1La réflexion sur les passions politiques se trouve dans une situation paradoxale. Les émotions, les sentiments, les passions concernant les institutions, les décisions, les faits politiques, constituent une expérience quotidienne : espoirs et inquiétudes lors des campagnes électorales, joies et amertumes au vu des résultats, colères, jalousies et rancœurs au sein d’un parti, angoisse face à des menaces imaginées, enthousiasme à l’annonce d’une victoire nationale ou humiliation à l’annonce d’une défaite, tous ces faits sont bien connus de chacun, ils abondent à travers l’histoire et ne cessent de se manifester sous nos yeux sous des formes toujours renouvelées. Et l’on ne doute pas que ces affects aient des conséquences multiples, parfois décisives, dans l’incessant déroulement de la vie commune : nul ne doute des conséquences éventuellement dramatiques des haines interethniques. Et cependant, au sein des sciences sociales et politiques, la réflexion générale sur les faits de sensibilité politique reste rare ou exceptionnelle comme si les efforts d’explication et de rationalisation dans la connaissance conduisaient inéluctablement à négliger les dimensions affectives et passionnelles.

2Notre objectif sera, au cours de cette intervention, d’attirer notre attention sur ces interrogations et d’aborder ces questions dans leur généralité : quel est l’intérêt des recherches sur les affectivités politiques ? Quelles questions sont à formuler ? Sur quelles théories s’appuyer, et sur quels travaux exemplaires ? Et, pratiquement, comment mener de telles recherches ? Comment introduire, au sein d’une recherche de science politique, une attention plus systématique à l’importance des affects ?

I – Au sujet du passé de ces recherches

3Avant de poursuivre, il est utile de rappeler que la réflexion sur les passions sociales et politiques n’est pas sans précédents historiques. Bien au contraire, elle n’a cessé d’être reprise et renouvelée depuis que les philosophes grecs l’ont entreprise. Les plus grands penseurs de la vie politique ont cherché à comprendre et à expliquer pourquoi, et dans quelles circonstances, des citoyens peuvent éprouver des sentiments de colère, de fureur ou d’enthousiasme, agir ensemble pour crier leur haine, s’enthousiasmer pour une cause commune ou détruire des symboles détestés, accepter parfois le risque de la mort par-delà le désir instinctif de la préservation de soi.

4Relisons quelques textes exemplaires :

5Platon, dans le VIII^e Livre de La République, s’interroge sur les passions comparées de différentes constitutions. Il présente les caractéristiques des constitutions qu’il nomme « imparfaites », la timarchie, l’oligarchie, la démocratie et la tyrannie qu’il oppose à la cité idéale. Il développe alors la thèse selon laquelle les passions sont différentes selon les constitutions et, au sein de ces constitutions, selon les classes sociales. (On peut dire que la problématique socio-politique des passions est énoncée dans ces textes, pour la première fois dans l’histoire de la philosophie, et systématiquement). Une Oligarchie despotique, par exemple, comme celle de Sparte, exacerbe, dans les familles dominantes, le désir de posséder et de dominer, et la concurrence entre ces familles pour la richesse et les honneurs :

« ... Ils vantent le riche, l’admirent, le portent au pouvoir, et ils méprisent le pauvre »1.

6Et de même, cette constitution oligarchique qui rejette la majorité de la population dans l’indigence, exacerbe la haine chez les démunis qui, écrit Platon :

« ... ne rêvent que de révolution »2.

7Platon poursuit cette thèse pour chacune des constitutions et présente comme évidente cette étroite correspondance entre une structure socio-politique et l’organisation des passions. Hypothèse structurale, pourrait-on dire, selon laquelle le régime des passions, – l’avidité d’une part, et la haine collective contre les dominants, d’autre part – est en rapport avec la division radicale entre les quelques familles dominantes, et les pauvres. La structure, pourrait-on dire dans un langage holiste, génère la bipolarisation affective et les sentiments de compétition, de jalousie et de mépris.

8Platon ajoute qu’à ces constitutions correspond une certaine psychologie de l’individu : il y a, dit-il, un « homme de l’oligarchie » comme il y a, un « homme de la démocratie » : arrogant et vindicatif dans les familles dominantes de l’oligarchie, peu enclin aux arts et sordidement avare, léger et changeant dans la démocratie, porté, selon Platon (qui n’a pas, comme l’on sait, une grande admiration pour la démocratie athénienne), à la futilité.

9Il y aurait à relire, pour notre sujet, des pages aussi importantes chez Aristote (sur les classes moyennes à Athènes), chez saint Augustin (sur le comportement des citoyens romains), chez Ibn’Khaldoun, et, beaucoup plus tard, chez Spinoza. Mais arrêtons-nous sur Le Prince de Machiavel qui pose une autre question, plus spécifiquement politique : comment gouverner la Principauté ? Comment y parvenir, comment conquérir et conserver le pouvoir alors que les gouvernés sont avides et inconstants, alors que les grands, les détenteurs de richesses, veulent dominer, et que les pauvres, le peuple, résistent nécessairement à l’avidité des familles nobles ? Comment gouverner l’État, comment gouverner les passions pour conserver le pouvoir ? Une dimension essentielle de cette action consiste à agir sur les émotions, sur les sentiments, sur les peurs, sur les avidités, avec le projet constant d’éviter les haines collectives qui sont un danger essentiel pour le pouvoir :

« ... la meilleure citadelle qui soit, c’est de n’être point haï du peuple : car encore que tu tiennes les forts, quand le peuple te porte haine, ils ne te sauveront pas »3.

10Ce qui n’exclut pas le recours à la violence, et même à la cruauté : il faut savoir, par exemple, frapper violemment, provoquer la mort, mais promptement et, ensuite, user d’une certaine mansuétude. Savoir punir un chef de grande famille, le condamner à mort, mais ne se saisir ni des femmes ni de ses biens... ce qui risquerait de n’être jamais pardonné.

11Ne revenons pas sur Montesquieu dont nous connaissons la théorie des trois principes : la terreur (sentiment dominant dans un régime despotique), l’honneur, en aristocratie, la vertu en République ; principes qui à la fois caractérisent les constitutions et, simultanément, désignent les passions dominantes et normatives.

12Il importerait de relire Tocqueville dans cette perspective et de s’arrêter sur ses pages consacrées aux « passions générales et dominantes », dans le volume 2 de La Démocratie en Amérique4. Il développe la thèse selon laquelle trois passions seraient dominantes en démocratie : non plus le goût de la gloire et de l’honneur, passions des aristocraties, mais l’avidité des biens matériels, l’égalité et la liberté. L’avidité de biens matériels, de la fortune, véritable « passion-mère » omniprésente et n’est pas sans effets bénéfiques pour la production des richesses. La passion de l’égalité qui développe intensément les envies, les jalousies entre les citoyens. La liberté enfin qui est, comme l’égalité, aux principes de la constitution démocratique.

13Cette analyse des passions est essentielle dans la réflexion de Tocqueville car elle lui permet d’esquisser les dangers qui menacent l’avenir des démocraties. En effet, selon ce deuxième volume, le développement de ces trois passions menace les principes qui fondent la démocratie.

14Il n’y a pas lieu de penser que la première de ces trois passions perdra de sa vigueur. Mais on peut penser que la passion de l’égalité, passion insidieuse et pernicieuse, entrera en conflit avec les exigences de la liberté individuelle. Ce serait une explication majeure du renforcement de ce « despotisme doux » qui pourrait satisfaire les appétits de l’égalité, mais au prix d’une régression des exigences de liberté. La passion de l’égalité risque d’étouffer le goût de la liberté qui est plus fragile et qui trouvera beaucoup moins de défenseurs résolus5.

15Pour terminer cette rapide évocation de quelques grands précurseurs de l’analyse des passions, nous pourrions relire Marx dans cette perspective. On a retenu surtout le Marx philosophe, économiste, prophète politique aussi. Mais quand on relit ses ouvrages historiques (Les luttes de classes en France, et, plus encore le 18 Brumaire de Louis-Bonaparte de 1852), on mesure quelle importance il accorde aux haines collectives, aux peurs, aux colères et, par exemple, aux identifications. Dans le 18 Brumaire, il analyse deux identifications historiques opposées : celle des Jacobins, puis celle des paysans parcellaires. Par la première, les révolutionnaires jacobins s’identifièrent aux héros de la Rome antique :

« ... ils accomplirent dans le costume romain, et en se servant d’une phraséologie romaine, la tâche de leur époque » et purent ainsi maintenir leur enthousiasme au niveau de la grande-tragédie historique »6.

16Les paysans, qui portèrent Louis-Bonaparte au pouvoir, manifestèrent aussi une identification, exaltante pour eux, en revivant auprès du neveu de l’Empereur les illusions du Premier Empire. Mais, ce faisant, aux yeux de Marx, ces paysans, loin de promouvoir l’histoire, en freinaient le cours et votaient contre leurs propres intérêts. Attachements, enthousiasmes, qui seraient aussi nécessaires aux futures actions ouvrières qui requièrent, dit-il, une véritable « passion révolutionnaire ».

17Sans multiplier ces exemples, retenons combien ces observateurs de la vie politique ont construit des modèles d’analyse des passions politiques, souligné leur importance et leurs conséquences, situé ces analyses dans les situations historiques concrètes, ils ont interprété ces passions non comme des symptômes d’irrationalité, mais comme des dimensions essentielles de l’expérience historique. Ces grands textes constituent une importante ressource intellectuelle pour bien des raisons, mais, en particulier par le fait qu’ils présentent de multiples données empiriques. Platon, Machiavel, Tocqueville observent des sociétés particulières : Athènes, les Principautés italiennes, les États-Unis des années 1830, et disent les émotions, les passions de ces sociétés, telles, du moins qu’ils pouvaient les percevoir. Ces leçons sont-elles oubliées ?

II – Un oubli et un retour

18On peut s’interroger sur un certain effacement de ces analyses dans les sciences sociales. Parmi les nombreuses raisons qui ont pu détourner les recherches de sciences sociales des analyses des subjectivités, on peut retenir que l’impératif de scientificité a été communément associé au behaviorisme ainsi qu’aux méthodes quantitatives. Pour un certain positivisme, l’affectivité était assimilée à l’irrationnel et à l’inconnaissable. De plus, le développement même des sciences sociales et humaines, la spécialisation des sciences sociales ont conduit à fragmenter les phénomènes, à laisser à la seule psychologie de l’individu les recherches sur l’affectivité, induisant un doute sur les possibilités des sciences politiques à restituer ce domaine dans son champ d’étude.

19Ajoutons cependant, pour corriger une certaine représentation des sciences sociales, que les fondateurs de la sociologie, tels Durkheim et Max Weber, n’invitaient nullement à écarter la question des affectivités. Durkheim, certes, appelle à l’objectivation : dans le Suicide, il recourt essentiellement aux enquêtes quantitatives, et les traitent statistiquement. Mais dans Les Règles de la méthode sociologique, il définit l’objet de la sociologie et, dans la liste des objets qu’il lui attribue, il cite aussi, selon son expression fréquente, « les sentiments », ou encore « les manières d’être, les sentiments »7. Dans ses explications concernant les variations des taux de suicide, comme dans ses hypothèses sur Les Formes élémentaires de la vie religieuse, il évoque à de multiples reprises, les angoisses, les mécontentements, les déceptions qui sont une explication des suicides anomiques8, ou, selon son expression les effervescences que suscitent les expériences religieuses partagées.

20De Weber retenons trois indications importantes qui ouvrent la voie à l’analyse des dimensions affectives de l’action :

• l’importance accordée à la compréhension des intentions, des représentations, des attitudes (et pas seulement à l’explication),
• la désignation, parmi les quatre types d’action de « l’action affective » à caractère émotionnel. Mais l’action orientée vers des valeurs n’est pas exempte de croyances, de modes d’adhésion irréductibles à l’action purement rationnelle.
• et retenons encore tous les textes concernant la domination charismatique liée à l’attachement, à la confiance, à l’identification des citoyens à leur chef9.

21Quant aux raisons qui permettent d’expliquer un certain retour de ces problèmes dans le champ de recherche des sciences sociales et politiques, ne faut-il pas les chercher dans les limites des études positivistes et, par exemple, inspirées par les modèles de la pensée utilitariste : comment expliquer la persistance de terrorismes qui se désignent comme religieux10 ? Comment expliquer l’éclatement de la Yougoslavie et la renaissance rapide de divisions que beaucoup croyaient dépassées entre Croates, Serbes, Bosniaques, Albanais du Kosovo ? Comment comprendre le déclenchement et l’acharnement sanguinaire de certains génocides récents ? Et, beaucoup plus près de nous, comment bien comprendre ces attachements à un parti, ces identifications, ces fureurs et ces cris de joie, d’hostilité ou de mépris, ces discours vindicatifs permanents, etc.

22Assurément nous ne partons pas de l’hypothèse irrationaliste (que l’on trouve chez Vilfredo Pareto) selon laquelle toutes les actions politiques seraient essentiellement « non logiques ». Il ne faut pas non plus attendre d’une analyse des passions politiques qu’elle prétende fournir une explication exhaustive se substituant à toutes les autres. La venue de Hitler au pouvoir est, en partie explicable par la crise économique commencée en 1929, par l’ampleur du chômage, par le dérèglement de l’inflation, etc... Mais, il nous semble qu’il y a, dans ces analyses économiques ou historiques, aussi pertinentes qu’elles soient, un résidu inexpliqué à comprendre, à analyser. Pourquoi un individu comme Hitler a-t-il pu exercer son emprise, d’abord sur un minuscule groupe d’adeptes, puis sur un parti ? Pourquoi tant d’Allemands ont-ils été attirés, rassurés, convaincus... Pourquoi ont-ils pu s’identifier à Hitler, trouver une identité positive dans le parti national-socialiste ?

23Il n’y a pas de réponse simple à ces questions (et les historiens d’aujourd’hui, s’ils sont d’accord sur les faits qui sont bien étudiés et reconstitués, ne cessent de nuancer, de polémiquer sur ces sujets). Il n’y a pas de réponse simple à la question de l’affectivité politique. Il y a de multiples recherches à mener sur ces phénomènes qui recèlent une part d’obscurité.

III – Les questions à poser

24Tentons de formuler les questions essentielles et les moyens d’y répondre.

251. La première question est, assurément, de rassembler, de choisir, les traces, les signes, des « émotions » (ces affects vifs et limités dans le temps), des « sentiments » (ces systèmes socio-affectifs moins apparents et plus durables), des « passions » (terme que nous retenons avec ses ambiguïtés qui désignent à la fois l’affectivité subie et l’intensité de l’action). Ces signes à rassembler sont, pour l’essentiel, des expressions et des pratiques significatives. Expressions que sont les appels, les manifestes, les discours, les proclamations politiques, mais aussi les discours ambigus dont l’intention n’est pas directement politique, depuis les expressions artistiques jusqu’aux contenus des conversations privées si le sujet choisi les rend significatives. Ce travail mobilise les méthodes des analyses de contenu, avec cette particularité qu’il s’agit de reconstituer le système affectif à partir de catégories susceptibles de faire apparaître les affects dominants. Peuvent être aussi sollicitées, selon les situations étudiées, des textes qui peuvent s’avérer révélateurs : textes littéraires ou religieux, par exemple, ou autobiographiques. Il ne s’agit là que d’un travail préliminaire.

262. Une deuxième question concerne le passé d’un système socio-affectif : y a-t-il eu une genèse, une formation dans le temps de ces passions ? On se tourne vers l’histoire, non vers l’histoire chronologique ou strictement économique, mais vers l’histoire des croyances, des expressions, celle aussi des pratiques politiques, des conflits sociaux et, plus encore, des souvenirs qu’ils ont laissés. L’analyste des passions ne peut éviter de s’interroger sur le type de passé qui importe ici : il ne s’agit guère du seul passé de l’historien reconstruit selon les critères de la critique, mais le plus souvent du passé imaginé, reconstruit selon les intérêts ou les préjugés du présent.

273. L’histoire des affectivités est évidemment lacunaire et complexe. Elle nous confronte avec la question des continuités et des discontinuités, avec, aussi les illusions des unes et des autres. Insistons sur les continuités. Comment se fait-il que des hostilités, des haines ont pu se poursuivre à travers les changements de l’histoire ? Comment se fait-il que certains Irlandais aient conservé des sentiments d’hostilité, de révolte contre les Anglais pendant plus de 75 ans, depuis la conquête de l’Indépendance en 1920 ? Ou bien que des Kosovars, aujourd’hui, affirment leur relation privilégiée avec l’Albanie comme leurs ancêtres le faisaient déjà il y a un siècle ? On est amené à s’interroger sur la transmission des affects (problème que posait Platon : comment l’attitude colérique, méprisante des oligarques se transmet-elle aux enfants, aux nouvelles générations ?). L’opinion commune attribue volontiers à la religion un rôle crucial dans cette transmission. Un stéréotype commun désigne les Irlandais comme des catholiques opposés aux Anglais protestants. On peut retenir l’hypothèse générale que des institutions (familiales, scolaires, religieuses) participent à cette transmission, à cette « inculcation », à cette éducation des valeurs affectives... mais seule une étude attentive des expressions, des langages, des symboles communs, permet de préciser le rôle de telle institution dans cette transmission11.

284. L’analyste des passions politiques se heurte nécessairement au problème du caractère collectif des affects. On sait qu’une très forte tradition n’a cessé de prendre pour acquis qu’un membre d’une classe, d’une caste, d’une ethnie, partageait comme nécessairement les amours et les haines de son groupe. Une telle simplification occulte des problèmes essentiels. Tous les républicains Irlandais ne partagent pas les sentiments d’hostilité à l’égard des Anglais, ni avec la même intensité. Tous ne sont pas prêts à participer à des actions politiques en ce sens, et certains sont farouchement contre les actions violentes. Il faut distinguer la place et le rôle des groupes militants, des leaders effectifs ou symboliques, leur dire et leur faire, éventuellement analyser le rôle exceptionnel d’un acteur individuel.

295. Nous sommes conduits à l’une des questions essentielles de ces analyses : celle de la place du sujet individuel dans les passions que nous disons collectives. Lorsque nous désignons les amours, les peurs, les colères, nous usons d’un vocabulaire psychologique et qui est relativement clair pour ce qui concerne le sujet individuel. Mais qu’en est-il dans une activité commune, fût-ce dans une manifestation ? Qu’est-ce qu’une indignation collective ? Et quel rapport s’établit entre le sujet, entre l’ego et les autruis dans une indignation partagée ? On ne peut éviter d’aborder une telle question et de tenter d’y répondre pour le cas de la, ou des, situations étudiées.

306. L’étude des relations intersubjectives a sa place dans ce cheminement. Les interactions conduiront-elles soit à un apaisement des passions, soit à leur détournement, soit à leur répétition, soit à leur renforcement ? Y a-t-il une circulation des affects, pourquoi, comment et dans quelles circonstances ?

31Un exemple significatif de diffusion des affects a été donné par la « Grande Peur » de 1789 qui a fait l’objet d’une reconstitution minutieuse par Georges Lefebvre12. Les événements se déroulent après la prise de la Bastille en juillet : la nouvelle se répand rapidement. Des voyageurs en diligence apportent la nouvelle et, à l’annonce de ces événements parisiens, des groupes de paysans se forment, se saisissent de leurs armes et de leurs instruments de travail, vont d’un village à l’autre, se disent menacés par des armées étrangères et, en différents endroits, incendient les châteaux... Or, comme on le voit bien sur la carte dressée par Lefebvre, ces réactions de peur et d’agression ne se produisent ni partout ni avec la même intensité. Il n’y a pas de circulation des émotions dans une sorte de contexte neutre : il y a, en telle région, circulation, diffusion, et ailleurs refus de l’émeute.

327. Les affectivités politiques changent. Parfois très rapidement : Tocqueville le soulignait déjà pour les élections en démocratie : émotions, querelles, empoignades, déclarations enflammées ou injurieuses, empoignades jusqu’à la veille de l’élection, puis, très rapidement, une fois le résultat acquis, accalmie, et, pour beaucoup, retour à l’indifférence. Les périodes les plus significatives pour la profondeur des changements sont, assurément, les périodes de conflit où les passions s’exaspèrent, se manifestent bruyamment, puis s’apaisent. Marx évoque en ces termes les changements précipités lors de la révolution de 1848 :

« Les révolutions bourgeoises, comme celles du xviii^e siècle, se précipitent rapidement de succès en succès, leurs effets dramatiques se surpassent, les hommes et les choses semblent être pris dans des feux de diamants, l’enthousiasme extatique est l’état permanent de la société, mais elles sont de courte durée. Rapidement, elles atteignent leur point culminant, et un long malaise s’empare de la société... »13.

33Et, tout au contraire, il y a des périodes d’accalmie au cours desquelles des sentiments politiques s’affaiblissent et semblent disparaître.

348. Enfin, dans le traitement de ces différentes questions, nous ne cessons de rencontrer le problème essentiel des relations entre les affects et les actions. C’est, peut-on dire parce que cette relation se manifeste que la recherche sur les passions politiques prend tout son sens. Or cette relation est éminemment plurielle et revêt de multiples formes : tantôt des affects trouvent leur expression mais ne conduisent à aucune action, ou à quelques manifestations symboliques, tantôt les conditions inhibent les ex- pressions mais les affects se révèlent brutalement au cours d’un soulèvement, etc., de multiples cas de figures se présentent et ont été commentés par des observateurs attentifs. Citons, pour ne citer qu’un exemple, cette réflexion de William Godwin qu’il faudrait longuement développer et qui évoque un type de relation entre idée, affect, et action :

« C’est (...) aux idées seules que l’empire du monde a été donné. Ce sont les idées qui créent la force, en devenant ou des sentiments, ou des passions, ou des enthousiasmes (...). Jamais une idée mise en circulation n’en a été retirée (...). Celle de l’égalité est une idée-mère, qui n’a jamais été tout à fait expulsée du cœur de l’homme »14.

IV – Sur quelles disciplines prendre appui ?

35Comment étudier plus avant ces phénomènes, telle situation que j’ai choisie, telle affectivité partisane, tel imaginaire politique, ou tel journal dans une période circonscrite, telle idéologie, tel système mouvant de représentations politiques, etc.? Mais surtout, dans quel modèle théorique pourrai-je puiser des éléments dont je pourrai faire usage ?

36L’analyste des passions politiques trouvera, bien évidemment, auprès des historiens des éléments de réflexion inépuisables, et aussi auprès des anthropologues qui provoquent la réflexion par des comparaisons révélatrices entre configurations historiques infiniment éloignées. Mais il me semble qu’une analyse des passions aurait intérêt à être attentif à trois disciplines : la psychologie, la psychologie sociale, et effectuant la synthèse, les sciences politiques. Disons un mot de ces trois recours :

371. L’analyste des passions ne peut éviter l’apport de la psychologie ; en retenant les termes : émotion, peur, agressivité, il emprunte ces mots à la psychologie. Mais de quelle psychologie s’agit-il : phénoménologique ? Behavioriste ? Psychanalytique ? Ce ne peut être qu’objet de débats et plusieurs possibilités sont possibles. Quoi qu’il en soit des nombreuses critiques dont fait l’objet la psychanalyse aujourd’hui (dont beaucoup, portant sur la pratique de la cure ne nous concernent pas ici), on peut penser que les concepts et l’ensemble théorique freudiens constituent des apports considérables pour notre sujet. L’hypothèse de l’inconscient, le modèle des trois instances, l’analyse de la dynamique pulsionnelle, des intériorisations, des identifications, des imagos... constituent des fragments théoriques aux développements considérables.

38En délaissant les textes se référant à la psychologie individuelle, deux textes concernent directement notre sujet : le premier, Psychologie collective et analyse du moi, où Freud analyse plus particulièrement l’identification (au père, puis au chef), et développe l’hypothèse de la structure libidinale qui serait propre à un groupe organisé, une église ou une armée, par exemple15. Le second, Malaise dans la civilisation, dans lequel Freud (qui n’est pas, à proprement parler un « psychologue » de l’individu), pense le sujet dans la civilisation, dans la culture, et analyse les liens dynamiques, les interrelations entre le sujet socialisé, et la culture qui, à la fois, répond aux pulsions et, en retour, les modèle et les normes.

39Le sujet est lié au collectif par l’affectif, ce qui rejoint l’une de nos interrogations majeures.

402. La psychologie sociale, ou mieux, les psychologies sociales, ont, depuis les années 1950, profondément renouvelé les questions ici posées, et ouvert de nouvelles voies. Citons les études sur les groupes restreint : l’étrange conquête, par Hitler, de l’emprise sur son groupuscule initial, requiert l’approche en termes de psychologie sociale. Un tel phénomène d’emprise qui permet à Hitler de s’imposer et de provoquer les identifications et les soumissions à sa personne, peut s’analyser comme un phénomène extrême de dynamique de groupe. On retrouve la répétition de phénomènes comparables dans l’émergence de certaines formes de sectes.

41Un autre volet des expériences de psychologie sociale sur les systèmes d’attitudes, les préjugés, les stéréotypes, les comportements de soumission, sur les dialectiques entre les images de soi et les images de l’autre, constituent autant d’enseignements précieux pour une analyse des affectivités politiques. À chacun, en fonction du sujet choisi, de trouver les modèles théoriques, les expériences les plus fécondes pour mieux éclairer son champ de recherche.

423. Il reste à replacer ces apports divers dans le cadre de recherche des sciences politiques. Là encore, des choix vont devoir être faits parmi les paradigmes internes à la discipline. Prenons pour exemple les apports possibles de la sociologie aux sciences politiques et leur pluralité. Citons deux modèles différents :

• une sociologie économique qui ne cesserait de réitérer le principe de la détermination exclusivement économique des phénomènes sociaux, des structures et des conflits, ne laisse, à la limite, pas de place pour une investigation sur les affectivités politiques ;
• et, de même, une conception étroitement individualiste des interactions, attachée à faire du sujet un acteur rationnel n’obéissant qu’à ses choix utilitaires, tend à écarter l’hypothèse d’une sensibilité politique propre à des groupements.

43Au contraire, la tradition phénoménologique (Simmel, Schütz), la sociologie compréhensive (Weber, mais aussi, dans une certaine mesure, Marcel Mauss ou Maurice Halbwachs) constituent des incitations à l’étude des affectivités. Elles invitent à la restitution des expressions avant toute interprétation réductrice, à l’exercice d’une attention aux sensibilités d’autrui sans préjugé rationaliste. La sociologie « dynamique » (attentive aux changements et aux dynamismes sociaux), les sociologies de l’action, le constructivisme, peuvent apporter des hypothèses stimulantes.

44Le structuralisme génétique de Pierre Bourdieu qui se propose, dans ce type de recherche, de rapporter le système affectif à des formes sociales repérables, peut aussi procurer des hypothèses utiles. Le structuralisme génétique interroge la genèse, le déterminant des affects et de leur transmission, leur reproduction, par exemple, par la stabilité des habitus16.

45Le constructivisme qui interroge toute pratique sociale comme un construit permanent pose la question de savoir comment se fait le renouvellement des affects, et aussi de savoir comment les passions participent à l’action politique, aux débats, comment elles influencent, comment les leaders politiques les utilisent et définissent leur propre position à travers ces manipulations.

46Ajoutons, pour conclure, que l’analyse des affectivités politiques n’a pas vocation à ne susciter que des recherches étroitement limitées aux affectivités. Elle devrait aussi aider à compléter des travaux sur des objets différents, sur les partis, sur les élections et les choix des électeurs, sur les attitudes partisanes, sur les imaginaires politiques, sur les tensions et les conflits... Elle devrait aider ces travaux à approfondir, dans leur domaine propre, toutes les questions relatives aux émotions, aux passions, dimensions permanentes et toujours quelque peu mystérieuses de l’histoire.