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Le parti socialiste entre Résistance et République

 | 
Serge Berstein
, 
Frédéric Cépède
, 
Gilles Morin
, 
et al.

Le pouvoir pour quoi faire ?

Les socialistes et l’organisation de l’économie

Michel Margairaz

Texte intégral

1Par-delà la défaite et les pénuries tributaires de l’Occupation, les socialistes ont contribué à repenser l’organisation de l’économie. Outre leurs propres idées en la matière, ils ont été, comme d’autres, soumis à une double pression contradictoire : se démarquer du dirigisme de Vichy, assimilé aux heures noires de l’Occupation, tout en maintenant un appareil de répartition et de direction nécessaire au relèvement. A l’aide de sources à la fois partisanes et gouvernementale, nous tenterons de mesurer le poids relatif des socialistes dans les projets et mesures de réorganisation de l’économie à la Libération, ainsi que dans la mise en place et le fonctionnement des nouvelles institutions jusqu’à l’orée des années 1950.

La préparation dans la Résistance de la future organisation de l’économie

  • 1 Cf. Michel Margairaz, L’État, les finances et l’économie. Histoire d’une conversion, 1932- 1952, Pa (...)
  • 2 Richard F. Kuisel, Le capitalisme et l’État en France au xxe siècle. Modernisation et dirigisme, tr (...)
  • 3 Diane de Bellescize, Les neuf sages de la Résistance ; Le Comité général d’études dans la clandesti (...)
  • 4 René Courtin, Rapport sur la politique économique d’après-guerre, Alger, 1944 (version publique), p (...)
  • 5 Ibid., p. 23 et 36.

2Même si l’organisation de l’économie ne fut pas la préoccupation majeure des diverses composantes de la Résistance, plusieurs projets ont fait l’objet de débats dans lesquels les socialistes ont été partie prenante. Leur place apparaît cependant fort inégale selon les différentes strates de la Résistance. Au sein de la Résistance des légistes – cercles restreints qui ont préparé les projets pour l’après-Libération, à Londres ou dans la clandestinité en France occupée – ils figurent de manière relativement marginale1. Il en est ainsi de la Commission d’étude pour les problèmes économiques, présidée à Londres par Hervé Alphand à partir de décembre 1941, où les socialistes ne se montrent guère influents, Georges Boris ne pouvant être compté parmi eux, et Robert Marjolin encore moins2. De même, dans le Comité général d’Études (appelé après mai 1943 Comité national d’Études), le courant socialisant se montre très minoritaire. Parmi les neuf sages, on ne compte guère que Robert Lacoste, ancien responsable de la Fédération CGT des fonctionnaires3. Et le Rapport sur la politique économique d’après-guerre, rédigé par René Courtin en novembre 1943, a intégré des réflexions de Robert Lacoste, sans qu’on en sache la part exacte4. L’auteur signale certes « la force des préjugés libéraux », parle d’« action régulatrice à exercer par l’État » afin d’atteindre « l’emploi total », de la « nécessité d’un plan », de la création d’un ministère de l’Économie nationale, ainsi que de la « participation des travailleurs aux responsabilités sociales et même techniques et économiques des entreprises »5. En revanche, il se montre prudent sur d’éventuelles « réformes de structures » : les nationalisations.

  • 6 Ministère des Affaires étrangères (MAE), Guerre 1939-1945-Comité français de Libération nationale-G (...)
  • 7 Cf. Claire Andrieu, Le programme commun de la Résistance. Des idées dans la guerre, Paris, Éditions (...)

3Par ailleurs, on sait que dans la Résistance des mouvements, le cheminement des propositions socialistes a laissé des traces majeures dans ce qui va apparaître comme « le legs politique de la Résistance au peuple français », à savoir la Charte du Conseil national de la Résistance (CNR)6. C’est un socialiste, André Philip, qui envoie en juillet 1943 l’ingénieur Émile Laffon en mission de consultation des mouvements, syndicats et partis qui viennent d’être réunis au sein du CNR, afin de leur soumettre un projet de Charte économique et sociale7. Le texte s’inspire grandement d’un projet socialiste publié dans Le Populaire clandestin en juin et juillet 1943 et comprenant en particulier quatre points essentiels : des « socialisations », un « plan arrêté par le pouvoir politique », une « part active de la gestion technique des entreprises » attribuée aux salariés, ainsi que « l’orientation et le contrôle de la production par l’État ». On retrouve là les quatre principales composantes de l’organisation de la future économie, défendues par les dirigeants socialistes au-delà même de la Libération, et dont nous allons suivre le cheminement.

  • 8 Cité in ibid.
  • 9 MAE, Guerre 1939-1945-CFLN-GPRF, 686.
  • 10 Idem, PV de la séance du 6 avril 1944.
  • 11 Idem, 687, rapport du 2 juin 1944.
  • 12 Idem, 686, note du 31 mai 1944.
  • 13 Idem, note citée.
  • 14 Idem, 687, PV ; de la séance du 27 mai 1944.
  • 15 Cf. Michel Margairaz, L’État..., op. cit., vol. 2, p. 742.

4Dans l’immédiat, après quatre mois de débats clandestins et la rédaction de quatre moutures, ces propositions se retrouvent pour une grande part dans le texte du Programme d’action du CNR du 15 mars 1944, approuvé à l’unanimité des mouvements, syndicats et partis8. Peu après, André Philip, devenu à partir d’avril 1944 commissaire d’Etat aux relations avec l’Assemblée et aux Études – « commissaire à la parole », ironisent certains – réunit entre avril et juillet 1944 la Commission d’Étude des problèmes économiques d’après-guerre, formée de quatre sous-commissions9. Parmi leurs membres, on trouve plusieurs socialistes ou anciens confédérés de la CGT attirés par le planisme avant la Guerre : particulièrement Louis Vallon (secrétaire général), Albert Gazier et Jules Moch. André Philip commence par indiquer que, quels que soient les choix idéologiques, la conjoncture de pénurie et la présence des organes dirigistes de Vichy imposent des choix : « Tout le monde sait qu’au lendemain de la guerre, l’économie française sera dirigée (...). De toute façon, il y aura des nationalisations... »10. Le 2 juin 1944, Louis Vallon résume : « Au moment de la Libération, nous serons les successeurs sinon les héritiers de Vichy »11. L’un des textes les plus élaborés examiné par la première sous-commission est la « Note sur le Ministère de l’Économie » rédigée par Jules Moch12. Le dirigeant socialiste y formule des idées déjà défendues à la SFIO, lors de l’élaboration du Plan de la CGT en 1934-35. Il évoque notamment un programme de « larges socialisations », au sein d’une « économie mixte », composée du secteur nationalisé, du secteur privé contrôlé et du secteur libre. Il y ajoute la création d’un ministère de l’Économie regroupant les services classiques des Finances, ainsi que quatre directions nouvelles (Statistiques, Commerce extérieur, Prix et Plan). Cette dernière en serait la « pièce maîtresse », puisque sa tâche consisterait à élaborer « le plan économique quadriennal ou quinquennal », préparé à partir des entreprises nationalisées et des branches du secteur libre contrôlé13. Ces propositions sont approuvées par André Philip, lors de la séance du 22 mai 1944. Une fois devenu ministre, ce dernier va essayer d’appliquer l’idée consistant à « faire partir le plan de la base »14. Dans le même temps, le commissariat d’André Philip rassemble plusieurs études sur les expériences étrangères, en particulier britanniques, dont celles sur les comités mixtes de production, qui vont en partie inspirer les projets sur les comités d’entreprises15.

Août 1944-mai 1947 : les socialistes et les aléas de l’économie dirigée

5Dans un premier temps, celui du Gouvernement provisoire précédant l’élection de la première Constituante d’octobre 1945, les socialistes ne disposent pas de positions gouvernementales fortes, ni de conditions très favorables pour faire avancer leurs propositions en matière d’organisation de l’économie.

  • 16 Cf. Ibid., p. 806sq.
  • 17 Archives nationales (AN). F60 898, doc. n° 124, note de Paul Ramadier, 8 février 1945.
  • 18 Des 128 CO de septembre 1944, il ne reste plus que 59 offices professionnels en septembre 1945.
  • 19 Jean Bouvier, François Bloch-Lainé, La France restaurée 1944-1954, Paris, Fayard, 1986, p. 95.

6Au sein des équilibres complexes entre forces politiques résistantes, le général de Gaulle a éparpillé non sans habileté les responsabilités. Les domaines économiques, tout particulièrement le commissariat aux Finances, sont attribués à des « techniciens » ou des hommes politiques modérés, aptes par leurs liens à rassurer les chefs d’entreprises, tels Aimé Lepercq, puis après sa tragique disparition en novembre 1944, René Pleven aux Finances, René Mayer aux Transports, Raoul Dautry à la Reconstruction. Les seuls socialistes promus sont Tanguy-Prigent à l’Agriculture, puis bientôt Paul Ramadier au Ravitaillement et Robert Lacoste à la Production industrielle. Le président du Gouvernement provisoire ne souhaite pas engager de réformes structurelles avant le retour des prisonniers, indispensable à la tenue des élections générales. C’est d’ailleurs également la position de Robert Lacoste, qui freine les velléités de nationalisations manifestées par le ministre de l’Économie nationale, Pierre Mendès France. Et ceci malgré le ralliement du Parti communiste à un accord signé le 28 février 1945 avec la SFIO sur la nationalisation des secteurs-clés. Le court terme commande donc, particulièrement les approvisionnements extérieurs indispensables pour atténuer les pénuries ainsi que les problèmes de financement – en dollars – qui en découlent, pour lesquels Jean Monnet a su se rendre indispensable16. Les responsables socialistes, en outre, ne parlent pas d’une seule voix sur la politique monétaire. Face aux propositions de Pierre Mendès France, relatives au blocage des comptes avec prélèvement, dont l’échec, on le sait, le conduit à la démission en avril 1945, les ministres socialistes se sont divisés. Paul Ramadier, en particulier, s’y est montré hostile, arguant que « l’éleveur refusera d’autant plus de vendre qu’il redoute une opération monétaire »17. En revanche, l’accord semble avoir été acquis sur le maintien des structures dirigistes de Vichy, notamment pour la répartition des produits industriels. Robert Lacoste, tout en écartant les répartiteurs ou les présidents de comités d’organisation (CO) les plus compromis dans la collaboration économique, a concentré mais maintenu les principaux CO, rebaptisés offices professionnels18. Quant au futur plan, il apparaît largement tributaire des importations, elles-mêmes liées au règlement des paiements à long terme, dont les clés se trouvent à Washington où Jean Monnet dispose des meilleurs atouts. Et le « grand » ministère de l’Économie nationale, pourvu de neuf directions, ne résiste guère à la démission de Pierre Mendès France et apparaît vite, selon l’expression de Jean Bouvier, comme une construction à la Potemkine. Des 128 CO de septembre 1944 il ne reste plus que 59 offices professionnels en septembre 194519.

  • 20 Témoignage de Gaston Palewski au Colloque La France en voie de modernisation 1944-1952, FNSP, 4-5 d (...)
  • 21 Michel Margairaz, « Autour des accords Blum-Byrnes... », Histoire, économie, sociétés, 3e trimestre (...)

7Les élections à la Constituante amorcent une seconde étape, du fait de la majorité PC-SFIO à l’Assemblée et du remaniement gouvernemental consécutif. Mais tant que de Gaulle est présent, les responsabilités économiques ont été confiées aux communistes (Marcel Paul et François Billoux), tandis qu’un commissariat au Plan a bien été créé en décembre 1945, mais attribué à Jean Monnet. Cela dénote chez le général de Gaulle le souci à la fois de court-circuiter les ministres communistes20, mais aussi de bien marquer que le relèvement économique se trouve lié aux résultats des négociations financières avec les Etats-Unis, que Jean Monnet s’apprête également à conduire21. Après le départ du Général et la formation du gouvernement Gouin, les socialistes vont disposer au premier semestre 1946 des conditions les plus favorables pour faire avancer leurs projets, alors qu’André Philip se trouve à la tête des Finances et de l’Économie nationale, où Albert Gazier le seconde comme secrétaire d’État.

  • 22 Cf. Association pour l’histoire de l’électricité en France, La nationalisation de l’électricité en (...)

8Le rythme des nationalisations (déjà amorcées avec celle du crédit, de Renault et de l’aéronautique) s’accélère, notamment avec la création des Charbonnages de France, d’EDF-GDF et des 34 compagnies d’assurances, pour lesquelles André Philip a joué un rôle majeur. Cependant, on sait que dans les ultimes débats, face au projet de nationalisation des compagnies d’électricité, présenté par Marcel Paul et soutenu par André Philip et Jules Moch, la principale opposition est venue du rapporteur Paul Ramadier, favorable à une structure plus partielle et décentralisée22.

  • 23 AN F60 901, CR des séances du Comité économique interministériel (CEI) (décembre 1945 – février 194 (...)

9Le Plan se met en place, mais non sans ambiguïté. André Philip croit retrouver la formule préconisée par Jules Moch en 1944. Il rappelle que le commissariat au Plan a été créé en janvier 1946 pour six mois seulement, et le ministre socialiste escompte que le ministère de l’Économie nationale, chargé de répartir les grandes matières premières – charbon, acier – sur un, puis trois mois, pourra peu à peu allonger la programmation sur la durée du Plan, dont il assurera la cohérence. Mais Jean Monnet parvient à conserver la maîtrise de la planification naissante. Pour ce faire, il dispose de deux atouts. D’abord, il apparaît comme l’intermédiaire obligé pour conduire les négociations financières avec les États-Unis et obtient de diriger de fait – sous la houlette honorifique de Léon Blum – la délégation française, qui obtient d’effacer les dettes de guerre et rapporte un nouveau crédit, certes insuffisant, mais propre à amorcer la reconstruction23.

  • 24 Cf. Michel Margairaz, L’État... op. cit., vol. 2, p. 823sq.

10En outre, Jean Monnet s’appuie sur les commissions de modernisation, où se côtoient représentants de l’État, des syndicats et du patronat. Cela lui vaut le soutien de la CGT et du Parti communiste, jusqu’ici toujours réservés à l’égard d’un Plan élaboré par les seuls hauts fonctionnaires, et désormais largement associés à la définition des objectifs de production et ralliés à la semaine effective de 48 heures, la durée légale ayant été ramenée à 40 heures24.

  • 25 Service des Archives économiques et financières (SAEF), 5 A 15, Papiers Gaston Cusin, Résumé des ra (...)

11En revanche, dans les deux autres domaines, les propositions socialistes se trouvent quelque peu limitées. La promotion de responsabilités nouvelles pour la classe ouvrière se réduit pour l’essentiel à la loi sur les comités d’entreprises du 16 mai 1946, qui restreint strictement leur action à la gestion des œuvres sociales. La fondation d’un véritable ministère de l’Economie nationale se heurte aux difficultés du contrôle des prix et des quantités et, plus généralement, de l’économie dirigée, soulignées par l’inflation. De plus, des politiques contradictoires ont été conduites, y compris par des ministres socialistes. En avril 1945, Paul Ramadier, contre l’avis de l’Économie nationale, tente une expérience de secteur libre, abandonnée dès le 26 mai 1945. Mais c’est sur le marché de la viande que les déconvenues se multiplient : liberté des prix de gros et taxation au détail en septembre 1945, taxation généralisée le 15 janvier 1946, double secteur en juillet 1946. Si bien que le contrôle paraît illusoire face à l’abattage clandestin. En juin 1946, les rapports des inspecteurs généraux de l’Économie nationale déplorent : « Le système a craqué de toutes parts, qu’il s’agisse des prix ou du rationnement »25. A partir de juin 1946 et du glissement électoral vers le centre, les socialistes ne conservent plus que le ministère des Transports, avec Jules Moch. La politique économique et financière, désormais tenue par des ministres MRP (R. Schuman aux Finances, F. de Menthon à l’Economie nationale), se trouve alors soumise aux aléas de l’inflation, débridée au second semestre de 1946 après la Conférence du Palais-Royal.

  • 26 Archives André Philip (Aix-en-Provence), Lettre à Paul Ramadier, 26 mars 1947.

12Un troisième moment court de juin 1946 à mai 1947. Le retour d’un socialiste à la présidence du conseil à la fin de 1946 ne redonne pas une véritable cohérence, car les clivages sur l’organisation de l’économie se manifestent à l’intérieur même de la SFIO. Malgré le lancement du Premier Plan et une éphémère expérience de baisse des prix en janvier 1947, le gouvernement homogène de Léon Blum se heurte aux problèmes liés à la mauvaise récolte, aux goulots d’étranglement du charbon, du coke et de l’acier et à la pénurie de dollars qui leur est liée. Paul Ramadier, qui lui succède, renonce en mars à poursuivre la politique de baisse des prix. André Philip, revenu à l’Économie nationale, propose le recours à une politique dirigiste pour le marché de la viande, mais n’est appuyé que par Tanguy-Prigent. En mars et en mai, il s’oppose à Ramadier, soutenu par Léon Blum et Vincent Auriol ainsi que par les autres ministres. Philip se plaint du fait que « malgré la pénurie indiscutable (...) le gouvernement (...) se plaît dans un climat de libéralisme refusant au ministère de l’Économie nationale tous les moyens d’action pour faire entrer la baisse des prix dans le domaine des réalités »26.

A l’heure de la Guerre froide (1947-1949) : les socialistes face au reflux de l’économie dirigée

  • 27 Service des Archives économiques et financières (SAEF), 5 A 13, Papiers Gaston Cusin, compte rendu (...)
  • 28 SAEF, B 28218, note de P. Legatte et J. Legaret, mai 1948.
  • 29 Idem, introduction de Georges Boris.
  • 30 Gaston Cusin, Comité d’Histoire de la Seconde guerre mondiale, L’Economie nationale 1944-1948, note (...)
  • 31 Jean Bouvier, François Bloch-Lainé, La France..., op. cit., p. 107.

13L’éviction des ministres communistes (en mai) et le ralliement au Plan Marshall (en juillet) accélèrent les tendances aux libérations des prix et des marchés. Cela entraîne la double démission d’André Philip et François Tanguy-Prigent en août, alors que Paul Ramadier se dit conduit « dans l’état actuel de l’administration et devant les réactions de l’opinion » à choisir « un régime de liberté »27. La controverse s’imbrique dans les dissensions entre la majorité du comité directeur, acquise à Guy Mollet, lui-même favorable au rétablissement du dirigisme, et Paul Ramadier, soutenu par Daniel Mayer, Léon Blum et Vincent Auriol, qui le poussent à arrêter « le délire de Philip et Tanguy ». L’ultime tentative pour recréer un grand ministère de l’Économie nationale sous la conduite de Jules Moch ne survit pas à la chute de Ramadier en octobre. L’arrivée au gouvernement du cabinet Schuman-Mayer, si elle ne remet pas en cause les nationalisations déjà acquises (la dernière en date est celle de la RATP le 21 mars 1948), ni le Plan Monnet, désormais fortement accroché aux crédits Marshall, scelle la fin des velléités de bâtir un véritable ministère de l’Économie nationale (devenu un simple secrétariat d’État, confié à Félix Gaillard). Entre mars et mai 1948, deux rapports officiels formulent des diagnostics sévères sur ces services qui se seraient enlisés dans une politique de court terme, elle-même rendue inefficace par l’inflation : « La répartition de la pénurie et le blocage des prix ont absorbé leur activité et usé leurs forces »28. Le rapport Boris suggère, dans ces conditions, la fusion pure et simple de l’Économie nationale et des Finances, qui ne sera toutefois effective qu’en 196229. Mais, dès 1949, avec la levée progressive du rationnement et de la taxation, l’Économie nationale se limite, pour l’essentiel, à la direction des Prix, à celle des relations économiques extérieures et à l’INSEE, tandis que les Finances, et en particulier le Trésor a pris la haute main sur les entreprises nationalisées ou les nouveaux organes de financement du Plan. Gaston Cusin (ancien membre du cabinet de Vincent Auriol en 1936 et délégué à l’Économie nationale après le départ de Mendès France) se plaint amèrement dans une note confidentielle transmise en janvier 1949 à Vincent Auriol. Il y déplore le fait que « dans les partis (socialistes, MRP) qui ont préconisé la discipline économique, un complexe de culpabilité (ait) été créé par la propagande libérale »30. Il voit une corrélation forte entre la régression de l’influence socialiste, l’affaiblissement de l’économie dirigée et la perte d’influence de l’Économie nationale au profit des Finances. Sur ce thème, François Bloch-Lainé – alors directeur du Trésor – et Jean Bouvier se sont entretenus dans leur dialogue de 1986. François Bloch-Lainé y nie « la thèse d’un socialisme entravé » et constate plutôt : « à gauche, la vacuité des conceptions, la pauvreté des initiatives ont grandement facilité les « ré-occupation »1 du terrain, physiques ou morales, par des ci-devant »31.

14La réorganisation avortée de l’économie combine, en fait, plusieurs questions qui s’imbriquent. L’une d’elles, sans doute, reflète une rivalité de personnels de la haute administration pour s’assurer l’hégémonie sur la politique économique et financière. Une partie des anciens confédérés de la CGT au sein du ministère des Finances, tel Gaston Cusin, a tenté, en vain, de supplanter l’inspection des Finances, quelque temps ébranlée à la Libération, par une inspection de l’Économie nationale (comme en témoigne la création avortée en juillet 1948 des conseillers aux Affaires économiques) en puisant parmi ceux qui avaient assuré le Contrôle économique ou la répartition lors de l’Occupation et des années suivantes. Mais le manque de moyens, les difficultés à contenir l’inflation et la pénurie en 1946-48 ont en partie discrédité ceux que des inspecteurs des Finances, restaurés dans leur suprématie dès 1947, n’hésitaient pas alors à qualifier « les économiquement faibles ».

*

15Au total, les socialistes ont, entre 1944 et 1949, pesé à la fois diversement et partiellement dans les quatre dimensions relatives à l’organisation de l’économie.

16Dans deux domaines, les socialistes semblent avoir obtenu gain de cause. Mais les réalités ultérieures s’écartent de leurs projets. Pour les nationalisations, ils ont eu l’initiative première et ont manifesté la plus grande continuité, même s’ils ne furent pas les seuls à lutter au moment décisif. Cependant, la Guerre froide et les divisions au sein du mouvement ouvrier ont incité à renforcer l’autorité des dirigeants sur les entreprises nationalisées, au détriment des représentants des personnels, ce qui contribuait à s’écarter de la conception traditionnellement tripartite de la « nationalisation industrialisée », empruntée aux textes de la CGT de 1919.

17Le Plan – seule vraie innovation de l’appareil économique de l’État – a été mis en œuvre avec succès et a même connu un regain d’intérêt dans les années soixante. Mais ce n’est pas, loin de là, le Plan des planistes de 1935, ni même celui défendu par André Philip et Jules Moch en 1944-46. C’est un libéral, Jean Monnet, appuyé sur l’administration des Finances, rénovée et convertie à la Comptabilité nationale et au financement public des investissements du plan, qui acclimate en France la planification indicative.

18Dans deux autres domaines, les projets socialistes ont trouvé une moindre application. Pour ce qui est de la démocratisation des responsabilités économiques, les espoirs de la Libération tournent court assez rapidement, malgré la création des comités d’entreprises, étroitement limités à leur rôle social. De même, la guerre froide et l’éclatement de la CGT ont sans doute, comme aux Charbonnages de France, conforté le reflux des responsabilités des salariés à la direction des entreprises nationalisées. Enfin, la volonté de créer un nouveau ministère – l’Économie nationale – afin de contester la suprématie des Finances, s’est heurtée à l’absence de personnels, au discrédit relatif de l’économie dirigée, aux propres dissensions socialistes, mais surtout à l’hégémonie confortée de l’Administration des Finances et de l’inspection et surtout à leur capacité à se convertir à de nouvelles pratiques, telles que la dépense productive, la planification et les comptes nationaux. Les socialistes ont contribué ainsi, délibérément et malgré eux, à la rénovation de la direction de l’économie, la conjoncture opérant une sorte de tri entre ce qui, dans leurs projets, n’était pas assimilable et ce qui pouvait être intégré dans un appareil d’Etat à la fois restauré, adapté, mais non bouleversé.

Notes

1 Cf. Michel Margairaz, L’État, les finances et l’économie. Histoire d’une conversion, 1932- 1952, Paris, Imprimerie nationale, 1991, 2 vol., p. 721sq.

2 Richard F. Kuisel, Le capitalisme et l’État en France au xxe siècle. Modernisation et dirigisme, trad. fr., Paris, Gallimard, 1984, p. 274-280.

3 Diane de Bellescize, Les neuf sages de la Résistance ; Le Comité général d’études dans la clandestinité, Paris, Plon, 1979, p. 59sq.

4 René Courtin, Rapport sur la politique économique d’après-guerre, Alger, 1944 (version publique), p. 61sq.

5 Ibid., p. 23 et 36.

6 Ministère des Affaires étrangères (MAE), Guerre 1939-1945-Comité français de Libération nationale-Gouvernement provisoire de la République française (CFLN-GPRF), 1459, Papiers Massigli, Rapport Guizot.

7 Cf. Claire Andrieu, Le programme commun de la Résistance. Des idées dans la guerre, Paris, Éditions de l’Érudit, 1984.

8 Cité in ibid.

9 MAE, Guerre 1939-1945-CFLN-GPRF, 686.

10 Idem, PV de la séance du 6 avril 1944.

11 Idem, 687, rapport du 2 juin 1944.

12 Idem, 686, note du 31 mai 1944.

13 Idem, note citée.

14 Idem, 687, PV ; de la séance du 27 mai 1944.

15 Cf. Michel Margairaz, L’État..., op. cit., vol. 2, p. 742.

16 Cf. Ibid., p. 806sq.

17 Archives nationales (AN). F60 898, doc. n° 124, note de Paul Ramadier, 8 février 1945.

18 Des 128 CO de septembre 1944, il ne reste plus que 59 offices professionnels en septembre 1945.

19 Jean Bouvier, François Bloch-Lainé, La France restaurée 1944-1954, Paris, Fayard, 1986, p. 95.

20 Témoignage de Gaston Palewski au Colloque La France en voie de modernisation 1944-1952, FNSP, 4-5 décembre 1981.

21 Michel Margairaz, « Autour des accords Blum-Byrnes... », Histoire, économie, sociétés, 3e trimestre 1982.

22 Cf. Association pour l’histoire de l’électricité en France, La nationalisation de l’électricité en France, Paris, PUF, 1996.

23 AN F60 901, CR des séances du Comité économique interministériel (CEI) (décembre 1945 – février 1946).

24 Cf. Michel Margairaz, L’État... op. cit., vol. 2, p. 823sq.

25 Service des Archives économiques et financières (SAEF), 5 A 15, Papiers Gaston Cusin, Résumé des rapports des inspecteurs de l’Économie nationale de la première quinzaine de juin 1946.

26 Archives André Philip (Aix-en-Provence), Lettre à Paul Ramadier, 26 mars 1947.

27 Service des Archives économiques et financières (SAEF), 5 A 13, Papiers Gaston Cusin, compte rendu de la séance au 28 août 1947 du CEI, doc. n° 040/A.

28 SAEF, B 28218, note de P. Legatte et J. Legaret, mai 1948.

29 Idem, introduction de Georges Boris.

30 Gaston Cusin, Comité d’Histoire de la Seconde guerre mondiale, L’Economie nationale 1944-1948, note à Vincent Auriol, « L’offensive des grands intérêts économiques contre les conquêtes de la Libération », 26 janvier 1949.

31 Jean Bouvier, François Bloch-Lainé, La France..., op. cit., p. 107.

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