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Conférences de l’École doctorale de Science politique (2001-2003)

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Lucien Sfez

Deuxième partie. Éléments de méthode

La structure du pouvoir en Allemagne de l’Est : déroulement et résultats d’une double expérience sur le terrain

Heinrich Best

Texte intégral

1Pour commencer, je souhaite remercier mon collègue, M. Lucien Sfez, pour son invitation et l’opportunité qui m’est ainsi donnée de vous soumettre au cours de cet exposé quelques pièces de collection provenant de notre atelier de recherche. J’ai conscience de mettre votre sens de l’hospitalité à l’épreuve en vous emmenant, à cette occasion, dans le monde des « querelles allemandes » relativement exotique pour la majorité des Français. J’espère néanmoins éveiller en vous un intérêt qui ne sera pas seulement dû au fait que nous sommes voisins. Mon attente repose sur le fait que l’Allemagne fut le théâtre principal des événements historiques de 1989 qui modifièrent totalement et durablement le cours habituel des choses pour beaucoup, mais surtout pour nous, Européens. La fascination des événements de l’époque a peut-être faibli mais les conséquences restent présentes et font partie du quotidien européen et surtout allemand. Les personnes qui, comme moi, viennent de la partie ouest du pays et vivent et travaillent aujourd’hui à l’Est (dans mon cas personnel à Iéna, ancienne ville universitaire), en font l’expérience directe. Je me trouve à beaucoup d’égards dans une situation privilégiée. Tout d’abord comme sociologue, car je peux installer mon poste d’observation en plein cœur d’un champ d’étude fascinant, objet d’un essai de transformation sociale à grande échelle. Pour être plus précis, il s’agit de deux expériences qui se succèdent : la mise en place d’une société socialiste et sa (re)transformation en une société capitaliste. La documentation de ces expériences laisse pressentir que nous pourrons en tirer des conclusions généralisables sur la constitution d’ordres sociaux. Je vais vous présenter aujourd’hui le déroulement même de ces expériences ainsi que quelques-uns des résultats majeurs.

I.

2Je dois avant tout préciser que, comme dans toute expérience relevant des sciences physiques et naturelles, je ne peux que saisir une partie de la réalité et non la réalité dans sa totalité. Je vais aborder la structure du pouvoir dans la société est-allemande d’aujourd’hui et celle, étatique et socialiste, qui l’a précédée. Mon approche empirique saisit les responsables fonctionnels des échelons supérieurs du pouvoir, de l’élite et de la sous-élite donc. J’ai choisi de me concentrer sur cet aspect pour des raisons méthodologiques sur lesquelles je reviendrai ultérieurement. Mon choix fut également influencé par la découverte d’un stock de données singulier. Il s’agit du fichier des cadres du Conseil des ministres de la RDA où furent enregistrées dans les années 1980 des données concernant plus de 600 000 personnes dont l’ensemble de l’élite fonctionnelle du pays, à l’exception des hauts fonctionnaires du parti communiste et des grands organismes de la Sûreté et des forces armées (domaine classé X) (Best et Hornbostel, 1998). Nous décodâmes pendant les années passées à léna ce stock de données, sauvé in extremis par des employés attentifs des Archives fédérales. Nous disposons aujourd’hui d’une source exceptionnelle d’informations pour une sociologie du socialisme réel et l’histoire sociale de la RDA. La chute du régime ouvrit des portes jusque-là verrouillées sur les arcanes du système et nous avons maintenant accès au trésor. Nous trouvons dans cet héritage les résultats d’une rage de recensement qu’aucune loi n’avait réfrénée et qui s’était exercée dans un but visionnaire de société planifiée, tout en traduisant une affinité surprenante avec les programmes de la recherche en sciences sociales sur les élites. Ainsi, nous sommes renseignés non seulement sur la carrière professionnelle, le cursus de formation, l’appartenance politique ou associative et les décorations des cadres mais aussi sur l’affiliation politique et sociale de leur famille d’origine et de leur conjoint. Comme souvent en RDA, la dépense consacrée à la création de cette base dépasse de loin l’intérêt relativement modeste que l’exploitation de ces données pouvait apporter à l’époque. Là encore, l’impression est que la RDA fonctionnait plutôt à l’image de Sisyphe que de Prométhée.

  • 1 Dans cet exposé, le terme d’Allemagne de l’Est se réfèrera à l’entité géographique correspondant au (...)

3Dans ce qui suit, je vais entreprendre la dissection de cette masse de données à l’aide des instruments de la théorie et de l’analyse sociologiques pour établir ensuite, à la lumière de mes résultats, une synthèse de l’évolution des structures du pouvoir dans l’Allemagne de l’Est1 d’aujourd’hui. L’accent sera mis sur la première partie : non seulement parce qu’il y a encore des découvertes à faire, mais aussi parce que le déroulement et l’issue de l’histoire depuis 1989 furent fortement définis par les faits antécédents.

II.

4Quand on s’interroge sur ce qui constituait le noyau de cet arrangement expérimental, en reprenant l’expression célèbre d’« expérience de la société socialiste » de Rainer Lepsius, doyen de la sociologie allemande (1993), l’analyse sociologique renvoie régulièrement à un mode de différenciation des sociétés socialistes qui est insuffisant et en fin de compte létal pour ce type de société. Les mots à retenir ici sont « dé-différenciation », « homogénéisation » et « domination totale » (Durchherrschung) (Meuschel, 1993 ; Kocka, 1995). La RDA présente un exemple classique d’application de ces catégories analytiques. Ladite expérience y est conduite de manière particulièrement résolue, après une élimination rigoureuse des agents réactifs qui auraient pu contaminer l’expérience du socialisme réel. Sigrid Meuschel (politologue à Leipzig) présente une description courte et succincte d’un « processus de dé-différenciation, imposé par le pouvoir politique, qui prive les sous-systèmes économiques, scientifiques ou culturels de leur autonomie, qui en annihile les critères de rationalisation spécifiques ou bien les étouffe sous le manteau de la politique » (Meuschel, 1992, p. 10). Depuis Spencer et Durkheim, nous savons que l’aboutissement d’un tel processus est fatal. La différenciation par sous-systèmes, qui suit le mode de différenciation fonctionnelle produit un accroissement de l’efficacité et de la compétence. Celui qui est incapable de faire sien ces principes, tombe sous le coup de la loi d’airain de la sélection structurelle, du SED (le Parti communiste de la RDA) aux Talibans (Crozier, 1970 ; Pollack, 1990).

5Voilà ce que nous avons jusqu’ici : nous disposons ici d’un modèle d’interprétation et d’un argument tous prêts, qui permettent d’expliquer de manière plausible, et conformément à une noble tradition théorique de la sociologie, non seulement la fin de la RDA, mais aussi certains problèmes survenant lors de la transformation du système qui en a découlé. La question est de savoir si cela est juste. Detlef Pollack (sociologue à Francfort-sur-Oder) offre une position antagoniste aux « thèses rigoureuses d’homogénéisation et de dédifférenciation » de Sigrid Meuschel (Pollack, 2000, p. 188) : certes, l’autonomie de tels sous-systèmes sociétaux tels que l’économie, la science, le droit ou la culture fut fortement réduite sur le plan politique, il est cependant injuste d’affirmer que cette autonomie des sous-systèmes aurait été perdue sous la RDA. Le combat entre le SED, désireux de prendre le contrôle total, et les sous-systèmes essayant de préserver leur autonomie n’aurait pas été terminé ; la rationalité fonctionnelle des différents secteurs aurait sans cesse repris le pas sur les exigences hégémoniques politiques.

6Qui des deux a raison ? Meuschel ou Pollack ? Au football, c’est le juge de touche qui décide si quelqu’un est hors-jeu. En sciences empiriques, c’est l’expérience qui détermine si la partie se poursuit après le coup de sifflet avec des positions de départ modifiées. Pollack a-t-il donc droit au coup franc ? Je vais répondre à cette question en me basant sur le fichier des cadres, mais je dois au préalable expliquer pourquoi je pense y trouver les preuves utiles.

7Celui qui parle de différenciation ne doit pas passer les élites sous silence. Pour la première raison que, depuis Spencer, la différenciation des complexes de rôles politico-seigneuriaux est considérée comme le point de départ et la forme archaïque de la différenciation fonctionnelle (Spencer, 1857). Personne n’a contesté ce mode de différenciation au socialisme réel et ce dernier s’en targuait d’ailleurs malgré sa propagande anti-élitaire. La théorie du parti léniniste et l’appareil élaboré de domination du parti en constituaient les armes idéologiques et institutionnelles. Analyser le socialisme d’État « vu du haut », en se concentrant sur l’élite, est donc tout aussi légitime qu’approprié (Best et Becker, 1997). La seconde raison est que, comme Zapf et Dahrendorf (les deux pionniers de la recherche sur les élites en Allemagne) l’ont montré, la différenciation fonctionnelle est particulièrement marquée au niveau de l’élite, alors que le reste de la population occupe des postes peu différenciés dans la majeure partie des domaines fonctionnels (Mayer 1980). Au sein de l’élite, ce processus s’effectue non seulement comme une séparation des compétences, mais aussi de ressources de pouvoir et, par conséquent, comme une autonomisation des modes de recrutement. Les adversaires dans le débat Pollack/Meuschel l’on reconnu. Ainsi, pour montrer les lois propres du système scientifique en RDA, Pollack renvoie-t-il au nombre restreint de membres du SED parmi les professeurs de médecine (2000, p. 187). Ce type d’expérience est précisément de celles rendues possibles grâce au fichier des cadres, à la seule différence que ce dernier offre un panorama complet des élites fonctionnelles de la RDA et permet donc la réalisation d’opérations beaucoup plus élaborées.

III.

8Je ne souhaite pas revenir ici sur le potentiel ni les pièges que ce fonds d’informations présente pour une sociologie du socialisme réel. Quelques remarques donc seulement concernant l’échantillon choisi, et le programme des variables de notre enquête. Le critère de sélection de la population que nous avons choisi est la position hiérarchique, allant du « chef de service » vers celles plus élevées, le « chef de service » regroupant une catégorie hétérogène d’équivalents comme les médecins-chefs, les architectes de district, les directeurs d’orchestres et les professeurs d’université par exemple. À cela s’ajoutent les échelons hiérarchiques supérieurs, jusqu’aux positions les plus élevées telles que ministre, président de l’Organisation du commerce et des chemins de fer ou bien directeur général d’un combinat. Nous traitons donc environ 170 000 personnes les plus haut placées de la RD A, les dignitaires du régime, et laissons de côté les personnes classées X des forces armées et des organismes de la Sûreté ainsi que les dirigeants mêmes du parti (dont la situation est néanmoins partiellement visible dans notre étude dans la mesure où les informations les concernant se retrouvent également dans les fichiers du conseil des ministres). Par ailleurs, nous avons divisé l’ensemble de la base en deux grandes cohortes selon que la date de naissance était avant ou depuis 1940. Cette décision fut prise car nous supposions que la construction du Mur avait modifié de façon décisive la structure des occasions offertes en RDA en termes de carrière : à partir de 1961, la RDA devint un système littéralement fermé, obstruant toute voie de carrière à l’Ouest pour les aspirants entrés depuis la fin des années cinquante dans le secteur tertiaire de la formation (Ihme Tuchel, 2002, p. 54). Cela signifie que la logique de placement des cadres du système socialiste n’opéra totalement que pour les personnes nées après 1940.

9Dans la présentation du programme de variables, distinction est faite entre les domaines fonctionnels du système de cadres, comme par exemple les organes d’État, l’industrie, la science et la recherche, la culture et les médias d’une part, et les facteurs déterminants de placement, pertinents dans la politique de gestion des cadres, tels que les diplômes, l’origine sociale et politique, le sexe et le statut familial d’autre part. Les questions auxquelles nous souhaitons apporter une réponse dans notre recherche peuvent se résumer ainsi : le mode de recrutement des cadres de haut niveau faisait-il la distinction entre les domaines fonctionnels de la société de la RDA ? Quelles règles de placement étaient appliquées dans cette différenciation ? Quels changements constate-t-on pour la suite de cohortes ?

  • 2 L’ouvrage de référence en matière d’analyse des correspondances est celui de Pierre Bourdieu sur le (...)

10Pour répondre à ces questions, nous avons évalué nos données à l’aide de l’analyse factorielle des correspondances. Le choix du procédé résulte de notre interrogation qui vise en premier lieu à identifier une structure. Cela n’exclut naturellement pas le fait que le même groupe de données puisse faire l’objet d’une analyse causale dans le cadre d’une procédure de confirmation, ce qui est prévu pour une étape ultérieure de nos recherches2.

11La logique de l’analyse des correspondances repose sur la transposition de la structure de rapports multiples entre les variables dans une représentation spatiale. La densité des rapports entre les variables se traduit en modèle de distances (Benzécri, 1980 ; Cibois, 1983). Fait d’importance pour l’interprétation, il s’agit de distances Khi2 et non pas (comme dans l’étalonnage multidimensionnel) de distances euclidiennes. On travaille sur des espaces de vecteurs et non de points. Les variables sont introduites simultanément, il n’y a pas de contrôle interdépendant des variables. Le résultat dépend donc fortement des classements et du choix des variables. On distingue entre les variables-colonnes (dans le cas présent, les domaines fonctionnels) et les variables-lignes (dans le cas présent, les déterminants de placement). Il est important, pour l’interprétation de la configuration des résultats, qu’une métrique différente soit appliquée aux variables-colonnes et aux variables-lignes dans la représentation graphique. C’est-à-dire que les distances entre les points-lignes et les points-colonnes ne peuvent faire l’objet d’une interprétation directe. L’analyse des correspondances offre, outre une représentation spatiale de la structure des données dans un graphique, des résultats numériques dont deux seulement ont ici leur importance : d’une part, les contributions d’explication des dimensions de la structure des données, d’autre part, les contributions explicatives de chacun des points au regard de la configuration générale et des dimensions individuelles de cette structure.

IV.

12Quelles informations l’analyse des correspondances de ces données nous offre-t-elle ? La première configuration des résultats que je vous présente ici illustre les deux dimensions principales pour la sous-population de personnes nées avant 1940 (fig. 1). L’interprétation des deux axes est plausible et sans ambiguïté grâce aux variables-lignes situées près des pôles : l’axe horizontal principal s’étend du diplôme le plus élevé, le titre universitaire, à celui le plus bas correspondant au diplôme de fin d’études après huit ou dix années de scolarisation. Le facteur déterminant est donc, si l’on se réfère à la terminologie bourdieusienne qui se prête à ce sujet, le capital scolaire, ou, dans la logique de placement, le critère de sélection « qualification ». Le deuxième axe s’étend entre les points opposés « conjoint fonctionnaire du SED » et « ancien fonctionnaire professionnel du SED » d’un côté, et « sans appartenance à un parti » de l’autre. Voici l’illustration de la proximité ou de l’éloignement vis-à-vis du pôle de domination politique qui résultent de l’association séquentielle des positions et les liens familiaux. Dans la logique de placement du système des cadres, cette distinction fait fonction de critère de sélection « loyauté ». Le croisement orthogonal des deux axes principaux forme des quadrants, lesquels possèdent des « charges » discordantes et concordantes par rapport aux deux dimensions déterminantes de la configuration spatiale. Le placement des variables-lignes et des variables-colonnes dans les quadrants constitue l’évidence dans laquelle tailler l’interprétation. Ainsi, « l’origine sociale de la classe intellectuelle » se trouve éloignée du pôle de domination du pouvoir mais proche du diplôme de formation du plus haut niveau (universitaire). On constate ici les vestiges de l’ancienne bourgeoisie cultivée qui parvint à préserver l’ancienneté et la continuité de la dynastie familiale et la reconnaissance de son identité sociale indissociable de son maintien temporel (Bourdieu 1979, p. 136). La situation de cette réserve sociale était néanmoins discordante car elle était éloignée du noyau de pouvoir de la dictature du parti. « L’origine politique dans un parti de travailleurs » n’avait pas d’impact spécifique sur la logique de placement parce qu’elle était située au centre de la configuration des résultats. Formulé autrement : dans la cohorte des personnes nées avant 1940, un flux relativement proportionné passait du milieu politique des partis ouvriers aux divers secteurs de l’élite fonctionnelle de la RDA. La meilleure façon d’expliquer ce phénomène est la thèse d’homogénéisation de Sigrid Meuschel (1992 ; 1993 ; 2000). Nous verrons toutefois dans un instant qu’un changement dramatique eut lieu dans la situation des deux milieux, la bourgeoisie cultivée et l’ancien mouvement des travailleurs, parmi la cohorte plus jeune.

13Avant de changer de perspective historico-biographique, fixons tout d’abord notre attention sur les domaines fonctionnels. Ceux-ci sont représentés par des majuscules ayant pour but de signaler l’appartenance à des sous-systèmes plus généraux : le E pour le sous-système « économie », le P pour « l’appareil de contrôle de la justice et les organes du pouvoir », le S pour les « sciences et la culture » (y compris les services sociaux). Une différenciation prononcée par sous-systèmes est démontrée lorsque les domaines fonctionnels attribués aux divers sous-systèmes sont définis bien clairement et apparaissent de manière contiguë dans la configuration des résultats, c’est-à-dire lorsque des modes spécifiques de recrutement et des logiques de placement particulières y sont opérants. Voici le résultat après étiquetage correspondant de la préparation.

14Nous voyons que les domaines fonctionnels de l’exécution du pouvoir politico-judiciaire sont placés dans le secteur « pouvoir » de la configuration des résultats, entourés des indicateurs précis qui renvoient aux liens établis par le cadre avec l’appareil du parti selon un mode biographique et en fonction de l’ancienneté familiale. Les domaines fonctionnels économiques se regroupent, à l’exception du commerce extérieur, dans le champ des diplômes de faible niveau et à orientation pratique. La surprise est qu’ils se trouvent situés majoritairement à distance du « pôle de pouvoir » de la dimension de domination. La culture, les sciences et les services sociaux se trouvent quant à eux dans le champ des certificats de formation de niveau élevé et, à l’exception de « la formation populaire », assez éloignés du pouvoir. La configuration globale varie en fonction des sous-systèmes, les logiques de placement « qualification » et « loyauté » constituant les facteurs de différenciation. Certaines divergences par rapport à cette image structurée très claire nécessitent toutefois une explication. Il s’agit par exemple des domaines fonctionnels « commerce extérieur » et « tourisme/loisirs » classés en « économie » et très nettement rapprochés des domaines fonctionnels de l’exécution du pouvoir politico-judiciaire. Cela est compréhensible car le commerce extérieur et le tourisme offraient à la nomenklatura les meilleures sinécures. Nous trouvons ici les cadres qui jouissaient du privilège de pouvoir se rendre dans les pays capitalistes et les administrateurs des fonds de devises où s’alimentait le pouvoir central pour ses besoins personnels et ses grands projets prioritaires. À l’opposé se trouve le domaine banques et assurances moins important sous tous points de vue. Cela ne devrait pas surprendre car la gestion socialiste des finances ne reposait pas sur l’accumulation de capital ni sur l’augmentation de profit, mais sur le simple calcul et la comptabilisation des postes en cours. C’était donc un service formel, sans lien direct avec le pouvoir et pour lequel aucun niveau de formation élevé n’était nécessaire. Le domaine fonctionnel « culture et médias » se trouve près du centre de la configuration, position qui s’explique par la composition mixte de cette catégorie qui recouvre des personnes très variées : des producteurs et des présentateurs d’émissions et de programmes culturels, leurs surveillants et les administrateurs.

15Si l’on considère l’évolution de la configuration des résultats dans la suite de cohortes, on constate tout d’abord un élément de continuité important : les principales lignes de différenciation pour l’élite fonctionnelle de la RDA restent identiques (fig. 2). De même, les carrières des cadres dirigeants les plus jeunes sont déterminées en premier lieu d’après la logique de placement « qualification », indexée par leur capital scolaire, et en second lieu par la « loyauté », indexée par le capital social accumulé grâce aux relations familiales et au parcours déjà réalisé. Un changement apparaît néanmoins dans la localisation des déterminants de placement et des domaines fonctionnels dans l’espace social. La cohérence spatiale dans les sous-systèmes de l’appareil d’État, de l’économie, des sciences et de la culture est réduite comme sous l’effet de forces centripètes. Même si ce n’est pas le cas dans tous les domaines fonctionnels, la tendance est à la « migration » vers les secteurs d’un niveau de qualification plus élevé. Ainsi, on trouve ici l’industrie sur la même position axiale que la formation populaire, la culture et les médias. Par comparaison avec la justice et l’administration, le gouvernement et les organes d’État centraux se trouvent nettement plus haut placés sur le gradient « apparentement au pouvoir », les banques et les assurances beaucoup plus bas par rapport aux autres domaines du système économique. Mais le changement le plus dramatique a lieu dans le domaine fonctionnel « sciences et recherche » qui se trouve au sommet du gradient pouvoir, à place égale avec la justice. On peut interpréter ce développement comme l’expression d’une adaptation de la logique de placement du domaine politique au secteur scientifique. Une évolution similaire s’observe également au niveau des grades universitaires qui effectuent une évolution allant de la fonction d’acquisition de statut à celle d’affirmation de statut. Il s’agit ici d’un exemple classique de conversion des capitaux au sens bourdieusien du terme, les instances obscures chargées de la collation des titres universitaires aux nomenclateurs de mérite dans l’appareil du pouvoir de la RDA étant l’équivalent fonctionnel des conseillers professionnels en promotion universitaire qui s’occupent des aspirants, « intellectuellement pauvres » mais riches matériellement dans le monde capitaliste. Les implications de cette note faite en marge sont considérables : le capital social des liens familiaux et biographiques avec l’appareil du parti peut par principe et surtout au regard des possibilités de transfert et de conversion être équivalent au capital économique, un type de capital donc qui n’existe pas dans le socialisme.

16Cela se confirme si l’on examine de plus près la situation des variables-lignes dans l’espace des indices. Le processus de la fermeture de la société de la RDA décrit à plusieurs reprises (Solga, 1995) s’observe également dans la population soumise à notre enquête et de manière particulièrement nette dans le cas de la classe intellectuelle. Dans la configuration spatiale, l’origine au sein de la classe intellectuelle (Schicht der Intelligenz), le choix du conjoint parmi cette classe et les certificats de formation requis pour cette appartenance forment un nuage de points très compact. Cela indique le succès des stratégies reproductives réussies par lesquelles des familles tentent de maintenir et d’augmenter leur statut social. Il en est de même pour la formation d’une « aristocratie du parti » déterminée par l’apparentement au pouvoir et dont la situation dépend d’une série d’aïeux ou d’un conjoint liés au parti, ainsi que d’une position déjà acquise comme professionnel dans l’appareil du parti ou bien dans le corps d’officiers. Sur le même modèle, l’éloignement par rapport au pouvoir (concrètement, au parti régnant) se transmet par mariage ou par héritage.

17Même si nous devons prendre conscience que nos résultats ne reproduisent pas de corrélations déterministes mais des chances de vie et des probabilités d’association, on peut dire que se dessine ici un processus de cristallisation de la société de la RDA, une émergence de disparités dont la manière des liens avec le pouvoir constituait le mode opératoire primaire. Le fait que nous observions ces disparités au niveau des élites fonctionnelles nous montre en même temps que nous devons faire preuve de prudence lorsque nous concluons à une « domination totale » dans la société de la RDA : même au niveau de l’élite, il existait un écart dans la proximité du pouvoir, qui pouvait éventuellement se transformer en ligne de tension. Je défends cette position parce que les formations sociales que nous avons identifiées apparaissent non pas de façon graduelle sur cet axe mais par tranches clairement échelonnées et parce que les individus étaient maintenus dans ces tranches grâce à l’ancienneté familiale et à la pratique de l’endogamie.

18Derrière ces disparités se cache un autre ordre que l’on découvre lorsque que l’on considère la troisième dimension que nous offre l’analyse des correspondances (fig. 3). Cette troisième dimension n’avait pas été évoquée jusqu’à présent car, dans le cas des personnes nées avant 1940, elle n’atteint pas le seuil requis qui s’élève à une contribution d’explication de 10 % de la dimension. Dans le cas des plus jeunes cohortes, cette contribution est nettement dépassée avec 17 %, la dimension correspondante témoignant ainsi d’un différentiateur principal de l’élite fonctionnelle de la RDA. Nous avons provisoirement appelé cette dimension « origine sociale ». Dans cette dimension, les catégories « homme » et « femme » se trouvent en polarité alors que les domaines fonctionnels sont ordonnés sur cet axe de différenciation à peu près en fonction de leur part de femmes aux postes dirigeants supérieurs. Il faut noter que le domaine banques et assurances, qui se trouve relativement bas en ce qui concerne l’apparentement au pouvoir et le niveau de certification de ses cadres dirigeants, est le plus proche du pôle féminin. Mais l’on trouve également dans le secteur féminin le social et la santé, la justice et le domaine scientifique, secteurs où l’on observe un dosage plus favorable de capital scolaire et de proximité du pouvoir. Une ambivalence de l’ordre social entre les sexes apparaît ici. Elle est pareillement visible dans la position des déterminants de placement, regroupés en constellations contradictoires autour des pôles homme/femme. Ainsi, la catégorie « femme » correspond à peu près au statut familial « célibataire » et « conjoint fonctionnaire du parti », ce qui indique que ces deux situations opposées étaient favorables à la carrière des femmes. Ou bien encore : sont classés sous le pôle féminin aussi bien le doctorat que le certificat de travailleur spécialisé ; ce qui indique l’effet compensatoire d’un niveau élevé de formation d’un côté et une carence en termes d’échelon atteint dans la carrière d’un autre. La correspondance entre l’éloignement du SED et l’activité professionnelle préalable au sein du SED ou d’une organisation de masse présente une conjoncture contradictoire similaire. Même s’il est souhaitable d’obtenir confirmation par une procédure plus élaborée, le diagnostic provisoire permet de dire que les carrières féminines de haut niveau en RDA requéraient des prestations compensatoires significatives mais que la valence relative de la position atteinte était relativement faible et émanait d’un patriarcat profond et peu caché du régime (Nickel, 1993 ; Best et Hornbostel, p. 217).

V.

19Quelle leçon tirons-nous de l’exploration du fichier des cadres ? Regardons d’abord le score : coup franc et 1-0 pour Pollack ! Les élites fonctionnelles de la RDA n’étaient pas homogènes mais différenciées, une réalité encore plus prononcée si l’on prend également en considération l’appareil du parti et le corps des officiers auxquels s’appliquaient des modes de recrutement très particuliers. La thèse de « domination totale » ne correspond pas non plus au modèle de structure que révèle notre analyse. Certes, « l’apparentement au pouvoir » constituait une ligne principale de démarcation au sein de l’élite, mais c’est justement pour cette raison qu’il doit être traité comme un gradient qui sépare les domaines fonctionnels selon le degré d’apparentement au pouvoir. Les domaines fonctionnels se regroupent sous de grandes lignes suivant leur appartenance aux contextes sous-systémiques (que sont l’économie, l’appareil d’État, la science et la culture) bien que certains, se trouvant à la périphérie et faisant fonction de passerelle avec les systèmes voisins, puissent être interprétés comme zones d’interpénétration selon la théorie de la différenciation. Lorsque nous considérons la « dé-différenciation », l’« homogénéisation » et la « domination totale » comme des catégories de processus, la comparaison entre les cohortes ne révèle aucune tendance de ce type. Tout de même, le modèle de différenciation évoluait avec la diffusion des domaines fonctionnels et l’amalgame des déterminants de placement en trois formations sociales clairement délimitées et rendues durables par l’endogamie et l’ancienneté : la classe intellectuelle, l’aristocratie du parti et les éloignés du parti. L’interprétation du changement de ces modèles de différenciation devient plus précise si nous tenons également compte des résultats numériques de l’analyse des correspondances avec les contributions d’explication des variables-lignes (qui étaient classées auparavant en groupes de variables) et les trois dimensions principales : nous voyons alors que le poids de la dimension « niveau de qualification » baisse dans la suite de cohortes alors que la signification des dimensions « pouvoir » et « origine sociale » augmente simultanément. La contribution d’explication de l’origine sociale dans laquelle apparaît la signification croissante des composantes hérédité et sexe gagne en importance à l’intérieur des trois dimensions.

20Peut-on interpréter ces modèles de structure et leur évolution dans la suite de cohortes comme l’expression de l’autonomie et de la rationalité propre des sous-systèmes ? À première vue on peut envisager que le modèle de différenciation et son évolution soient le résultat d’une planification consciente, octroyée aux élites fonctionnelles par la main forte du parti. Des résultats individuels, tels que le déplacement des plus jeunes cadres dirigeants de l’industrie vers le pôle des diplômes de formation de haut niveau et celui du domaine scientifique vers le pôle proche du pouvoir, vont dans cette direction. Au bout du compte, tout indique cependant la présence d’une « obstination » des domaines fonctionnels et des effets pervers d’un vieillissement du régime socialiste. En tous les cas, les imputations, l’hérédité et l’endogamie ne sont pas des critères de placement conformes à l’idée du socialisme et à sa vision audacieuse d’un rapprochement des classes et des couches sociales. Ils sont également inconciliables avec les principes méritocratiques qui servaient de plus en plus à justifier les inégalités manifestes à la fin de la RDA (Lötsch, 1982).

21Le match théorique s’achève-t-il ainsi ? Pour le moment, oui. Mais nous savons aussi que toute période qui suit un match est aussi une période avant le match suivant. Pour terminer donc, encore un mot concernant les conséquences macro-sociales des résultats et interprétations présentées ici. Une idée fondamentale dans la théorie de la différenciation sociale est que tous les modes de différenciation ne favorisent ni l’efficacité ni la stabilité des systèmes sociaux. Dans ce contexte, on peut parler d’unbalanced change (de changement menant au déséquilibre), de l’échec dans l’agrandissement unilatéral des capacités de certaines parties de la société et du problème de l’intégration systémique lorsque la différenciation n’est pas contrebalancée par des structures d’intégration (Eisenstadt, 1964). De ces deux points de vue, on reconnaît un danger possible pour la stabilité et la performance de la société socialiste. Les dissonances et les chiasmes rencontrés dans les logiques de placement (dans le domaine économique par exemple), tout comme l’isolation des milieux de recrutement, font office d’exemples.

22L’issue de l’« expérience socialiste » qui visait à créer une « société égalitaire » en éliminant le capital économique comme différenciateur de la structure sociale, a dû décevoir ses instigateurs. Un nouvel ordre inégalitaire est apparu et s’est affermi sous un manteau qui n’avait cependant qu’une faible parenté avec son prédécesseur capitaliste. Ce ne sont pas tant les vestiges de l’Ancien Régime capitaliste qui contaminèrent l’« expérience socialiste » en RDA. Le retrait de l’ancienne élite de l’Est à l’Ouest du pays, la coupure de la bourgeoisie est-allemande de son mode de vie par des expropriations radicales, sa privation du pouvoir politique et l’établissement d’un régime frontalier impitoyable avaient fait table rase et permis l’instauration d’un ordre nouveau (Kaelble et al., 1994). Lors de son édification, la société socialiste ne parvint pas, néanmoins, à supprimer les mécanismes générateurs d’inégalités. D’un côté, la « loi sur le maintien du statut au travers des générations » encourageait les catégories sociales privilégiées à transmettre leur position hiérarchique sociale de génération en génération par une stratégie de reproduction familiale. Après les débuts turbulents et les accumulations initiales de capital « scolaire » et « pouvoir », les cadres socialistes développèrent une maîtrise de transmission héréditaire du statut semblable en la matière à celle de leurs pendants français. D’un autre côté, nous voyons l’efficacité d’une « loi génératrice de disproportions croissantes » (Putnam, 1976) par laquelle les chances de recrutement de membres de groupes défavorisés baissent proportionnellement à la valence des postes. Comme partout ailleurs, les femmes étaient touchées : d’une part, leur entrée dans les domaines fonctionnels privilégiés était freinée, d’autre part, l’accès aux postes dirigeants de valence plus élevée leur était empêché.

23Finalement la question est de savoir s’il existait aussi une « loi d’airain de la différenciation fonctionnelle » qui forçait les sociétés complexes à se développer en un ensemble de sous-systèmes procédant selon une logique propre et coopérant sur une base de répartition des tâches. À première vue, nos résultats semblent confirmer l’existence d’une telle loi en RDA. En ce qui concerne les cohortes plus âgées surtout, nous voyons une différenciation très nette et un regroupement des domaines fonctionnels conformément aux contextes sous-systémiques « sciences et culture », « économie » et « appareil de domination étatico-judiciaire ». On peut cependant se demander si les apparences correspondent bien à la réalité. Mon scepticisme résulte du fait que les domaines fonctionnels se regroupaient en un champ social tendu par le croisement de trois ordres stratifiants : la proximité du pouvoir, le niveau de qualification et la hiérarchie binaire des sexes. Les contextes sous-systémiques résultaient donc non pas de transactions horizontales dans une répartition égalitaire des tâches mais de placements similaires au sein de hiérarchies. Par conséquent, nous avons affaire non pas à une différenciation fonctionnelle mais bien stratifiante. Nous voyons la société de la RDA comme un ordre vertical correspondant plutôt aux idées de Mosca et Pareto qu’à celles de Marx. La cristallisation de formations sociales qui se renforcent intérieurement par la transmission héréditaire du statut et par l’endogamie suit aussi plutôt le mode de différenciation segmentaire que fonctionnelle.

VI.

24Quelles furent les conséquences ? Parfois, lorsqu’elle est qualifiée de « société d’alcôves », la RDA reçoit un label de confort (Gaus, 1986). D’après nos résultats concernant sa classe dirigeante, il s’agit plutôt d’une « société à tiroirs » dont les milieux se trouvaient dans la phase finale d’un processus de fermeture sociale rigide. Le mode d’intégration approprié à ce type de structure est celui de « solidarité mécanique » où les individus s’orientent intérieurement en fonction de leur propre milieu et s’appuient sur leurs semblables d’un point de vue social. Durkheim avait déjà signalé que ce mode d’intégration restait précaire dans le cas de grandes sociétés complexes. On peut également répertorier ces implications en catégories d’intégration sociale et d’intégration systémique selon David Lockwood, l’intégration sociale se rapportant aux relations entre chaque membre de la société et l’intégration systémique aux rapports entre les sous-systèmes de la société (Lockwood, 1964). L’intégration sociale et l’intégration systémique se trouvent en situation de tension l’une par rapport à l’autre, l’aspect le plus intéressant dans le cas présent étant les implications de la variante liée à des structures segmentées : un degré élevé d’intégration sociale des membres de la société dans les milieux et les formations sociales auxquelles ils appartiennent réduit l’intégration systémique parce que l’action s’oriente sur le groupe interne tandis que l’orientation sur la société dans son ensemble diminue.

25Il peut sembler étonnant d’attribuer une crise de désintégration à la société de la RDA qui semblait si compacte de l’extérieur. Néanmoins nos résultats confirment ce diagnostic, du moins dans la phase finale du pays : l’incapacité des dirigeants politiques à mobiliser soutien et loyauté en faveur du modèle sociétal socialiste, l’effondrement de l’autorité, la dissolution des hiérarchies de contrôle et des systèmes de commande sociopolitiques et, enfin, le changement rapide d’orientation dans l’action et les espérances d’avenir que les citoyens de la RDA plaçaient dans leur grand frère occidental peuvent s’expliquer comme conséquence d’une fragmentation préalable de la société est-allemande particulièrement marquée au niveau des groupes dirigeants. Ce processus était lié à une délégitimation du « socialisme réel » qui, dans son essence, constituait un nouvel ordre inégalitaire. Un pouvoir qui s’était attribué pour mission historique de créer une « société égalitaire » se trouvait en contradiction avec les raisons fondamentales qui justifiaient son existence (Maier, 1997). L’indignation farouche avec laquelle la population est-allemande réagit au cours des mois de transition aux privilèges comparativement faibles des « Bonzes » traduisit le fossé entre l’idéologie et la réalité. Au cours de la période de transition du régime, cette indignation se nourrit encore de la disposition de l’élite est-allemande à s’adapter avec malléabilité, élite pour laquelle le maintien de son statut était devenu impératif. La girouette devint le nouvel emblème de cette élite.

26La société est-allemande était l’héritage de la RDA déchue que l’Allemagne réunifiée ne pouvait répudier. Certes, l’ordre institutionnel de la RDA fut dans sa majeure partie supprimé. Mais une opération similaire sur la population qui avait son expérience, ses attitudes, ses ressentiments, ses qualifications et ses modes de comportement fut impossible. Les Allemands de l’Est se retrouvèrent dans un ordre social où la concurrence ouverte, qu’il s’agisse de la lutte pour le pouvoir ou un emploi, régissait leur place dans la société. La dépréciation des critères de placement évolua en même temps, ce qui frappa de manière dramatique la loyauté. Avec la reprivatisation de la « propriété du peuple », le capital économique redevint un différenciateur significatif dans la structure sociale. Même au niveau du critère qualification qui continuait d’être officiellement valable en raison de la reconnaissance des diplômes de l’ancienne RDA, les appréciations changèrent, surtout pour les connaissances administratives et idéologiques qui avaient servi au fonctionnement et à la légitimation du régime socialiste. L’expression la plus spectaculaire de ces transformations révolutionnaires se vit dans la « décapitation » de la RDA qui se déroula en deux étapes : premièrement, le retrait des hauts fonctionnaires du régime SED de leurs postes puis la suppression des postes mêmes. Ceci signifiait la dissolution des organes de pouvoir de la dictature du parti. En comparaison, les formes adoptées pour l’épuration furent douces. La plupart des dépossédés se trouvèrent jouissant d’une retraite confortable et non d’une cellule. Au cours de la deuxième étape, l’ordre institutionnel de l’Allemagne de l’Est fut pris en charge par un personnel dirigeant recruté en grande partie parmi les anciens cadres ou la « réserve de cadres » de la RDA. Une étude sur l’élite, réalisée vers le milieu des années 1990 sur l’ensemble de l’Allemagne et comprenant les détenteurs de positions dirigeantes dans la société, indique que 47 % des membres de l’élite est-allemande, dans la mesure où ils venaient de RDA, avaient déjà pris leurs fonctions dès 1988 parmi l’élite et la sous-élite de l’Est (Welzel, 1997). Trente-cinq pour cent furent recrutés parmi la classe intellectuelle professionnelle de la RDA, c’est-à-dire dans une catégorie sociale présente également pour une grande part dans le fichier des cadres. Au niveau de l’élite, le changement de régime se déroula donc en appliquant trois modes de transition : l’élimination (= faire disparaître des détenteurs de postes et leurs postes), la circulation (= recruter l’élite parmi les nouvelles sources) et la reproduction (= recruter parmi les membres existants et les réserves en ressources humaines de l’élite de la RDA). L’importance de ces modes de transition varia entre les niveaux et les secteurs du système élitaire. La part de reproduction augmentait en fonction de la baisse du niveau hiérarchique et de l’éloignement de la position d’un secteur par rapport aux centres de production idéologique et de l’organisation du pouvoir de la RDA. Ainsi, seule une poignée d’officiers de l’armée populaire et aucun haut fonctionnaire des ministères, des médias et aucun professeur de « socialisme scientifique » de la RDA ne réussirent à conserver une position équivalente.

27Une variante de la circulation de l’élite, spécifique à l’Allemagne et particulièrement significative pour les secteurs « chargés » fut le transfert de l’élite de l’Ouest à l’Est : les critiques du processus de réunification parlèrent de « colonisation ». En réalité, l’étude évoquée sur l’élite identifie 40 % des immigrants en provenance de l’Ouest occupant les positions les plus élevées à l’Est. Il s’agit principalement de spécialistes chargés de la mise en place et du fonctionnement des institutions nouvelles, possédant des connaissances juridiques et un savoir spécifique. L’exemple classique d’une telle situation est le haut fonctionnaire ministériel de l’Ouest qui assiste un ministre au passé est-allemand dans une administration des nouveaux Länder. Cependant, cela signifie en même temps que les détenteurs de fonctions électorales à l’Est de l’Allemagne sont en majorité des citoyens de l’ancienne RD A. C’est ainsi qu’au milieu des années 1990, la part d’Allemands de l’Ouest parmi les élus des parlements régionaux est-allemands s’élevait à 5 % (Gergs et al., 1997). Cela ne veut pas dire que les Allemands de l’Ouest se soient cantonnés aux rôles d’éminences grises, au contraire. Il suffit d’évoquer quelques-uns des ministres-présidents à forte personnalité dans les nouveaux Länder qui viennent de l’Ouest. On constate néanmoins une relation assez symbiotique caractérisée par un double ajustement : d’une part, l’adaptation de l’Est aux règles institutionnelles et aux modes de comportement de l’Ouest (qu’il ne faut pas confondre ici avec une adoption pure et simple !) ; d’autre part, l’ajustement des émissaires de l’Ouest au monde de l’Est (ce qu’il ne faut pas confondre non plus avec l’adoption des normes de la RDA !).

28L’adaptation asymétrique et la symbiose créent une double situation de différence dans la société est-allemande actuelle qui se distingue à la fois de la société de la RDA et de celle de l’Allemagne de l’Ouest. Dans le domaine économique, cette situation a laissé des traces très nettes au niveau du recrutement du management, dont les membres ont été repris en majeure partie, sinon en totalité dans le cas du management de niveau intermédiaire, dans les entreprises de la RDA (85 % à 90 %). Le diplôme d’études supérieures en sciences naturelles ou physiques et celui d’ingénieur que détenaient 70 % à 90 % des « survivants » constituaient apparemment un avantage. Un changement fondamental au sommet des hiérarchies de contrôle eut lieu simultanément : la bureaucratie de la RDA chargée de la planification fut remplacée dans la plupart des grandes et moyennes entreprises est-allemandes par des directoires de sociétés et des investisseurs ouest-allemands. On voit ici encore une fois comment la transformation de l’élite se fit selon un triple mode de transition (élimination, circulation et reproduction).

29Lorsque nous essayons de décrire la structure actuelle du pouvoir en Allemagne de l’Est, nous voyons un mélange complexe de nouveau et d’ancien, d’éléments autochtones et d’autres empruntés. La structure à la fois fragmentée et stratifiée a été remplacée par plusieurs hiérarchies qui cohabitent et se côtoient et auxquelles il manque un sommet commun. La RDA décapitée n’a pas trouvé de nouveau cerveau. L’élimination de son centre a conduit l’ensemble de l’Allemagne de l’Est à la périphérie. La pluralisation signifie aussi que la propriété fut réanimée comme mode de différenciation qui engendre une bourgeoisie autochtone parmi les entrepreneurs et les propriétaires fonciers est-allemands. Toutefois, le nouvel ordre ne s’est pas consolidé ; l’avancée du PDS dans l’occupation des postes de pouvoir politiques et sociaux en est l’exemple. Après la restitution partielle aux propriétaires expropriés de l’Allemagne de l’Est et de l’Ouest s’ensuivit une réappropriation partielle du pouvoir politique par les descendants de l’ancienne aristocratie du parti. Le comportement d’ironie souveraine de Gregor Gysi, fils d’un ministre de la RDA disparue qui côtoie aujourd’hui le maire gouvernant Berlin et est admis à la cour du chancelier fédéral (tous deux sont d’ailleurs fils de femmes de ménage) personnifie ce phénomène. En outre, une nouvelle génération d’aspirants aux postes dirigeants, marquée non plus par la RDA mais par le sceau de la phase de transformation qui suivit la réunification, émerge actuellement en Allemagne de l’Est. Mais, comme l’origine sociale des étudiants est-allemands le montre, il s’agit là encore d’un dérivé de l’ancien régime socialiste car ces aspirants se recrutent majoritairement dans les milieux qui avaient déjà alimenté la RDA en personnel dirigeant.

30Le creuset expérimental que constitue la société est-allemande n’est donc pas encore refroidi. Ses agents réactifs se lient en des constellations toujours nouvelles bien qu’un ordre permanent s’y reconnaisse. Cet ordre est le résultat des stratégies visant au maintien du statut familial, stratégies qui conservent leur efficacité sous des régimes de recrutement changeants.

Contributions explicatives des complexes de variables « Apparentement au pouvoir », « Niveau culturel » et « Origine sociale » (en %)

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Annexe

Annexes

Analyse des correspondances : variables colonnes et variables lignes

Abréviation

Définition

AA

Certificat délivré après 8 années de scolarité (Volkschule, Hauptschule)

AG

Diplôme universitaire (doctorat du 3e cycle A/B, Dr. SC, doctorat d’État)

AF

Ancienne appartenance à une organisation fasciste : NSDAP, SA,
SS, RAD, etc. et/ou appartenance du conjoint/des parents

AH

Commerce extérieur

AN

Positionnement du foyer des parents jusqu’à la 16e année du cadre

AO

Certificat délivré en fin d’enseignement du 2e degré (Abitur/Bac) ou formation professionnelle avec baccalauréat professionnel

AP

Origine politique parti des travailleurs à partir de 1945

AZ

Certificat en fin de scolarité en collège d’enseignement général (Realschule) (École polytechnique du 2e degré)

BH

Commerce intérieur

BK

Organes et postes locaux (district, canton, ville, arrondissement)

BV

Banques et assurances, y compris la sécurité sociale et la loterie nationale

CD

Parti CDU (Union chrétienne démocrate)

DB

Pari DBP (Parti paysan allemand)

EB

Conjoint membre d’un bloc politique

EF

Conjoint fonctionnaire du parti (y compris d’une organisation de masse)

EI

Conjoint membre de la classe intellectuelle

EL

Conjoint sans appartenance politique

EP

Cadre du parti, de la FDJ (organisation de jeunesse de l’ancienne
RDA), de la FDGB (centrale syndicale de l’ancienne RDA) ou d’une autre organisation de masse, exerçant sa fonction à titre professionnel

FA

Qualification maximum : travailleur qualifié

FS

Qualification maximum : école de formation aux professions (Fachschule) (ex. : ingénieur de production, infirmière)

FT

Célibataire

GA

Gastronomie/Loisirs/Détente (y compris Interhotels et agences de voyages)

GS

Santé/Social (services médicaux et institutions de soins, maisons de retraite médicalisés par ex.)

HL

Sans appartenance politique (positionnement du foyer des parents jusqu’à la 16e année du cadre)

HS

Qualification maximum : diplôme d’enseignement supérieur

IG

Classe intellectuelle (positionnement du foyer des parents jusqu’à la 16e année du cadre)

IN

Industrie (entreprises nationalisées et combinats)

JU

Justice

KU

Culture (y compris TV, radio, théâtres et orchestres)

LF

Agriculture et sylviculture : coopératives de production (LPG) et exploitations nationalisées

MS

Mère appartenant au SED

PL

Sans appartenance politique

PS

Conjoint : SED

PV

Poste/Transports (y compris les télécommunications, les chemins de fer, la navigation aérienne, maritime et fluviale)

SE

Parti SED (Parti socialiste unifié de la RDA)

SL

Ancien militaire de carrière (ayant servi plus de 3 ans dans l’Armée nationale populaire, la police, le ministère de l’Intérieur ou celui de la Sûreté)

VB

Enseignement scolaire ou professionnel (excepté l’enseignement supérieur)

VL

Père sans appartenance politique

VN

Père appartenant au SED

WH

Service militaire dans la Wehrmacht ou la Reichswehr

WI

Sciences et recherche (y compris les institutions de recherche médicale et les centres de recherche industrielle)

XX

Femme

XY

Homme

ZS

Gouvernement/Organe d’État (Chambre du Peuple, Conseil des ministres, ministères et services subordonnés, administration)

Contributions explicatives des complexes de variables « Apparentement au pouvoir », « Niveau culturel » et « Origine sociale » (en %)

Cadres dirigeants nés avant 1940

Variables-lignes (classées)

Configuration générale

Dimension
Niveau culturel

Dimension
Apparentement au pouvoir

Dimension
Sexe

Apparentement au pouvoir

27, 2

3,5

78

26,6

Niveau culturel

61 ,8

91,4

9,6

17,4

Origine sociale

11

5,1

12,4

47,8

Contribution explicative de la dimension

57,4

24,2

9,7

Cadres dirigeants nés depuis 1940

Variables-lignes (classées)

Configuration générale

Dimension
Niveau culturel

Dimension
Apparentement au pouvoir

Dimension
Sexe

Apparentement au pouvoir

31,5

12,7

70,5

13,3

Niveau culturel

44,9

74,6

10,6

23,3

Origine sociale

23,3

12,7

18,9

63,0

Contribution explicative de la dimension

41,3

30,6

16,9

Figure 1. Analyse factorielle des correspondances : élite fonctionnelle de la RDA (personnes nées avant 1940)

Figure 2. Analyse factorielle des correspondances : élite fonctionnelle de la RDA (personnes nées avant 1940)

Figure 3. Répartition de l’élite fonctionnelle de la RDA selon le critère « origine sociale »

Notes

1 Dans cet exposé, le terme d’Allemagne de l’Est se réfèrera à l’entité géographique correspondant aux nouveaux Länder, c’est-à-dire au territoire de l’ancienne RDA rattaché à la République fédérale allemande après la réunification de 1990.

2 L’ouvrage de référence en matière d’analyse des correspondances est celui de Pierre Bourdieu sur les distinctions subtiles, dans lequel l’auteur établit un lien d’une clarté rare entre la théorie et la méthode. Ce principe se retrouve très bien dans la théorie du « champ social » qui fut développée en relation directe avec des considérations méthodologiques. Voir Pierre Bourdieu (1979, p. 176 et suiv.).

Table des illustrations

Légende Figure 1. Analyse factorielle des correspondances : élite fonctionnelle de la RDA (personnes nées avant 1940)
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Légende Figure 2. Analyse factorielle des correspondances : élite fonctionnelle de la RDA (personnes nées avant 1940)
URL http://books.openedition.org/psorbonne/docannexe/image/80117/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 59k
Légende Figure 3. Répartition de l’élite fonctionnelle de la RDA selon le critère « origine sociale »
URL http://books.openedition.org/psorbonne/docannexe/image/80117/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 58k

Auteur

Professeur à l’Université Friedrich Schiller de Iéna.

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