal. Toujours en septembre, le bureau confédéral de la CGT subit quelques modifications. Officiellement, les ex-confédérés y sont encore majoritaires, avec Jouhaux, Bothereau, Buisson, Deniau, Gazier, Lebrun, Neumeyer et Saillant. Les ex-unitaires, eux, sont au nombre de cinq : Frachon, Monmousseau, Racamond, Raynaud et Tollet. Mais la réalité est toute différente. Lebrun apparaît très vite comme un sous-marin du PCF. Louis Saillant et Léon Jouhaux sont assez souvent absents3. Quand Georges Buisson décède en janvier 1946, et quand Albert Gazier devient sous-secrétaire d’Etat à l’Économie dans le gouvernement Félix Gouin, ils ne sont pas remplacés. Avec l’entrée en politique de Gazier, les ex-confédérés perdent un élément de poids dans la CGT. Cette tentation de la politique chez certains ex-confédérés, militants socialistes – Albert Gazier, bien sûr, mais aussi Christian Pineau ou Robert Lacoste –, contribue à affaiblir les minoritaires dans l’organisation. A la différence de leurs camarades communistes, quand ils se lancent en politique, ils abandonnent leurs activités syndicales, et ne jouent pas sur les deux tableaux.

4La lettre envoyée le 27 janvier 1946 par Albert Gazier à Léon Jouhaux et Benoît Frachon est à cet égard révélatrice :

« Les fonctions que j’ai cru devoir accepter sont évidemment incompatibles avec celles de secrétaire de la CGT.
Je donne ma démission de secrétaire confédéral dès aujourd’hui afin qu’on ne pense pas dans l’opinion que la CGT participe d’une manière quelconque au gouvernement.
Veuillez dire à tous mes amis que cette modification dans mon activité ne change rien à mon attachement complet au mouvement syndical. A mon nouveau poste, j’essaierai de toutes mes forces de servir notre idéal commun. »4

5Peu à peu, les ex-unitaires entraînent la CGT sur le terrain politique, au grand dam des ex-confédérés, et de la SFIO. La première grande crise se manifeste à l’occasion du référendum de septembre 1945, quand la CGT aligne sa position sur celle du PCF. La majorité des ex-confédérés proteste, estimant que cette décision crée un précédent fâcheux : l’organisation syndicale entre dans l’arène politique, qui plus est dans les pires conditions, alors que les partis représentant la classe ouvrière sont divisés. Secrétaire général de la SFIO, Daniel Mayer s’en ouvre devant le comité directeur de son Parti, le 12 septembre, jugeant que la situation est très inquiétante : « Pour la première fois, nous irons à une bataille électorale sans être d’accord avec la CGT. Le vote de la majorité du comité confédéral national va faire taxer la centrale ouvrière de bolchevisation. » Daniel Mayer propose, ce que le comité directeur accepte, « de rencontrer la CGT pour lui dire que, quand le PS et le PC ne sont pas d’accord sur une question politique, la CGT reste neutre ». Une délégation socialiste est reçue quelques jours plus tard par le bureau confédéral de la CGT. Au vu du compte rendu fait devant le comité directeur du 26 septembre par André Le Troquer, au nom de la délégation, la rencontre a été franche, mais chacun est resté sur ses positions. Ainsi, Benoît Frachon déclare : « la CGT est dans son droit le plus absolu ». Cette rencontre se traduit par une fin de non-recevoir. Les relations entre le Parti socialiste et la CGT commencent à se dégrader dès cette période.

6Les socialistes sont davantage proches des ex-confédérés, qui s’en étonnerait ! D’une part, leur rejet du modèle communiste ne peut que les rendre sympathiques aux militants SFIO de tous âges. Quant à Léon Jouhaux, l’un des acteurs de 1936 avec Léon Blum, il bénéficie toujours chez eux d’un grand prestige. D’autre part, nombre d’exconfédérés sont eux-mêmes membres de la SFIO, même si aucun mot d’ordre n’est élaboré en commun. On l’imagine mal d’ailleurs dans un parti comme la SFIO, fédération de fédérations et de sections, dont les adhérents cultivent toujours un grand sens de l’indépendance.

Naissance d’une tendance

7A partir d’un certain moment, cependant, il faut tenter de s’organiser, face au danger. Les ex-confédérés transforment ainsi leur hebdomadaire Résistance ouvrière5 en Force ouvrière, dont le premier numéro paraît le 20 décembre 1945, avec comme sous-titre : « Hier Résistance – aujourd’hui Force ». Cet hebdomadaire est appuyé par une tendance du même nom.

8Pratiquement au moment où l’opposition ex-confédérée estime nécessaire de se donner un meilleur outil pour développer ses positions et son action au sein de la CGT, le Parti socialiste s’interroge sur l’évolution de l’organisation syndicale, et s’inquiète de son alignement progressif sur les positions communistes. On trouve peu de traces écrites pour cette période, et le comité directeur de la SFIO, par exemple, évoque rarement les questions syndicales. Les archives de la fédération socialiste du Nord nous font découvrir la première manifestation d’un intérêt des socialistes du Nord pour les problèmes internes de la CGT à la date du 28 décembre 1945. Ce jour-là, la fédération écrit à toutes les sections du département pour leur demander de lui adresser, dans les meilleurs délais, une liste de leurs adhérents responsables syndicaux. Les cadres socialistes paraissent être encore peu mobilisés sur cette question, puisqu’on ne trouve qu’une dizaine de réponses de sections locales dans les archives fédérales.

9Dans ces mêmes archives figure le compte rendu dactylographié – malheureusement non daté – d’une rencontre qui s’est tenue entre le bureau fédéral socialiste du Nord et une « délégation des dirigeants cégétistes de la tendance socialiste ». Cette réunion n’a qu’un but : organiser les socialistes, membres de la CGT, en vue de reconquérir le maximum de positions.

10Sont présents :

• pour le bureau fédéral : Augustin Laurent, Eugène Thomas, Denis Cordonnier, Albert Van Wolput, Pierre Houriez, Marcel Bertrand
• pour les syndicalistes : Georges Beyaert – Secrétaire de l’Union départementale CGT depuis 1944 –, Charles Béreaux – postier –, A. Roy.

« Beyaert indique la nécessité qu’il y a de mener une action pour maintenir l’orientation du mouvement syndical. Nous avons, dit-il, perdu des unions locales, là où le Parti socialiste est majoritaire (...). Il pense qu’il faut intervenir auprès des sections du Parti afin que les secrétaires recherchent les éléments capables d’accepter et de remplir des postes syndicaux, nous devons récupérer les postes perdus.
Béreaux pense que tous les militants socialistes doivent mener l’action syndicale. Les dirigeants cégétistes doivent connaître les noms et adresses des camarades pouvant être touchés dans toutes les localités.
Beyaert a constaté avec regret que des camarades du Parti ont refusé d’accepter les fonctions de délégués d’entreprise ou de délégués syndicaux, nous avons dans notre parti les gens qualifiés pour assurer ces charges, il suffit de les amener à accepter les postes.
Béreaux : Il conviendra de rappeler aux militants du Parti qu’ils devront suivre les directives des dirigeants cégétistes de notre tendance.
Augustin Laurent : Nous allons agir pour qu’il soit rappelé à tous les membres du Parti qu’ils doivent être syndiqués et que leur devoir est d’être des militants syndicalistes.
Il doit être possible de toucher tous nos militants au cours des congrès cantonaux ou d’arrondissement, des militants syndicaux responsables peuvent être invités à ces congrès.
Il faut rendre confiance à tous nos camarades. La presse peut rendre de grands services à la cause de notre tendance syndicale, dit-il, il propose que les principaux militants syndicaux ex-confédérés soient interviewés sur certains problèmes d’actualité »

11Cette réunion peut être datée du premier semestre de 1946, sans pouvoir préciser davantage. En effet, le 1^er août 1946, Augustin Laurent, secrétaire général de la fédération, envoie aux secrétaires des sections du département une circulaire qui fait état de rencontres récentes avec « les dirigeants syndicaux de notre tendance ». L’objectif de cette circulaire est de mobiliser le Parti, et de demander aux militants un effort, « pour que tout soit mis en œuvre pour reconquérir les nombreux postes syndicaux et directions de syndicats que nous avons perdus. » Les militants socialistes doivent retrouver le chemin des syndicats « même s’ils n’ont plus de sympathie pour un mouvement syndical inspiré par une tendance qui n’est plus la leur ».

12Il rappelle ensuite l’article 6 du règlement fédéral, qui stipule : « Les membres du Parti ont le devoir d’appartenir au syndicat ouvrier de leur profession »6. Mais, dans la SFIO, le « devoir » reste ce qu’il est, et ne peut en aucun cas s’apparenter à une « obligation ».

13Augustin Laurent, dans cette circulaire, met bien sûr en avant l’adhésion directe au syndicat. Mais, aussi, et c’est ce qui est très intéressant, il avance la notion des Groupes socialistes d’entreprises, constitués sur les lieux de travail, pour conserver au Parti socialiste une assise ouvrière. Pour lui, les GSE permettront de reconquérir les syndicats, non pas en s’impliquant directement dans leur vie, mais par un moyen plus subtil, d’ordre psychologique – pour aider les militants – et de formation. Il écrit en effet :

« Il est indispensable qu’un groupe socialiste d’entreprise soit constitué rapidement dans chaque atelier, usine ou chantier, pour y militer de concert et selon des directives communes. Ce n’est qu’autant qu’ils se sentiront épaulés par les membres du Parti et les sympathisants que les militants susceptibles de mener l’action syndicale retrouveront l’assurance qui leur donnera le succès. »

14Le secrétaire général de la fédération du Nord, en conclusion, aborde un point d’organisation plus précis et bien concret, dans la mesure où il annonce que la Commission administrative a décidé que « des congrès d’arrondissements seraient tenus au cours desquels des responsables syndicaux de notre tendance seraient invités à donner les conseils indispensables aux militants du Parti ». On ne sait pas si de telles rencontres ont eu lieu.

15Quand Augustin Laurent écrit le 1^er août 1946 à ses cadres fédéraux, la situation à la CGT apparaît déjà bien plus délicate qu’elle ne pouvait l’être en 1945, avec la tenue récente du congrès de la confédération, qui atteste de l’effondrement des positions des ex-confédérés, et incite donc les socialistes à se mobiliser davantage encore, ou tout au moins à le tenter.

16L’étape suivante est bien sûr celle des grèves de 1947, à partir de mouvements sociaux qui font tache d’huile : des Moulins de Paris, en mai, aux minoteries du Tarn, en octobre. Les minoritaires condamnent ces grèves, y voyant la main de Moscou. On parle de scission au sein de la CGT, où le débat est de plus en plus vif. Les minoritaires tiennent une réunion nationale à Paris (salle de Lancry) les 8 et 9 novembre, à l’issue de laquelle il est décidé de ne pas aller à la scission, et de poursuivre le combat interne. Ils se réunissent de nouveau à Paris (salle des Horticulteurs) les 18 et 19 décembre, où – après cette seconde rencontre – ils décident de quitter la CGT.

17Le comité directeur de la SFIO du 10 décembre évoque la situation au sein de la confédération syndicale. Dans son édition parue le matin, Le Populaire a titré : « Les communistes abandonnent leur grève politique ». Cette position rencontre l’assentiment des présents, ministres ou non. Le ministre de l’intérieur, Jules Moch, présente un rapport introductif, dont les points marquants tiennent en ces quelques lignes :

« Le Parti communiste est le grand vaincu. Nous les avons battus de face. Notre victoire est considérable. Le danger couru par la République fut grand. Nos camarades ne s’en sont pas toujours rendu compte. (...) Nous devons avoir une mentalité de vainqueur. Le pays en a assez de l’agitation perpétuelle »

18Le débat porte vite sur la situation interne à la CGT. Premier intervenant, Daniel Mayer. Le ministre du Travail émet tout d’abord quelques regrets :

« Les camarades de la minorité n’ont pas saisi l’occasion de se différentier des communistes. Le ministre socialiste du Travail avait fait une proposition dont la minorité aurait dû se saisir. Ce matin encore, ils ont accepté l’ajournement du comité national confédéral. C’est une erreur monumentale. »

19Si Daniel Mayer est de ceux qui souhaitent la scission, il pense que les socialistes ne doivent pas pour l’instant le dire. Mais il faudrait « réunir les camarades des syndicats autonomes et ceux de Force ouvrière, et établir entre eux une liaison en vue d’une action sur la minorité confédérale pour transformer en déroute la défaite du Parti communiste. » Donc, il faut assurer une pression sur Force ouvrière, par le canal des syndicalistes socialistes.

20Oreste Capocci intervient ensuite. Il revient sur les événements de ces dernières semaines :

« A un certain moment, les camarades du groupe central de Force ouvrière ont eu l’illusion de reprendre la CGT par le dedans.
Nous n’avons pas voulu faire figure de scissionnistes, mais je tiens à rappeler que, lors des grèves, les mots d’ordre de la minorité confédérale ont permis à la classe ouvrière de se raccrocher.
On constate actuellement une volonté de scission venant de la base. Nous disons qu’il ne nous est plus possible de rester. Il s’agit de trouver une porte de sortie. »

21Capocci ne cache pas les problèmes :

« Le vent souffle à la scission, mais Jouhaux ne la veut pas. C’est là le drame.
Il nous a menacés de départ, ce qui serait une manifestation de désaveu à notre égard.

Je comprends bien son état d’âme. Nous devons tenir compte qu’il est le leader de la minorité. »

22Pour autant, il déclare :

« Nous sommes décidés à précipiter le mouvement de scission avant le 1^er janvier. »

23Estimant que la question de la scission est posée, et que la SFIO va devoir se prononcer, André Ferrat propose la tenue d’une rencontre très rapide entre une délégation du comité directeur, des membres socialistes de FO et du Comité d’action syndicaliste. En conclusion de ce débat, Guy Mollet donne son accord à cette proposition mais il ajoute :

« il serait assez inopportun de mettre le comité directeur dans les négociations. Il ne faut pas que l’on puisse dire que le Parti socialiste a tenté d’organiser la scission syndicale. La suggestion de Ferrat peut être retenue à condition que les prises de contact soient faites par des camarades à titre personnel. »

24Le comité directeur du Parti socialiste ne manifeste aucun état d’âme vis-à-vis de Force ouvrière, même s’il peut y avoir des divergences sur la nécessité de la scission. En est-il de même pour l’ensemble du Parti ? A une écrasante majorité, oui. Le Populaire de Paris, à partir de novembre, choisit ouvertement son camp. Ainsi, le 5 novembre, Henri Noguères publie un article intitulé : « Frachon, l’homme qui a colonisé la CGT », revenant même sur la période du Pacte germano-soviétique, rappelant « le sabotage de la défense nationale par les communistes, et les exploits militaires du « fils du peuple »7, et la date exacte à partir de laquelle la guerre a cessé d’être le fait du capitalisme britannique ».

25La presse fédérale de la SFIO se mobilise aussi. On trouve, par exemple, dans le numéro du 6 décembre 1947 du Cri des travailleurs, édité dans le Tarn, cet encadré qui atteste que le mouvement socialiste a désormais bien assimilé l’entrée dans la Guerre froide :

« Aux dirigeants communistes de la CGT.
Vous parlez sans arrêt du "droit de grève".
Nous estimons, nous, qu’il n’est pas incompatible avec le "droit au travail".
Nous pensons que les travailleurs sont libres, et peuvent décider, en toute indépendance, à l’abri de toutes les menaces, grâce au bulletin secret.
Nous vous posons les questions suivantes :
Le droit de grève existe-t-il en URSS ?
La liberté de travail existe-t-elle en URSS ?
La liberté syndicale existe-t-elle en URSS ?
Le droit de grève, la liberté du travail, la liberté syndicale existeraient-ils en France si le Parti communiste prenait le pouvoir ? »

26Seule une tendance de la SFIO prend fait et cause pour la direction de la CGT, celle de « la Bataille socialiste », autour du bulletin du même nom, reprise d’une revue de la gauche socialiste d’avant-guerre. Cette tendance – qui sera exclue de la SFIO au début de 1948 pour fonder le premier PSU, parti essentiellement cryptocommuniste – n’a pas de mots assez durs pour fustiger la direction du Parti socialiste et ses évolutions « centristes » à partir de l’automne 1947. Au plan syndical, ses critiques sont très vives à l’encontre de Force ouvrière. Andrée Marty-Capgras, à l’époque journaliste à Franc-Tireur, très attachée à l’unité avec le PCF, dénonce dans chaque numéro le fractionnisme de FO, et exhorte la SFIO à ne pas pousser à la scission, qui ferait le jeu des anciens syndicalistes collaborateurs, exclus à la Libération :

« Le devoir des socialistes est clair, écrit-elle dans le numéro du 14 novembre. Aucun de nous ne peut se prêter, sous quelque forme que ce soit, à une entreprise de scission. Or, nous ne sommes pas convaincus qu’il n’y ait pas de « scissionnistes » chez nous. Nous savons même aujourd’hui qu’il y en a parmi ceux qui se sont, au congrès de Force ouvrière, prononcés pour la scission immédiate. Il y a des socialistes.
Notre devoir à nous est de les dénoncer. »

27Un mois plus tard, dans le numéro du 12 décembre de la même publication, elle estime que les grévistes « ont été trahis », avant d’ajouter :

« La minorité confédérale s’est offerte – ce que personne ne lui demandait – à servir d’intermédiaire entre la majorité et le gouvernement et a joué un jeu fort curieux (...) Ferme sur les principes, défaitiste dans la tactique, la minorité confédérale porte une lourde part de responsabilité dans le fait que le comité national de grève n’a pu mener jusqu’au bout la revendication concernant la garantie du pouvoir d’achat. Elle porte une lourde responsabilité dans les hésitations que l’on a pu constater sur l’ensemble du mouvement. »

28Elle lance ensuite un nouvel appel :

« Les socialistes ont mieux à faire qu à pousser à la scission syndicale. La CGT, ne le comprend-on pas, est le rempart ultime aux tentatives des factieux. Tant qu’elle sera debout, le pouvoir personnel ne s’installera pas. Criminels sont ceux qui tentent de la démolir. »

29Mais un tel langage ne passe pas, ne retient pas l’attention des cadres de la SFIO, ni même des militants, confrontés à la base aux méthodes communistes, dont ils ne veulent plus entendre parler.

30Le 19 décembre, après une nouvelle rencontre nationale, les militants de Force ouvrière décident donc de quitter la CGT, et de fonder une nouvelle organisation syndicale8. Oreste Capocci est le premier à inaugurer ce qui deviendra une règle, en partant de la CGT, mais aussi en abandonnant tout poste de responsabilité au sein du Parti socialiste.

Le départ d’Oreste Capocci

31Militant socialiste et politique depuis plusieurs décennies, il entend désormais aller jusqu’au bout de la logique impulsée par Force ouvrière. Le 17 décembre, il envoie à Guy Mollet sa démission du comité directeur du Parti socialiste SFIO, organisme auquel il appartient depuis 1946 :

« Mon cher camarade,
Lorsqu’on 1946 j’ai accepté d’être présent au comité directeur du Parti socialiste, mon but était de faire entendre la voix du syndicalisme à la plus haute instance du Parti.
C’est ce que j’ai fait jusqu a ce jour et je puis dire que j’ai toujours été compris par la plus grande majorité du comité directeur, sinon par tous.
Néanmoins, le comité directeur à certains moments a été placé devant le fait accompli et par souci normal de maintenir l’unité du parti a dû prendre certaines responsabilités qui ne lui incombaient pas.
Mes positions syndicalistes n’ont jamais tenu compte des attitudes gouvernementales. Quand elles étaient en opposition, je n’ai tenu compte que du mandat syndical qui m’est confié. Aux yeux de certains, cela paraît difficile de se dédoubler ainsi et pourtant cela est clair pour un militant partisan depuis toujours de l’indépendance syndicale à l’égard des partis et des gouvernements.
Je puis attester, parce que cela est la vérité, que jamais la grande majorité du comité directeur n’a désavoué mon attitude, lorsque j’étais en opposition avec le gouvernement, ni sur le plan syndical. Le comité s’est toujours refusé de discuter de la vie des organisations syndicales, par respect de l’indépendance syndicale.
Je suis certain qu’il en sera de même demain.
Nos amis syndicalistes le savent bien, mais nos adversaires au service d’un parti politique, tournant la question en faisant état de mon poste de membre du comité directeur, tentent de faire croire que la lutte pour l’indépendance est en vérité la lutte pour la conquête de la CGT par un autre parti.
Vous savez au comité directeur qu’il n’en est rien. J’ai toujours proclamé que la CGT sous l’obédience du Parti socialiste ou d’un autre parti, ce serait aussi néfaste que la CGT aux ordres du Parti communiste.
Ces déclarations avaient recueilli l’approbation de tous.
Malgré tout cela, le mensonge risque de prendre auprès des travailleurs désabusés par la gymnastique politique qu’on leur fait faire en prenant comme plate-forme leurs justes revendications.
En regrettant la fraternelle collaboration que je suis obligé de quitter, dans le seul souci de servir plus efficacement les idées qui me sont chères, je te prie d’accepter ma démission de membre du comité directeur.
Reçois, mon cher Guy Mollet, ainsi que mes camarades du comité directeur, mes fraternelles salutations. »

32Cette lettre a été publiée dans Le Populaire de Paris du 19 décembre. En commentaire, Guy Mollet écrit :

« Au moment où Capocci croit devoir cesser sa collaboration au comité directeur, je sais être l’interprète de tous nos camarades en lui disant que si nous comprenons les raisons de sa décision, nous regretterons cependant très vivement son très fraternel concours.
Ceux qui le connaissent savent avec quelle bonhomie, parfois bourrue, il a toujours défendu l’indépendance du syndicalisme. Il entend aujourd’hui se consacrer uniquement à sa tâche. Malgré nos regrets de le perdre un peu, nous ne pouvons que le féliciter et lui renouveler notre cordiale confiance. »

33Jusqu’à son décès, en 1950, Capocci restera militant et permanent syndical.

34Son départ est la première manifestation d’un phénomène qui va se répéter au fil des mois. Au nom de l’indépendance syndicale, en effet, nombre de militants syndicalistes quittent leur place dans tel secrétariat fédéral de la SFIO ou dans tel Groupe socialiste d’entreprise, pour éviter d’encourir le reproche des communistes – qui eux, pourtant, ne se gênaient pas ! – d’être inféodés à la SFIO. Cette démarche aura des conséquences néfastes, au moins pour le Parti socialiste, qui, très rapidement, sera privé de militants « ouvriers », ou tout au moins ayant une connaissance du monde du travail que la vie politique seule ne peut pas toujours donner.

Le Parti socialiste revient sur la scission

35Un socialiste, fin 1947 et début 1948, pouvait-il concevoir un autre choix que celui de Force ouvrière ? Certainement pas.

36Dans ses publications – internes ou externes – la SFIO soutient le combat des minoritaires au sein de la CGT, puis la nouvelle organisation. En décembre 1947, Arguments et ripostes, recueil de fiches de propagande reproduit dans son numéro 26 deux études, l’une intitulée « Qu’est-ce que Force ouvrière », l’autre « Force ouvrière et le Parti socialiste ». Dans la seconde, on trouve ces quelques lignes :

« Quelle doit être l’attitude d’un militant socialiste (particulièrement dans les GSE) en face de FO ? Celle d’un ami, d’un soutien actif. Le Parti socialiste n’a rien à craindre d’un syndicalisme libre, démocratique, autonome : leurs voies convergent. »9

37Seules quelques minorités poursuivent un combat d’arrière-garde, orienté politiquement. Andrée Marty-Capgras continue de publier ses articles incendiaires, parfois relayés ici ou là par d’autres militants, eux-mêmes. Ainsi, Lucien Jayat10, qui lance un appel en mai 1948 dans le premier numéro d’une petite et éphémère publication, Vigilance :

« (...) la voie est toute tracée.
Notre place est à la CGT parce que nous ne devons jamais perdre le contact avec la classe ouvrière. Même si certains de nos amis ont eu à se plaindre de l’attitude des communistes à leur égard, ils doivent se montrer résolument unitaires sans rien abdiquer de leurs conceptions doctrinales.
L’unité syndicale, c’est déjà un morceau considérable de l’unité ouvrière. Si celle-ci ne peut être réalisée présentement, nous devons œuvrer dans la mesure où cela dépend de nous, pour la rendre possible un jour. »

38L’essentiel est ailleurs. On le voit à l’occasion d’une réunion qui s’est tenue le 13 janvier 1948 entre la direction du Parti et ses délégués généraux11. Ces délégués étaient des permanents de la SFIO, envoyés ponctuellement dans les fédérations pour animer la vie fédérale, tenir des réunions de formation, aider au travail administratif. Par leurs rapports écrits ou oraux, ils offraient au secrétariat général une bonne idée de la situation interne du Parti.

39Cette réunion de janvier 1948 permet de se faire une idée du rôle exact des socialistes dans la scission. On mesure combien les fédérations socialistes ont été actives pendant cette période. Elles l’ont été de façon spontanée, parce qu’il n’y avait pas de directives nationales, mais aussi parce que, tout naturellement, les militants socialistes ne pouvaient que partager cette aventure antitotalitaire.

40Le bilan est évident. Gustave Robert, du Pas-de-Calais, estime :

« Nous avons fait des réunions dans tout le bassin minier. Nous sommes arrivés à un bon résultat. Il y avait 80000 cartes au syndicat communiste, il y a actuellement 40 000 cartes de mineurs placés chez nous. »

41Le délégué de la Loire se penche lui aussi sur les chiffres :

« L’union départementale du syndicat et tous les syndicats étaient tenus par les communistes. Nous avons pris l’initiative d’instituer un comité départemental de FO : nous avons mené la bataille. Malgré cela, nous avons continué, et nous avons, en quelque sorte, sauvé le mouvement FO dans le département. L’inventaire fait là, dans le département, permet d’affirmer qu’il y a au moins 20 000 adhérents à FO. Avant les grèves, la CGT annonçait 80000 adhérents. »

42Louis Hornung, du Rhône, est très net :

« Pour ce qui concerne FO dans le Rhône, le mouvement marche bien grâce à l’action des GSE et au Parti. »

43D’autres ont une attitude plus mesurée. Rendant compte de ses tournées dans certains départements tels les Ardennes, la Marne, la Moselle, Edouard Psaume écrit :

« Dans l’ensemble des départements, nos camarades ne veulent pas donner l’impression que le Parti socialiste met la mainmise sur cette nouvelle organisation syndicale. »

44Alice Carbanne ajoute pour le Morbihan :

« Partout où je suis passée, j’ai dit aux camarades de ne pas montrer trop que les socialistes sont en avant dans ce mouvement. »

45Secrétaire général adjoint de la SFIO chargé de la propagande, Pierre Commin dresse un bilan de la situation :

« Il y a pour FO dans l’ensemble un bon départ. Je ne sais pas si cela reflète très exactement la situation, mais je crois quand même qu’il y a un bon départ. Nous avons le sentiment du rôle important qu’ont joué les GSE dans ces résultats. Les membres du Parti ont compris l’importance pour les classes ouvrières du regroupement syndical sur la base d’un syndicalisme libre. Il n’est pas douteux qu’il y a un état d’esprit qui se développe au sein de FO, qui consiste à revenir sur les anciennes conceptions du syndicalisme. Nous aurons à lutter contre de telles déviations qui se traduisent par l’affirmation suivante : le mouvement syndical ne doit avoir aucune espèce de liaison avec le mouvement politique. Il y a chez certains camarades de l’hésitation, et même une certaine incompréhension. Il faut essayer de les persuader qu’un regroupement syndical sur la base d’un syndicalisme libre est une nécessité historique. »

46Même s’il imagine les raisons qui amènent les militants et les dirigeants de Force ouvrière à se comporter ainsi, en réaction à ce qu’ils ont subi dans la CGT jusqu’en 1947, Pierre Commin a parfaitement compris le danger, pour les socialistes, de cette situation, et du comportement des militants FO.

47Mais le mouvement est irréversible, et les socialistes ne peuvent pas l’enrayer. Très vite, par exemple, les Groupes socialistes d’entreprises voient leurs effectifs fondre. Ce n’est sans doute pas sans amertume que le responsable des GSE écrit dans le rapport pour le 41^e Congrès national du Parti socialiste, en juillet 1949 :

« Il est important de souligner combien le développement de Force ouvrière a rendu difficile l’action de nos GSE et l’a souvent paralysée ou ruinée. Dans la période qui a précédé la scission, nos GSE avaient connu en effet une grande faveur. Nous les considérions comme des groupes de propagande et d’action politique du Parti socialiste sur le lieu de travail, mais les militants syndicalistes, opprimés par la majorité communiste de la CGT, avaient tendance à les considérer comme un refuge et un centre de ralliement de ceux qui voulaient défendre l’indépendance du syndicalisme. Une fausse conception du rôle des GSE s’étendant, malgré les efforts du centre, devait faire apparaître à beaucoup les GSE comme des groupements inutiles, une fois la scission syndicale réalisée. Par ailleurs, la nécessité de se consacrer de plus en plus à l’action syndicale après la naissance de FO a amené nombre de nos militants à abandonner les GSE, soit par manque de temps, soit par souci de bien démarquer l’action politique de l’action syndicale. »12

48D’autres documents sont tout aussi révélateurs. Ainsi, cet extrait d’un rapport pour le congrès de la fédération socialiste du Tarn, le 26 juin 1948. Le rapporteur écrit que les GSE ont très bien fonctionné en 1946-1947, avant de s’effondrer depuis le début de 1948. Il ajoute :

« Il est vrai que ces groupes ont fourni un travail considérable au point de vue syndical, en vue d’une indépendance totale vis-à-vis des partis politiques. Ce travail a été fait consciencieusement, avec une régularité parfaite »

49Il écrit ensuite qu’il va demander au congrès fédéral s’il est toujours nécessaire de maintenir les GSE, avant de conclure :

« Beaucoup de GSE setaient constitués dans le seul but de lutter pour cette indépendance syndicale avec la ferme conviction de se retirer le jour où cette indépendance aurait été acquise »

50Après le malentendu entre la SFIO et la CGT à partir de 1945, on en note donc très vite un nouveau, et les socialistes pensent qu’un tel comportement est adopté au nom d’une indépendance syndicale mal comprise. Certains imaginent aussi avoir été légèrement « exploités » en 1947 et après, quand FO n’avait plus besoin d’eux, ou quand sa logique l’amenait à se séparer d’alliés qui pouvaient paraître un peu trop marqués...

51La direction de la SFIO atténue d’ailleurs très vite un soutien public trop direct à FO. En février 1948, par exemple, le secrétaire de la section socialiste de Saint-Dizier envoie une lettre au secrétariat général du Parti socialiste :

« (...) La section s’est prononcée contre l’excès de propagande faite par Le Populaire au sujet de FO.
Vous n’ignorez pas que l’attaque préférée des communistes est de faire passer FO pour un syndicat de socialistes. Il en résulte beaucoup de réticences de la part des camarades apolitiques pour adhérer à FO. »

52Secrétaire général adjoint de la SFIO, Georges Brutelle lui répond quelques jours plus tard :

« Au sujet de l’excès de propagande fait par Le Populaire concernant FO, nous nous sommes déjà occupés de cette question, des remarques ont été faites au journal, et tu peux juger, d’après la formule actuelle, qu’il a pris bonne note de notre avis. »

53On peut remarquer à ce propos que des arguments similaires avaient été retenus par certains délégués à la conférence Force ouvrière de décembre 1947, qui estimaient que la presse socialiste ne rendait pas le meilleur service à la tendance des ex-confédérés, par un soutien trop « voyant » à leurs thèses13.

54Reste que la SFIO a choisi son camp. On le mesure, s’il en était besoin, à cette lettre de Georges Brutelle, envoyée le 27 avril 1948 à un militant d’Avignon :

« Dans le domaine syndical, le Parti n’a pas à intervenir, et nos camarades restent libres de rester à la CGT si telle est leur conviction. Mais il n’est pas inutile évidemment de provoquer des discussions ou des conversations pour éclairer ces camarades et leur expliquer l’utilité de renforcer par leur présence l’organisation CGT-FO. »

55Au fil des années, cependant, des militants socialistes entendront rester à la CGT, au grand dam de certains de leurs camarades qui déposeront régulièrement des motions dans des congrès nationaux (dans les années cinquante, mais aussi encore au début des années soixante...) pour interdire la double appartenance.