Version classiqueVersion mobile

Conférences de l’École doctorale de Science politique (2001-2003)

 | 
Lucien Sfez

Première partie. Les espaces multiples de la science politique

À propos de L’invention de la bureaucratie Servir l’État en France, en Grande-Bretagne et aux États-Unis (XVIIIe-XXe siècles), La Découverte, 2000

Françoise Dreyfus

Texte intégral

  • 4 M. Weber, Économie et société, Paris, Plon, 1971, p. 223-228.

1Ce travail est né d’un constat. Alors qu’un examen superficiel donne à voir qu’au xxe siècle les serviteurs de l’État sont globalement soumis à des principes analogues (compétence hiérarchisée, permanence dans les fonctions, recrutement au mérite, soumission à des obligations particulières, etc.), un regard plus aiguisé permet de découvrir de notables différences entre les systèmes de fonctionnariat. Ce sont précisément ces différences qui sont intéressantes et dont il semble nécessaire de rechercher les « causes » en analysant de quelle manière s’est constituée historiquement dans trois États (la France, la Grande-Bretagne et les États-Unis) cette bureaucratie dont Max Weber a élaboré l’idéal-type4. Or, les spécificités de chacune de ces bureaucraties, parce qu’elles traduisent la représentation qu’a chaque nation de l’État et de la démocratie, s’expriment aussi dans les valeurs qu’elles ont forgées et qui contribuent à légitimer leur action. La question est aujourd’hui posée de savoir si la validité des principes qui sont au fondement de l’organisation et des modes d’action des bureaucraties est désormais obsolète, comme semblent le penser les gouvernants qui ont promu des réformes inspirées des théories néomangérialistes.

Questions de méthode

Du bon usage d’un concept-limite

  • 5 M. Weber, Essais sur la théorie de la science, Paris, Plon, 1965, p. 181.
  • 6 Ibid., p. 185.

2Rappelons, pour comprendre notre démarche, qu’« on obtient un idéal-type en accentuant unilatéralement un ou plusieurs points de vue et en enchaînant une multitude de phénomènes donnés isolément, diffus et discrets, que l’on trouve tantôt en grand nombre, tantôt en petit nombre et par endroits pas du tout, qu’on ordonne selon les précédents points de vue choisis unilatéralement pour former un tableau de pensée homogène (einheitlich). On ne trouvera nulle part empiriquement un pareil tableau dans sa pureté conceptuelle : il est une utopie. Le travail historique aura pour tâche de déterminer dans chaque cas particulier combien la réalité se rapproche ou s’écarte de ce tableau idéal »5. En effet, l’idéal-type « n’est pas la réalité historique ni surtout la réalité authentique, il sert encore moins de schéma dans lequel on pourrait ordonner la réalité à titre d’exemplaire. Il n’a d’autre signification que d’un concept-limite (Grenzbegriff) purement idéal auquel on mesure (messen) la réalité pour clarifier le contenu empirique de certains de ses éléments importants, et avec lequel on le compare »6.

  • 7 C. Friedrich, Constitutionnal Government and Democracy, Boston, Blaisdell Publishing, 1950.

3Contrairement à la démarche de Carl Friedrich7 qui, ayant confronté à l’idéal-type weberien la structure « réelle » du fonctionnariat dans plusieurs pays, a dégagé in fine un type moyen de bureaucratie, il s’est agi pour nous de comprendre pourquoi, dans chacun des pays étudiés, la bureaucratie – au-delà des similitudes – présente des caractéristiques propres et pourquoi, en particulier, les « droits politiques » des fonctionnaires y sont régis par des principes très différents.

4Ce qui conduisait à analyser le processus historique de construction et d’institutionnalisation de ces bureaucraties, qui s’est développé sur plus d’un siècle. Pour comprendre les spécificités de ces constructions, il était nécessaire de faire retour sur les moments fondateurs du changement politique dont les pays concernés par l’enquête ont été le théâtre au xviiie siècle, sur les conditions dans lesquelles il s’est opéré, sur les principes à partir desquels il s’est cristallisé (l’égalité en France, la liberté aux États-Unis, la souveraineté du Parlement en Grande-Bretagne), qui sont au fondement de sa légitimité et, dans la durée, les références idéologiques constitutives de la démocratie telle qu’on se la représente dans chacun de ces pays. Cette représentation de la démocratie a contribué à forger les institutions étatiques – la Constitution américaine étant topique à cet égard, qui assigne au peuple le rôle d’élire les gouvernants à tous les niveaux fédéral et fédérés et institue une division organique du pouvoir –, mais aussi le rapport singulier qu’entretient chaque société avec la figure de l’État et, par conséquent, avec ses serviteurs.

Comparer pour comprendre les différences

  • 8 M. Detienne, Comparer l’incomparable, Paris, Seuil, coll. « La librairie du xxe siècle », 2000, p.  (...)
  • 9 Ibid., p. 59.

5L’étude comparative est toujours une entreprise complexe. D’une part, les risques auxquels s’expose l’historien (l’anachronisme) et le sociologue (l’ethnocentrisme) doivent être mesurés par le chercheur afin de s’en garder. D’autre part, parce que le but du comparatisme n’est pas de « trouver ou imposer des lois générales qui nous expliqueraient enfin la variabilité des inventions culturelles de l’espèce humaine, le comment et le pourquoi des variables et des constantes »8. L’intérêt de la comparaison est de « mettre en perspective les valeurs et les choix de la société à laquelle on appartient »9 ou, pour le dire autrement, d’accroître la distance critique à l’égard de nos modes de pensée et de nos institutions nationales.

  • 10 Voir M. Stolleis, Histoire du droit public en Allemagne, Paris, PUF, 1998, p. 540 et suiv.
  • 11 Par exemple, T. Paine écrit Rights of Man, qu’il dédie à G. Washington, contre l’ouvrage d’E. Burke (...)
  • 12 Voir sur les courants benthamistes et saint-simoniens, leurs échanges et leurs influences réciproqu (...)

6Le choix porté sur la France, la Grande-Bretagne et les États-Unis, à l’exclusion des États d’Allemagne où le fonctionnariat a pourtant été organisé dès la première moitié du xviiie siècle10, s’explique par le fait que nous entendions explorer les rapports noués entre la démocratie et la bureaucratie. Or, la France, la Grande-Bretagne et les États-Unis connaissent à la fin du xviiie siècle un type de développement économique similaire – bien que la Révolution industrielle soit déjà en marche outre-Manche –, les sociétés puisent leurs valeurs philosophiques aux mêmes sources. La démocratie est pensée et son institutionnalisation, tout inachevée qu’elle fût, est opérée dans une période relativement brève et dans ces seuls pays ; dans chacun d’eux, pourtant, la particularité des conditions sociales et politiques qui conduisent au changement permet d’expliquer que la démocratie y revête un sens propre. Par ailleurs, chacune de ces histoires s’emboîte, dans une certaine mesure, dans celle des autres. Les événements qui se produisent en Amérique, en réponse à la politique britannique, auront des effets en France, comme la Révolution française en aura en Grande-Bretagne, etc. D’importantes connexions peuvent être relevées notamment dans le domaine des idées qui circulent et se répondent11. Ces relations ne concernent pas que la fin du xviiie siècle, elles auront également cours pendant le xixe siècle au moins de part et d’autre de la Manche12 ; aux États-Unis, la conquête de l’Ouest et la doctrine Monroe contribuent à ce que les Américains s’intéressent davantage à leur propre continent et qu’ils soient moins perméables aux idées du Vieux Monde.

7Quoi qu’il en soit, au moment où se constituent les socles idéologiques fondateurs de la démocratie, il existe de véritables réseaux intellectuels « transnationaux ». Toutefois, ces échanges d’idées, ces influences réciproques font l’objet de recyclages et ne produisent pas une unicité de vues comme l’atteste la comparaison entre la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et la Déclaration d’indépendance américaine.

8L’étude des processus qui aboutissent à la mise en place, au xxe siècle, de bureaucraties ayant nombre de traits communs, donne très précisément à voir le « différent ». La comparaison permet, en effet, de mettre en évidence les facteurs politiques et idéologiques qui contribuent à expliquer les différences observables dans les systèmes de fonctionnariat, différences qui peuvent être considérées comme emblématiques du type de rapport liant, dans l’imaginaire social et politique, la société et l’État dans chacun des pays concernés.

Servir l’État

L’État n’est pas le Prince

  • 13 E. Burke, « Speech on presenting to the House of Communs (on the 11th february 1780) a Plan for the (...)

9Rappelons tout d’abord qu’au xviiie siècle la question administrative n’est nulle part considérée sous un aspect technique et qu’elle ne constitue pas en soi un sujet d’intérêt. Au moment « révolutionnaire », tant aux États-Unis qu’en France, l’administration n’étant pas distinguée des structures politiques, elle fait l’objet du même rejet que ces dernières. En Grande-Bretagne, la transformation du système administratif est conçue comme l’instrument du changement politique que les whigs tentent de promouvoir : le patronage, les sinécures sont dénoncés par Burke13 pour des motifs économiques de bonne gestion, mais le but est essentiellement politique – il s’agit de limiter l’influence royale en privant Georges III de cette ressource qu’est le patronage.

10Celui-ci est au centre de la problématique américaine au moment où les colonies se révoltent contre la mère-patrie : elle est le symptôme du vice britannique en voie de corrompre la société américaine. La solution qui consiste à donner au Président, avec l’assentiment du Sénat, le pouvoir de nommer les agents publics, ainsi que la pratique de la rotation instaurée dès 1801 – avant d’être systématisée par Jackson et dévoyée en partitocratie – visent à éviter toute permanence dans les fonctions et traduisent la crainte qu’ont les Américains à l’égard d’un pouvoir risquant de s’autonomiser et de porter atteinte à leur liberté. En France, après que la vénalité des charges eut été supprimée, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen pose le principe fondamental de l’égal accès aux fonctions publiques sur la base exclusive du mérite – sans pour autant que les mesures permettant l’application effective du principe soient prises immédiatement.

11Sans entrer dans le détail des processus discontinus qui ont conduit à poser des règles concernant le recrutement, la carrière, les obligations de neutralité et d’impartialité des agents de l’État, on doit noter qu’elles ne résultent pas tant de la volonté des gouvernants soucieux de rationaliser l’action publique et de la rendre plus efficace, que des rapports de forces entre les différents organes du pouvoir. En effet, les « serviteurs » du Prince – qu’il revête la forme d’un monarque, d’un parlement ou d’un président – ont, pendant longtemps, été considérés par ces derniers comme des ressources politiques en tant qu’ils permettaient, notamment, de corrompre les électeurs, de servir leur clientèle voire leur parentèle ; or l’extension progressive du droit de vote à l’ensemble de la population (au moins masculine), la démocratisation de l’enseignement qui conduit la classe moyenne à postuler à certains emplois ont réduit, si ce n’est totalement annihilé, la capacité d’influence dont disposaient les organes du pouvoir qui contrôlaient les nominations et les carrières.

  • 14 Voir K. Polanyi, La Grande Transformation, Paris, Gallimard, 1983.

12L’idée du « service de l’État », abstraction non identifiable aux individus temporairement investis de la fonction de gouvernants, ne va pas de soi. En réalité, si on prend le cas français, elle prend corps dès la Révolution, la souveraineté appartenant désormais à la Nation, c’est de cette dernière que les agents publics dépendent et à elle qu’ils doivent rendre des comptes ; si le principe est clair, la pratique, au fil des régimes qui se succèdent – pourra être infléchie à des fins plus personnelles par ceux qui représentent la Nation. En Angleterre, le passage du service du roi à celui de la Couronne (expression qui équivaut fonctionnellement à celle d’État) est opéré de facto à partir du moment symbolique où la rémunération des « fonctionnaires » est inscrite au budget de l’État et n’est plus dépendante de la liste civile du roi à partir de 1831. Moment qui correspond à l’effacement définitif du monarque en tant que détenteur de pouvoir politique et à son remplacement par le Parlement. Ce n’est toutefois que dans la seconde moitié du xixe siècle, en Grande-Bretagne et en France, sous l’effet conjugué de la démocratisation politique et de la transformation progressive du rôle de l’État14 qui impose que les fonctionnaires disposent des compétences nécessaires à l’accomplissement de leurs tâches, que les principes du recrutement au mérite et de l’organisation de véritables carrières seront posés.

13Aux États-Unis en revanche, servir l’État demeure une notion ambiguë en raison de la représentation qu’ont, dès l’origine, les Américains de la démocratie. Celle-ci, comme l’atteste au moins théoriquement l’organisation des pouvoirs au niveau central, signifie en premier lieu la rotation fréquente des détenteurs de mandat électif, en deuxième lieu la division du pouvoir décisionnel entre les organes, la nécessaire représentativité des États fédérés (contre la puissance fédérale) et enfin la reconnaissance officielle de celle des « intérêts particuliers ». Jusqu’à la fin du xixe siècle, domine toujours l’idée que les agents publics sont au service du parti vainqueur de l’élection présidentielle auquel ils doivent, pour la majorité d’entre eux, leur emploi. Sans doute, la guerre civile a-t-elle mis en évidence l’incurie d’une administration dont le recrutement est effectué en fonction de critères politiques et sans que les aptitudes des candidats soient prises en considération.

14Quelles qu’aient été les résistances et les atermoiements, on observe qu’après la Première Guerre mondiale le statut des fonctionnaires dans les trois pays, objets de notre enquête, est régi par des règles impersonnelles. Pour autant, de notables différences persistent. En Grande-Bretagne, comme en France, la fonction publique constitue un système fermé dans lequel on entre pour y poursuivre une carrière tout au long de sa vie, aux États-Unis le système est ouvert et ne permet jamais aux fonctionnaires d’atteindre les plus hauts postes, qui font l’objet de nominations discrétionnaires, auxquels ils ne peuvent prétendre qu’en abandonnant leur qualité de fonctionnaires. En effet, la moralisation de la vie politique américaine – objet d’un combat de près de quarante ans – ayant conduit à interdire aux agents publics toute activité partisane, les fonctions dépendant de nominations fondées sur des critères essentiellement politiques leur sont fermées. En France, les règles qui s’imposent aux agents publics assurent leur impartialité et leur neutralité dans l’exercice de leurs fonctions, alors même que grâce à la technique du détachement, ils peuvent accomplir des mandats électifs et participer sous certaines conditions à la vie politique. En revanche, en Grande Bretagne – en réaction à la très longue pratique du patronage – les serviteurs de la Couronne se voient interdire toute activité politique, sauf à démissionner définitivement du Civil Service. La neutralisation politique de la fonction publique britannique peut être analysée comme le fruit d’un compromis : d’un côté, les gouvernants n’ont aucune possibilité d’intervenir dans les recrutements et les carrières dont la gestion est confiée à un organe constitué uniquement de fonctionnaires ; d’autre part, les fonctionnaires servent sine ira et studio tout à la fois le « gouvernement du jour » en tant qu’il tient sa légitimité du choix des électeurs, et les citoyens.

15L’ensemble des facteurs qui ont contribué à façonner ces bureaucraties a également façonné leurs valeurs, la représentation qu’elles ont d’elles-mêmes, tout comme celle qu’en ont les citoyens.

Valeurs publiques ou culture privée ?

  • 15 Voir A. Chenu, Les Employés, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 1994, p. 44.
  • 16 Ibid., p. 46.
  • 17 Voir C. Hood, « L’évolution de la gestion publique au Royaume-Uni et la suppression des privilèges  (...)

16Si partout la fonction publique peut être considérée d’un point de vue sociologique comme un microcosme de la société civile dont elle est issue et qu’elle est donc loin de constituer un groupe social homogène – la division du travail y étant, si l’on peut dire, exaltée par le principe hiérarchique qui structure son organisation –, il n’en demeure pas moins qu’en France et en Grande-Bretagne elle se considère comme un corps, spécifique, parce qu’au service de l’État. On peut, en effet, affirmer que les règles juridiques auxquelles elle est soumise (droits ou avantages d’un côté et obligations de l’autre), les principes présidant à son recrutement méritocratique qui renvoie au principe d’égalité, et au déroulement de la carrière, normalement pour la vie entière, la différencient globalement de toutes les autres occupations professionnelles s’exerçant dans la société civile. Il a ainsi été constaté que « le clivage public-privé scinde le monde des employés administratifs en deux segments qui s’opposent au plan de la sécurité de l’emploi et à celui du mode de construction de l’identité professionnelle »15, celle-ci ne s’opérant pas dans la fonction publique à partir d’un type d’activité mais de l’appartenance des fonctionnaires à tel ou tel ministère ou à un grade16. L’identité de statut – entendu comme soumission aux mêmes règles – quel que soit le niveau hiérarchique, contribue puissamment à forger cette représentation d’appartenance à un corps, distinct du reste de la population active, et dont les intérêts, par-delà les particularismes qui s’expriment, par ailleurs, dans les revendications de chacune des catégories de fonctionnaire, sont communs. Les Britanniques en ont donné, il y a quelques années, une belle illustration : la cohésion entre les différentes catégories hiérarchiques s’est manifestée lorsqu’une règle applicable à tous, en l’occurrence les modalités de la retraite, a été remise en cause par le gouvernement qui s’est vu contraint d’abandonner son projet de réforme17.

  • 18 Voir P. Keraudren, Les Modernisations de l’État et le thatcherisme, Bruxelles, Bruylant, 1994, p. 1 (...)

17Mais ce sentiment commun « d’appartenance »– ou, si l’on préfère, ce processus d’« identification »– est sous-tendu par ce qu’il convient de désigner sous le terme de valeurs. Valeurs partagées concernant tout d’abord l’éthique de la fonction – neutre et impartiale à l’égard des usagers, mais aussi du politique – qui, en Grande-Bretagne, est désignée dans le discours de la fonction publique elle-même comme un caractère vertueux18 ; croyance aussi dans la légitimité de l’action qui a pour finalité de réaliser l’intérêt général ou le bien public, selon la terminologie française ou britannique.

  • 19 Voir Conseil d’État, Rapport public, Service public, services publics : déclin ou renouveau, Études (...)
  • 20 Voir J.-C. Thoenig, L’Ère des organisateurs, Paris, Les Éditions d’organisation, 1973.

18En France, la rhétorique de l’intérêt général et du service public est commune à tous les fonctionnaires, quel que soit leur grade : du Conseil d’État, gardien de ces notions qu’il a créées en tant que catégories juridiques dont il définit le contenu, évolutif, au fil de sa jurisprudence et de son activité consultative19, aux ingénieurs des Ponts et Chaussées20, aux syndicats des postiers ou des agents du ministère des Finances, tous invoquent le service public et l’intérêt général en tant que fondements de l’action publique.

19Si l’on se tourne vers les États-Unis, le tableau est assez différent. Tout d’abord parce la bureaucratie n’y étant pas un système fermé, l’on y entre ou en sort à n’importe quel moment de la vie professionnelle, ce qui ne permet guère de développer l’esprit de corps et le sentiment d’appartenance. D’autre part, parce que le principe selon lequel l’administration sert l’intérêt général est d’autant moins prégnant que, la majorité des fonctionnaires fédéraux travaillant dans les agences, ils sont soucieux de faire droit aux demandes particulières des groupes sociaux concernés par les politiques publiques dont ils assurent la mise en œuvre, d’autant que ces demandes sont relayées par des membres du Congrès qui vote les crédits accordés aux agences. Enfin, dans la mesure où, contrairement à ce que l’on observe en France et en Grande-Bretagne, il n’existe pas de consensus social sur le fait que la réalisation de l’intérêt général constitue la finalité de l’action administrative, la fonction publique est privée de cette référence commune qui, ailleurs, contribue à la cimenter. Ceci signifie également que dans l’imaginaire des citoyens l’administration ne jouissant guère d’une image très positive – pour des raisons évoquées précédemment –, ceux qui la servent ne bénéficient d’aucun prestige comparé à celui qui s’attache aux professions privées. Ayant été formée dans les meilleurs établissements, théoriquement accessibles à tous les citoyens, la haute fonction publique, tant en France qu’en Grande-Bretagne, jouit quant à elle d’un prestige certain.

  • 21 Voir R. Sainsaulieu, Sociologie de l’organisation et de l’entreprise, Paris, FNSP/Dalloz, 1987.

20Bien que traditionnellement le discours des fonctionnaires français et britanniques sur les valeurs dont ils sont porteurs ait été relayé par les gouvernants, la mise en cause par ces derniers des principes du Welfare State les a conduits, outre-Manche comme aux États-Unis, à critiquer durement la fonction publique. Désormais jugée à l’aune des principes du nouveau management public, elle est considérée comme incompétente et dispendieuse, et il apparaît indispensable qu’elle change de culture. L’usage de ce terme n’est pas le fait du hasard, il est significatif du changement de paradigme auquel se réfère l’action de l’État. La notion de culture d’entreprise est, en effet, une création des entreprises américaines afin de mettre en avant l’importance du facteur humain dans la production21 ; il s’agit, pour les dirigeants, d’élaborer une stratégie visant à ce que les travailleurs s’identifient aux objectifs de l’entreprise et, à cette fin, d’imposer un système de représentations et de valeurs propres à chaque entreprise à l’ensemble de ses membres. Quant aux reproches adressés à la culture administrative par les chantres du néolibéralisme, ils tiennent au fait qu’elle ne correspond pas aux canons managériaux et qu’en particulier le principe money for value, cher à Margaret Thatcher, est loin de constituer une valeur de référence essentielle pour ceux qui mettent en œuvre les politiques publiques.

  • 22 Voir Ibbs Report, Improving Management in Government : The Next Steps, Londres, HMSO (1988), qui pr (...)
  • 23 Circulaire du 23 février 1989 relative au renouveau du service public, JO, 24 février 1989, p. 8703
  • 24 Voir sur cette littérature, L. Boltanski, E. Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Paris, Gal (...)

21Les réformes dont les administrations ont fait l’objet depuis plus de vingt ans – quels qu’aient pu être leur ampleur, leur succès et la rhétorique visant à les légitimer – poursuivent un même but économique : celui de rentabiliser l’action publique. Mais pour y parvenir, il est nécessaire de transformer l’organisation traditionnelle de l’administration, en séparant les tâches de conception des politiques publiques de leur exécution confiée, en Grande-Bretagne par exemple, aux executive agencies22 gérées par leurs directeurs conformément aux principes applicables dans les entreprises privées. D’autres moyens, moins radicaux, peuvent être utilisés, comme en France où la circulaire de Michel Rocard relative au Renouveau du service public23, a préconisé la mise en place de projets de service, également inspirés des recettes proposées par la littérature du néomanagement qui postule la substitution du principe de l’autonomie des individus à celui de la hiérarchie, la mobilisation de la créativité des agents pour la réalisation d’un objectif, etc.24 Il s’agit bien là de créer une nouvelle culture, de surimposer aux valeurs traditionnelles de la fonction publique et aux modes d’action de l’administration de nouvelles façons de se penser et d’agir.

  • 25 H. Stevens, Converging Administrative Systems. Recruitment and Training in the United Kingdom, The (...)
  • 26 Voir C. Talbot, « La gestion des services publics au Royaume-Uni (1979-2000). Évolution ou révoluti (...)

22L’exaltation des méthodes en usage dans le secteur privé s’est traduite de diverses manières en Grande-Bretagne, mais s’est aussi heurtée à certaines limites. Dans la fonction publique qui ne bénéficie pas, comme en France, d’un statut législatif, les réformes ont fragilisé la situation des catégories subalternes, tandis que celle des hauts fonctionnaires n’a finalement guère été modifiée ; mais il est significatif que ces derniers aient vigoureusement réagi contre une évolution menaçant « les valeurs traditionnelles de la fonction publique parmi lesquelles son impartialité politique et son intégrité lorsqu’elle a à faire avec les pressions extérieures de ses nombreux clients, particulièrement du monde des affaires »25. Le risque du clientélisme est en effet bien réel dès lors que les principes régissant le fonctionnement de la bureaucratie sont abandonnés au profit de la libre compétition, et les gouvernants ne l’ignorent pas, dont la crédibilité se mesure à l’aune de la capacité de leur administration d’agir conformément aux attentes du public. La manière dont, en Grande-Bretagne, on a procédé lors de la privatisation des services publics montre que la satisfaction du citoyen-client-usager reste une préoccupation centrale – en termes électoraux, notamment ; aussi les gouvernements conservateurs, en dépit de leurs affirmations sur l’absolue supériorité des lois du marché comme mécanisme régulateur, ont-ils institué une panoplie de mécanismes « administratifs et autres » afin d’empêcher les effets nocifs pouvant résulter d’une totale déréglementation26.

  • 27 Voir par exemple, R.K. Merton, « Bureaucratie et personnalité » (1940), dans Éléments de théorie et (...)
  • 28 M. Weber, Économie et société, op. cit., p. 229.

23Pour conclure, les critiques adressées à la bureaucratie ne sont pas nouvelles et nombre de sociologues américains27 ont contesté, il y a déjà longtemps, la validité empirique du modèle de Weber selon lequel « l’administration purement bureaucratique [...] serait la forme de pratique de la domination la plus rationnelle » et, en raison de ses caractéristiques, de nature à « atteindre le maximum de rendement. »28 Sans entrer dans la discussion concernant l’ambiguïté de certaines formules weberiennes qui ont conduit ces auteurs à analyser le fonctionnement de la bureaucratie américaine au miroir de l’idéal-type et à en déduire que la théorie est erronée, il convient de rappeler que les attaques récentes contre la bureaucratie puisent à des sources fort éloignées de ce débat.

  • 29 Voir par exemple, W. Niskanen, Bureaucracy and Representative Government, Chicago, Aldine, Atherton (...)

24Depuis le début des années 1960, les économistes néolibéraux ont critiqué le rôle joué par les États dans la sphère économique et affirmé que seul son désengagement permettrait de libérer le marché qui serait régulé par les lois naturelles de la concurrence ; l’emprise de ces théories sur les gouvernants a commencé à se faire sentir lorsque, sous l’effet de la crise économique consécutive aux chocs pétroliers, les ressources publiques ont accusé une baisse sensible et lorsque ont été recherchés les moyens de réduire les dépenses publiques, lesquelles seraient aggravées par la bureaucratie elle-même, suspectée de prendre l’essentiel de ses décisions en fonction de ses seuls intérêts corporatistes29. La privatisation des entreprises publiques, la réduction du nombre de fonctionnaires justifiée par le resserrement des activités de l’État sur ses fonctions régaliennes, la modification du statut des agents publics, et enfin la réorganisation des services publics conformément aux règles de gestion applicables dans le secteur privé constituent les solutions disponibles pour réaliser des économies.

25Si tous les gouvernants se sont convertis – à des degrés variables et de manière plus ou moins avouée en fonction de leurs appartenances partisanes – à cette religion, même les plus convaincus d’entre eux n’ignorent pas que la libre concurrence, en tant que référence généralisée pour l’action de l’État peut avoir des effets ravageurs sur la société, c’est-à-dire sur les électeurs attachés aux valeurs qui ancrent la confiance dans l’administration et ses agents et, en dernière instance, dans le gouvernement. L’impartialité, la neutralité politique, l’égalité de traitement – tant à l’égard des citoyens que des fonctionnaires – sont en effet considérées comme des garanties contre les pratiques de favoritisme, de népotisme et de clientélisme. Dans la mesure où, à bien des égards, les règles constitutives de la bureaucratie ont été élaborées dans les démocraties pour mettre un terme à ces pratiques, il est peu probable que des gouvernants – quel que soit leur désir de reprendre le contrôle que leurs prédécesseurs exerçaient autrefois sur les fonctionnaires – osent aller au bout de cette logique.

Notes

4 M. Weber, Économie et société, Paris, Plon, 1971, p. 223-228.

5 M. Weber, Essais sur la théorie de la science, Paris, Plon, 1965, p. 181.

6 Ibid., p. 185.

7 C. Friedrich, Constitutionnal Government and Democracy, Boston, Blaisdell Publishing, 1950.

8 M. Detienne, Comparer l’incomparable, Paris, Seuil, coll. « La librairie du xxe siècle », 2000, p. 57.

9 Ibid., p. 59.

10 Voir M. Stolleis, Histoire du droit public en Allemagne, Paris, PUF, 1998, p. 540 et suiv.

11 Par exemple, T. Paine écrit Rights of Man, qu’il dédie à G. Washington, contre l’ouvrage d’E. Burke, Reflections on the French Révolution, qui était déjà une réponse au discours de Price, The Love of our Country.

12 Voir sur les courants benthamistes et saint-simoniens, leurs échanges et leurs influences réciproques, L’Invention de la bureaucratie, chapitre 6.

13 E. Burke, « Speech on presenting to the House of Communs (on the 11th february 1780) a Plan for the better security of the Independance of Parliament, and the Economical Reformation of the civil and other Establishments », Works, Little, Boston, Brown and Cie, 1865, vol. II.

14 Voir K. Polanyi, La Grande Transformation, Paris, Gallimard, 1983.

15 Voir A. Chenu, Les Employés, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 1994, p. 44.

16 Ibid., p. 46.

17 Voir C. Hood, « L’évolution de la gestion publique au Royaume-Uni et la suppression des privilèges », Revue française d’administration publique, 70 (1994).

18 Voir P. Keraudren, Les Modernisations de l’État et le thatcherisme, Bruxelles, Bruylant, 1994, p. 131-134.

19 Voir Conseil d’État, Rapport public, Service public, services publics : déclin ou renouveau, Études et Documents du Conseil d’État, Paris, La Documentation française, 46 (1994) ; Conseil d’État, considérations générales du Conseil d’État sur l’intérêt général, Études et Documents du Conseil d’État, Paris, La Documentation française, 50 (1999), p. 239-357.

20 Voir J.-C. Thoenig, L’Ère des organisateurs, Paris, Les Éditions d’organisation, 1973.

21 Voir R. Sainsaulieu, Sociologie de l’organisation et de l’entreprise, Paris, FNSP/Dalloz, 1987.

22 Voir Ibbs Report, Improving Management in Government : The Next Steps, Londres, HMSO (1988), qui préconisait cette organisation mise en place à partir de 1989.

23 Circulaire du 23 février 1989 relative au renouveau du service public, JO, 24 février 1989, p. 8703.

24 Voir sur cette littérature, L. Boltanski, E. Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999, p. 139-148.

25 H. Stevens, Converging Administrative Systems. Recruitment and Training in the United Kingdom, The European Institute, London School of Economics and Political Science, 1995, p. 9.

26 Voir C. Talbot, « La gestion des services publics au Royaume-Uni (1979-2000). Évolution ou révolution », dans Le Service public en devenir, L. Rouban dir, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 129-156 ; S. Deakin, M. Freedland, « Citoyenneté, service public et relation de travail : l’expérience britannique, dans Servir l’intérêt général, J.-L. Bodiguel, C.-A. Garbar et A. Supiot dir., Paris, PUF, 2000, p. 109-148.

27 Voir par exemple, R.K. Merton, « Bureaucratie et personnalité » (1940), dans Éléments de théorie et de méthode sociologique, Paris, Plon, 1965, p. 192-201 ; Ph. Selznick, TVA and the Grass Roots, Berkeley-Los Angeles, University of California Press, 1949 ; P. Blau, The Dynamics of Bureaucracy, Chicago, Chicago University Press, 1955.

28 M. Weber, Économie et société, op. cit., p. 229.

29 Voir par exemple, W. Niskanen, Bureaucracy and Representative Government, Chicago, Aldine, Atherton, 1971.

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

Cette publication numérique est issue d’un traitement automatique par reconnaissance optique de caractères.
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search