Science politique et interdisciplinarité
|Préface
Texte intégral
1Au cours des années d’études des collègues de ma génération, nous avions souvent entendu parler de la science politique comme « science carrefour ». C’était il y a quarante ans.
2Aujourd’hui la science politique est plus forte, plus « constituée » qu’elle ne l’était à l’époque, et elle a tendance à oublier ses origines. Elle est née d’abord d’un arrachement aux disciplines juridiques et elle garde des traces de cet arrachement : traces « positives » des institutions politiques, respectées comme discipline centrale, traces « négatives » de ressentiment à l’égard de tout ce qui, de près ou de loin, ressemblerait à un raisonnement de type juridique.
3Mais cet arrachement au juridique s’accompagna d’un autre phénomène : le mariage, parfois forcé et sans contrôle, avec toutes les disciplines non juridiques, de la littérature à la philosophie, de la sociologie à l’histoire, de la géographie à la démographie ou à l’économie. Et ce, tout en insistant avec force sur l’autonomie de la science politique.
4Il est, par exemple, utile d’observer que les politologues insistent souvent sur l’autonomie de la discipline science politique alors que le travail d’une discipline structurante telle que la sociologie politique reste marqué largement par les méthodes et les objets d’une autre discipline : la sociologie. Prudents sont ici les institutionnalistes ou les internationalistes qui reconnaissent les origines juridiques de leurs sous-disciplines tout en assumant les transformations qu’ils lui ont fait subir. Quant à la communication politique, elle est encore une sous-discipline trop nouvelle pour oser une affirmation de pouvoir quelconque, même si une partie importante des jeunes générations d’étudiants lui apporte ses suffrages.
5Tout ceci pour donner une première idée de cette « science-carrefour », mi-autonome, mi-liée à d’autres disciplines qui selon les problèmes ou les sous-disciplines ne sont jamais les mêmes. Mais la science politique est vivante et d’autant plus vivante qu’elle est tiraillée à l’interne par de nombreuses tensions. Une des sources importantes de ces tensions est l’interdisciplinarité pratiquée par tous, mais de façon différente selon les sous-disciplines ou même selon les cas.
6C’est pourquoi la politique de l’École doctorale de Science Politique de la Sorbonne a entendu prendre la question de front en interrogeant de nombreuses personnalités de plusieurs disciplines sur la question de l’interdisciplinarité et de ses divers maniements. Voici donc ce dossier.
7La présentation de ces conférences interdisciplinaires de l’École doctorale de Science Politique de la Sorbonne implique au préalable une distinction : l’interdisciplinarité externe et l’interdisciplinarité interne.
8Supposons un doctorant qui, dans une thèse politologique sur le langage télévisuel, inclurait des données économiques sur l’audience ou les chiffres de publicité. Ce serait là entreprise souhaitable pour l’explication des phénomènes étudiés, car dans la pratique, le vécu, les phénomènes sont indissociables et on peut supposer que le langage télévisuel serait différent selon l’audience concernée. Mais ce serait là usage externe de l’interdisciplinarité car ces données économiques ne pourraient nous informer sur la structure de ce langage de l’écran, structure qui s’impose dans tous les cas, quelle que soit l’audience.
9Supposons au contraire un concept travaillé par un autre doctorant et qui porterait sur l’identité (régionale, nationale ou locale par exemple). Dans ce concept les ingrédients de l’histoire, de la géographie, de l’économie, de la taille du territoire étudié comme de sa démographie, travailleraient intimement les uns sur les autres, se mêlant parfois jusqu’à forger des sous-concepts hybrides, s’érigeant parfois en polarités conflictuelles, polarités qui tiennent debout ensemble, par leurs conflits même. Dans ce cas il s’agit là d’un usage interne de l’interdisciplinarité. Il existe même des auteurs dont la célébrité incarne et dépasse leur propre discipline, dont les méthodes et les objets sont clairement interdisciplinaires, sans qu’on se pose le problème de savoir s’ils sont historiens, géographes ou économistes. Quand Jean-Pierre Vemant ou Pierre Vidal-Naquet travaillent sur tel objet de la Grèce antique, cet objet façonné en même temps que décrit présente en simultané des facettes relevant de plusieurs disciplines. C’est cet usage interne qui est visé ici par les conférences interdisciplinaires devant l’École doctorale de Science Politique. Georges Balandier, Jacques Le Goff, Pierre Ansart manient l’interdisciplinarité de cette façon. Tout comme des universitaires plus jeunes tels que Jean-Claude Colliard, Bastien François, Bernard Voutat, Yves Déloye, Alfio Mastropaolo, Daniela Romagnoli Scotti, Risto Alapuro ou Daniel Dayan. Dans la génération intermédiaire qu’ils représentent, les objets interdisciplinaires se multiplient, qu’il s’agisse du réseau, de la civilité ou de la notion de public, impossibles à manier dans une seule discipline.
10 Il faut enfin remercier les jeunes docteurs, frais émoulus de leur thèse, qui ont souhaité expliquer à leurs jeunes camarades encore au travail, les difficultés successives de la construction d’un objet, des méthodes évolutives qui lui sont attachées. Ici encore il s’agit d’interdisciplinarité, au sens très pratique qu’on peut appeler « la cuisine de thèse », là où le savoir entend lui-même se surpasser en un savoir-faire à partager. Les plus jeunes étudiants, ceux qui sont au début de leur thèse ou au milieu, sont très friands de ces textes « culinaires », qui tentent par-delà une expérience personnelle de présenter quelques conclusions universalisables. Que soient remerciés ici Jean-Michel Eymeri et Caroline Ollivier-Yaniv.
© Éditions de la Sorbonne, 2002