1Si nous avons choisi avec Lucien Sfez ce titre un peu ésotérique c’est évidemment pour essayer de réfléchir avec vous, dans le cadre de l’École doctorale, à la question, toujours posée, de la place de l’objet « institutions politiques » dans notre discipline, la science politique.

2Toujours posée car le problème n’est pas nouveau : la réforme des études de droit en 1954 a fait apparaître l’intitulé « Droit constitutionnel et institutions politiques », solution par addition en quelque sorte. L’addition a été mise en question lors de la séparation entre droit public et science politique qui intervient en termes académiques, notamment pour ce qui est des carrières et des recrutements dans les années 1970, mais elle est dans l’ensemble restée valable : la matière était commune quitte à ce que chaque enseignant, suivant sa discipline et ses inclinations la tire plus vers le droit ou vers les réalités de la vie politique. Mais il me semble que ce compromis, issu de la pratique, se trouve aujourd’hui remis en question, notamment en raison des réformes intervenues où à intervenir pour les cursus d’études droit et science politique.

3La matière que nous avions l’habitude d’enseigner, depuis 1954 et jusqu’à la réforme Bayrou, s’appelait donc « Droit constitutionnel et institutions politiques » ; depuis cette réforme et sans même parler de la semestrialisation qui a aussi son rôle puisqu’elle amène à distinguer petit à petit deux blocs différents, elle s’intitule, pour ce qui est de la première année, « Introduction au droit public et droit constitutionnel ». Le fait que le terme « institutions politiques » ait disparu a-t-il une signification ? Pour ma part je crois qu’il est purement anecdotique, dicté par la nécessité de ne pas avoir un titre trop long ; mais ce n’est pas l’avis de tous et quelques juristes en tirent argument pour estimer que cet enseignement doit être recentré sur le « droit » c’est-à-dire la norme constitutionnelle en sacrifiant le moins possible à d’autres aspects, même s’il faut de temps à autre accepter – mais le moins possible – de dire qui fait la norme, avec, entre autres, une survalorisation, du rôle des cours constitutionnelles.

4La réforme éventuelle des études de droit annoncée avec la remise du rapport de la commission animée par notre collègue Antoine Lyon-Caen donnera sans doute des éléments supplémentaires ; si l’orientation que j’indiquais à l’instant était confirmée, elle poserait aux politistes un vrai problème... ne serait-ce qu’en termes utilitaires et on permettra au directeur du département d’avoir aussi cette préoccupation ! L’intitulé passé – et le contenu qu’il emporte – justifient en effet notre présence dans cet enseignement en DEUG I dans un partage paritaire avec les publicistes, c’est en tout cas la pratique de Paris I. Si une juridicisation extrême amenait à écarter les politistes, ce sont les trois quarts de nos services d’ATER... et donc de nos postes qui seraient menacés.

5On me dira que ce n’est pas l’essentiel, c’est vrai. Mais cela montre que la place des institutions dans la science politique, science du pouvoir pour le dire vite, n’est pas dénuée d’enjeux. Et on ne peut pas balayer cela par la réponse traditionnelle et facile selon laquelle ceux qui y sont attachés ne sont pas guéris du juridisme, maladie infantile de la science politique. Que ceux qui raisonnent ainsi appliquent donc leurs capacités à l’examen des maladies adolescentes qui interviennent inévitablement à la sortie de l’enfance !

6Mais laissons de côté ces facilités pour revenir à une certaine perplexité devant l’orientation actuelle de nos disciplines.

7Je taquine volontiers mes collègues politistes par leur tendance marquée à raisonner uniquement en termes historiques ou sociologiques : genèse et usages... et je ne crois pas pour ma part qu’on puisse poser l’équation science politique = sociologie politique.

8Mais je suis beaucoup plus critique sur les prétentions des juristes durs, l’école aixoise pour l’essentiel, selon lesquelles le droit constitutionnel serait par essence le droit de la norme constitutionnelle, ce qui nous fait revenir bien loin en arrière. On peut certes appliquer la méthodologie du droit administratif à quelques aspects du champ constitutionnel comme le fait par exemple le manuel-manifeste de Louis Favoreu et de ses disciples, la préface en est éclairante. Mais on perd pas mal en route et c’est ainsi qu’un étudiant de première année devra attendre les pages 600 et suivantes pour connaître le rôle du président de la République en France ! Vous le sentez bien, je ne suis pas très convaincu ni par une approche, ni par l’autre car elles ne conduisent pas au fond de l’affaire. Quelle est finalement la question essentielle dans cette matière : naturellement de savoir comment fonctionne un système politique et comment il produit les règles – juridiques notamment – qui vont s’appliquer aux citoyens ou si l’on préfère dans quel réseau de forces et de contraintes il se situe.

9 Dans les années 50-60 il existait à la LGDJ une collection fort intéressante qui, pour étudier les différents systèmes politiques, avait choisi comme intitulé « Comment ils sont gouvernés ». La collection a vieilli et à ma connaissance disparu mais la question qu’elle posait demeure et je la crois centrale : c’est bien de savoir comment est gouverné un pays qui doit nous intéresser. Or les approches que je viens de signaler – en forçant sans doute un peu le trait – permettent à mon sens assez mal de répondre.

10Je prendrai l’exemple de la cohabitation. Si notre matière a un sens, elle doit permettre d’expliquer facilement ce phénomène tout de même essentiel et maintenant bien établi : qui exerce, à texte constitutionnel égal, l’essentiel de la direction politique et pourquoi, la théorie des deux lectures n’étant qu’une constatation et pas une explication.

11Or j’aurai bien du mal à expliquer cela par la genèse des institutions ; tout au contraire c’est une situation qu’on ne prévoyait pas, sauf pour l’éviter, en 1958. Quant aux usages on peut certes les constater et remarquer qu’ils se répètent, pratiquement à l’identique, d’une cohabitation à l’autre, mais cela ne donne pas la clé.

12Mais je peux encore moins expliquer ce phénomène par la norme : aucune décision du Conseil constitutionnel – ce qui me permet d’en parler – ne fait à ma connaissance référence à la cohabitation. Et d’ailleurs l’intemporalité même de la norme rend difficile de penser qu’elle puisse expliquer des situations différentes et même largement contraires.

13Et pourtant il faut bien expliquer et il y a une bonne manière de le faire : c’est évidemment de prendre en compte l’articulation entre les institutions juridiques et le système de partis, en poursuivant dans la ligne ouverte par Maurice Duverger dans les années 50 et qui avait amené à ajouter à l’analyse exégétique traditionnelle, le droit de la Constitution, l’étude de la réalité politique, constatée d’abord, expliquée ensuite. Et par exemple, en raisonnant en termes de ressources – tant juridiques que politiques – du président de la République, on a de sérieux éléments de réponse.

14Plus précisément, pour répondre à la question du gouvernement, ou du système politique si l’on préfère, il faut prendre en compte toute une série de facteurs et leurs interactions, ce que l’on peut à mon sens représenter par le schéma suivant :

15 (les traits horizontaux montrent que, même si on peut les distinguer, ces éléments sont aussi en interaction).

16La question qui se pose alors devient celle du périmètre : je crois qu’une véritable analyse des institutions doit prendre en compte cet ensemble et non tel ou tel élément séparé des autres et qu’il n’y a pas lieu de sur-privilégier Constitution, histoire ou clivages.

17L’essentiel est dans les articulations, ce qui relève paraît-il de l’analyse stratégique des institutions. Pourquoi pas... Reste à savoir si cela ouvre à une approche politiste des institutions avec une méthodologie qui lui serait propre. Mais pour cela je laisse la parole à Bastien François qui connaît la question mieux que moi !