Les socialistes et l’action agricole à la Libération : espoirs et désillusions
p. 139-156
Texte intégral
1Les questions agricoles sont, en 1945, un terrain d’observation privilégié pour évaluer la nouvelle place du Parti socialiste sur la scène politique et sociale. A la différence de 1936, temps des Chemises vertes et de l’agrarisme triomphant, le secteur ministériel n’est plus un objet de polémique idéologique, et la nomination d’un socialiste à la tête du ministère de l’Agriculture ne surprend plus. Quels que soient les bouleversements de la situation économique et le renversement complet des objectifs gouvernementaux – de la surproduction à la bataille du pain –, l’action du ministre Tanguy-Prigent s’enracine largement dans l’expérience gouvernementale de l’avant-guerre.
2La continuité s’inscrit tout d’abord dans le programme agraire du Parti socialiste qui prolonge fidèlement celui des années trente. Elle s’incarne ensuite dans les hommes puisque Tanguy-Prigent, s’il doit sa promotion à son action dans la Résistance, était déjà actif dans les cercles agricoles de la SFIO au temps du Front populaire. Elle s’affiche enfin dans la volonté de mieux implanter le Parti socialiste dans les campagnes, en disposant de véritables relais paysans, en s’appuyant sur un mouvement syndical profondément déstabilisé par la guerre. Cette situation, a priori plus favorable, ne doit cependant pas faire illusion. Malgré cette incontestable expérience du pouvoir, l’action socialiste agricole à la Libération laisse un bilan mitigé. Dans une situation de quasi-pénurie, les réformes de structures sont peu nombreuses et les pouvoirs publics ne disposent que de faibles moyens pour peser sur les marchés. Plus profondément, le grand dessein de Tanguy-Prigent – celui d’un contrôle du syndicalisme agricole – échoue face au retour rapide des élites traditionnelles et à l’action vigoureuse sur le terrain de ses adversaires et de ses concurrents. La longévité de Tanguy-Prigent au ministère de l’Agriculture ne doit pas faire illusion : elle est d’abord politique, liée aux contraintes du tripartisme et aux équilibres internes du Parti.
3Dans le prolongement des problématiques choisies ici, nous nous intéresserons d’abord aux bouleversements provoqués par la guerre et l’épuration sur la structure dirigeante du Parti, bouleversement très sensible pour l’agriculture avec l’exclusion de Georges Monnet et son remplacement par Tanguy-Prigent. L’action de ce dernier au gouvernement reflète aussi une volonté nouvelle de tirer profit de la guerre pour s’assurer le contrôle du syndicalisme paysan. Toutefois, ce projet se heurte à la fois aux difficultés de l’action gouvernementale, aux hésitations des dirigeants socialistes face à la participation, et surtout à la faiblesse des relais paysans du Parti socialiste.
Des équipes d’expériences ?
De Monnet...
4L’une des conséquences inévitables de la transformation progressive du Parti socialiste en parti de gouvernement est l’émergence de « figures de proue » tenues d’incarner, dans une opinion en train de se construire, les qualités d’un parti et de son programme. De ce point de vue, la période de la Libération est exceptionnelle, provoquant un renouvellement sans précédent des équipes politiques. Le secteur agricole n’échappe pas à cette situation, et de manière d’autant plus frappante que Georges Monnet, qui s’est abstenu le 10 juillet 1940, exclu en 1944, était un grand espoir du Parti socialiste d’avant guerre. Cette exclusion est de toute évidence inséparable du contexte troublé de l’immédiat après-guerre et des affrontements qui déchirent le Parti socialiste.
5Le cas de Georges Monnet est exemplaire des enjeux qui entourent l’épuration du parti au lendemain de la guerre. Le député de Soissons, dont l’ascension rapide dans le Parti doit beaucoup à la confiance de Léon Blum, fait partie de ceux qui se rallient à partir de 1938 à une politique de résistance. Un engagement qui se traduit par la direction du Journal Agir, ainsi que par son attitude dans les journées qui précèdent le vote du 10 juillet1 et qu’il rappellera en vain à la Libération2. Reste que l’interprétation de son abstention lors du vote du 10 juillet, objet d’études plus générales, n’est pas aisée. Un éclairage particulier est donné par une lettre envoyée à ses parents le 12 juillet, de laquelle émergent deux points essentiels. Tout d’abord l’absence d’illusion sur la nature du régime :
« Nous voici de retour à Sardent après dix longues et tristes journées passées à Vichy au chevet de la République agonisante. La T.S.F. de ce matin vous a appris les premiers " actes" du gouvernement comme suite à la délégation de pouvoirs qui lui a été consentie par une Assemblée dont la majorité se ruait avec une frénésie inimaginable vers "cet alignement sur les régimes totalitaires" que réclamait Pierre Laval "dans l’intérêt, disait-il de notre pays qui obtiendra ainsi du vainqueur les moins mauvaises conditions de paix". »
6Mais aussi le sentiment d’une responsabilité face à la situation désastreuse du pays, et de la perte des repères traditionnels :
« Et c’est pour cela qu’au vote final, malgré toutes les réserves et les refus que j’avais exprimés au cours des réunions officieuses, je me suis abstenu. Il me semblait impossible, par le vote contre, de refuser au gouvernement la possibilité de faire la preuve de sa capacité réformatrice – car le passé est bien mort – Nos institutions, notre régime ont bien montré en face de l’envahisseur combien elles avaient laissé se pervertir le sentiment du devoir chez les français et il faut rebâtir sur des bases nouvelles. »3
7Face à l’abattement provoqué par la défaite, la culpabilité et le sentiment de responsabilité interdisent à Monnet une position purement négative. Il s’agit donc d’une abstention motivée.
8A la libération, une telle ambivalence est inacceptable pour les dirigeants socialistes qui souhaitent une épuration exemplaire, d’autant qu’après son vote, G. Monnet n’a guère renoué de contact, de près ou de loin, avec ses anciens amis et qu’il a occupé un poste dans les instances de direction de la Corporation (Le comité des jus de fruit). Lors du congrès d’août 1945, Mayer et Noguères, insistent tour à tour sur l’aspect symbolique, la trahison de Monnet4, « l’héritier de Blum », mais aussi sur une éthique de la pureté démocratique autour de laquelle doit se reconstituer un Parti socialiste qui doit impitoyablement rejeter les hésitants :
« Et vous allez imaginer que, dans l’instant même où la République, on vous l’a dit, était en péril, un homme comme Georges Monnet avait le droit de s’abstenir ? »5
A Tanguy-Prigent
9La mort politique du député de l’Aisne ouvre la voie à un autre militant, qui devient, à la surprise générale, ministre de l’Agriculture du Général de Gaulle. Tanguy-Prigent n’est pas, au sein du Parti socialiste, un inconnu6. Il s’engage très jeune dans l’action politique et syndicale, à la faveur de la grande crise des années trente qui ruine les petits propriétaires et les petits métayers, notamment dans l’Ouest. Si la colère paysanne est en grande partie récupérée par les syndicats conservateurs et le mouvement, plus offensif encore, de Dorgères, la gauche n’est pas totalement absente, malgré des troupes incontestablement moins nombreuses. C’est au sein de la Confédération nationale paysanne de Calvayrac (CNP) que le jeune Tanguy-Prigent fait ses premiers pas, animant la fédération du Finistère. Une activité inséparable de son action politique au sein de la SFIO (conseiller général en 1934, maire de Saint-Jean-du-Doigt en 1935 et député en 1936). Tanguy-Prigent incarne, dans l’Ouest, la résistance à l’agitation dorgériste, qui s’oriente rapidement vers l’action politique, Front paysan contre Front populaire.
10A partir de 1936, Tanguy-Prigent relaie dans le pays la politique de Monnet, et en particulier la mise en place de l’Office du blé et des coopératives sur lesquelles il doit prendre appui. Il participe surtout à l’élaboration par la Chambre du statut du métayage, qui doit protéger les petits exploitants contre la toute puissance des propriétaires. Lors de la discussion de ce texte, au printemps 1937, il se heurte à Monnet et au gouvernement qui tentent de modérer la portée d’un texte auquel le Sénat est violemment hostile, à un moment où le gouvernement est en difficulté. De fait, la Chambre haute n’examinera jamais le texte.
11Quelles que soient ces tensions passagères, il n’y a aucune opposition apparente entre les deux hommes. Tanguy-Prigent est sans doute plus sensible à la dégradation de la popularité gouvernementale auprès des paysans et il accepte, avec difficulté, la pause qui marque la fin de l’action réformatrice. Mais les deux hommes restent proches et se retrouvent même, à partir de 1939, avec les partisans de la résistance à l’Allemagne, dans les colonnes d’Agir. Tanguy-Prigent s’éloigne en effet de l’ultrapacifisme qui domine à la CNP. Lors de la déclaration de guerre, il est versé à sa demande parmi les troupes combattantes et participe à la campagne de France. Revenu dans l’urgence à Vichy en juillet 1940, il vote contre la délégation de pouvoir avant de rejoindre sa région et de participer activement à la Résistance. En s’appuyant sur les structures coopératives locales qu’il animait avant la guerre, il jette les bases de la CGA clandestine, dynamisée par un journal Résistance paysanne, en liaison étroite avec le mouvement Libération-Nord. On retrouve autour de lui une équipe déjà présente avant guerre avec Gérard Vée, responsable des foyers paysans de la CNP et membre de la commission agricole du Parti socialiste en 1938, et Michel Cépède, ingénieur agronome ayant secondé dans les années trente le député socialiste de l’Yonne Maxence Roldes qui fut rapporteur du projet de loi sur l’office du blé.
12Le Parti socialiste, à la Libération, s’attache à mettre en relief cette incarnation de la résistance paysanne, une résistance de la jeunesse et enracinée dans le monde du travail :
« Tanguy-Prigent, fermier, député, maquisard, fera passer un souffle nouveau dans l’administration de l’agriculture [...] Dans ce poste particulièrement difficile, car tout reste à faire, Tanguy-Prigent saura donner toute sa mesure. Il assure la liberté des paysans opprimés par les hobereaux, il établira solidement l’économie agricole par la coopération, il animera d’un souffle nouveau toute l’administration. Paysan-ministre, il sera le ministre des paysans. »7
13Ce paysan ministre sert la propagande du Parti, par sa proximité avec les militants :
« Puis ce fut le congrès paysan de la Fédération socialiste de la Haute-Vienne où nous eûmes la surprise d’entendre d’humbles métayers traiter avec autorité les problèmes les plus complexes de l’agriculture. Tanguy-Prigent participa aux débats. Ministre paysan, il redevint là le militant agricole et son langage direct toucha vivement l’auditoire. »8
14Cette construction symbolique n’est pas nouvelle : Compère-Morel puis Georges Monnet en avaient bénéficié autrefois.
15Si leur choix diffère sur l’attitude à adopter vis-à-vis de la défaite et de la résistance, cette nomination ne se traduit pas par une véritable rupture dans le domaine agraire. C’est bien plus la conjoncture économique et politique qui explique les inflexions sensibles à la Libération
Les espoirs de la rénovation paysanne
Le programme agraire socialiste
16A l’image des hommes chargés de la mise en œuvre de la politique agraire du Parti, le programme agraire affiche une grande continuité. Sous l’impulsion de Georges Monnet et dans le contexte de la grave crise des années trente, le programme du Parti socialiste s’était résolument orienté vers la défense du propriétaire-exploitant, en garantissant les cours et en laissant de côté la question de l’inégale répartition du sol.
17Si la guerre et la Libération bouleversent la conjoncture agricole, elles ne provoquent pas de modification sur le fond de ce programme. Un incontestable durcissement se manifeste néanmoins dans l’ardeur de la Libération, à l’image de l’intervention de Montel, délégué de la Haute-Garonne au Congrès extraordinaire de novembre 1944, qui présente le rapport de la commission d’action agricole et paysanne. Il préconise une vigoureuse épuration professionnelle et économique :
« Les mesures expropriant les biens des traîtres seront appliquées aux promoteurs de la Corporation nationale paysanne et aux agents qui ont spontanément participé aux trahisons perpétrées par cet organisme. »
18Outre les mesures techniques visant à améliorer le ravitaillement sans pénaliser les producteurs, la création d’un Office national foncier a une fonction d’abord répressive. Cet organisme devra :
« tendre à l’expropriation des Hobereaux et grands propriétaires fonciers pour qui la terre n’est qu’un placement du capital, au remembrement de la petite propriété morcelée, au développement des exploitations coopératives et à la création de villages coopératifs »
19Le rapport s’achève sur un exemple à suivre, celui de la Haute-Garonne, où a été mise en œuvre « la confiscation des propriétés des miliciens et des français indignes »9.
20Si ce texte est repris en annexe du programme socialiste d’action immédiate en agriculture publié par les Éditions de la Liberté au début de 1945, avec une préface de Tanguy-Prigent, ce programme a retrouvé un ton moins polémique. L’effort essentiel doit porter sur une politique de prix et une politique de production, et il n’est plus question de s’emparer des biens des anciens responsables de la Corporation. Surtout, l’Office National Foncier n’a plus pour objectif d’exproprier les grands propriétaires et les hobereaux, mais « d’aménager au mieux de l’intérêt de la collectivité la répartition du sol »10. Cela n’empêchera pas les adversaires des socialistes de présenter cet office foncier comme l’instrument d’une prise de contrôle par l’État de la terre des paysans, renouant avec la traditionnelle dénonciation des partageux. Les mesures d’ordre technique ne traduisent en revanche aucune contradiction par rapport à l’avant-guerre. Bien au contraire, elles reposent sur le principe de l’extension du système des offices tripartites préconisé depuis la fin des années 20 :
« Ces offices ne doivent pas se substituer aux services de l’administration : leur rôle est avant tout un rôle de gestion ; leur organisation doit être souple, leurs méthodes de travail doivent plus se rapprocher de celles du commerce et de l’industrie privés que celles des administrations. »11
21Ces offices doivent être étendus aux principales productions agricoles : lait, viande, betterave et sucre, pomme de terre, vins, mais aussi aux engrais et aux machines agricoles.
22Pour les non-propriétaires, métayers, fermiers et salariés agricoles, c’est également la continuité qui l’emporte. Le statut des fermiers et des métayers sera mis en œuvre par la loi du 13 avril 1946, point d’aboutissement du projet élaboré sous le Front populaire. Le sort des salariés est aussi évoqué, en particulier dans l’extension de tous les acquis sociaux aux travailleurs de l’agriculture, autre thème déjà fort présent pendant la période de l’avant-guerre.
23La question de la modernisation des exploitations n’est pas non plus une nouveauté. Elle devient seulement plus urgente dans un contexte de pénurie. Le manque d’engrais et de machines agricoles a en effet des conséquences directes sur le ravitaillement. Mais ce discours sur les bienfaits de la technique n’innove guère, présent dans les programmes socialistes dès le début du xxe siècle, et dépassant largement le seul cadre de la gauche socialiste. Pour y faire face et gérer au mieux la pénurie, les socialistes préconisent le développement des structures coopératives. Cette modernisation a enfin des implications culturelles, autre héritage des années trente, sensibles dans les discours sur l’émancipation intellectuelle des paysans.
24La continuité l’emporte donc très largement, même si ces différents thèmes sont désormais portés par une dynamique nouvelle, celle que les socialistes espèrent tirer de la direction d’un mouvement syndical unifié, la CGA, partenaire actif de l’Etat.
A l’assaut de syndicalisme agricole
25Étant donnée la faible marge de manœuvre dont dispose le ministre de l’Agriculture pour améliorer le ravitaillement, la question politique, à travers l’unité syndicale, retient une grande part de l’attention de Tanguy-Prigent.
26Une fois encore, la période de l’avant-guerre demeure la référence essentielle, et l’action du ministre Tanguy-Prigent est imprégnée de la tentative de la CNP de Calvayrac qui voulait constituer un grand mouvement paysan « de gauche ». Il s’agissait tout à la fois de combattre l’influence croissante des conservateurs dans le syndicalisme agricole, tout en se méfiant de la concurrence naissante des communistes ainsi que de leurs propositions unitaires au moment du Front populaire.
27L’échec de la CNP comme organisation représentative ne l’empêche pas d’avoir suscité de nombreuses espérances et participé à la mutation du syndicalisme agricole, autour de petits exploitants décidés à défendre leurs intérêts. La défaite et l’instauration de l’État français entraînent l’accession au pouvoir des syndicalistes conservateurs qui entendent faire triompher leurs conceptions professionnelles, structurées autour du corporatisme12. Le syndicat devient ainsi le pilier de la nouvelle organisation sociale, mais un syndicat où les structures dirigeantes sont aux mains des responsables conservateurs, dont certains accèdent même au ministère de l’Agriculture, comme J. Le Roy-Ladurie.
28La libération est donc vécue par les syndicalistes et les paysans résistants de gauche comme une période de revanche. Résistance paysanne, l’organe clandestin de la Confédération générale agricole se transforme en Libération paysanne et réclame une épuration vigoureuse :
« L’œuvre de redressement et de reconstruction entreprise par le gouvernement est sapée chaque jour par les manœuvres des hommes de Vichy. Les dirigeants de l’ancienne corporation ne sont pas les derniers à bafouer le gouvernement et le ministre de l’agriculture en particulier. [...] Préault, l’inspirateur de la corporation, le secrétaire général de l’Agriculture de Pétain n’est nullement inquiété. Plus encore, il reste avec sa sinécure dorée de conseiller d’Etat. Et demain, si cela lui plaît, le théoricien corporatiste, l’ennemi acharné de la démocratie paysanne, sera appelé à juger des lois républicaines sur l’agriculture [...] Tous ces hommes qui ont fait tant de mal, qui ont bafoué et exploité les cultivateurs français tout en trahissant la France, doivent payer aujourd’hui : les Pierre Halle, Lescop, Salleron, Garnier, etc., doivent payer. »13
29Les responsables paysans de gauche entendent bien profiter du discrédit qui frappe leurs anciens adversaires pour conforter leurs positions.
30La nouvelle structure agricole tient son premier congrès en octobre 1944, réunissant cinq groupements qui s’accordent sur la construction d’une organisation commune : la Confédération nationale paysanne (socialiste), la Fédération nationale de la Mutualité et de la Coopération agricole (radicale), La Confédération générale des paysans travailleurs et les Comités de défense et d’action paysanne (communistes) et la Fédération nationale des techniciens de l’agriculture (CGT). Le 15 décembre 1944, un bureau confédéral provisoire est nommé, chargé de préparer le congrès de l’unité, qui se déroule le 18 mars 1945. Durant cette période, les organisations de la gauche paysanne contrôlent la CGA et peuvent empêcher le retour au premier plan d’une partie des responsables de l’ancienne corporation, par l’intermédiaire des Comités départementaux d’action agricole.
31Mais ce contrôle est illusoire et pose le problème des dirigeants modérés et conservateurs qui gardent toute leur autorité au sein de la paysannerie. Exemplaire est le cas de Camille Laurens, syndic national adjoint de la Corporation, qui est désigné dès 1945 par les assemblées locales du Cantal. Sa nomination ayant été refusée par Tanguy-Prigent, il se présente aux élections législatives où il triomphe. Sa situation sera évoquée lors de la vérification des mandats, à l’Assemblée constituante, le 20 décembre 1945. Dans sa défense, Camille Laurens prétend que son engagement s’est toujours limité à l’action professionnelle et surtout, en appelle au verdict du suffrage universel :
« Vous avez devant vous un de ces paysans élus constamment depuis dix ans dans les associations agricoles, élu par ses pairs le 21 octobre 1945 pour les représenter à l’Assemblée constituante. Le jugement que vous allez porter sur lui, c’est également le jugement que vous allez porter sur les libertés syndicales et sur les libertés politiques du monde paysan. »14
32Le choix, difficilement évitable, du rétablissement de la liberté syndicale dans la désignation des représentants fédéraux permettait le retour des anciens dirigeants de la corporation. Les élections de janvier 1946 vont en apporter la preuve, même si l’unité de la CGA sort préservée du congrès du mois de mars ; la direction revint certes à un militant MRP, Eugène Forget, mais la personnalité et l’influence du secrétaire général, René Blondelle, gros exploitant et ancien syndic de l’Aisne, montrait très clairement le retour des anciennes influences et préparait, à terme, l’éclatement du mouvement.
33Cette question syndicale est révélatrice des espoirs que suscite l’accession au pouvoir des socialistes à la Libération, rapidement démentis par la réalité des rapports de force politiques.
L’exercice du pouvoir : échecs et déceptions
Un ministre en porte-à-faux
34Au-delà des questions politiques, la tâche du ministre socialiste de l’Agriculture se révèle particulièrement rude, dans un contexte où le monde paysan est au cœur des affrontements sur le ravitaillement. Dans le passé, le Parti socialiste n’était jamais parvenu à se débarrasser de l’image d’un monde paysan prompt à s’enrichir en affamant les villes. Si la conjoncture des années trente avait fait disparaître cette question, elle resurgit dans toute son ampleur durant l’Occupation et à la Libération, nourrit par l’obsession du ravitaillement et le « poids du quotidien »15. Tanguy-Prigent se trouve ainsi au cœur d’un affrontement entre le monde urbain et le monde rural, où les arbitrages et les décisions sont lourds de conséquences.
35L’année 1945 est dominée par l’enthousiasme et les espoirs de la Libération et de la victoire. Reprenant un discours convenu, Tanguy-Prigent se présente comme le ministre de la réconciliation entre les ouvriers et les paysans. Pour régler la question du ravitaillement, il préconise d’augmenter les prix à la production, afin d’encourager les paysans à produire et ne pas vendre au marché noir, sans pour autant toucher au prix à la consommation. Bref, ce sont les « intermédiaires » qui doivent supporter cette politique, eux dont les profits se sont démultipliés sous l’Occupation : telle est le sens d’une de ses premières déclarations, lors d’un déplacement à Chartres :
« Abordant la délicate question des prix, notre ami a formulé le vœu que l’on hausse le prix à la production sans toucher au prix à la consommation. Pour cela, il faut supprimer l’intermédiaire, anéantir les spéculateurs, travailler sur une base coopérative. »16
36Cette politique de confiance envers l’agriculture devait rapidement améliorer le ravitaillement. Au printemps 1945, le gouvernement amorce une progressive libération des prix, puis en novembre, supprime la carte de pain.
37Initiative largement présomptueuse puisque deux mois plus tard, il faut y revenir, en raison de l’extrême tension du marché. Cette politique s’accompagne d’un durcissement du discours à l’encontre des spéculateurs et d’une exhortation à la production :
« Un appel de Tanguy-Prigent à la nation : civisme et discipline. Des mesures sévères seront prises contre les saboteurs. Producteurs, commerçants, consommateurs doivent accomplir leur devoir »17
38De fait, à l’intérieur même du Parti, la défense des consommateurs reste un objectif essentiel et, derrière les précautions d’usage, les producteurs agricoles sont montrés du doigt :
« Ce blé, il faut, étant donné la faiblesse de la récolte 1945 et la pénurie actuelle, le livrer le plus vite possible. C’est d’ailleurs ce qu’ont très bien compris les paysans honnêtes qui sont heureusement l’immense majorité. Ces paysans ont fait leur devoir de loyauté vis-à-vis du pays. Ils sont les premiers à nous écrire pour dénoncer leur écœurement [sic] devant les manœuvres dont ils sont les témoins. Un certain nombre de gros propriétaires ont, exprès, gardé leur blé. Mieux : il existe encore des meules de l’année passée, non battues. »18
39Après le départ du général de Gaulle, Tanguy-Prigent demeure au sein du gouvernement, flanqué d’un nouveau ministre du ravitaillement, Henri Longchambon. Ses Carnets témoignent d’une activité constante en faveur de la défense des intérêts des paysans. Dès la fin de janvier 1946, il note, lors du Conseil des ministres :
« Tanguy-Prigent demande que la prime de 20f soit maintenue en février pour le blé à la demande de Thorez et Philipp [sic], la prime est ramenée à lOf pour février, malgré l’insistance de T.P. Unanimité moins la voix du Ministre Agriculture. »19
40Ce système de prime avait pour but d’encourager les producteurs à livrer les grains restant sur le marché. Le ministre socialiste se fait également l’écho des exigences de la CGA qui souhaite que le prix du blé soit fixé de manière précoce – et soit élevé – afin d’encourager les producteurs à l’ensemencer.
41La position de Tanguy-Prigent semble d’autant plus délicate que la question de la participation agite les socialistes, surtout après la deuxième élection à la Constituante. Les hésitations portent notamment sur l’agriculture, comme le montrent ces notes prises lors d’une réunion du groupe parlementaire :
« Tanguy-Prigent pose problème agriculture : lâcher volontairement ou exiger. [...]
• Vivier (les bons et les mauvais (les gros) paysans). Garder Agriculture ; c’est la catastrophe – les patrons votent à droite, les ouvriers agricoles et les métayers votent communiste. [...]
• Philipp : avons obtenu avantages de structures à l’Agriculture. Maintenant tout à perdre en restant à l’Agriculture, tout comme aux Finances et à l’Économie Nationale.[...]
• Lamarque-Cando : craint qu’une direction occulte ne fausse l’activité du parti. Politique d’abandon : après Présidence, Philipp, Gazier, on veut abandonner l’Agriculture. Pourquoi alors garder l’Intérieur ? « Pour tirer sur les ouvriers ».
• Juvénal défend l’Agriculture. Laisserez-vous la CGA au MRP ? Renions-nous les réformes socialistes ? Le statut Ferm. Métay.
• Auriol contre Agriculture [...]
• Pas de conclusion pour l’agriculture. Pas d’enthousiasme ! »20
42Cette dernière remarque montre combien la situation de Tanguy-Prigent se dégrade, obligé d’accepter un maintien auquel il ne tient pas personnellement et qui divise son Parti.
43Au mois de juillet 1946, il est à nouveau mis en échec au sein du gouvernement sur une question qu’il juge essentielle, celle du prix du blé. Alors que l’Office national interprofessionnel des céréales (ONIC) et la Conférence économique nationale se sont prononcés pour un prix de 1200 F, le gouvernement décide de le fixer à 1000 F :
« Prix du blé : Tanguy Prigent soutient fortement le prix de 1220 F net. Il reste seul et proteste en disant que cette décision est désastreuse. Le blé est fixé à 1000 F net. [...]
• Le communiqué, enfin complètement rédigé !, est lu par M. Bidault. Tanguy-Prigent déclare alors, à 2 h 45 : "Vous ne voulez absolument pas de vote M. le Président du Conseil ! ; mais je tiens cependant à déclarer que je me prononce contre l’ensemble du communiqué, pour tout ce qu’il contient et pour ce qu’il ne contient pas.
1e) Contre la première partie, qui ne veut rien dire, ne se prononce pas sur les salaires et les traitements, est indigne d’un gouvernement ;
2e) Contre la 2e partie où il est fixé des prix agricoles inférieurs aux propositions de la Conférence nationale économique unanime ;
3e) Parce que le communiqué est muet sur les recommandations de la 3e section de la Conférence, les plus importantes, concernant la réforme de la distribution...".
Bidault enregistre cette opposition. Personne d’autre ne dit mot. La séance est levée... »21
44La potion est d’autant plus indigeste que Tanguy-Prigent avait fait de la question du prix du blé un des objectifs-clés de son maintien au gouvernement22.
45C’est enfin sur le thème de la défense des ouvriers agricoles que Tanguy-Prigent se retrouve en minorité au Conseil des ministres, même s’il bénéficie à cette occasion du soutien des communistes, surtout sur le plan salarial :
« Tanguy-Prigent : défend " vivement" assimilation salaires agricoles aux salaires du bâtiment. Combattu par Bidault et De Menthon. Soutenu par Thorez. soutenu par Billoux. T.P. dit qu’il ne s’agit pas seulement de défendre les ouvriers agricoles ; mais aussi et surtout l’agriculture et l’économie générale : "Je ne crois pas au retour à la terre : mais le maintien à la terre de ceux qui s’y trouvent serait possible si l’on ne commettait pas trop d’erreurs dans le genre de celles que vous nous proposez aujourd’hui". Très dur accrochage Bidault-T.P. ; Bidault dit : "Venez me voir, Menthon et Prigent". Thorez se rallie à cela. C’est l’enterrement. T.P. essaie de provoquer 1 vote. Rien à faire. »23
46L’une des dernières interventions de Tanguy-Prigent au Conseil des ministres porte sur l’égalité entre tous les salariés, un thème qui avait déjà provoqué beaucoup de remous avant-guerre24 :
« Allocations familiales. Gros incident provoqué par envoi d’une circulaire par T.P., aux caisses d’all. familiales agr., les invitant à payer aux salariés de l’agriculture les mêmes prestations qu’aux salariés de l’industrie. Retrait circulaire ?!! »25
47La présence de Tanguy-Prigent au gouvernement semble de moins en moins un atout et reflète les contradictions qui agitent le Parti socialiste, ainsi que des rapports de force mouvants au sein des gouvernements tripartites. Cela ne signifie pas que sa présence ait été inutile, en particulier en jetant les bases d’une politique de modernisation des exploitations qui allait porter ces fruits durant les décennies suivantes.
La faiblesse de l’implantation paysanne
48Si la conjoncture réduit considérablement les marges de manœuvre de Tanguy-Prigent, tant au sein du Parti qu’au gouvernement, sa position souffre aussi de la faiblesse des relais paysans de la SFIO. L’échec de la CGA dans sa version socialiste s’explique en effet par une constatation simple : la guerre n’a pas modifié les rapports de force dans l’agriculture et la présence socialiste au gouvernement ne peut suffire à modifier la position marginale d’avant-guerre. Plus gravement encore, les socialistes subissent dans les campagnes la concurrence efficace des communistes, tant dans les formes de mobilisation que sur les thèmes de propagande.
49Ce constat d’échec est tiré par les socialistes eux-mêmes, en particulier à l’occasion de la Journée d’études agricoles du 30 juin 1946. Le rapporteur Lamarque-Cando, député des Landes, donne le ton en soulignant la nécessité de « tirer les leçons nécessaires de l’expérience cruelle que nous venons de vivre. ». La première leçon est celle de la faiblesse de la propagande, dont tous les militants sont collectivement responsables :
« Combien d’articles avez-vous envoyé aux quotidiens régionaux, fédéraux et à vos hebdomadaires départementaux ? Avez vous fait tout ce qu’il fallait pour vous emparer de la CGA dans vos départements respectifs ? »
50Dans son bilan, l’orateur insiste sur le dynamisme des communistes, en particulier dans la rédaction et la propagande en faveur de La Terre, qui l’emporte largement sur La Moisson :
« Nous ne savons pas donner une forme populaire à notre propagande. Nous lui donnons une forme trop intellectuelle, nos articles sont d’un ton général et ne serrent pas d’assez prêt l’actualité. »
51Surtout, les communistes n’hésitent pas à personnifier la propagande, moyen démagogique mais efficace. Aussi il ne faut pas :
« qu’on hésite à mettre des photos de nos camarades parce que c’est habile. Ce n’est pas parce que les camarades tiennent tellement à voir leur photo dans les journaux, mais pour les rendre populaires [...]. Nous n’avons qu’à exploiter l’action de notre ministre de l’Agriculture, et il est regrettable que Le Populaire, les affiches et tous les moyens de propagande de notre Parti ne l’aient pas fait pour Tanguy-Prigent, comme les communistes l’ont fait de Waldeck, qui a semblé avoir tout fait et qui sera le grand homme de l’agriculture, alors qu’en réalité ce n’est pas un agriculteur. Il n’a jamais cultivé que les rosières de la région de Nanterre, et ce sera le seul homme de l’agriculture française. »26
52Mais cette dynamique est aussi celle de l’organisation, c’est-à-dire la mobilisation des énergies militantes au service de la propagande et de la formation, en particulier les écoles de cadres dont il faut s’inspirer. Et il développe toutes les initiatives nécessaires à une réorganisation de la propagande dans les campagnes, depuis l’utilisation de films jusqu’à la promotion des paysans véritables au sein du Parti, y compris au Parlement, tout en structurant la propagande au niveau national. Cette journée est enfin l’occasion de dresser le bilan de l’action des socialistes au sein de la CGA. Une fois encore, les responsables agricoles estiment que l’action en faveur de l’unité a joué au détriment de la maîtrise de l’organisation. C’est l’explication que met en avant Gérard Vée, responsable des journaux agricoles du Parti :
« Dans la clandestinité, le Parti s’était consacré à la publication de la Libération Paysanne qu’il a cédée à la CGA au moment de la Libération et que, de ce fait, la Moisson a dû subir les effets du retard dans lequel elle a été placée pour paraître ; retard qui a eu des conséquences fâcheuses pour la bonne diffusion, tous nos amis étant, à ce moment-là, abonnés à Libération Paysanne. »
53Cette question de la presse reflète l’ambiguïté de la position des socialistes, perdant toute spécificité en jouant la carte de l’unité.
54Tanguy-Prigent, lui, revient sur le problème de l’unité dans son intervention, en soulignant que le retour à la démocratie professionnelle était inévitable :
« Si nous avions pu maintenir le Comité national d’action agricole plus longtemps, il est certain que nous aurions eu raison, mais c’était incompatible avec le retour de la légalité républicaine. J’ai laché en beauté, dans un grand geste, parce que nous étions obligés de lâcher et il fallait prendre les devants Si on avait fait une épuration politique, comme elle aurait dû être faite, on n’aurait pas trouvé les Leclerc, Blondelle, Massot et bien d’autres. [...] Nos adversaires ont le dessus et nous retrouvons des hommes qu’on n’aurait pas dû retrouver. Nous n’avons pas la majorité partout ; il nous arrive d’être battus ; il faut être beau joueur, comme dans le Finistère. »
55Lorsqu’il s’agit d’interpréter cette situation, même s’il reconnaît que la participation au gouvernement a eu de nombreux avantages, il avoue que l’isolement des socialistes est aussi le reflet de leur faiblesse dans le monde rural, une faiblesse que l’épisode de la Libération n’a pu que masquer temporairement :
« Il y a eu là, sans doute, une imprudence en appelant tout le monde à participer aux élections professionnelles ; mais même si je n’avais pas été complètement rempli de cette conviction de l’unification, même si je n’avais pas été guidé par ce sentiment, j’aurai peut-être agi de la même manière, car si la C.N.P., dont je suis si fier d’avoir été un militant de la première heure, était un magnifique instrument par sa qualité, nous n’étions, néanmoins, que quelques-uns. Nous ne représentions presque rien dans la paysannerie française, et cela explique beaucoup plus que tout le reste les causes de l’inquiétude qui existe maintenant. »27
56Cet aveu est au cœur des relations entre socialisme et monde paysan. La pénétration du monde agricole, dans l’entre-deux-guerres doit être appréciée à sa juste valeur. Si elle représente une dynamique incontestable, elle n’entame que partiellement la domination des syndicats traditionnels. La Libération a certes permis de réaliser une unité par le haut, en s’appuyant sur les communistes et les syndicats républicains, mais elle n’a nullement inversé l’évolution d’un parti qui est de plus en plus un parti de notables et de gouvernement.
57Ce jugement brutal est bien entendu celui de l’historien : les responsables agricoles, Tanguy-Prigent en tête, veulent encore croire à un redressement de la situation. Tous font le même constat : outre les questions matérielles, réorganisation de la propagande agricole, augmentation des moyens mis à la disposition de La Moisson, plus grand investissement du Populaire et du Parti dans les questions agricoles, il faut redonner au socialisme rural une identité forte et constructive, en s’appuyant sur les réalisations gouvernementales. Cela passe par la mise en place d’une nouvelle organisation, qui, tout en agissant au sein de la CGA, donnera une plus grande visibilité aux thématiques et aux réalisations socialistes. Ce groupement doit recruter au-delà du seul Parti socialiste, au sein d’une amicale qui rassemblera les énergies réformatrices. Son nom, « République Paysanne » incarne cette volonté de rassemblement, même si les socialistes doivent en constituer l’ossature :
« En débordant le cadre des adhérents aux sections socialistes (là il faudrait être prudent), nous allons rassembler des camarades pour que, s’il y avait de grands débats au sein de la CGA, nous ayons une opinion commune sur les grands problèmes. »
58Ce mouvement, dont les Carnets de Tanguy-Prigent relatent les premiers pas, reprend la stratégie de CNP, qui recrutait principalement au sein de la SFIO tout en défendant le principe de son indépendance. Toutefois, il ne s’agit pas de créer un véritable mouvement syndical structuré, mais bien plus de rassembler des énergies dispersées :
« Il ne faut pas que cela apparaisse comme une organisation socialiste, mais comme une organisation d’études et de formation de cadres corporatifs et syndicalistes. Il s’agit de se grouper et de se reconnaître quand il y a aura de grandes bagarres à livrer sur le plan professionnel. »28
59Il est certain que le maintien de Tanguy-Prigent au ministère de l’Agriculture ralentit le lancement de l’organisation, présentée au Comité directeur du 25 septembre 1946, dans le cadre de la réorganisation des structures agricoles, conformément aux vœux de la Commission agricole. La mise en place se fait lentement et, un an plus tard, une nouvelle réunion révèle les mêmes interrogations sur l’opportunité de continuer l’action au sein de la CGA. Les propos de René Louis, un des fondateurs de la CGA et membre du Parti socialiste, témoignent désormais d’un réel désenchantement face à l’action proprement syndicale :
« Repartir sur base nouvelle pour faire quoi ? Ne croit pas au syndicalisme agricole, les paysans étant leurs propres employeurs. Leurs revendications deviennent alors anti-gouvernement et pour prix, contre consommateurs. La coopération est constructive et non dirigée contre consommateurs. Il faut collecter pour nourrir. La CGA s’y oppose. Et l’on n’a pas brisé intermédiaires. II eut fallu, au besoin, subventionner les coopératives. Doctrine inter coopération. »29
60La nouvelle organisation semble ainsi se diriger vers une action intermédiaire, et non directement sur les exploitants qui échappent à son influence. D’une certaine manière, elle scelle la fin des illusions, celles d’une implantation durable dans le monde syndical paysan.
*
61Les relations entre socialisme et paysannerie à la Libération incarnent les espérances et les opportunités politiques nées du combat dans la Résistance. Le long passage de Tanguy-Prigent à l’Agriculture s’est traduit par des réformes importantes et par la mise en place d’une dynamique de modernisation qui pèsera dans la mutation de l’agriculture française.
62Cependant, cette dynamique gouvernementale n’a pas pu renverser une tendance de fond, celle de la faiblesse des appuis proprement paysans du Parti socialiste, en particulier dans le monde syndical, alors même que la conjoncture contribuait à creuser le fossé entre les campagnes et les villes. Le Parti communiste, confronté à des difficultés semblables, paraît s’être beaucoup mieux adapté, reprenant l’héritage de porte-parole de la paysannerie rouge.
63Il reste enfin à établir avec précision comment, dans le pays, a évolué le nombre, la proportion et le poids de militants agricoles et des notables ruraux du Parti socialiste. Il est indispensable de saisir l’impact de la guerre et de la Libération sur les effectifs paysans et les bastions ruraux du Parti, afin de mieux percevoir, au-delà des seules sphères dirigeantes, les mutations profondes que connaît la SFIO sous la IVe République.
Affiche de Paul Ordner pour les élections à l’Assemblée constituante, en octobre 1945. Format 0,80 X 0,60 m.

Notes de bas de page
1 Georges Lefranc, Le mouvement socialiste sous la Troisième République, Tome II : 1920- 1940, Paris, Payot, 1977, p. 387. Lefranc fait partie de ceux qui ont défendu l’action de Monnet, lors des règlements de compte politique qui suivent la libération.
2 « Comme ministre du Blocus, jusqu’au dernier moment, j’avais insisté auprès de Paul Reynaud pour que la guerre continuât, pour qu’il ne donnât pas sa démission. Dans l’ultime séance de Bordeaux, j’avais été un des huit ministres qui votèrent contre la capitulation. », Texte dactylographié écrit par Georges Monnet à la libération, OURS, Archives du Parti Socialiste SFIO, s.d. [1945].
3 Lettre inédite de Georges Monnet, 12 juillet 1940, dont la transcription nous a été confiée par Jean-Claude Monnet, son fils.
4 A l’épisode de la trahison politique s’ajoute l’accusation de la lâcheté après le vote du 10 juillet, à l’encontre de Léon Blum, suivant l’épisode que relate Pierre-Bloch dans ses mémoires : « Ah Monnet ! On vous a raconté l’histoire du 10 juillet ? Non ! Eh bien ! Il était très tard quand je quittais la salle des séances à la Chambre. Aussitôt, dans la rue, un attroupement se forme autour de moi. On crie : "A mort Blum ! Au poteau le Juif ! [...]. Néanmoins, j’ai demandé à quelques amis de m’accompagner. Dormoy, Malroux, Camel acceptèrent. Quant à Monnet, à qui j’avais d’abord demandé ce service, il me fit répondre qu’il ne pouvait se dégager, à la dernière minute. Or, en arrivant au restaurant, nous avons trouvé Monnet et Germaine en tête à tête à une petite table. Ils avaient l’air terriblement gênés. Mais, voyez-vous, tout cela n’est pas très grave... Il a du mal à dissimuler son émotion et ma colère s’en accroît d’autant. » Pierre-Bloch, Jusqu’au dernier jour – Mémoires, Paris, Albin Michel, 1983, p. 177. Georges Monnet, dans un témoignage ultérieur, parlera d’un « malentendu », monté en épingle par ses adversaires au sein du Parti.
5 Conseil national du Parti socialiste SFIO, 11 août 1945, compte rendu sténographié, P-13.
6 Sur tout ce qui concerne la période antérieure, nous renvoyons à Édouard Lynch, Le Parti socialiste S.F.I.O. et la société paysanne durant l’entre-deux-guerres, Thèse de l’IEP Paris, 1998, 1020 p.
7 Le Populaire, 14 septembre 1944.
8 Le Populaire, 1er mars 1946, « La Terre de France peut sauver le pays ! déclare à Limoges Tanguy-Prigent qui demande aux agriculteurs d’aider au redressement économique », Michel Morin.
9 Congrès national extraordinaire des cadres des fédérations reconstituées dans la Résistance, Paris, 9-11 novembre 1944, sténotypie.
10 La Rénovation paysanne, Préface de Tanguy-Prigent, Paris, Éditions de la Liberté, 1945, p. 21.
11 Ibid., p. 42.
12 Isabelle Boussard, Vichy et la corporation paysanne, Paris, Presses de la FNSP, 1980, 414 p.
13 La Libération paysanne, « Il faut épurer », 7 novembre 1944.
14 Journal Officiel de la République Française, Chambre des Députés, Débats, 20 décembre 1945, p. 262.
15 Olivier Wieviorka, « Le poids du quotidien, de la Libération au départ du Général de Gaulle », Historiens et Géographes, n° 357, p. 205-213.
16 Le Populaire, 17 octobre 1944, « Je veux être le ministre de la réconciliation entre les citadins et les paysans. »
17 Le Populaire, 5 janvier 1946.
18 Le Populaire, 10 janvier 1946, « Pas de pitié pour les accapareurs », J.-M. Hermann.
19 Centre d’Histoire du Travail [abrégé par la suite en CHT] (Nantes), Carnets de Tanguy-Prigent, Conseil des Ministres, 30 janvier 1946.
20 Ibid., Groupe Parlementaire, 21 juin 1946.
21 Ibid., Conseil des Ministres, 23 juillet 1946.
22 « La conférence économique commence », jeudi 4 juillet. « Notre front de combat est le suivant : Nous déclarons qu’il faut revaloriser les produits agricoles, »« Journée d’études agricoles du 30 juin 1946 », Bulletin Intérieur du Parti socialiste, n° 16, 10 août 1946, intervention de Tanguy-Prigent, p. 14.
23 CHT, Carnets Tanguy-Prigent, Conseil des Ministres, 24 septembre 1946.
24 C’est autour du refus de l’assimilation des agriculteurs aux assurances sociales que s’est développé, à la fin des années vingt, le mouvement de Dorgères.
25 CHT, Carnets Tanguy-Prigent, Conseil des Ministres, 10 octobre 1947.
26 « Journée d’études agricoles du 30 juin 1946 », op. cit., rapport de Lamarque-Cando, p. 4-8.
27 Ibid., intervention de Tanguy-Prigent, p. 12.
28 Ibid., p. 13.
29 CHT, Carnets Tanguy-Prigent, Réunion République Paysanne, 26 septembre 1947.
Auteur
Maître de conférences en Histoire contemporaine, Université Lumière-Lyon II, Centre Pierre Léon, umr-CNRS 5599, Axe « Sociétés rurales contemporaines ».
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