URL originale : https://books.openedition.org/psorbonne/80932
La SFIO vue par le Parti communiste, partenaires et adversaires
p. 171-180
Texte intégral
1Le sous-titre de cette communication (partenaires et adversaires) – proposé par les organisateurs du colloque – induit soit le constat d’une évolution, soit celui d’une dualité. Présentons ces deux hypothèses.
2La première signifierait que le PCF considère la SFIO tantôt comme un partenaire, tantôt comme un adversaire. Cette hypothèse est séduisante, puisque la période qui nous intéresse aujourd’hui voit effectivement alterner des phases unitaires (la Résistance, l’union nationale par le biais du gouvernement provisoire, puis le tripartisme) et des phases conflictuelles, un conflit d’abord modéré de mai à septembre 1947, puis exacerbé à partir d’octobre 1947.
3La seconde hypothèse sous-entend, elle, qu’au même moment, le PCF perçoit la SFIO à la fois comme un partenaire – un certain nombre d’objectifs sont communs – et comme un adversaire – nombre de divergences demeurent qui interdisent au partenariat d’être autre chose qu’une adversité contrôlée.
4Dans cette communication, je souhaiterais déterminer la nature réelle de la représentation du PS par le PCF. Pour cela, je déroulerai classiquement la chronologie, en prenant comme césures celles de la stratégie communiste. Cela m’amène à distinguer trois phases :
- la Résistance et la Libération, ou « la négation du fait socialiste »
- la reconstruction, ou « l’absorption du fait socialiste »
- la guerre froide, ou « la condamnation du fait socialiste ».
5Pour mener à bien cette étude, j’ai privilégié, dans le domaine des sources, les sources internes, afin de supprimer l’un des filtres séparant le réel de sa relation.
La négation du fait socialiste
6Le Parti socialiste estime que la tâche prioritaire est la libération de la France ; le PCF affirme la même chose. Leur analyse implique d’élargir au maximum le champ des alliances qui, sur le plan politique, n’a plus de limites à droite. Mais la guerre n’étant que la continuation de la politique par d’autres moyens, le combat national demeure un combat politique. Et ce combat reste, en bonne partie, toujours interprétable par le clivage gauche-droite. Prenons quelques exemples. Qu’en est-il de la responsabilité éventuelle de la bourgeoisie française dans la défaite et dans la collaboration ? Autre exemple, les choix organisationnels. Faut-il s’adresser en priorité aux cadres traditionnels de la nation ou bien à la classe ouvrière qui seule, dit-on, demeura fidèle à la Nation profanée ? Faut-il se cantonner à la construction d’une petite élite militaire de spécialistes, ou bien faut-il envisager l’édification d’un mouvement populaire le plus massif possible ?
7Autre ligne de clivage, qui est l’ennemi ? L’Allemagne éternelle, voire la race germanique, ou bien la perversion politique de droite qu’est le nazisme ? Et en France, Pétain et Vichy demeurent-ils des alliés potentiels parce que Français et traditionalistes ? Ou bien des ennemis réels parce que, aurait-on dit, « mieux vaut Hitler que le Front populaire » ? On le voit par ces exemples, la Seconde Guerre mondiale n’est pas exempte d’une lecture gauche-droite. Pour cette raison, on comprendrait parfaitement qu’apportant des réponses proches à toutes les questions que je viens d’énumérer, les partis communiste et socialiste conjuguent leurs efforts pour que LES réponses de LA Résistance soient les plus proches des leurs. Or, il faut bien le constater, la première vision est sans appel : il n’existe aucune tentative de ces deux partis pour fusionner leur action, ou simplement coordonner leurs efforts, voire échanger des informations.
8Le responsable de cette absence de toute politique unitaire est incontestablement le PCF. En effet, pendant toute cette période, les propositions socialistes sont régulièrement déclinées par le Parti communiste1. Cette attitude du PCF possède une justification et une explication. Officiellement, le PCF justifie son attitude par sa volonté de ne pas diviser la Résistance. En réalité, son attitude s’explique par le fait qu’à ce moment-là, il rêve que l’effacement du Parti socialiste se transforme en marginalisation, voire en disparition. Car toute la stratégie communiste consiste alors à privilégier les institutions de la Résistance intérieure. La participation au pouvoir gouvernemental classique est seconde ; l’essentiel est dans l’édification de la pyramide du second pouvoir (Comités de libération, FFI, milices patriotiques, etc.), à condition naturellement que cette Résistance intérieure soit structurée par les communistes. Le rêve caressé par ces derniers est bien – à terme – la disparition de la démocratie parlementaire traditionnelle, qualifiée par eux de formelle, pour la remplacer par une démocratie nouvelle, issue de ces organes de la Résistance2.
9Les socialistes gênent considérablement l’application de cette stratégie pour de nombreuses raisons.
10En premier lieu, leur anticommunisme n’est pas l’anticommunisme honteux de la droite et des privilégiés3. Ceux-ci, découvrant pendant la Résistance, l’URSS et les ouvriers, rejettent une bonne partie de leurs préventions, sans échapper parfois à la naïveté des néophytes. L’anticommunisme des socialistes est autre. Plus doctrinal que sentimental, il est infiniment plus solide. Il est également intangible, nourri non pas d’étrangeté comme dans le cas de la droite, mais d’un long passé de rivalités qui, du congrès de Tours aux diatribes de la drôle de guerre, en passant par l’exil des Mencheviks ou les procès de Moscou, demeure régulièrement réactivé.
11En deuxième lieu, l’antisoviétisme des socialistes – au regard de l’antisoviétisme de la droite – apparaît moins guidé par les données géopolitiques que par une analyse idéologique. La perception de l’URSS comme la Russie traditionnelle est naturelle pour de Gaulle4, non usuelle pour la SFIO.
12En troisième lieu, les socialistes ont fait le choix de la démocratie parlementaire. A la Libération, ils sont ainsi les alliés privilégiés du général de Gaulle dans la reconstruction de l’appareil d’État. Je ne pense pas que cela soit le fait du hasard si de Gaulle a choisi de remplacer Emmanuel d’Astier de la Vigerie, par Adrien Tixier. Dans la perspective de la rencontre de ces deux pouvoirs potentiellement concurrentiels que sont la Résistance intérieure et le gouvernement provisoire, de Gaulle préfère un socialiste à un homme issu de cette Résistance intérieure et sensible à une partie de l’argumentaire communiste. Dans le même ordre d’idées, Alain Bergounioux et Gérard Grunberg ont souligné le rôle de Jules Moch et d’Édouard Depreux, lors du congrès socialiste de novembre 1944, pour lutter contre toute démagogie résistante et contre tout pouvoir qui concurrencerait celui des administrations préfectorales5. Adrien Tixier, Edouard Depreux, Jules Moch, apparemment une nouvelle fois par hasard, avec ces trois hommes, auquel il suffit d’ajouter André Le Troquer, toujours socialiste, nous avons la totalité des ministres de l’intérieur pour toute notre période. Ainsi donc, pendant toute cette phase correspondant à ce que j’ai proposé d’appeler la stratégie duale des communistes, ceux-ci rencontrent sur leur route les socialistes. Ce ne sont pas les seuls obstacles, il y a les démocrates-chrétiens, certains résistants du MLN6, etc., mais les principaux obstacles à l’hégémonie communiste sont bien le général de Gaulle et les socialistes. Pour cette raison, la véritable prise de langue entre communistes et socialistes ne se produit qu’avec le changement de stratégie du PCF.
L’absorption du fait socialiste
13La modification de la stratégie communiste ne résulte pas directement de la prise de conscience de la pérennité du fait socialiste, à la suite du congrès socialiste de novembre 1944. Le véritable moment de la rupture stratégique du PCF survient lors de la rencontre entre Maurice Thorez et Joseph Staline, le 19 novembre 1944, juste avant le retour du Secrétaire général du PCF en France7. Au cours de l’entretien, Staline affirme :
« que les communistes (français) n’ont pas encore compris que la situation a changé en France. Les communistes n’en tiennent aucun compte et continuent à suivre l’ancienne ligne alors que la situation a changé. Ils voudraient envoyer au diable toutes les canailles de socialistes alors qu’il faut s’efforcer de créer un bloc et trouver des alliés parmi les socialistes. »
14Staline poursuit l’entretien par cette directive :
« La situation a changé et il faut opérer un tournant. Le PC n’est pas assez fort pour pouvoir frapper le gouvernement à la tête. Il doit accumuler des forces et chercher des alliés. »
15Les choses apparaissent donc relativement claires. La précédente stratégie visant à éliminer de Gaulle et les socialistes devant être abandonnée, il faut désormais renouer avec une politique unitaire. Appliquant sans tarder les « conseils » de Staline, dès décembre 1944, les conversations reprennent. Comme d’habitude, lorsque les communistes prennent un virage, ils font du zèle ; ils ne se contentent pas de proposer l’unité d’action aux socialistes, mais bien l’unité organique, la fusion des deux organisations. Une telle ardeur pose naturellement la question de sa motivation, mais implique au préalable de déterminer la sincérité de cette offre communiste.
16Sur ce point, l’historiographie n’est pas unanime. Et, à l’instar des analystes de la précédente tentative de 1935-1937, les historiens se partagent en deux options. Pour les uns, la volonté communiste est de pure forme. Ainsi, Robert Verdier estime qu’avec les lauriers tressés à Staline et à l’URSS :
« la direction du PCF ne pouvait sérieusement penser que l’offre d’un tel processus d’unification, en fait de ralliement au léninisme-stalinisme, ait la moindre chance d’être acceptée par le Parti socialiste »8
17Pour d’autres, dont je partage l’analyse, la volonté d’unification est réelle. Elle renvoie à sa motivation profonde : non pas le souhait d’une collaboration, mais tout simplement la volonté de noyer les 340 000 militants socialistes dans les 785 000 militants communistes. Même si cela ne constitue naturellement pas une preuve, observons que 57 % des ouvriers interrogés contre 24 %, et 42 % des Français contre 30 % sont favorables à une telle perspective9, pour laquelle se prononcent également certaines fédérations socialistes, telles la Seine, l’Ariège ou le Cher10.
18Pour toute cette période – de la fin 1944 jusqu’à l’automne 1947 – il me semble que l’alliance avec la SFIO est indispensable pour réaliser la seconde stratégie communiste, celle de la démocratie populaire. Ayant longuement détaillé cette stratégie par ailleurs, je n’y reviens pas. Sauf pour souligner que, dans les documents privés, les communistes se félicitent de l’évolution des socialistes, spécialement sur la question constitutionnelle, qui leur a permis de se débarrasser de Charles de Gaulle. Les documents adressés aux Soviétiques, comme le contenu des notes, strictement personnelles, de Marcel Cachin témoignent de ce même sentiment. Un seul exemple, issu du Carnet du directeur de l’Humanité en date du 21 avril 1946, rapportant une intervention d’un membre du Comité central, également correspondant de l’Humanité à Moscou :
« Les ouvriers socialistes ont applaudi Jacques Duclos. Dans le Parti socialiste dualité entre les chefs socialistes et la base. (...) Les socialistes étaient vassaux des Britanniques. Ils attaquaient l’URSS. Aujourd’hui attaques voilées et Gouin vante : "Imitons l’URSS", dit-il. Blum attaque le matérialisme et la conception de l’État. En quelques mois changement important dans le Parti socialiste. »11
19Au printemps 1946, les communistes frisent l’enthousiasme. Il ne leur reste plus qu’à faire ratifier la Constitution, qu’à parachever cette victoire par une bonne tenue aux Législatives et donc, en tant que parti le plus puissant de la coalition bipartite, à occuper la Présidence du Conseil et quelques ministères-clefs.
20Mais survient l’échec imprévu du référendum de mai 1946. Après ce revers, tout indique que le PCF maintient le même schéma général, et donc la même attitude fondamentale à l’égard du Parti socialiste. Toutefois, les modalités pratiques évoluent en fonction du rapport des forces et des propres évolutions socialistes. Il y a ainsi, à l’été 1946, une vague de froid liée au congrès socialiste, un réchauffement pendant l’automne et l’hiver 1946, un chaud et froid après l’éviction de mai 1947. En effet, la rupture du tripartisme ne produit aucune modification substantielle de l’attitude communiste à l’égard des socialistes. Les notes de Marcel Cachin sont explicites. Il écrit au mois de juillet 1947 :
« Pas d’opposition systématique. Pas toujours avec le PRL (...) Il faut diriger les coups contre de Gaulle, non contre le PS ou le MRP »12
21Encore le 5 septembre 1947, le directeur de l’Humanité note :
« Il faut que le Comité central fasse un programme sur la base de ses propositions, de ses solutions et se rapproche des socialistes »13
22La véritable modification de l’attitude communiste à l’égard du Parti socialiste résulte du changement de la stratégie du mouvement communiste international, concomitant de la création du Kominform, à la fin du mois de septembre 1947.
La condamnation du fait socialiste
23L’intérêt de cette période est double. D’une part, elle représente une nouvelle attitude du PCF à l’égard du PS, la condamnation. Surtout, elle éclaire les ressorts fondamentaux de la politique communiste. Examinons successivement ces deux points.
24L’unification du PCF autour de cette nouvelle ligne politique s’effectue en quatre temps, selon un dégradé vertical. Premier temps et premier niveau, à l’été 1947, une rencontre et une correspondance entre Staline et Jdanov essentiellement arrêtent les modalités pratiques14. Deuxième temps et deuxième niveau, la création du Kominform et la réunion de Sklarska-Poreba (22 au 28 septembre 1947). Un mois plus tard, troisième niveau, l’échelle de la direction nationale, avec la session plénière du Comité central du PCF (29 et 30 octobre 1947). Encore un mois, on descend au niveau ultime, la base du Parti, avec la grande vague de grèves qui unifie la masse des communistes dans la lutte contre le gouvernement et les autres fantoches des Etats-Unis.
25En relation directe avec ce bouleversement stratégique, la caractérisation politique des socialistes se modifie. Pour la première fois, Marcel Cachin, le 1er novembre 1947, qualifie le PS « d’agent d’exécution de l’Amérique »15. Puis le vocable de « Parti américain » apparaît, unifiant pour l’occasion les socialistes et les gaullistes (3 et 6 novembre 1947)16. Alors les communistes, oubliant leurs propositions précédentes, reviennent à l’axiome de l’union à la base : « Il faut tabler sur la classe ouvrière et ébranler les ouvriers socialistes contre les chefs qui sont pour l’impérialisme » (31 octobre 1947)17.
26Une fois précisée cette chronologie politique, l’important est d’observer que cette troisième période éclaire les ressorts fondamentaux de la politique communiste à l’égard du PS, et permet donc de répondre à la question posée en introduction, celle de la nature réelle de la représentation du PS par le PCF.
27La conclusion essentielle est la suivante : lorsqu’on écarte les questions tactiques et qu’on se limite à l’examen de l’ontologie socialiste, il n’existe aucune évolution dans l’analyse communiste. Le socialisme apparaît intemporel. Et sa nature demeure nettement fixée ; il représente la dimension maligne du mouvement ouvrier. La culture communiste du temps se nourrit pour une bonne part de L’histoire du PCb de l’URSS, manuel rédigé sous la direction de Staline, édité en URSS en 1938, publié en France en 1939, et qui connaît une ample diffusion et une étude constante avant, pendant et après la Seconde Guerre mondiale. Ce manuel, entre autres choses, synthétise la vision du socialisme. Pour résumer, il existerait deux étapes. Dans une première phase, le socialisme serait un opportunisme, hésitant devant la Révolution et tenté par la conciliation de classe. Mais, à partir de la Première Guerre mondiale, l’opportunisme se métamorphose en social-chauvinisme, en social-impérialisme. Autrement dit, d’un adversaire au sein du mouvement ouvrier, le socialisme s’est transformé en traître, en agent de l’ennemi au sein du mouvement ouvrier.
28Cette condamnation sans rémission – le passage d’un état d’adversaire à celui d’ennemi – est solidifiée par une analyse théorique économique de type marxiste qui interdit tout retour en arrière. En effet, la culture communiste du temps fait sienne une vision mécaniste du marxisme qui unifie infrastructure et superstructure, classe sociale et expression idéologique ou politique. Toute expression politique n’est pas le produit de la lutte d’idées, mais l’expression d’une classe sociale dans le champ politique. Toute forme d’alliance politique n’est ainsi perçue que comme une forme d’alliances sociales. S’entendre avec le parti radical signifie s’allier avec les classes moyennes ; travailler avec le général de Gaulle signifie passer un compromis avec la bourgeoisie nationale. Dans ce schéma, le Parti socialiste – comme pour la même raison les groupes d’extrême-gauche – ne trouve pas véritablement sa place. Le PS n’entre pas dans ce schéma car, lui aussi, se réclame de la classe ouvrière. Or, la classe ouvrière étant Une, son expression politique doit également être unique. Ne pouvant être un second parti ouvrier, le PS ne peut être qu’un traître. Très précisément il devient l’expression politique de l’aristocratie ouvrière. Une citation du manuel d’histoire du PCb résume bien la pensée communiste :
« Avec les profits qu’elle tirait de ses colonies (...) la bourgeoisie impérialiste achetait systématiquement, grâce à des salaires plus élevés et autres aumônes, les couches supérieures des ouvriers qualifiés, l’aristocratie ouvrière (...). Au moment de la guerre, ces gens, par crainte de perdre leur situation, deviennent des adversaires de la révolution, les défenseurs les plus enragés de leur bourgeoisie, de leurs gouvernements impérialistes. »18
29A partir de ce moment, le socialisme quitte la simple politique pour entrer dans l’armature idéologique de base. Il représente la face noire du mouvement ouvrier, la tentation permanente du péché, de la chute et de la trahison. On peut tactiquement s’allier avec lui. Mais on s’y allie comme on s’allie avec n’importe quelle force politique. En dernière instance, le but demeure intangible : son élimination. Ce caractère intangible de la perception communiste des socialistes explique sa discrétion dans les documents. Il n’est nul besoin de rappeler cette caractérisation ; elle appartient au cœur de la culture communiste. Un chrétien n’affirme pas continuellement l’existence de Dieu, mais ce credo inspire tous ses écrits. De même, la nature des socialistes n’est pas discutée, elle est seulement épisodiquement rappelée, comme une évidence.
30Lors de son entretien avec Thorez le 19 novembre 1944, Staline déclare : « Nous connaissons très bien les socialistes. Les socialistes, c’est l’aile gauche de la bourgeoisie ». Trois ans plus tard, toujours devant Staline, Thorez utilise une seconde formule intéressante, précisément par son caractère intemporel. Évoquant les cadres communistes fusillés, il déclare :
« C’est triste que des communistes ayant une grande expérience de la lutte et qui ont pris une part active dans la création du Front populaire aient disparu. Dans le cœur de ces gens brûlait une haine sacrée des sociaux-démocrates. La jeune génération des communistes a grandi dans d’autres conditions du fait de la guerre. C’est pourquoi ils nécessitent un énorme travail (de notre part). »
31Et Staline conclut sur ce point :
« Il convient d’éduquer les membres du Parti. »19
32Cet entretien entre les deux responsables communistes est extrêmement long, deux heures et demi. A une autre reprise, ils reparlent des socialistes. Voici ce qu’en dit Thorez :
« Il y a 20-25 ans, les socialistes menaient la lutte contre la classe ouvrière et contre les communistes. Et alors ils intervenaient sous la bannière de sociaux-patriotes. Aujourd’hui ils poursuivent leur lutte contre les communistes et la classe ouvrière mais interviennent comme les serviteurs fidèles de l’impérialisme américain. »
33Effectivement, on peut remarquer que si la nature du socialisme est continûment perverse, la qualification précise de cette perversion varie au gré de la conjoncture, ou de ses accusateurs. Ainsi, leur statut évolue d’agents de l’impérialisme français, d’agents des Anglais (dans un rapport de l’ambassadeur Bogomolov en 1946)20 à celui d’agents des Américains (Staline et Thorez en 1947).
34Ce même caractère intemporel surgit des notes de Marcel Cachin. A la fin 1947, il écrit : « Pas de glissement à droite. Les socialistes sont toujours à droite. »21. Toutefois il précise « Le Parti socialiste peut devenir l’ennemi principal »22. Autrement dit, la structure de la pensée communiste est de qualifier le socialisme d’ennemi ; la conjoncture transforme cet ennemi en ennemi principal ou secondaire. En définitive, rien n’est plus étranger à l’univers communiste que la dernière partie du discours de Léon Blum à Tours :
« Les uns et les autres, même séparés, restons des socialistes ; malgré tout, restons des frères, des frères qu’aura séparés une querelle cruelle, mais une querelle de famille, et qu’un foyer commun pourra encore réunir. »23
35Cette permanence dans la perception du socialisme explique la facilité avec laquelle les militants, dès les tournants survenus, abandonnent sans barguigner les déclarations unitaires pour retrouver avec gourmandise les accusations les plus vengeresses. On connaît les insultes proférées par les communistes à l’encontre de celui qui était si œcuménique à Tours24. On connaît le « Blum, politicaillon des couloirs parlementaires et intime des plus grands financiers cosmopolites » asséné par Marty fin 193925. On connaît le portrait tracé par Thorez quelques mois plus tard :
« Il y a en Blum l’aversion de Millerand pour le socialisme, la cruauté de Pilsudski, la férocité de Mussolini, la lâcheté qui fait les hommes sanguinaires comme Noske et la haine de Trotski envers l’Union soviétique »26
36A la Libération, la tactique impose la discrétion. Mais, sous la plume de l’ambassadeur soviétique, Blum demeure « un politicien prêt à consentir n’importe quelle machination infâme pourvu qu’elle aide à lutter contre le communisme »27.
37De fait, quelles que soient les hésitations, les concessions, voire les compromissions, lors des moments décisifs, les socialistes surent résister aux offensives communistes. Ils appartiennent bien aux principaux défenseurs de la démocratie, ou du capitalisme selon vos inclinaisons.
Notes de bas de page
1 Pour cet aspect, la référence fondamentale est Robert Verdier, PS-PC, une lutte pour l’entente, Paris, Seghers, 1976.
2 Concernant toute cette question de la stratégie communiste, nous renvoyons à notre ouvrage, Philippe Buton, Les lendemains qui déchantent. Le Parti communiste français à la Libération, Pans, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1993.
3 Cf. principalement Serge Berstein, Jean-Jacques Becker, Histoire de l anticommunisme en France, tome 1 : 1917-1940, Paris, Olivier Orban, 1987.
4 Cf. Philippe Buton, « La Russie boira le communisme comme le buvard l’encre », in De Gaulle (1958-1970), Paris, Tallandier, 1998, p. 121-125, Coll. « Les dossiers Historia ».
5 Cf. Alain Bergounioux, Gérard Grunberg, Le long remords du pouvoir. Le Parti socialiste français 1905-1992, Paris, Fayard, 1992, p. 163, Coll. « L’espace du politique ». Concernant Adrien Tixier, se reporter également au texte de Marc Olivier Baruch, supra.
6 Olivier Wieviorka, Une certaine idée de la Résistance. Défense de la France, 1940-1949, Paris, Le Seuil, 1995, Coll. « L’Univers historique ».
7 Le procès-verbal de l’entretien est reproduit dans Philippe Buton, « L’entretien entre Maurice Thorez et Joseph Staline du 19 novembre 1944. Méthodologie et historiographie de la stratégie communiste à la Libération », Communisme, L’Age d’Homme, nos 45-46, 1996, p. 7-29.
8 Robert Verdier, op. cit., p. 139.
9 Sondages, 1/16.9.1945 (enquête réalisée du 6 au 20 août 1945).
10 Cf. les ouvrages cités, à compléter par le numéro spécial « Les fédérations socialistes SFIO 1944-1948 », Recherche socialiste, n° 4, 1998.
11 Denis Peschanski (dir.), Marcel Cachin. Carnets 1906-1947, Tome IV : 1935-1947 (éd. Sophie Cœuré, Jacques Girault, Frédéric Monier, Denis Peschanski, Yves Santamaria, Jean Vigreux, Serge Wolikow), Paris, CNRS Éditions, 1997, p. 944.
12 Ibid., p. 1122 et p. 1130.
13 Ibid., p. 1143.
14 Outre Philippe Buton, Les lendemains qui déchantent..., se reporter à la remarquable publication de Giuliano Procacci (dir.), The Cominform. Minutes ofthe Three Conférences 1947/1948/1949, Milano, Fondazione Giangiacomo Feltrinelli, 1994.
15 Denis Peschanski (dir.), op. cit., p. 1168.
16 Ibid., p. 1169-1170.
17 Ibid., p. 1167.
18 Histoire du Parti communiste (bolchevik) de l’URSS, Paris, Bureau d’Éditions, 1939, p. 155-156.
19 Le procès-verbal de l’entretien est reproduit dans Mikhaïl Narinski, « L’entretien entre Maurice Thorez et Joseph Staline du 18 novembre 1947 », Communisme, L’Age d’Homme, nos 45-46,1996, p. 31-54.
20 Thierry Wolton, La France sous influence. Paris-Moscou : 30 ans de relations secrètes, Paris, Grasset, 1997, p. 62.
21 Denis Peschanski (dir.), op. cit., p. 1189.
22 Ibid.
23 Jean Charles et alii (dir.), Le Congrès de Tours, Paris, Éditions sociales, 1980, p. 435.
24 Cf. Annie Kriegel, « Un phénomène de haine fratricide, Léon Blum vu par les communistes », in Annie Kriegel, Le pain et les roses, Paris, PUF, 1968, UGE, 19/3.
25 Ibid., p. 394.
26 Ibid., p. 396.
27 Thierry Wolton, op. cit., p. 69.
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Le parti socialiste entre Résistance et République
Ce livre est cité par
- Riondet, Charles. (2017) Le Comité parisien de la Libération. DOI: 10.4000/books.pur.153530
- (2001) Librairie. Vingtième Siècle. Revue d'histoire, n o 71. DOI: 10.3917/ving.071.0128
- Cirefice, Virgile. (2022) « L’espoir quotidien ». DOI: 10.4000/books.efr.44450
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- Cirefice, Virgile. (2022) « L’espoir quotidien ». DOI: 10.4000/books.efr.44450
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