1L’introduction du cas espagnol dans le cadre de cette étude sur « l’épuration » dans les administrations publiques lors de situation de transition à la démocratie est riche d’enseignement tant la situation de l’Espagne apparaît comme singulière. Ainsi, si l’on cherche à mettre en évidence ce phénomène politique souvent pensé comme un corollaire plus ou moins logique d’un changement de régime, on se trouve dérouté par le cas espagnol. En effet, la seule période où l’on a connu une épuration de l’administration publique, et notamment de la haute administration, ne se situe pas lors de la transition démocratique que connaît l’Espagne au milieu des années soixante-dix mais lors de la chute de la Seconde République avec l’institutionnalisation de la dictature franquiste1. Comme nous allons le montrer le retour de la démocratie s’est effectué sans la moindre « chasse aux sorcières ». La situation espagnole correspond à celle d’une transition sans épuration qui s’explique en partie par le fait que celle-ci s’est effectuée selon la logique d’une « réforme pactée » (reforma pactadd) entre une frange minoritaire de l’administration franquiste et l’opposition démocratique. Cette option politique, c’est-à-dire l’absence d’épuration, a eu deux effets déterminants sur le devenir de l’administration publique espagnole. Le premier est celui qui concerne les sommets de l’État avec la libre reconversion des « élites politico-administratives franquistes » dans la structure du pouvoir du nouveau régime2. Le second caractérise ce qui se passe par le bas avec la reconversion des personnels du mouvement phalangiste (employés de bureau, comptables etc.) dans l’administration publique espagnole3. Ainsi, ce sont quelque millier de personnes, ayant certes occupé des postes de travail « peu visibles » sous Franco, qui vont opter pour la fonction publique d’État, dans le cadre des négociations consensuelles qui caractérise la transition en Espagne. Autrement dit, en lieu et place d’une politique d’épuration de l’administration publique la situation espagnole se caractérise par une volonté politique d’intégration à l’État des agents de l’ancien régime. Tout se passe alors comme si, à l’instar d’une politique d’épuration dont le risque politique est latent pour les acteurs qui gèrent le changement de régime, on préfère une politique peu risquée socialement d’accroissement des effectifs de la fonction publique espagnole. Outre le fait que la temporalité soit différente, on se trouve dans une situation politique très différente de la transition italienne où une vaste entreprise d’épuration de l’administration publique est entreprise entre 1944 et 19464.

2C’est en m’appuyant sur une série de travaux centrés sur l’analyse des dynamiques socio-historiques de la modernisation autoritaire puis démocratique de l’État espagnol que je vais revenir sur la question des dynamiques qui ont conduit à la transformation singulière de l’administration publique en Espagne5. Ces recherches s’inscrivent dans une réflexion plus générale et comparatiste sur la sociologie des changement de régime politique (discussion « transition » versus « consolidation »)6. Ces différents terrains m’ont permis d’appréhender directement (enquêtes de terrains) ou indirectement (sources bibliographiques) la question du processus de transformation de l’administration publique en Espagne durant la deuxième moitié du xx^e siècle7. Par ailleurs, l’analyse que nous proposons s’inscrit dans une réflexion plus générale sur l’articulation entre les dynamiques des régimes politiques et la sociologie des élites8. S’interroger sur l’administration publique dans les transitions vers la démocratie doit s’effectuer à travers la durée moyenne dans la mesure où l’administration étatique, c’est-à-dire les acteurs qui la composent et les règles qui coordonnent l’ensemble et les finalités assignées à l’action de l’État, se transforment dans une temporalité plus ou moins longue. À ce propos, le cas espagnol constitue un modèle du genre pour au moins deux raisons : la première provient du fait que le changement de régime s’est effectué par abrogation progressive du cadre légal du régime franquiste9, et la seconde est « l’impossible » mise sur agenda d’une réforme globale de l’administration publique en Espagne depuis 1975. Afin d’éviter le piège de la réification d’un nouveau modèle politique à « prétention universaliste », mais aussi pour appréhender de façon plus globale et longitudinale le processus de transformation de l’administration publique en Espagne, je placerai ma réflexion dans la moyenne durée historique. Un découpage temporel précis peut alors s’effectuer autour de trois séquences historiques considérées comme structurantes : el tardio franquismo (1960-1974), la transition démocratique (1975-1982) et la consolidation de la démocratie (1982-1998). Dans cette perspective, il s’agit de montrer comment l’émergence d’un modèle d’administration technocratique voit le jour à partir des années soixante au sein du régime franquiste, pour ensuite insister sur le rôle de cette « élite d’État » durant le passage à la démocratie, pour enfin montrer les dilemmes auxquels se trouvent confrontées aujourd’hui les élites politico-administratives mais aussi de façon plus générale l’administration publique en Espagne. Je reprendrai, ici la métaphore de la « grande transformation », chère à Karl Polanyi, tout en lui donnant un sens particulier, afin de mettre en avant la transformation autoritaire de l’administration publique, pour ensuite montrer en quoi, lors de la conjoncture de transition, la grande transformation de l’administration est impossible, même si certains indices, comme la rénovation progressive et générationnelle des élites administratives et l’institutionnalisation de l’État des autonomies, annoncent le retournement actuel de système administratif espagnol (spoil System, new management public et tertiairisation de l’administration d’Etat)10.

Le tardio franquismo ou la modernisation autoritaire par l’administration publique

3Le tardio franquismo caractérise la transformation de l’encadrement idéologique du régime qui évolue d’une forme quasi totalitaire, où domine le national-catholicisme, à un cadre pluraliste limité mettant en avant une politique de développement économique. Par ailleurs, la configuration politique internationale et l’échec de la stratégie isolationniste entraînent la construction d’une nouvelle forme de légitimation de l’action politique : la modernisation étatique. À partir de la fin des années cinquante, la nouvelle orientation de la politique économique induit certaines réformes structurelles du régime autoritaire. Ainsi en 1957, la réforme générale de l’organisation étatique tend à doter le régime franquiste d’une administration publique « plus efficace » en limitant le poids de la tradition bureaucratique espagnole. Ces changements consacrent l’influence grandissante des élites modernisatrices sur les élites traditionnelles. De fait, le système de « pilarisation » du régime autoritaire franquiste, fondé sur les familles politiques (Armée, Église et la Phalange) définies comme légitimes par le caudillo au sortir de la guerre civile, se trouve remis en question par une opposition binaire entre tenants d’une modernisation technocratique et les partisans d’un intégralisme autoritaire. Il convient dès lors de montrer comment ce processus est contingent de l’institutionnalisation d’un ordre de hauts-fonctionnaires au sein des sommets de l’État franquiste pour mesurer ensuite les effets durables sur la modernisation de l’administration publique espagnole.

La genèse d’un ordre technocratique : les Cathocrates

4À ce titre, le régime autoritaire de Franco permet la constitution d’une filière stable, autonome et durable d’intégration des sommets de l’État. D’autres travaux insistent sur la genèse d’une élite bureaucratique monopolisant progressivement la structure du pouvoir, alors que certains auteurs mettent l’accent sur le développement de relations étroites entre les élites administratives et les élites économiques au sein des grandes entreprises nationales11. Il paraît aujourd’hui certain que le fait le plus marquant est la mise en place d’un système de production d’une élite formée pour le service de l’État12. Ces hauts-fonctionnaires, généralement formés dans les filières élitistes juridiques des universités espagnoles, ont modernisé les cadres de l’action étatique afin d’impulser le développement économique de l’Espagne13 Les premières mesures, prises par ces « technocrates modernisateurs », s’attaquent à la rationalisation du budget de l’État, à la réduction des crédits bancaires et à la réforme de la fiscalité et tendent à stabiliser la situation économique14. Les élites modernisatrices mobilisent alors des répertoires de légitimation qui posent l’action économique de l’État comme « providentielle ». Le processus de modernisation du système économique espagnol relève donc d’un registre de modernisation particulier centré sur l’action de levier de l’administration publique sur la société.

5Dans un même temps, on assiste à la constitution d’une « mentalité juridico-administrative » qui permet au groupe d’élites porteuses du projet de modernisation de se protéger contre le pouvoir arbitraire et l’autocratie, au nom de la défense d’un « esprit de corps »15. L’originalité de ces acteurs réside dans leur capacité à intégrer, au sein d’une même idéologie, une mentalité juridico-administrative, avec un fort attachement aux valeurs de la religion catholique. Enfin, c’est à travers son rôle de modernisateur de l’économie espagnole que ce groupe d’acteurs s’impose comme légitime au sein du régime16. L’imposition d’une nouvelle logique d’action publique se traduit par une rationalisation de l’administration, la reformulation des moyens d’agir (planification, etc...) mais surtout par une désectorisation de l’organisation administrative de l’État. En effet, dans sa phase précédente, le régime franquiste est organisé autour de ministères relativement autonomes en matière de processus de prise de décision où la concertation et la négociation intersectorielles n’existaient pas. Cette forte sectorisation des activités de l’État est renforcée par la pratique de la cooptation par famille politique et la logique de jeu de coteries propre à chacun des ministères. La réforme de 1957 entraîne une sensible modification des règles du jeu permettant aux nouvelles élites technocratiques de circuler au sein des principaux leviers de l’État. Des logiques de carrières politico-administratives pour la haute fonction publique commencent à se dessiner. Ce phénomène confirme l’institutionnalisation d’un mode de reproduction particulier, fondé sur la maîtrise du « savoir-faire étatique ». Le système de sélection des hauts fonctionnaires par concours, les oposiciones, commence à porter ses fruits et confirme cette tendance lourde17. Rappelons que les compétences économiques, financières et le « savoir-faire » juridique de cette élite technocratique tranchent avec l’amateurisme de celle qui la précède. Ces acteurs ont la particularité d’avoir été formés au sein du système éducatif, dont le monopole appartient aux différentes mouvances de l’église catholique18. Si, bien entendu, ce groupe d’élite peut s’identifier à partir de parcours politiques et de trajectoires institutionnelles, il se constitue aussi autour du partage d’un certain nombre de valeurs comme le catholicisme et le rôle central de l’action de l’État19. Cette homogénéité de l’élite s’est progressivement construite au sein du régime franquiste à partir de fortes affinités électives entre l’héritage d’une socialisation dans le cortex culturel du catholicisme et la constitution d’un référentiel d’action global autour de la modernisation économique. C’est à partir de ces observations empiriques que j’ai relativisé les effets induits de l’approche pluraliste des élites franquistes, qui insiste bien souvent sur la fragmentation du pouvoir afin de faire ressortir le « pluralisme limité »20, en proposant une approche moniste revisitée de la structure du pouvoir franquiste autour des cathocrates21. Ainsi, l’institutionnalisation d’une élite bureaucratique peut s’interpréter à partir de stratégies de mobilisation de répertoire d’action où sont imbriqués fortement le catholicisme et la rationalité technocratique22.

6Ce détour par la sociologie des élites du franquisme permet de comprendre la profonde transformation de l’administration publique en Espagne. On assiste ainsi à l’émergence d’une véritable « élite d’État » fortement attachée au centralisme politico-administratif qui souhaite légitimer son action et son pouvoir en modernisant l’économie espagnole.

La réforme technocratique de l’administration franquiste

7Pour comprendre la transformation qui affecte l’administration publique franquiste, il est nécessaire de rappeler un postulat de base : l’existence d’une centralisation sans autonomie locale. La première étape du franquisme s’est traduite par une forte bureaucratisation autour de compartiments étanches : les ministères23. La transformation commence avec la réforme de 1957 qui rénove en profondeur l’administration de l’État. Bien entendu, ce changement est concomitant à la planification de l’économie espagnole. Il s’agit d’insister ici sur un aspect particulier de la réforme : la prise en compte des maux techniques particuliers à l’administration espagnole. En effet, la réforme n’a pas pour objectif de remettre en question le système politico-administratif et donc par voie de conséquence l’ordre politique franquiste mais plutôt de remédier aux maux du régime autoritaire en rationalisant les logiques d’action de l’administration publique. D’une part, cette réforme technicienne de l’État s’inspire du modèle français d’administration tout en vantant les mérites du « taylorisme administratif ». D’autre part, le « technocratisme » est légitimé comme une idéologie dominante au sein du régime politique franquiste en évitant toutefois d’aborder la question de la participation politique.

8La réforme suppose alors une rénovation profonde de l’administration publique. Les principales lois-cadres portent sur la refonte du statut juridique de l’administration d’État, sur la procédure administrative, sur le fonctionnement des entreprises publiques et sur le statut des fonctionnaires civils. Par ailleurs, des organismes de planification et d’études sont créés au sein de tous les ministères (les secrétariats généraux techniques). Un autre aspect fondamental de la réforme réside dans la refonte du statut de la fonction publique24. Il s’agissait de revenir sur la tradition clientélaire des cesantias25, version castillane du spoil System, afin de professionnaliser le service public et de le rendre indépendant vis-à-vis des changements politiques. Pour ce faire, la réforme généralise le principe de l’inamovibilité. Par ailleurs, il s’agit de revenir sur le rôle des « corps spéciaux » (il y en a un au niveau de chaque ministère) qui monopolisent le pouvoir et freinent les relations interministérielles. Pour remédier à cette situation, la réforme met sur pied un Centre de formation et de perfectionnement des fonctionnaires (l’École d’administration publique) sans doute inspiré du modèle de l’ENA à la française26. L’objectif affiché de cette école est le recrutement et la formation d’une élite bureaucratique ayant intégré les critères essentiels du service public. De l’avis de son initiateur, Loreano Lopez Rodo : « Une de mes principales préoccupations était d’octroyer aux fonctionnaires une mentalité réformiste qui les sortirait de la routine et les rendrait capables d’instaurer une dynamique propice à la réorganisation administrative entreprise27. » Partant de là et pour mettre fin au cloisonnement entre les différents corps de fonctionnaires de chaque ministère, sans toucher directement au pouvoir des corps spéciaux, la réforme introduit la création d’un nouveau « corps généraliste », celui des administrateurs civils. Enfin, une loi de 1968 consacre les nouvelles logiques de carrière au sein de l’administration publique en autorisant l’octroi d’indemnités spéciales aux fonctionnaires des ministères « productifs », comme ceux des Finances, du Commerce, de l’Industrie et des Travaux publics, ce qui permet aux ministres de proposer des carrières plus alléchantes à leurs collaborateurs28.

9Forte de ces réformes, l’administration publique se dote d’un corps de hauts fonctionnaires à la mentalité « juridico-administrative » et disposant d’une autonomie au sein de la structure de l’État franquiste qui permet la mise sur agenda de la modernisation économique de l’Espagne. Ces élites mettent au point une stratégie d’intégration au sein des grands organismes de coopération internationale. Par ce biais, le gouvernement espagnol obtient des prêts du FMI (environ 456 millions de dollars), qui permettent d’instaurer la dynamique de modernisation autoritaire, qualifiée de « miracle espagnol ». Le développement économique se construit, alors, autour d’une politique industrielle cohérente par l’ouverture des frontières au tourisme et l’exportation d’une main-d’œuvre saisonnière. Cette transformation substantielle de la politique économique induit une dynamique de changement social important, dont les effets politiques seront perceptibles lors de la transition démocratique. Lopez Rodo, dans une phrase désormais célèbre, fixe comme objectif d’atteindre un revenu moyen de 1000 dollars annuels par habitant, sous-entendant dans ce propos que le reste suivrait ! Ainsi, l’Espagne connaît au moment de la sortie de la dictature une situation politique particulière avec une administration publique relativement modernisée alors que le régime politique dans les années soixante-dix semble s’orienter dans la répression violente des nationalismes périphériques renaissants.

Le paradoxe du changement de régime : de l’impossible réforme de l’administration publique à la transformation de l’État espagnol

10Il convient ici de rappeler le contexte politique particulier de la sortie de la dictature franquiste. Deux éléments semblent déterminants pour comprendre la conjoncture politique propre à l’Espagne : d’une part, la transition n’est possible que parce qu’elle s’effectue dans le cadre légal du régime précédent et qu’elle est portée entre 1975 et 1979 en grande partie par les élites issues du sérail franquiste29 ; d’autre part, la reconnaissance de l’autonomie politique pour certaines élites périphériques de certaines régions (Catalogne et Pays basque) est une condition sine qua non de l’acceptation du fait démocratique30. Partant de là, l’enjeu de la transformation de l’administration publique semble secondaire par rapport à l’agenda politique du temps de la transition31. Toutefois, la perspective de la réforme territoriale de l’État laisse entrevoir une profonde remise en question de la conception globale de l’action de l’administration publique32. Le principe de base de centralisation et d’unité de l’administration publique espagnole semble alors profondément altéré. Dans cette perspective, Miguel Beltran souligne que l’on est passé d’une conception de « l’administration publique » à une définition des administrations publiques en Espagne33. Mais, afin d’appréhender dans sa complexité ce phénomène que l’on peut à bien des égards, en paraphrasant Polanyi, qualifier de « grande transformation » de l’État espagnol, il me semble nécessaire de rendre opérationnelle la distinction entre transition et consolidation considérée ici comme les deux situations politiques qui caractérisent le changement de régime34. La transition correspond à un moment où la question du changement politique domine (au sens de polity) alors que la consolidation se traduit par une transformation dans les politiques (au sens de policies). Cette distinction analytique doit permettre d’interpréter plus finement les modalités de changement dans l’administration publique en Espagne car comme nous le rappelle justement Françoise Dreyfus, la bureaucratie doit servir les politiques35.

La transition entre continuité dans l’administration publique et réforme territoriale de l’État.

11Il ne s’agit pas de reprendre ici les thèses qui montrent le rôle politique avéré des élites technocratiques franquistes dans la gestion du processus de transition36. Ainsi, du point de vue de la sociologie des élites, on admet aisément le principe d’une continuité certaine des acteurs lors de cette première phase du changement de régime. La rénovation s’est effectuée de façon progressive, sans pratique réelle « d’une chasse aux sorcières », tactique perçue comme trop risquée. Elle s’affirme avec l’arrivée du PSOE en 1982 au gouvernement. On peut noter toutefois quelques indicateurs de changement lors de la transition à la démocratie. Si sous Franco 90 % des postes de directeur et de sous-directeur général de l’administration sont occupés par des fonctionnaires des corps d’élites, il n’y en a plus que 60 % dans les années quatre-vingt37. Cette transformation doit s’interpréter en prenant en compte l’augmentation globale des effectifs car, si en 1973 il existe soixante-seize postes de directeur général, on en dénombre cent soixante dis-neuf en 198338. Dans son étude Laura Roman montre que sur les neuf cent quatre-vingt-seize nominations à des postes de hauts fonctionnaires (altos cargos) entre 1975 et 1982, 57,6 % sont des fonctionnaires de carrière parmi lesquels la moitié a déjà occupé ce type de poste sous Franco39. Le fait que le parti politique, l’Union du centre démocratique (l’UCD), soit structuré autour d’un groupe de hauts fonctionnaires héritiers du franquisme est un élément d’explication. Par ailleurs, 83 % des ministres durant cette même période sont des hauts fonctionnaires. Du point de vue de la transformation par le haut de l’administration publique lors de la transition, on note des éléments marginaux qui ne remettent pas en question la conception du rôle des hauts fonctionnaires dans la structure du pouvoir héritée du tardio franquismo. Le changement des procédures de nomination ne produit pas d’effets directs car les détenteurs du pouvoir sont partisans d’un changement progressif. Ce n’est qu’à partir de 1982, avec le changement de majorité politique, qu’un spoil System à l’espagnole voit le jour.

12Si l’on appréhende par le bas les effets de la transition démocratique sur l’administration publique les résultats sont quelque peu différents. Le changement de régime s’est effectué sans rupture avec le régime autoritaire. Il n’y a donc pas eu de politique d’épuration de la fonction publique. C’est sur cette volonté politique que les membres (employés et cadres) du mouvement phalangiste et des Sindicatos hérités du franquisme ont l’opportunité d’accéder au statut de fonctionnaire (cela concerna environ 25 000 personnes)40. Bien entendu, la reconversion de certains fonctionnaires marqués par la politique autoritaire du régime franquiste (police, gardiens de prison...) ont obtenu des « postes de travail peu visibles ». Ce processus global fut accepté par la société civile espagnole en raison de la volonté de négocier le changement politique pour ne pas risquer de déstabiliser le nouvel ordre démocratique. De plus, lors de cette période de transition, la focale fut mise sur le changement au niveau politique (droit de grève etc.) en laissant la question de la réforme globale de l’administration publique de côté. Ainsi, l’UGT (l’Union générale des travailleurs) s’attaque à la syndicalisation des fonctionnaires en mettant en avant sa capacité à négocier les conditions de travail dans la fonction publique. Cette campagne a obtenu un certain succès auprès des « petits fonctionnaires » et des « non-statutaires » alors que les élites administratives sont perçues à ce moment-là comme des privilégiés. Cette mobilisation se traduit par des gains sociaux en matière de revalorisation des rémunérations, de transparence et de rationalité, d’autonomie du système de protection sociale, et de liberté syndicale. Ces « avantages » sont peut-être le prix de la forte adhésion de ce corps professionnel à la jeune démocratie. Les enquêtes d’opinions réalisées à l’époque auprès d’une population de fonctionnaires montre qu’ils approuvent à 89 % le nouveau régime politique. À aucun moment, un corporatisme administratif n’a tenté de remettre en question ou de freiner le changement politique. En revanche, l’entrée en vigueur du nouvel ordre constitutionnel reconnaissant l’autonomie politique et administrative à certaines « régions historiques » induit une dynamique de changement profond de l’administration publique.

13La transformation politico-administrative la plus importante de la transition fut l’institutionnalisation des communautés autonomes, qui génère un type d’État particulier, plus proche du modèle fédéral que du modèle unitaire. Il repose sur le « renversement » définitif d’un trait fondamental de l’organisation de l’État espagnol : le centralisme. Il faut comprendre comment l’Espagne, qui détenait avec la France le modèle de centralisation administrative le plus abouti, passe au système le plus décentralisé en Europe occidentale. Ce processus a mis en évidence l’existence de deux types d’identités collectives : l’une autour de l’identité nationale et l’autre autour d’une conscience régionale. Cette distinction a entraîné l’apparition du « fait différentiel » (el hecho diferencial) pour doter certaines communautés d’un statut d’autonomie plus importante41. Du point de vue de l’administration publique cela a des conséquences fondamentales dans la mesure où cela entraîne une rupture du principe d’égalité, une dissymétrie dans le développement des statuts de fonctionnaires au sein de chaque communauté autonome. Ainsi, la Catalogne et le Pays basque ont accédé au statut de pleine autonomie. Partant de là une dynamique d’accession à l’autonomie s’est enclenchée en débordant un texte constitutionnel qui ne prévoyait pas ce mouvement. Le fait différentiel devient une donnée essentielle pour comprendre le processus de modernisation de l’administration publique. Ainsi, une communauté autonome comme la Catalogne, qui historiquement ne « produisait » pas de fonctionnaires, se dote des ressources nécessaires pour en former42. Par ailleurs, le transfert des compétences administratives vers les communautés autonomes s’accompagne d’un transfert de personnel conséquent ouvrant la voie à des modifications progressives du statut de la fonction publique. Pour résumer, lors de la transition les changements dans l’administration publique s’effectuent « par la bande » et la question d’une réforme globale est laissée de côté pour des motifs propres au contexte politique.

La consolidation entre des politiques de modernisation partielle de l’action publique et la difficile réforme de l’administration

14Avec l’arrivée du PSOE au gouvernement en 1982, une politique de « grande réforme » a été mise en place. La réforme administrative est alors présentée comme urgente. De façon générale, l’augmentation globale du budget de l’État permet de lancer une nouvelle politique dans ce domaine qui doit accompagner le changement global de la société espagnole43. De plus les grandes réformes concernant la transformation de la couverture sociale, la démocratisation de l’université, etc., entraînent une modification profonde de l’administration publique espagnole. La question de la modernisation de l’administration est abordée à travers la nécessité de répondre aux nouveaux besoins du système démocratique44.

15La première tentative du gouvernement socialiste est la loi du 1984 portant sur la réforme du statut de la fonction publique. Il s’agit de refondre certains corps de la fonction publique afin de mettre fin aux pratiques corporatistes qui se traduisaient par la monopolisation des ressources sectorielles par un type particulier de fonctionnaire. La droite conservatrice se mobilise contre la réforme agitant le spectre de l’avènement du spoils System. Le Tribunal constitutionnel est amené à se prononcer sur la question en 1987. Ce dernier réduit la portée de la loi en confirmant que le régime statuaire des fonctionnaires est un régime général et que l’on ne peut pas remettre en question par voie légale les droits acquis. Le tribunal impose même la règle générale selon laquelle les « postes de travail dans l’administration sont réservés aux fonctionnaires publics45 ». La tactique employée par l’opposition trouve un relais dans les réseaux politico-administratifs qui se mobilisent autour d’un registre corporatiste.

16Par la suite, il est intéressant de noter que le pouvoir socialiste abandonne son projet de grande réforme du statut de la fonction publique pour une politique de modernisation de l’action de l’administration publique (en 1988 le Programme 2000). Le gouvernement socialiste renonce à la réforme globale et opte pour un échelonnement des réformes. Cela se traduit par une réforme graduelle et progressive. En 1992, le gouvernement approuve un plan de modernisation de l’administration étatique qui propose contre la tradition réformiste, qui considère la réforme de l’administration comme une action limitée dans le temps, une adaptation conjointe des administrations publiques au processus de modernisation de la société espagnole. Ce changement de politique est fondamental car il montre que la question de la gestion négociée du changement est un héritage politique de la transition que n’hésitent pas à mobiliser les défenseurs corporatistes d’un status quo concernant la fonction publique. Enfin, la pratique des grandes réformes semble évacuée au profit de la mise en œuvre d’une politique publique moins ambitieuse mais plus efficace dans le contexte de l’institutionnalisation d’un nouveau régime. Il semble que l’adaptation au changement soit le maître mot de toute politique publique concernant l’administration. Ainsi, le plan de modernisation de 1992 se traduit par deux cent quatre propositions. L’accent est mis sur la communication et les relations avec les administrés, sur l’amélioration de la qualité des services, sur la question de l’efficacité dans la gestion des services et le développement des techniques de management public. Dans la réalité, toutes ses mesures ont été mises en œuvre, mais elles ont rencontré un faible écho. Cependant, il est intéressant d’observer que les pratiques du new management public concernant l’administration publique ont été introduites dans ce contexte politique particulier. En 1996 le Parti populaire en arrivant au pouvoir se refuse à promouvoir l’idée d’une nouvelle grande réforme. Toutefois, la droite conservatrice propose une réforme partielle du statut de la fonction publique afin d’introduire une plus forte homogénéité entre les différentes catégories de fonctionnaires. Une première loi en 1997 sur l’orientation et le fonctionnement de l’administration générale de l’État établit le principe selon lequel les postes de direction administrative (sous-secrétaire et directeur général) doivent être attribués à des fonctionnaires de carrière de rang A46. L’autre axe de la politique conservatrice consiste à développer la pratique de l’évaluation de l’action publique afin d’augmenter le rendement de l’administration publique47. Des programmes de contrôle de la qualité du service public sont mis en place un peu partout. L’orientation globale de cette nouvelle politique gouvernementale en la matière consiste à réduire le poids excessif de l’administration publique sur la vie des citoyens48. Le principe de « subsidiarité » est mis en avant pour éviter toute « surcharge de la responsabilité publique ». Cela entraîne une politique conséquente de privatisation des services. L’inspiration néolibérale de ces politiques est clairement affichée49.

17Ainsi, la transformation de l’administration publique dans le cadre du processus de consolidation démocratique se traduit par l’introduction de nouvelles pratiques inspirées de la rationalisation, au sens propre, de l’action publique. Toutefois, une observation fine de ce phénomène permet d’avancer l’hypothèse que ce changement du rapport à l’administration est fortement lié à la territorialisation de l’action de l’État. En effet, certaines communautés autonomes, telles que la Catalogne ou le Pays basque, semblent avoir joué un rôle moteur dans l’importation des thèses du new management public. On peut aussi penser qu’il s’agit là d’une réponse conjoncturelle aux besoins d’adaptation permanente de l’État espagnol à une réalité changeante et à un futur incertain50. On trouve peut-être ici les pistes de recherches qui permettront de montrer que la réforme tant annoncée de l’administration publique espagnole s’est traduite dans la pratique par des réformes incrémentales51.

18L’autre indicateur important du changement dans l’administration publique lors de la consolidation du régime démocratique est la diminution des effectifs de la fonction publique d’État au profit de la fonction publique des communautés autonomes. En effet, en 1982, 57 % des agents de la fonction publique appartiennent à la fonction publique d’État alors qu’ils sont seulement 2,8 % affectés aux communautés autonomes (voir le tableau suivant). Ce niveau d’administration avait des effectifs de fonctionnaires proches de ceux de la justice (1 %) et des universités (2 %). Par contre, l’administration locale formait un niveau relativement bien pourvu avec 10,7 % des effectifs globaux de la fonction publique. Si l’on compare ces données statistiques avec celles de 1998 les changements sont très significatifs. L’effectif des fonctionnaires d’État ne représente plus que 33 % des effectifs de l’administration, alors que ceux de la fonction publique des communautés autonomes en représentent désormais 28 %. Ainsi, en l’espace de seize ans, le nombre de fonctionnaires au niveau des communautés autonomes a quasiment rattrapé celui de l’État central. Dans un même temps, les effectifs de la fonction publique locale ont fortement augmenté (19 %). Autrement dit, durant cette période, l’administration publique espagnole a connu un redéploiement de ses effectifs sans précédent. Ce changement entraîne une remise en question profonde de la conception centralisée de l’administration. C’est pourquoi aujourd’hui, en Espagne on ne parle plus de l’administration publique au singulier mais bien des administrations publiques au pluriel.

Évolution des effectifs de personnel dans les administrations publiques (1982-1998)52

19Cette nouvelle situation a entraîné de nombreux conflits car toutes les demandes n’ont pu être satisfaites. Au niveau de la transformation de l’administration publique espagnole les transferts de ressources ont été sans précédent. En 1998, le nombre de fonctionnaires auprès des communautés autonomes est de 750 000 individus alors que la fonction publique d’État ne comprend plus que 850 000 agents. Dans un même temps, la somme du budget public prévue en 1998 au niveau autonomique a augmenté de 10 milliards de pesetas (dont trois sont alloués par l’État central). Pourtant, l’augmentation de l’administration autonomique et la diminution de celle de l’État n’ont pas encore permis de mettre en place une administration unique pour la gestion de chaque territoire. Pour le moment cette différentiation problématique est occultée par la question de l’équilibre fiscal afin de financer la redistribution des effectifs de l’administration publique53. Une lutte oppose les communautés autonomes à l’État central afin que ce dernier augmente sa participation financière ou augmente la capacité à lever l’impôt au niveau des communautés autonomes. Ainsi, la gestion de leur propre administration publique devient un enjeu à partir duquel les autonomies négocient d’autres prérogatives régaliennes, telle la maîtrise de la fiscalité.

20Pour conclure, il convient d’insister sur le fait que l’administration publique espagnole connaît une grande transformation avant le changement même de régime politique. Le modèle de fonction publique qui s’est constitué joue comme un héritage structurant lors de la période de transition à la démocratie. En effet, les élites politico-administratives issues du sérail franquiste portent le projet de démocratisation en même temps qu’elles revêtent les habits de la jeune démocratie. Toutefois, si la bureaucratie centrale se trouve dotée du pouvoir d’empêcher la mise sur agenda d’une réforme de la fonction publique remettant en cause une conception héritée de l’administration franquiste (réforme du statut), elle ne peut pas s’opposer à la reconnaissance par l’État des autonomies qui met un terme à la centralisation administrative. Ainsi, c’est par effet induit que le modèle dominant de l’administration publique espagnole se trouve fortement altéré. Dans cette perspective, la distinction entre transition et consolidation permet de mieux saisir le moment où il est potentiellement possible de modifier de façon directe ou indirecte l’administration publique. Si la transition ne paraît pas être une période propice à la réforme, la consolidation démocratique, avec l’irruption de nouveaux acteurs dans la compétition politique et dans la mise en œuvre des nouvelles politiques publiques, est un terrain favorable pour voir se dessiner les transformations de l’administration publique54. Enfin, l’analyse de l’exemple espagnol peut servir de modèle en termes d’analyse comparative, notamment avec des situations politiques comme celle de la réunification allemande où la logique d’épuration joue pleinement autour de la question de la loyauté politique55. En retour, on peut à l’instar du travail de Bénédicte André-Bazzana sur la part de mythe dans la réalisation d’un « modèle espagnol de transition à la démocratie », admettre que l’absence d’épuration s’inscrit dans une logique politique de transition inclusive, graduelle et pacifique56. La problématique de la grande transformation différée de l’administration publique en Espagne ne peut être saisie qu’à ce prix-là. De façon plus générale, cela doit nous inciter à réfléchir sur la mise en œuvre d’outils analytiques qui nous permettraient de mieux saisir les articulations complexes entre le changement de régime et la transformation de l’État57.